The Project Gutenberg EBook of Valvedre, by George Sand

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Title: Valvedre

Author: George Sand

Release Date: August 23, 2004 [EBook #13263]

Language: French

Character set encoding: ASCII

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VALVEDRE

PAR

GEORGE SAND






OEUVRES

DE

GEORGE SAND


OEUVRES

DE

GEORGE SAND

NOUVELLE EDITION

FORMAT GRAND IN-18



OUVRAGES PARUS OU A PARAITRE:


ANDRE........... Un volume.

ELLE ET LUI......... Un volume.

LA FAMILLE DE GERMANDRE...... Un Volume.

INDIANA........... Un volume.

JEAN DE LA ROCHE......... Un volume.

LES MAITRES MOSAISTES....... Un volume.

LES MAITRES SONNEURS....... Un volume.

LA MARE AU DIABLE........ Un volume.

LE MARQUIS DE VILLEMER...... Un Volume.

MAUPRAT.......... Un volume.

MONT-REVECHE......... Un volume.

NOUVELLES.......... Un volume.

TAMARIS.......... Un volume.

VALENTINE.......... Un volume.

VALVEDRE.......... Un volume.

LA VILLE NOIRE......... Un volume.

ETC., ETC.

CLICHY.--Imprimerie de MAURICE LOIGNON et Cie, rue du Bac d'Asnieres, 12.


VALVEDRE

PAR

GEORGE SAND

NOUVELLE EDITION



PARIS

MICHEL LEVY FRERES, LIBRAIRES EDITEURS

RUE VIVIENNE, 2 BIS, ET BOULEVARD DES ITALIENS, 15

A LA LIBRAIRIE NOUVELLE

1863

Tous droits reserves






A MON FILS


Ce recit est parti d'une idee que nous avons savouree en commun, que
nous avons, pour ainsi dire, bue a la meme source: l'etude de la nature.
Tu l'as formulee le premier dans un travail de science qui va paraitre.
Je la formule a mon tour et a ma maniere dans un roman. Cette idee,
vieille comme le monde en apparence, est pourtant une conquete assez
nouvelle des temps ou nous vivons. Pendant de longs siecles, l'homme
s'est pris pour le centre et le but de l'univers. Une notion plus juste
et plus vaste nous est enseignee aujourd'hui. Plusieurs la professent
avec eclat. Adeptes fervents, nous y apporterons aussi notre grain de
sable, car elle a besoin de passer dans beaucoup d'esprits pour faire
peu a peu a tous le bien qu'elle recele. Elle peut se resumer en trois
mots que ton livre explique et que le mien tentera de prouver: _sortir
de soi_.--Il est doux d'en sortir ensemble, et cela nous est arrive
souvent.


Tamaris, 1er mars 1861.




VALVEDRE



       *       *       *       *       *



I

Des motifs faciles a apprecier m'obligeant a deguiser tous les noms
propres qui figureront dans ce recit, le lecteur voudra bien n'exiger de
moi aucune precision geographique. Il y a plusieurs manieres de raconter
une histoire. Celle qui consiste a vous faire parcourir une contree
attentivement exploree et fidelement decrite est, sous un rapport, la
meilleure: c'est un des cotes par lesquels le roman, cette chose si
longtemps reputee frivole, peut devenir une lecture utile, et mon avis
est que, quand on nomme une localite reellement existante, on ne saurait
la peindre trop consciencieusement; mais l'autre maniere, qui, sans etre
de pure fantaisie, s'abstient de preciser un itineraire et de nommer le
vrai lieu des scenes principales, est parfois preferable pour
communiquer certaines impressions recues. La premiere sert assez bien le
developpement graduel des sentiments qui peuvent s'analyser; la seconde
laisse a l'elan et au decousu des vives passions un chemin plus large.

D'ailleurs, je ne serais pas libre de choisir entre ces deux methodes,
car c'est l'histoire d'une passion subie, bien plus qu'expliquee, que je
me propose de retracer ici. Cette passion souleva en moi tant de
troubles, qu'elle m'apparait encore a travers certains voiles. Il y a de
cela vingt ans. Je la portai en divers lieux, qui reapparurent
splendides ou miserables selon l'etat de mon ame. Il y eut meme des
jours, des semaines peut-etre, ou je vecus sans bien savoir ou j'etais.
Je me garderai donc de reconstruire, par de froides recherches ou par de
laborieux efforts de memoire, les details d'un passe ou tout fut
confusion et fievre en moi comme autour de moi, et il ne sera peut-etre
pas mauvais de laisser a mon recit un peu de ce desordre et de ces
incompletes notions qui furent ma vie durant ces jours terribles.

J'avais vingt-trois ans quand mon pere, professeur de litterature et de
philosophie a Bruxelles, m'autorisa a passer un an sur les chemins; en
cela, il cedait a mon desir autant qu'a une consideration serieuse. Je
me destinais aux lettres, et j'avais ce rare bonheur que ma vocation
inspirat de la confiance a ma famille. Je sentais le besoin de voir et
de comprendre la vie generale. Mon pere reconnut que notre paisible
milieu et notre vie patriarcale constituaient un horizon bien court. Il
eut la foi. Il mit la bride sur le cou du cheval impatient. Ma mere
pleura; mais elle me cacha ses larmes, et je partis: helas! pour quels
ecueils de la vie morale!

J'avais ete eleve en partie a Bruxelles, en partie a Paris, sous les
yeux d'un frere de mon pere, Antonin Valigny, chimiste distingue, mort
jeune encore, lorsque je finissais mes classes au college Saint-Louis.
Je n'eprouvais aucune curiosite pour les modernes foyers de
civilisation, j'avais soif de poesie et de pittoresque. Je voulais voir,
en Suisse d'abord, les grands monuments de la nature; en Italie ensuite,
les grands monuments de l'art.

Ma premiere et presque ma seule visite a Geneve fut pour un ami de mon
pere dont le fils avait ete, a Paris, mon compagnon d'etudes et mon ami
de coeur; mais les adolescents s'ecrivent peu. Henri Obernay fut le
premier a negliger notre correspondance. Je suivis le mauvais exemple.
Lorsque je le cherchai dans sa patrie, il y avait deja des annees que
nous ne nous ecrivions plus. Il est donc probable que je ne l'eusse pas
beaucoup cherche, si mon pere, en me disant adieu, ne m'eut pas
recommande avec une grande insistance de renouer mes relations avec lui.
M. Obernay pere, professeur es sciences a Geneve, etait un homme d'un
vrai merite. Son fils avait annonce devoir tenir de lui. Sa famille
etait chere a la mienne. Enfin ma mere desirait savoir si la petite
Adelaide etait toujours aimable et jolie. Je devinai quelque projet ou
du moins quelque souhait d'alliance, et, bien que je ne fusse nullement
dispose a commencer par la fin le roman de ma jeunesse, la curiosite
aidant un peu le devoir, je me presentai chez le professeur es sciences.

Je n'y trouvai pas Henri; mais ses parents m'accueillirent presque comme
si j'eusse ete son frere. Ils me retinrent a diner et me forcerent de
loger chez eux. C'etait dans cette partie de Geneve appelee la vieille
ville, qui avait encore a cette epoque tant de physionomie. Separee par
le Rhone et de la cite catholique, et du monde nouveau, et des
caravanserails de touristes, la ville de Calvin etageait sur la colline
ses demeures austeres et ses etroits jardins, ombrages de grands murs et
de charmilles taillees. La, point de bruit, pas de curieux, pas
d'oisifs, et, partant, rien de cette agitation qui caracterise la vie
industrielle moderne. Le silence de l'etude, le recueillement de la
piete ou des travaux de patience et de precision, un _chez soi_
hospitalier, mais qui ne paraissait se soumettre a aucun abus, un
bien-etre meditatif et fier, tel etait, en general, le caractere des
habitations aisees.

Celle des Obernay etait un type adouci et quelque peu modernise de cette
vie respectable et grave. Les chefs de la famille, aussi bien que leurs
enfants et leur intime entourage, protestaient contre l'exces des
rigidites exterieures. Trop savant pour etre fanatique, le professeur
suivait le culte et la coutume de ses peres; mais son intelligence
cultivee avait fait une large trouee dans le monde du gout et du
progres. Sa femme, plus menagere que docte, avait neanmoins pour la
science le meme respect que pour la religion. Il suffisait que M.
Obernay fut adonne a certaines etudes pour qu'elle regardat ces
occupations comme les plus importantes et les plus utiles qui pussent
remplir la vie d'un homme de bien, et, quand cet epoux venere demandait
un peu de sans-gene et d'abandon autour de lui pour se reposer de ses
travaux, elle s'ingeniait naivement a lui complaire, persuadee qu'elle
travaillait pour la plus grande gloire de Dieu des qu'elle travaillait
pour lui.

Malgre l'absence momentanee de leur famille, ces vieux epoux me parurent
donc extremement aimables. Rien chez eux ne sentait l'esprit souvent
etroit de la province. Ils s'interessaient a tout et n'etaient etrangers
a rien. Ils y mettaient meme une sorte de coquetterie, et l'on pouvait
comparer leur esprit a leur maison, vaste, propre, austere, mais egayee
par les plus belles fleurs, et s'ouvrant sur l'aspect grandiose du lac
et des montagnes.

Les deux filles, Adelaide et Rosa, etaient allees voir une tante a
Morges. On me montra le portrait de la petite Rosa, dessine par sa
soeur. Le dessin etait charmant, la jeune tete ravissante; mais il n'y
avait pas de portrait d'Adelaide.

On me demanda si je me souvenais d'elle. Je repondis hardiment que oui,
bien que ce souvenir fut tres-vague.

--Elle avait cinq ans dans ce temps-la, me dit madame Obernay; vous
pensez qu'elle est bien changee! Pourtant elle passe pour une belle
personne. Elle ressemble a son pere, qui n'est pas trop mal pour un
homme de cinquante-cinq ans. Rosa est moins bien; elle me ressemble,
ajouta en riant l'excellente femme, encore fraiche et belle; mais elle
est dans l'age ou l'on peut se refaire!

Henri Obernay etait parti en tournee de naturaliste avec un ami de la
famille. Il explorait en ce moment la region du mont Rose. On me montra
une lettre de lui toute recente, ou il decrivait avec tant
d'enthousiasme les sites ou il se trouvait, que je me decidai a aller
l'y rejoindre. Deja familiarise avec les montagnes et parlant tous les
patois de la frontiere, il me serait un guide excellent, et sa mere
assurait qu'il allait etre heureux d'avoir a diriger mes premieres
excursions. Il ne m'avait pas oublie, il avait toujours parle de moi
avec la plus tendre affection. Madame Obernay me connaissait comme si
elle ne m'eut jamais perdu de vue. Elle savait mes penchants, mon
caractere, et se rappelait mes fantaisies d'enfant, qu'elle me racontait
a moi-meme avec une bonhomie charmante. En voyant qu'Henri m'avait fait
aimer, je jugeai avec raison qu'il m'aimait reellement, et mon ancien
attachement pour lui se reveilla. Apres vingt-quatre heures passees a
Geneve, je me renseignai sur le lieu ou j'avais bonne chance de le
rencontrer, et je partis pour le mont Rose.

C'est ici, lecteur, qu'il ne faut pas me suivre un guide a la main. Je
donnerai aux localites que je me rappelle les premiers noms qui me
viendront a l'esprit. Ce n'est point un voyage que je t'ai promis, c'est
une histoire d'amour.

A la base des montagnes, du cote de la Suisse, s'abrite un petit
village, les Chalets-Saint-Pierre, que j'appellerai Saint-Pierre tout
court. C'est la que je trouvai Henri Obernay. Il y etait installe pour
une huitaine, son compagnon de voyage voulant explorer les glaciers. La
maison de bois dont ils s'etaient empares etait grande, pittoresque, et
d'une proprete rejouissante. On m'y fit place, car c'etait une espece
d'auberge pour les touristes. Je vois encore les paysages grandioses qui
se deroulaient sous les yeux, de toutes les faces de la galerie
exterieure, placee au couronnement de ce beau chalet. Un enorme banc de
rochers preservait le hameau du vent d'est et des avalanches. Ce rempart
naturel formait comme le piedestal d'une montagne toute nue, mais verte
comme une emeraude et couverte de troupeaux. Du bas de la maison partait
une prairie en fleurs qui s'abaissait rapidement vers le lit d'un
torrent plein de bruit et de colere, et dans lequel se deversaient de
fieres et folles cascatelles tombant des rochers qui nous faisaient
face. Ces rochers, au sommet desquels commencaient les glaciers, d'abord
resserres en etroites coulisses et peu a peu disposes en vastes arenes
eblouissantes, etaient les premieres assises de la masse effrayante du
mont Rose, dont les neiges eternelles se dessinaient encore en carmin
orange dans le ciel, quand la vallee nageait dans le bleu du soir.

C'etait un spectacle sublime et que je pus savourer durant un jour libre
et calme, avant d'entrer dans la tourmente qui faillit emporter ma
raison et ma vie.

Les premieres heures furent consacrees et pour ainsi dire laborieusement
employees a nous reconnaitre, Obernay et moi. On sait combien est rapide
le developpement qui succede a l'adolescence, et nous etions reellement
beaucoup changes. J'etais pourtant reste assez petit en comparaison
d'Henri, qui avait pousse comme un jeune chene; mais, a demi Espagnol
par ma mere, je m'etais enrichi d'une jeune barbe tres-noire qui, selon
mon ami, me donnait l'air d'un paladin. Quant a lui, bien qu'a
vingt-cinq ans il eut encore le menton lisse, l'extension de ses formes,
ses cheveux autrefois d'un blond d'epi, maintenant dores d'un reflet
rougeatre, sa parole jadis un peu hesitante et craintive, desormais
breve et assuree, ses manieres franches et ouvertes, sa fiere allure,
enfin sa force herculeenne plutot acquise par l'exercice que liee a
l'organisation, en faisaient un etre tout nouveau pour moi, mais non
moins sympathique que l'ancien compagnon d'etudes, et se presentant
franchement comme un aine au physique et au moral. C'etait, en somme, un
assez beau garcon, un vrai Suisse de la montagne, doux et fort, tout
rempli d'une tranquille et constante energie. Une seule chose
tres-caracteristique n'avait pas change en lui: c'etait une peau blanche
comme la neige et un ton de visage d'une fraicheur vive qui eut pu etre
envie par une femme.

Henri Obernay etait devenu fort savant a plusieurs egards; mais la
botanique etait pour le moment sa passion dominante. Son compagnon de
voyage, chimiste, physicien, geologue, astronome et je ne sais quoi
encore, etait en course quand j'arrivai, et ne devait rentrer que le
soir. Le nom de ce personnage ne m'etait pas inconnu, je l'avais souvent
entendu prononcer par mes parents: il s'appelait M. de Valvedre.

La premiere chose qu'on se demande apres une longue separation, c'est si
l'on est content de son sort. Obernay me parut enchante du sien. Il
etait tout a la science, et, avec cette passion-la, quand elle est
sincere et desinteressee, il n'y a guere de mecomptes. L'ideal, toujours
beau, a l'avantage d'etre toujours mysterieux, et de ne jamais assouvir
les saints desirs qu'il fait naitre.

J'etais moins calme. L'etude des lettres, qui n'est autre que l'etude
des hommes, est douloureuse quand elle n'est pas terrible. J'avais deja
beaucoup lu, et, bien que je n'eusse aucune experience de la vie,
j'etais un peu atteint par ce que l'on a nomme la _maladie du siecle_,
l'ennui, le doute, l'orgueil. Elle est deja bien loin, cette maladie du
romantisme. On l'a raillee, les peres de famille d'alors s'en sont
beaucoup plaints; mais ceux d'aujourd'hui devraient peut-etre la
regretter. Peut-etre valait-elle mieux que la reaction qui l'a suivie,
que cette soif d'argent, de plaisirs sans ideal et d'ambitions sans
frein, qui ne me parait pas caracteriser bien noblement la _sante du
siecle_.

Je ne fis pourtant point part a Obernay de mes souffrances secretes. Je
lui laissai seulement pressentir que j'etais un peu blesse de vivre dans
un temps ou il n'y avait rien de grand a faire. Nous etions alors dans
les premieres annees du regne de Louis-Philippe. On avait encore la
memoire fraiche des epopees de l'Empire; on avait ete eleve dans
l'indignation genereuse, dans la haine des idees retrogrades du dernier
Bourbon; on avait reve un grand progres en 1830, et on ne sentait pas ce
progres s'accomplir sous l'influence triomphante de la bourgeoisie. On
se trompait a coup sur: le progres se fait quand meme, a presque toutes
les epoques de l'histoire, et on ne peut appeler reellement retrogrades
que celles qui lui ferment plus d'issues qu'elles ne lui en ouvrent;
mais il est de ces epoques ou un certain equilibre s'etablit entre
l'elan et l'obstacle. Ce sont des phases expectantes ou la jeunesse
souffre et ou elle ne meurt pourtant pas, puisqu'elle peut dire ce
qu'elle souffre.

Obernay ne comprit pas beaucoup ma critique du siecle (on appelle
toujours _le siecle_ le moment ou l'on vit). Quant a lui, il vivait dans
l'eternite, puisqu'il etait aux prises avec les lois naturelles. Il
s'etonna de mes plaintes, et me demanda si le veritable but de l'homme
n'etait pas de s'instruire et d'aimer ce qui est toujours grand, ce
qu'aucune situation sociale ne peut ni rapetisser, ni rendre
inaccessible, l'etude des lois de l'univers. Nous discutames un peu sur
ce point. Je voulus lui prouver qu'il est, en effet, des situations
sociales ou la science meme est entravee par la superstition,
l'hypocrisie, ou, ce qui est pis, par l'indifference des gouvernants et
des gouvernes. Il haussa legerement les epaules.

--Ces entraves-la, dit-il, sont des accidents transitoires dans la vie
de l'humanite. L'eternite s'en moque, et la science des choses
eternelles par consequent.

--Mais, nous qui n'avons qu'un jour a vivre, pouvons-nous en prendre a
ce point notre parti? Si tu avais en ce moment devant les yeux la preuve
que tes travaux seront enfouis ou supprimes, ou tout au moins sans aucun
effet sur tes contemporains, les poursuivrais-tu avec autant d'ardeur?

--Oui certes! s'ecria-t-il: la science est une maitresse assez belle
pour qu'on l'aime sans autre profit que l'honneur et l'ivresse de la
posseder.

Mon orgueil souffrit un peu de la bravoure enthousiaste de mon ami. Je
fus tente, non de douter de sa sincerite, mais de croire a quelque
illusion, ferveur de novice. Je ne voulus pas le lui dire et commencer
notre reprise d'amitie par une discussion. J'etais, d'ailleurs,
tres-fatigue. Je n'attendis pas que son compagnon le savant fut revenu
de sa promenade, et je remis au lendemain l'honneur de lui etre
presente.

Mais, le lendemain, j'appris que M. de Valvedre, qui se preparait depuis
plusieurs jours a une grande exploration des glaciers et des moraines du
mont Rose, fixee la veille encore au surlendemain, voyant toutes choses
arrangees et le temps tres-favorable, avait voulu profiter d'une des
rares epoques de l'annee ou les cimes sont claires et calmes. Il etait
donc parti a minuit, et Obernay l'avait escorte jusqu'a sa premiere
halte. Mon ami devait etre de retour vers midi, et, de sa part, on me
priait de l'attendre et de ne point me risquer seul dans les precipices,
vu que tous les guides du pays avaient ete emmenes par M. de Valvedre.
Sachant que j'etais fatigue, on n'avait pas voulu me reveiller pour me
dire ce qui se passait, et j'avais dormi si profondement, que le bruit
du depart de l'expedition, veritable caravane avec mulets et bagages, ne
m'avait cause aucune alerte.

Je me conformai aux desirs d'Obernay et resolus de l'attendre au chalet,
ou, pour mieux dire, a l'hotel d'Ambroise; tel etait le nom de notre
hote, excellent homme, tres-intelligent et majestueusement obese. En
causant avec lui, j'appris que sa maison avait ete embellie par la
munificence et les soins de M. de Valvedre, lequel avait pris ce pays en
amour. Comme il y venait assez souvent, sa propre residence n'etant pas
tres-eloignee, il s'etait arrange pour y avoir a sa disposition un
pied-a-terre confortable. Il avait si bien fait les choses, qu'Ambroise
se regardait autant comme son serviteur que comme son oblige; mais le
savant, qui me parut etre un original fort agreable, avait exige que le
montagnard fit de sa maison une auberge d'ete pour les amants de la
nature qui penetreraient dans cette region peu connue, et meme qu'il
servit avec devouement tous ceux qui entreprendraient l'exploration de
la montagne, a la seule condition, pour eux, de consigner leurs
observations sur un certain registre qui me fut montre, et que j'avouai
n'etre pas destine a enrichir. Ambroise n'en fut pas moins empresse a me
complaire. J'etais l'ami d'Obernay, je ne pouvais pas ne pas etre un peu
savant, et Ambroise etait persuade qu'il le deviendrait lui-meme, s'il
ne l'etait pas deja, pour avoir heberge souvent des personnes de merite.

Apres avoir employe les premieres heures de la journee a ecrire a mes
parents, je descendis dans la salle commune pour dejeuner, et je m'y
trouvai en tete-a-tete avec un inconnu d'environ trente-cinq ans, d'une
assez belle figure, et qu'a premiere vue je reconnus pour un israelite.
Cet homme me parut tenir le milieu entre l'extreme distinction et la
repoussante vulgarite qui caracterisent chez les juifs deux races ou
deux types si tranches. Celui-ci appartenait a un type intermediaire ou
melange. Il parlait assez purement le francais, avec un accent allemand
desagreable, et montrait tour a tour de la pesanteur et de la vivacite
dans l'esprit. Au premier abord, il me fut antipathique. Peu a peu il me
parut assez amusant. Son originalite consistait dans une indolence
physique et dans une activite d'idees extraordinaires. Mou et gras, il
se faisait servir comme un prince; curieux et commere, il s'enquerait de
tout et ne laissait pas tomber la conversation un seul instant.

Comme il me fit, des le premier moment, l'honneur d'etre
tres-communicatif, je sus bien vite qu'il se nommait Moserwald, qu'il
etait assez riche pour se reposer un peu des affaires, et qu'il
voyageait en ce moment pour son plaisir. Il venait de Venise, ou il
s'etait plus occupe de jolies femmes et de beaux-arts que du soin de sa
fortune; il se rendait a Chamonix. Il voulait voir le mont Blanc, et il
passait par le mont Rose, dont il avait _souhaite se faire une idee_. Je
lui demandai s'il etait tente d'en faire l'escalade.

--Non pas! repondit-il. C'est trop dangereux, et pour voir quoi, je vous
le demande? Des glacons les uns sur les autres! Personne n'a encore
atteint la cime de cette montagne, et il n'est pas dit que la caravane
partie cette nuit en reviendra au complet. Au reste, je n'ai pas fait
beaucoup de voeux pour elle. Arrive a dix heures hier au soir et a peine
endormi, j'ai ete reveille par tous les gros souliers ferres du pays,
qui n'ont fait, deux heures durant, que monter et descendre les
escaliers de bois de cette maison a jour. Tous les animaux de la
creation ont beugle, patoise, henni, jure ou braille sous la fenetre,
et, quand je croyais en etre quitte, on est revenu pour chercher je ne
sais quel instrument oublie, un barometre et un telegraphe! Si j'avais
eu une potence a mon service, je l'aurais envoyee a ce M. de Valvedre,
que Dieu benisse! Le connaissez-vous?

--Pas encore. Et vous?

--Je ne le connais que de reputation; on parle beaucoup de lui a Geneve,
ou je reside, et on parle de sa femme encore davantage. La
connaissez-vous, sa femme? Non? Ah! mon cher, qu'elle est jolie! Des
yeux longs comme ca (il me montrait la lame de son couteau) et plus
brillants que ca! ajouta-t-il en montrant un magnifique saphir entoure
de brillants qu'il portait a son petit doigt.

--Alors ce sont des yeux etincelants, car vous avez la une belle bague.

--La souhaitez-vous? Je vous la cede pour ce qu'elle m'a coute.

--Merci, je n'en saurais que faire.

--Ce serait pourtant un joli cadeau pour votre maitresse, hein?

--Ma maitresse? Je n'en ai pas!

--Ah bah! vraiment? Vous avez tort.

--Je me corrigerai.

--Je n'en doute pas; mais cette bague-la peut hater l'heureux moment.
Voyons, la voulez-vous? C'est une bagatelle de douze mille francs.

--Mais, encore une fois, je n'ai pas de fortune.

--Ah! vous avez encore plus tort; mais cela peut se corriger aussi.
Voulez-vous faire des affaires? Je peux vous lancer, moi.

--Vous etes bijoutier?

--Non, je suis riche.

--C'est un joli etat; mais j'en ai un autre.

--Il n'y a point de joli etat, si vous etes pauvre.

--Pardonnez-moi, je suis libre!

--Alors vous avez de l'aisance, car, avec la misere, il n'y a
qu'esclavage. J'ai passe par la, moi qui vous parle, et j'ai manque
d'education; mais je me suis un peu refait a mesure que j'ai surmonte le
mauvais sort. Donc, vous ne connaissez pas les Valvedre? C'est un
singulier couple, a ce qu'on dit. Une femme ravissante, une vraie femme
du monde sacrifiee a un original qui vit dans les glaciers! Vous
jugez...

Ici, le juif fit quelques plaisanteries d'assez mauvais gout, mais dont
je ne me scandalisai point, les personnes dont il parlait ne m'etant pas
directement connues. Il ajouta que, du reste, avec un tel mari, madame
de Valvedre etait dans son droit, si elle avait eu les aventures que lui
pretait la chronique genevoise. J'appris par lui que cette dame
paraissait de temps en temps a Geneve, mais de moins en moins, parce que
son mari lui avait achete, vers le lac Majeur, une villa d'ou il
exigeait qu'elle ne sortit point sans sa permission.

--Vous comprenez bien, ajouta-t-il, qu'elle se menage quelques echappees
quand il n'est pas la... et il n'y est jamais: mais il lui a donne pour
surveillante une vieille soeur a lui, qui, sous pretexte de soigner les
enfants,--il y en a quatre ou cinq,--fait en conscience son metier de
geoliere.

--Je vois que vous plaignez beaucoup l'interessante captive. Peut-etre
la connaissez-vous plus que vous ne voulez le dire a table d'hote?

--Non, parole d'honneur! Je ne la connais que de vue, je ne lui ai
jamais parle, et pourtant ce n'est pas l'envie qui m'a manque; mais
patience! l'occasion viendra un jour ou l'autre, a moins que ce jeune
homme qui voyage avec le mari... Je l'ai apercu hier au soir, M.
Obernay, je crois, le fils d'un professeur...

--C'est mon ami.

--Je ne demande pas mieux; mais je dis qu'il est beau garcon et qu'on
n'est jamais trahi que par les siens. Un apprenti, ca console toujours
la femme du patron, c'est dans l'ordre!

--Vous etes un esprit fort, tres-sceptique.

--Pas fort du tout, mais mefiant en diable; sans quoi, la vie ne serait
pas tenable. On prendrait la vertu au serieux, et ce serait triste,
quand on n'est pas vertueux soi-meme! Est-ce que vous avez la
pretention?...

--Je n'en ai aucune.

--Eh bien, restez ainsi, croyez-moi. Allez-y franchement, contentez vos
passions et n'en abusez pas. Vous voyez, je vous donne de sages
conseils, moi!

--Vous etes bien bon.

--Oui, oui, vous vous moquez; mais ca m'est egal. Vos sourires n'oteront
pas un sou de ma poche ni un cheveu de ma tete, tandis que votre
deference ne remettrait pas dans ma vie une seule des heures que j'ai
perdues ou mal employees.

--Vous etes philosophe!

--Excessivement, mais un peu trop tard. J'ai vecu beaucoup depuis que je
puis me passer mes fantaisies, et j'en suis puni par la diminution du
sens fantaisiste. Oui, vrai, je me blase deja. J'ai des jours ou je ne
sais plus que faire pour m'amuser. Voulez-vous venir dehors fumer un
cigare? Nous regarderons ce fameux mont Rose; on dit que c'est si joli!
Je l'ai regarde hier tout le long du voyage; je l'ai trouve pareil a
toutes les montagnes un peu elevees de la chaine des Alpes; mais
peut-etre que vous me le ferez trouver different. Voyons, qu'est-ce
qu'il y a de different et qu'est-ce qu'il y a de beau selon vous? Je ne
demande qu'a admirer, moi; je n'ai ete eleve ni en poete, ni en artiste;
mais j'aime le beau, et j'ai des yeux comme un autre.

Il y avait tant de naivete dans le babil de ce Moserwald, que, tout en
fumant dehors avec lui, je me laissai aller a la sotte vanite de lui
expliquer la beaute du mont Rose. Il m'ecouta avec son bel oeil juif,
clair et avide, fixe sur moi. Il eut l'air de comprendre et de gouter
mon enthousiasme; apres quoi, il reprit tout a coup son air de bonhomie
railleuse et me dit:

--Mon cher monsieur, vous aurez beau faire, vous ne reussirez pas a me
prouver qu'il y ait le moindre plaisir a regarder cette grosse masse
blanche. Il n'y a rien de bete comme le blanc, et c'est presque aussi
triste que le noir. On dit que le soleil seme des diamants sur ces
glaces: pour moi, je vous confesse que je n'en vois pas un seul, et je
suis sur d'en avoir plus a mon petit doigt que ce gros bloc de
vingt-cinq ou trente lieues carrees n'en montre sur toute sa surface;
mais je suis content de m'en etre assure: vous m'avez prouve une fois de
plus que l'imagination des gens cultives peut faire des miracles, car
vous avez dit les plus jolies choses du monde sur cette chose qui n'est
pas jolie du tout. Je voudrais pouvoir en retenir quelque bribe pour la
reciter dans l'occasion; mais je suis trop stupide, trop lourd, trop
positif, et je ne trouverai jamais un mot qui ne fasse rire de moi.
Voila pourquoi je me garde de l'enthousiasme; c'est un joyau qu'il faut
savoir porter, et qui sied mal aux gens de mon espece. Moi, j'aime le
reel; c'est ma fonction; j'aime les diamants fins et ne puis souffrir
les imitations, par consequent les metaphores.

--C'est-a-dire que je ne suis qu'un chercheur de clinquant, et que
vous... vous etes bijoutier, ne le niez pas! Toutes vos paroles vous y
ramenent.

--Je ne suis pas un bijoutier; je n'ai ni l'adresse, ni la patience, ni
la pauvrete necessaires.

--Mais autrefois, avant la richesse?

--Autrefois, jamais je n'ai eu d'etat manuel. Non, c'est trop bete; je
n'ai pas eu d'autre outil que mon raisonnement pour me tirer d'affaire.
Les fortunes ne sont pas dans les mains de ceux qui s'amusent a
produire, a confectionner ou a creer, mais bien dans celles qui ne
touchent a rien. Il y a trois races d'hommes, mon cher: ceux qui
vendent, ceux qui achetent et ceux qui servent de lien entre les uns et
les autres. Croyez-moi, les vendeurs et les acheteurs sont les derniers
dans l'echelle des etres.

--C'est-a-dire que celui qui les ranconne est le roi de son siecle?

--Eh! pardieu, oui! a lui seul, il faut qu'il soit plus malin que deux!
Vous etes donc decide a faire de l'esprit et a vendre des mots? Eh bien,
vous serez toujours miserable. Achetez pour revendre ou vendez pour
racheter, il n'y a que cela au monde; mais vous ne me comprenez pas et
vous me meprisez. Vous dites: "Voila un brocanteur, un usurier, un
crocodile!" Pas du tout, mon cher; je suis un excellent homme, d'une
probite reconnue; j'ai la confiance de beaucoup de grands personnages.
Des gens de merite, des philanthropes, des savants meme me consultent et
recoivent mes services. J'ai du coeur; je fais plus de bien en un jour
que vous n'en pourrez faire en vingt ans; j'ai la main large, et molle,
et douce! Eh bien, ouvrez la votre si vous avez besoin d'un ami, et vous
verrez ce que c'est qu'un bon juif qui est bete, mais qui n'est pas sot.

Je ne songeai pas a me facher de ce ton a la fois insolent et amical de
protection bizarre. L'homme etait reellement tout ce qu'il disait etre,
bete au point de blesser sans en avoir conscience, assez bon pour faire
avec plaisir des sacrifices, fin au point d'etre genereux pour se faire
pardonner sa vanite. Je pris le parti de rire de son etrangete, et,
comme il vit que je n'avais aucun besoin de lui, mais que je le
remerciais sans dedain et sans orgueil, il concut pour moi un peu plus
d'estime et de respect qu'il n'avait fait a premiere vue. Nous nous
quittames tres-bons amis. Il eut bien voulu m'avoir pour compagnon de sa
promenade, il craignait de s'ennuyer seul; mais l'heure approchait ou
Obernay avait promis de rentrer, et je doutais que ce nouveau visage lui
fut agreable. Ayant donc pris conge du juif et m'etant fait indiquer le
sentier que devait suivre Obernay pour revenir, je partis a sa
rencontre.

Nous nous retrouvames au bas des glaciers, dans un bois de pins des plus
pittoresque. Obernay rentrait avec plusieurs guides et mulets qui
avaient transporte une partie des bagages de son ami. Cette bande
continua sa route vers la vallee, et Obernay se jeta sur le gazon aupres
de moi. Il etait extremement fatigue: il avait marche dix heures sur
douze sur un terrain non fraye, et cela par amitie pour moi. Partage
entre deux affections, il avait voulu juger des difficultes et des
dangers de l'entreprise de M. de Valvedre, et revenir a temps pour ne
pas me laisser seul une journee entiere.

Il tira de son bissac quelques aliments et un peu de vin, et, retrouvant
peu a peu ses forces, il m'expliqua les procedes d'exploration de son
ami. Il s'agissait, non comme M. Moserwald me l'avait dit, d'atteindre
la plus haute cime du mont Rose, ce qui n'etait peut-etre pas possible,
mais de faire, par un examen approfondi, la dissection geologique de la
masse, L'importance de cette recherche se reliait a une serie d'autres
explorations faites et a faire encore sur toute la chaine des Alpes
Pennines, et devait servir a confirmer ou a detruire un systeme
scientifique particulier que je serais aujourd'hui fort embarrasse
d'exposer au lecteur: tant il y a que cette promenade dans les glaces
pouvait durer plusieurs jours. M. de Valvedre y portait une grande
prudence a cause de ses guides et de ses domestiques, envers lesquels il
se montrait fort humain. Il etait muni de plusieurs tentes legeres et
ingenieusement construites, qui pouvaient contenir ses instruments et
abriter tout son monde. A l'aide d'un appareil a eau bouillante de la
plus petite dimension, merveille d'industrie portative dont il etait
l'inventeur, il pouvait se procurer de la chaleur presque
instantanement, en quelque lieu que ce fut, et combattre tous les
accidents produits par le froid. Enfin il avait des provisions de toute
espece pour un temps donne, une petite pharmacie, des vetements de
rechange pour tout son monde, etc. C'etait une veritable colonie de
quinze personnes qu'il venait d'installer au-dessus des glaciers, sur un
vaste plateau de neige durcie, hors de la portee des avalanches. Il
devait passer la deux jours, puis chercher un passage pour aller
s'installer plus loin avec une partie de son materiel et de son monde,
le reste pouvant l'y rejoindre en deux ou trois voyages, pendant qu'il
tenterait d'aller plus loin encore. Condamne peut-etre a ne faire que
deux ou trois lieues de decouvertes chaque jour a cause de la difficulte
des transports, il avait garde quelques mulets, sacrifies d'avance aux
dangers ou aux souffrances de l'entreprise. M. de Valvedre etait
tres-riche, et, pouvant faire plus que tant d'autres savants, toujours
empeches par leur honorable pauvrete ou la parcimonie des gouvernements,
il regardait comme un devoir de ne reculer devant aucune depense en vue
du progres de la science. J'exprimai a Henri le regret de ne pas avoir
ete averti pendant la nuit. J'aurais demande a M. de Valvedre la
permission de l'accompagner.

--Il te l'eut refusee, repondit-il, comme il me l'avait refusee a
moi-meme. Il t'eut dit, comme a moi, que tu etais un fils de famille, et
qu'il n'avait pas le droit d'exposer ta vie. D'ailleurs, tu aurais
compris, comme moi, que, quand on n'est pas fort necessaire dans ces
sortes d'expeditions, on y est fort a charge. Un homme de plus a loger,
a nourrir, a proteger, a soigner peut-etre dans de pareilles
conditions...

--Oui, oui, je le comprends pour moi; mais comment se fait-il que tu ne
sois pas extremement utile, toi savant, a ton savant ami?

--Je lui suis plus necessaire en restant a Saint-Pierre, d'ou je peux
suivre presque tous ses mouvements sur la montagne, et d'ou, a un signal
donne, je peux lui envoyer des vivres, s'il en manque, et des secours,
s'il en a besoin. J'ai, d'ailleurs, a faire marcher une serie
d'observations comparatives simultanement avec les siennes, et je lui ai
donne ma parole d'honneur de n'y pas manquer.

--Je vois, dis-je a Obernay, que tu es excessivement devoue a ce
Valvedre, et que tu le consideres comme un homme du plus grand merite.
C'est l'opinion de mon pere, qui m'a quelquefois parle de lui comme
l'ayant rencontre chez le tien a Paris, et je sais que son nom a une
certaine illustration dans les sciences.

--Ce que je puis te dire de lui, repondit Obernay, c'est qu'apres mon
pere il est l'homme que je respecte le plus, et qu'apres mon pere et
toi, c'est celui que j'aime le mieux.

--Apres moi? Merci, mon Henri! Voila une parole excellente et dont je
craignais d'etre devenu indigne.

--Et pourquoi cela? Je n'ai pas oublie que le plus paresseux a ecrire,
c'est moi qui l'ai ete; mais, de meme que tu as bien compris cette
infirmite de ma part, de meme j'ai eu la confiance que tu me la
pardonnais. Tu me connaissais assez pour savoir que, si je ne suis pas
un camarade assez demonstratif, je suis du moins un ami aussi fidele
qu'il est permis de le souhaiter.

Je fus vivement touche, et je sentis que j'aimais ce jeune homme de
toute mon ame. Je lui pardonnai l'espece de superiorite de vues ou de
caractere qu'il avait paru s'attribuer la veille vis-a-vis de moi, et je
commencai a craindre qu'il n'en eut reellement le droit.

Il prit quelques instants de repos, et, pendant qu'il dormait, la tete a
l'ombre et les jambes au soleil, je l'etudiai de nouveau avec interet,
comme quelqu'un que l'on sent devoir prendre de l'ascendant sur votre
existence. Je ne sais pourquoi, je le mis en parallele dans ma pensee
litteraire et descriptive avec l'israelite Moserwald. Cela se presentait
a moi comme une antithese naturelle: l'un gras et nonchalant comme un
mangeur repu, l'autre actif et maigre comme un chercheur insatiable; le
premier, jaune et luisant comme l'or qui avait ete le but de sa vie;
l'autre, frais et colore comme les fleurs de la montagne qui faisaient
sa joie, et qui, comme lui, devaient aux apres caresses du soleil la
richesse de leurs tons et la purete de leurs fins tissus.

Ceci etait pour mon imagination, jeune et riante alors, l'indice d'une
vocation bien prononcee chez mon ami. Au reste, j'ai toujours remarque
que les vives appetences de l'esprit ont leurs manifestations
exterieures dans quelque particularite physique de l'individu. Certains
ornithologues ont des yeux d'oiseau; certains chasseurs, l'allure du
gibier qu'ils poursuivent. Les musiciens simplement virtuoses ont
l'oreille conformee d'une certaine facon, tandis que les compositeurs
ont dans la forme du front l'indice de leur faculte resumatrice, et
semblent entendre par le cerveau. Les paysans qui elevent des boeufs
sont plus lents et plus lourds que ceux qui elevent des chevaux, et ils
naissent ainsi de pere en fils. Enfin, sans vouloir m'egarer dans de
nombreux exemples, je puis dire qu'Obernay est reste comme une preuve
acquise a mon systeme. J'ai pleinement reconnu par la suite que, si son
visage, sans beaute reelle, mais eminemment agreable, avait l'eclat
d'une rose,--son ame, sans genie d'initiative, avait le charme profond
de l'harmonie, et comme qui dirait un suave et splendide parfum
d'honnetete.

Quand il eut dormi une heure avec la placidite d'un soldat en campagne
habitue a mettre le temps a profit, il se sentit tout a fait bien, et
nous nous reprimes a causer. Je lui parlai de Moserwald, ma nouvelle
connaisance, et je lui rapportai les plaisanteries de ce grand sceptique
sur sa position de consolateur oblige de madame de Valvedre. Il faillit
bondir d'indignation, mais je le contins.

--Apres ce que tu m'as dit de ton affection et de ton respect pour le
caractere du mari, il est tout a fait inutile de te defendre d'une
trahison indigne, et ce serait meme me faire injure.

--Oui, oui, repondit-il avec vivacite, je ne doute pas de toi; mais, si
ce juif me tombe sous la main, il fera bien de ne pas me plaisanter sur
un pareil sujet!

--Je ne pense pas qu'il pousse jusque-la son debordement d'esprit,
quoique, apres tout, je ne sache de quoi il n'est pas capable avec sa
candeur effrontee. Le connais-tu, ce Moserwald? N'est-il pas de Geneve?

--Non, il est Allemand; mais il vient souvent chez nous, je veux dire
dans notre ville, et, sans lui avoir jamais parle, je sais tres-bien que
c'est un fat.

--Oui, mais si naivement!

--C'est peut-etre joue, cette naivete cynique. Que sait-on d'un juif?

--Comment, tu aurais des prejuges de race, toi, l'homme de la nature?

--Pas le moindre prejuge et pas la moindre prevention hostile. Je
constate seulement un fait: c'est que l'israelite le plus insignifiant a
toujours en lui quelque chose de profondement mysterieux. Sommite ou
abime, ce representant des vieux ages obeit a une logique qui n'est pas
la notre. Il a retenu quelque chose de la doctrine esoterique des
hypogees, a laquelle Moise avait ete initie. En outre, la persecution
lui a donne la science de la vie pratique et un sentiment tres-apre de
la realite. C'est donc un etre puissant que je redoute pour l'avenir de
la societe, comme je redoute pour cette foret ou nous voici la chute des
blocs de granit que les glaces retiennent au-dessus d'elle. Je ne hais
pas le rocher, il a sa raison d'etre, il fait partie de la charpente
terrestre. Je respecte son origine, et meme je l'etudie avec un certain
trouble religieux; mais je vois la loi qui l'entraine, et qui, tout en
le desagregeant, reunit dans une commune fatalite sa ruine et celle des
etres de creation plus moderne qui ont pousse sur ses flancs.

--Voila, mon ami, une metaphore par trop scientifique.

--Non, non, elle est juste! Notre sagesse, notre science religieuse et
sociale ont pris racine dans la cendre du monde hebraique, et, ingrats
disciples, nous avons voulu l'aneantir au lieu de l'amener a nous
suivre. Il se venge. C'est absolument comme ces arbres dont les racines
avides et folles soulevent les roches et creusent le chemin aux
avalanches qui les engloutiront.

--Alors, selon toi, les juifs sont les futurs maitres du monde?

--Pour un moment, je n'en doute pas; apres quoi, d'autres cataclysmes
les emporteront vite, s'ils restent juifs: il faut que tout se
renouvelle ou perisse, c'est la loi de l'univers; mais, pour en revenir
a Moserwald, quel qu'il soit, crains de te lier avec lui avant de le
bien connaitre.

--Je ne compte pas me lier jamais avec lui, bien que je le juge mieux
que tu ne fais.

--Je ne le juge pas; je ne sais rien sur son compte qui m'autorise a le
soupconner en tant qu'individu. Au contraire, je sais qu'il a la
reputation de tenir sa parole et d'etre large en affaires plus qu'aucun
de sa race; mais tu me dis qu'il parle legerement de M. de Valvedre, et
cela me deplait. Et puis il t'offre ses services, et cela m'inquiete. On
peut toujours avoir besoin d'argent, et la fable de Shylock est un
symbole eternellement vrai. Le juif a instinctivement besoin de manger
un morceau de notre coeur, lui qui a tant de motifs de nous hair, et qui
n'a pas acquis avec le bapteme la sublime notion du pardon. Je t'en
supplies si tu te voyais entraine a quelque depense imprevue, excedant
serieusement tes ressources, adresse-toi a moi, et jamais a ce
Moserwald. Jure-le-moi, je l'exige.

Je fus surpris de la vivacite d'Obernay, et me hatai de le rassurer en
lui parlant de l'honnete aisance de ma famille et de la simplicite de
mes gouts.

--N'importe, reprit-il, promets-moi de me regarder comme ton meilleur
ami. Je ne sais quelle sera ta vie... D'apres ce que tu m'as laisse
entrevoir hier de tes angoisses vis-a-vis de l'avenir et de ton
mecontentement du present, je crains que les passions ne jouent un role
trop imperieux dans ta destinee. Il ne me semble pas que tu aies
travaille a te forger le frein necessaire...

--Quel frein? la botanique ou la geologie?

--Oh! si tu railles, parlons d'autre chose.

--Je ne raille pas quand il s'agit de t'aimer et d'etre touche de ton
affection genereuse; mais conviens que tu penses trop en homme de
specialite et que tu dirais volontiers: "Hors de la science, point de
salut."

--Eh bien, oui, je te dirais volontiers. J'ai la candeur et le courage
d'en convenir. J'ai eu sous les yeux de tels exemples de ces fausses
theories qui ont deja trouble ton ame!...

--Quelles theories me reproches-tu? Voyons!

--La theorie en la personnalite d'abord, la pretention de realiser une
existence de gloire personnelle avec la resolution d'etre furieux et
desespere, si tu echoues.

--Eh bien, tu le trompes; j'ai deux cordes a mon ambition. J'accepte la
gloire sans bonheur ou le bonheur sans gloire.

Obernay me raillia a son tour de ma pretendue modestie, et, tout en
discutant de la sorte, je ne sais plus comment nous vinmes a parler de
M. de Valvedre et de sa femme. J'etais assez curieux de savoir ce qu'il
y avait de vrai dans les commerages de Moserwald, et Obernay etait
precisement dispose a une extreme reserve. Il faisait le plus grand
eloge de son ami, et il evitait d'avoir une opinion sur le compte de
madame de Valvedre; mais, malgre lui, il devenait nerveux et presque
irascible en prononcant son nom. Il avait des reticences troublees; le
rouge lui montait au front quand je lui en demandais la cause. Mon
esprit fit fausse route. Je m'imaginai qu'en depit de sa vertu, de sa
raison et de sa volonte, il etait amoureux de cette femme, et, dans un
moment ou il s'en defendait le plus, il m'echappa de lui dire
ingenument:

--Elle est donc bien seduisante!

--Ah! s'ecria-t-il en frappant du poing sur la boite de metal qui
contenait ses plantes et qui lui avait servi d'oreiller, je vois que les
mauvaises pensees de ce juif ont deteint sur toi. Eh bien, puisque tu me
pousses a bout, je te dirai la verite. Je n'estime pas la femme dont tu
me parles... A present, me croiras-tu capable de l'aimer?

--Eh! mais... c'est quelquefois une raison de plus; l'amour est si
fantasque!

--Le mauvais amour, ou l'amour des romans et des drames modernes; mais
les mauvaises amours n'eclosent que dans les ames malsaines, et, Dieu
merci, la mienne est pure. La tienne est-elle donc deja corrompue, que
tu admets ces honteuses fatalites?

--Je ne sais si mon ame est pure comme la tienne, mon cher Henri; mais
elle est vierge, voila ce dont je puis te repondre.

--Eh bien, ne la laisse pas gater et affaiblir d'avance par ces idees
fausses. Ne te laisse pas persuader que l'artiste et le poete soient
destines a devenir la proie des passions, et qu'il leur soit permis,
plus qu'aux autres hommes, d'aspirer a une pretendue grande vie sans
entraves morales; ne t'avoue jamais a toi-meme, quand meme cela serait,
que tu peux tomber sous l'empire d'un sentiment indigne de toi!...

--Mais, en verite, tu vas me faire peur de moi-meme, si tu continues! Tu
me mets sous les yeux des dangers auxquels je ne songeais pas, et pour
un peu je croirais que c'est moi qui suis epris, sans la connaitre, de
cette fameuse madame de Valvedre.

--Fameuse! Ai-je dit qu'elle etait fameuse? reprit Obernay en riant avec
un peu de dedain. Non; la renommee n'a rien a faire avec elle, ni en
bien ni en mal. Sache que les aventures qu'on lui prete a Geneve, selon
M. Moserwald (et je crois qu'on ne lui en prete aucune), n'existent que
dans l'imagination de ce triomphant israelite. Madame de Valvedre vit a
la campagne, fort retiree, avec ses deux belles-soeurs et ses deux
enfants.

--Je vois que Moserwald est, en effet, mal renseigne: il m'avait dit
quatre enfants et une belle-soeur; mais, toi, sais-tu que tu te
contredis beaucoup sur le compte de cette femme? Elle est irreprochable,
et pourtant tu ne l'estimes pas!

--Je ne sais rien a reprendre dans sa conduite; je n'estime pas son
caractere, son esprit, si tu veux.

--En a-t-elle, de l'esprit?

--Moi, je ne trouve pas; mais elle passe pour en avoir.

--Elle est toute jeune?

--Non! Elle s'est mariee a vingt ans, il y a deja... oui, il y a dix ans
environ. Elle peut avoir la trentaine.

--Eh! ce n'est pas si jeune, en effet! Et son mari?

--Il a quarante ans, lui, et il est plus jeune qu'elle, car il est agile
et fort comme un sauvage, tandis qu'elle est nonchalante et fatiguee
comme une creole.

--Qu'elle est?

--Non, c'est la fille d'une Espagnole et d'un Suedois; son pere etait
consul a Alicante, ou il s'est marie.

--Singulier melange de races! Cela doit avoir produit un type bizarre?

--Tres-reussi comme beaute physique.

--Et morale?

--Morale, moins, selon moi... Une ame sans energie, un cerveau sans
etendue, un caractere inegal, irritable et mou; aucune aptitude serieuse
et de sots dedains pour ce qu'elle ne comprend pas.

--Meme pour la botanique?

--Oh! pour la botanique plus que pour toute autre chose.

--En ce cas, me voila bien rassure sur ton compte. Tu n'aimes pas, tu
n'aimeras jamais cette femme-la!

--Cela, je t'en reponds, dit gaiement mon ami en rebouclant son sac et
en repassant sa _jeannette[1] en sautoir. Il est permis aux fleurs de ne
pas aimer les femmes; mais les femmes qui n'aiment pas les fleurs sont
des monstres!

Il me serait bien impossible de dire pourquoi et comment cet entretien
brise et repris plusieurs fois durant le reste de la journee, et
toujours sans aucune premeditation de part ou d'autre, engendra en moi
une sorte de trouble et comme une predisposition a subir les malheurs
dont Obernay voulait me preserver. On eut dit que, doue d'une subite
clairvoyance, il lisait dans le livre de mon avenir. Et pourtant je
n'etais ni un caractere passif, ni un esprit sans reaction; mais je
croyais beaucoup a la fatalite. C'etait la mode en ce temps-la, et
croire a la fatalite, c'est la creer en nous-memes.

[Note 1: C'est la boite de fer battu ou les botanistes mettent leurs
plantes a la promenade pour les conserver fraiches.]

--Qui donc va s'emparer de moi? me disais-je en m'endormant avec peine
vers minuit, tandis qu'Obernay, couche a six heures du soir, se relevait
pour se livrer aux observations scientifiques dont son ami lui avait
confie le programme. Pourquoi Henri a-t-il paru si inquiet de moi? Son
oeil exerce a lire dans les nuages a-t-il apercu au dela de l'horizon
les tempetes qui me menacent? Qui donc vais-je aimer? Je ne connais
aucune femme qui m'ait fait beaucoup songer, si ce n'est deux ou trois
grandes artistes lyriques ou dramatiques auxquelles je n'ai jamais parle
et ne parlerai probablement jamais. J'ai eu la vie, sinon la plus calme,
du moins la plus pure. J'ai senti en moi les forces de l'amour, et j'ai
su les conserver entieres pour un objet ideal que je n'ai pas encore
rencontre.

Je revai, en donnant, a une femme que je n'avais jamais vue, que, selon
toute apparence, je ne devais jamais voir, a madame de Valvedre. Je
l'aimai passionnement durant je ne sais combien d'annees dont la vision
ne dura peut-etre pas une heure; mais je m'eveillai surpris et fatigue
de ce long drame dont je ne pus ressaisir aucun detail. Je chassai ce
fantome et me rendormis sur le cote gauche. J'etais agite. Le juif
Moserwald m'apparut et m'offensa si cruellement, que je lui donnai un
soufflet. Eveille de nouveau, je retrouvai sur mes levres des mots
confus qui n'avaient aucun sens. Dans mon troisieme somme, je revis le
meme personnage, amical et railleur, sous la forme d'un oiseau
fantastique enormement gras, qui s'enlevait lourdement de terre, et que
je poursuivais cependant sans pouvoir l'atteindre. Il se posait sur les
rochers les plus eleves, et, les faisant crouler sous son poids, il
m'environnait en riant de lavanges de pierres et de glacons. Toutes les
metaphores dont Obernay m'avait regale prenaient une apparence sensible,
et je ne pus reposer qu'apres avoir epuise ces fantaisies etranges.

Quand je me levai, Obernay, qui avait veille jusqu'a l'aube, s'etait
recouche pour une heure ou deux. Il avait l'admirable faculte
d'interrompre et de reprendre son sommeil comme toute autre occupation
soumise a sa volonte. Je m'informai de Moserwald; il etait parti au
point du jour.

J'attendis le reveil d'Henri, et, apres un frugal dejeuner, nous
partimes ensemble pour une belle promenade qui dura une grande partie de
la journee, et durant laquelle il ne fut plus question ni des Valvedre,
ni du juif, ni de moi-meme. Nous etions tout a la nature splendide qui
nous environnait. J'en jouissais en artiste ebloui qui ne cherche pas
encore a se rendre compte de l'effet produit sur son ame par la
nouveaute des grands spectacles, et qui, domine par la sensation, n'a
pas le loisir de savourer et de resumer. Familiarise avec la sublimite
des montagnes et occupe de surprendre les mysteres de la vegetation,
Obernay me paraissait moins enivre et plus heureux que moi. Il etait
sans fievre et sans cris, tandis que je n'etais que vertige et
transports.

Vers trois heures de l'apres-midi, comme il parlait d'escalader encore
une banquette de roches terribles pour chercher un petit saxifrage
_rarissimus_ qui devait se trouver par la, je lui avouai que je me
sentais tres-fatigue, et que je me mourais de faim, de chaud et de soif.

--Au fait, cela doit etre, repondit-il. Je suis un egoiste, je ne songe
pas que toute chose exige un apprentissage, et que tu ne seras pas bon
marcheur dans ce pays-ci avant huit ou dix jours de fatigues
progressives. Tu me permettras d'aller chercher mon saxifrage; il est un
peu tard dans la saison, et je crains fort de le trouver tout en
graines, si je remets la chose a demain. Peut-etre, ce soir,
trouverai-je encore quelques corolles ouvertes. Je te rejoindrai a
Saint-Pierre, a l'heure du diner. Toi, tu vas suivre le sentier ou nous
sommes; il te conduira sans danger et sans fatigue, dans dix minutes
tout au plus, a un chalet cache derriere le gros rocher qui nous fait
face. Tu trouveras la du lait a discretion. Tu descendras ensuite vers
la vallee en prenant toujours a gauche, et tu regagneras notre gite en
flanant le long du torrent. Le chemin est bon, et tu seras en pleine
ombre.

Nous nous separames, et, apres m'etre desaltere et repose un quart
d'heure au chalet indique, je descendis vers la vallee. Le sentier etait
fort bon, en comparaison de ceux qu'Obernay m'avait fait parcourir, mais
si etroit, que, lorsque je m'y rencontrais avec des troupeaux defilant
tete par tete a mes cotes, je devais leur ceder le pas et grimper sur
des talus plus ou moins accessibles, pour n'etre pas precipite dans une
profonde coupure a pic qui rasait le bord oppose. J'avais reussi a me
preserver, lorsque, me trouvant dans un des passages les plus etrangles,
j'entendis derriere moi un bruit de sonnettes regulierement cadence.
C'etait une bande de mulets charges que je me mis tout de suite en
mesure de laisser passer. A cet effet, j'avisai une roche qui me mettait
de niveau avec la tete de ces betes imperturbables, et je m'y assis pour
les attendre. La vue etait magnifique, mais la petite caravane qui
approchait absorba bientot toute mon attention.

En tete, une mule assez pittoresquement caparaconnee a l'italienne, et
menee en main par un guide a pied, portait une femme drapee dans un
leger burnous blanc. Derriere ce groupe venait un groupe a peu pres
semblable, un guide, un mulet, et sur le mulet une autre femme plus
grande ou plus svelte que la premiere, coiffee d'un grand chapeau de
paille et vetue d'une amazone grise. Un troisieme guide, conduisant un
troisieme mulet et une troisieme femme qui avait l'air d'une soubrette,
etait suivi de deux autres mulets portant des bagages, et d'un quatrieme
guide qui fermait la marche avec un domestique a pied.

J'eus tout le temps d'examiner ce personnel, qui descendait lentement
vers moi; je pouvais tres-bien distinguer les figures, sauf celle de la
dame en burnous dont le capuchon etait releve, et ne laissait a
decouvert qu'un oeil noir etrange et assez effrayant. Cet oeil se fixa
sur le mien au moment ou la voyageuse se trouva pres de moi, et elle
arreta brusquement sa monture en tirant sur la bride, au point de faire
trebucher le guide, et au risque de le faire tomber dans le precipice.
Elle ne parut pas s'en soucier, et, m'adressant la parole d'une voix
assez dure, elle me demanda si j'etais du pays. Sur ma reponse negative,
elle allait passer outre, lorsque la curiosite me fit ajouter que j'y
etais depuis deux jours, et que, si elle avait besoin d'un
renseignement, j'etais peut-etre a meme de le lui donner.

--Alors, reprit-elle, je vous demanderai si vous avez entendu dire que
le comte de Valvedre fut dans les environs.

--Je sais qu'un M. de Valvedre est a cette heure en excursion sur le
mont Rose.

--Sur le mont Rose? tout en haut?

--Dans les glaciers, voila tout ce que je sais.

--Ah! je devais m'attendre a cela! dit la dame avec un accent de depit.

--Oh! mon Dieu! ajouta la seconde amazone, qui s'etait approchee pour
ecouter mes reponses, voila ce que je craignais!

--Rassurez-vous, mesdames; le temps est magnifique, le sommet
tres-clair, et personne n'est inquiet de l'expedition. Tout fait croire
aux gens du pays qu'elle ne sera pas dangereuse.

--Je vous remercie pour votre bon augure, repondit cette personne a la
figure ouverte et a la voix douce; madame de Valvedre et moi, sa
belle-soeur, nous vous en savons gre.

Mademoiselle de Valvedre m'adressa ce doux remerciement en passant
devant moi pour suivre sa belle-soeur, qui s'etait deja remise en
marche. Je suivis des yeux le plus longtemps possible la surprenante
apparition. Madame de Valvedre se retourna, et, dans ce mouvement, je
vis son visage tout entier. C'etait donc la cette femme qui avait tant
pique ma curiosite, grace aux reticences dedaigneuses d'Obernay! Elle ne
me plaisait point. Elle me paraissait maigre et coloree, deux choses qui
jurent ensemble. Son regard etait dur et sa voix aussi, ses manieres
brusques et nerveuses. Ce n'etait pas la un type que j'eusse jamais
reve; mais comme, en revanche, mademoiselle de Valvedre me semblait
douce et d'une grace sympathique! D'ou vient qu'Obernay ne m'avait point
dit que son ami eut une soeur? L'ignorait-il? ou bien etait-il amoureux
d'elle et jaloux de son secret au point de ne vouloir pas seulement
laisser deviner l'existence de la personne aimee?

Je doublai le pas, et j'arrivai au hameau peu d'instants apres les
voyageuses. Madame de Valvedre etait deja devenue invisible; mais sa
belle-soeur errait encore par les escaliers, s'enquerant de toutes
choses relatives a l'excursion de son frere. Des qu'elle me vit, elle me
questionna d'un air de confiance en me demandant si je ne connaissais
pas Henri Obernay.

--Oui, sans doute, repondis-je, il est mon meilleur ami.

--Oh! alors, reprit-elle avec abandon, vous etes Francis Valigny, de
Bruxelles, et sans doute vous me connaissez deja, moi? Il a du vous dire
que j'etais sa fiancee?

--Il ne me l'a pas dit encore, repondis-je un peu trouble d'une si
brusque revelation.

--C'est qu'il attendait ma permission, apparemment. Eh bien, vous lui
direz que je l'autorise a vous parler de moi, pourvu qu'il vous dise de
moi autant de bien qu'il m'en a dit de vous; mais vous, monsieur
Valigny, parlez-moi de mon frere et de lui!... Est-ce bien vrai qu'ils
ne sont pas en danger?

Je lui appris qu'Obernay n'avait suivi M. de Valvedre que pendant une
nuit, et qu'il allait rentrer.

--Mais, ajoutai-je, devez-vous etre inquiete a ce point de votre frere?
N'etes-vous pas habituee a le voir entreprendre souvent de pareilles
courses?

--Je devrais m'y habituer, repondit-elle simplement.

En ce moment, madame de Valvedre la fit appeler par une soubrette
italienne d'accent et tres-jolie de type. Mademoiselle de Valvedre me
quitta en me disant:

--Allez donc voir si Henri revient de sa promenade, et apprenez-lui que
Paule vient d'arriver.

--Allons, pensai-je, silence a tout jamais devant elle, mon pauvre
etourdi de coeur! Tu dois etre le frere et rien que le frere de cette
charmante fille. D'ailleurs, tu serais bien ridicule de vouloir lutter
contre un rival aime, et sans doute plus que toi digne de l'etre.
N'es-tu pas deja un peu coupable d'avoir tressailli legerement au
frolement de cette robe virginale?

Obernay arrivait; je courus au-devant de lui pour l'avertir de
l'evenement. Sa figure rose passa au vermillon le plus vif, puis le sang
se retira tout entier vers le coeur, et il devint pale jusqu'aux levres.
Devant cette franchise d'emotion, je lui serrai la main en souriant.

--Mon cher ami, lui dis-je, je sais tout, et je t'envie, car tu aimes,
et c'est tout dire!

--Oui, j'aime de toute mon ame, s'ecria-t-il, et tu comprends mon
silence! A present, parlons raison. Cette arrivee imprevue, qui me
comble de joie, me cause aussi de l'inquietude. Avec les caprices de...
certaines personnes... ou de la destinee...

--Dis les caprices de madame de Valvedre. Tu crains de sa part quelque
obstacle a ton bonheur?

--Des obstacles, non! mais... des influences... Je ne plais pas beaucoup
a la belle Alida!

--Elle s'appelle Alida? C'est recherche, mais c'est joli, plus joli
qu'elle! Je n'ai pas ete emerveille du tout de sa figure.

--Bien, bien, n'importe... Mais, dis-moi, puisque tu l'as vue, sais-tu
ce qu'elle vient faire ici?

--Et comment diable veux-tu que je le sache? J'ai cru comprendre qu'une
vive inquietude conjugale...

--Madame de Valvedre inquiete de son mari?... Elle ne l'est pas
ordinairement; elle est si habituee...

--Mais mademoiselle Paule?

--Oh! elle adore son frere, elle; mais ce n'est certainement pas son
ascendant qui a pu agir en quoi que ce soit sur sa belle-soeur. Toutes
deux savent, d'ailleurs, que Valvedre n'aime pas qu'on le suive et qu'on
le tiraille pour le deranger de ses travaux. Il doit y avoir quelque
chose la-dessous, et je cours m'en informer, s'il est possible de le
savoir.

Moi, je courus m'habiller, esperant que les voyageuses dineraient dans
la salle commune; mais elles n'y parurent pas. On les servit dans leur
appartenant, et elles y retinrent Obernay. Je ne le revis qu'a la nuit
close.

--Je te cherche, me dit-il, pour te presenter a ces dames. On m'a charge
de t'inviter a prendre le the chez elles. C'est une petite solennite;
car, de la terrasse, nous verrons, a neuf heures, partir de la montagne
une ou plusieurs fusees qui seront, de la part de Valvedre, un avis
telegraphique dont j'ai la clef.

--Mais la cause de l'arrivee de ces dames? Je ne suis pas curieux,
pourtant je desire bien apprendre que ce n'est pas pour toi un motif de
chagrin ou de crainte.

--Non, Dieu merci! Cette cause reste mysterieuse. Paule croit que sa
belle-soeur etait reellement inquiete de Valvedre. Je ne suis pas aussi
candide; mais Alida est charmante avec moi, et je suis rassure. Viens.

Madame de Valvedre s'etait emparee du logement de son mari, qui etait
assez vaste, eu egard aux proportions du chalet. Il se composait de
trois chambres dans l'une desquelles Paule preparait le the en nous
attendant. Elle etait si peu coquette, qu'elle avait garde sa robe de
voyage toute fripee et ses cheveux denoues et en desordre sous son
chapeau de paille. C'etait peut-etre un sacrifice qu'elle avait fait a
Obernay de rester ainsi, pour ne pas perdre un seul des instants qu'ils
pouvaient passer ensemble. Pourtant je trouvai qu'elle acceptait trop
bien cet abandon de sa personne, et je pensai tout de suite qu'elle
n'etait pas assez femme pour devenir autre chose que la femme d'un
savant. J'en felicitai Obernay dans mon coeur; mais tout sentiment
d'envie ou de regret personnel fit place a une franche sympathie pour la
bonte et la raison dont sa future etait douee.

Madame de Valvedre n'etait pas la. Elle resta dans sa chambre jusqu'au
moment ou Paule frappa a la porte en lui criant que c'etait bientot
l'heure du signal. Elle sortit alors de ce sanctuaire, et je vis qu'elle
avait endosse un delicieux neglige. Ce n'etait peut-etre pas bien
conforme aux agitations d'esprit qu'elle affichait; mais, si par hasard
elle avait fait cette toilette a mon intention, pouvais-je ne pas lui en
savoir gre?

Elle m'apparut tellement differente de ce qu'elle m'avait semble sur le
sentier de la montagne, que, si je l'eusse revue ailleurs que chez elle,
j'eusse hesite a la reconnaitre. Perchee sur son mulet et drapee dans
son burnous, je l'avais imaginee grande et forte; elle etait, en
realite, petite et delicate. Animee par la chaleur, sous le reflet de
son ombrelle, elle m'avait paru rouge et comme marbree de tons violaces.
Elle etait pale et de la carnation la plus fine et la plus lisse. Ses
traits etaient charmants, et toute sa personne avait, comme sa mise, une
exquise distinction.

J'eus a peine le temps de la regarder et de la saluer. L'heure
approchait, et l'on se precipitait sur le balcon. Elle s'y placa la
derniere, sur un siege que je lui presentai, et, m'adressant la parole
avec douceur:

--Il me semble, dit-elle, que les premiers gites de ceux qui
entreprennent de semblables courses n'ont rien d'inquietant.

--En effet, repondit Obernay, ce gite est un trou dans le rocher, avec
quelques pierres alentour. On n'y est pas trop bien, mais on y est en
surete. Attention cependant! Voici les cinq minutes ecoulees...

--Ou faut-il regarder? demanda vivement mademoiselle de Valvedre.

--Ou je vous ai dit. Et pourtant... non! voici la fusee blanche. C'est
de beaucoup plus haut qu'elle part. Il aura dedaigne l'etape marquee par
les guides. Il est sur les grands plateaux, si je ne me trompe.

--Mais les grands plateaux ne sont-ils pas des plaines de neige?

--Permettez... Seconde fusee blanche!... La neige est dure, et il a
installe sa tente sans difficulte... Troisieme fusee blanche! Ses
instruments ont bien supporte le voyage, rien n'est casse ni endommage.
Bravo!

--Des lors il passera une meilleure nuit que nous, dit madame de
Valvedre; car ses instruments sont ce qu'il a de plus cher au monde.

--Pourquoi, madame, ne dormiriez-vous pas tranquille? me hasardai-je a
dire a mon tour. M. de Valvedre est si bien premuni contre le froid; il
a une telle experience de ces sortes d'aventures...

Madame de Valvedre sourit imperceptiblement, soit pour me remercier de
mes consolations, soit pour les dedaigner, soit encore parce qu'elle me
trouvait bien naif de croire qu'un mari comme le sien put etre la cause
de ses insomnies. Elle quitta le balcon ou Obernay, n'attendant plus
d'autre signal, restait a parler de Valvedre avec Paule, et, comme je
suivais Alida aupres de la table a the, je fus encore une fois tres
indecis sur le charme de sa physionomie. Il sembla qu'elle devinait mon
incertitude, car elle s'etendit nonchalamment sur une sorte de chaise
longue assez basse, et je pus la voir enfin, eclairee en entier par la
lampe placee sur la table.

Je la contemplais depuis un instant sans parler, et legerement trouble,
lorsqu'elle leva lentement ses yeux sur les miens, comme pour me dire:
"Eh bien, vous decidez-vous enfin a voir que je suis la plus parfaite
creature que vous ayez jamais rencontree?" Ce regard de femme fut si
expressif, que je le sentis passer en moi, de la tete aux pieds, comme
un frisson brulant, et que je m'ecriai eperdu:

--Oui, madame, oui!

Elle vit a quel point j'etais jeune et ne s'en offensa point; car elle
me demanda avec un etonnement peu marque a quoi je repondais.

--Pardon, madame, j'ai cru que vous me parliez!

--Mais pas du tout. Je ne vous disais rien!

Et un second regard, plus long et plus penetrant que le premier, acheva
de me bouleverser, car il m'interrogeait jusqu'au fond de l'ame.

A ceux qui n'ont pas rencontre le regard de cette femme, je ne pourrai
jamais faire comprendre quelle etait sa puissance mysterieuse. L'oeil,
extraordinairement long, clair et borde de cils sombres qui le
detachaient du plan de la joue par une ombre changeante, n'etait ni
bleu, ni noir, ni verdatre, ni orange. Il etait tout cela tour a tour,
selon la lumiere qu'il recevait ou selon l'emotion interieure qui le
faisait palir ou briller. Son expression habituelle etait d'une langueur
inouie, et nul n'etait plus impenetrable quand il rentrait son feu pour
le derober a l'examen; mais en laissait-il echapper une faible
etincelle, toutes les angoisses du desir ou toutes les defaillances de
la volupte passaient dans l'ame dont il voulait s'emparer, si bien
gardee ou si mefiante que fut cette ame-la.

La mienne n'etait nullement avertie, et ne songea pas un instant a se
defendre, Elle vit bien celle qui venait de me reduire! Nous n'avions
echange que les trois paroles que je viens de rapporter, et Obernay
s'approchait de nous avec sa fiancee, que tout etait deja consomme dans
ma pensee et dans ma conscience; j'avais rompu avec mes devoirs, avec ma
famille, avec ma destinee, avec moi-meme; j'appartenais aveuglement,
exclusivement, a cette femme, a cette inconnue, a cette magicienne.

Je ne sais rien de ce qui fut dit autour de cette petite table, ou Paule
de Valvedre remuait des tasses en echangeant de calmes repliques avec
Obernay. J'ignore absolument si je bus du the. Je sais que je presentai
une tasse a madame de Valvedre et que je restai pres d'elle, les yeux
attaches sur son bras mince et blanc, n'osant plus regarder son visage,
persuade que je perdrais l'esprit et tomberais a ses pieds, si elle me
regardait encore. Quand elle me rendit la tasse vide, je la recus
machinalement et ne songeai point a m'eloigner. J'etais comme noye dans
les parfums de sa robe et de ses cheveux. J'examinais plutot stupidement
que sournoisement les dentelles de ses manchettes, le fin tissu de son
bas de soie, la broderie de sa veste de cachemire, les perles de son
bracelet, comme si je n'eusse jamais vu de femme elegante, et comme si
j'eusse voulu m'instruire des lois du gout. Une timidite qui etait
presque de la frayeur m'empechait de penser a autre chose qu'a ce
vetement dont emanait un fluide embrase qui m'empechait de respirer et
de parler. Obernay et Paule parlaient pour quatre. Que de choses ils
avaient donc a se dire! Je crois qu'ils se communiquaient des idees
excellentes dans un langage meilleur encore; mais je n'entendis rien.
J'ai constate plus tard que mademoiselle de Valvedre avait une belle
intelligence, beaucoup d'instruction, un jugement sain, eleve, et meme
un grand charme dans l'esprit; mais, en ce moment ou, recueilli en
moi-meme, je ne songeais qu'a contenir les battements de mon coeur,
combien je m'etonnais de la liberte morale de ces heureux fiances qui
s'exprimaient si facilement et si abondamment leurs pensees! Ils avaient
deja l'amour communicatif, l'amour conjugal: pour moi, je sentais que le
desir est farouche et la passion muette.

Alida avait-elle de l'esprit naturel? Je ne l'ai jamais su, bien que je
l'aie entendue dire des choses frappantes et parler quelquefois avec
l'eloquence de l'emotion; mais, d'habitude, elle se taisait, et, ce
soir-la, soit qu'elle voulut ne rien reveler de son ame, soit qu'elle
fut brisee de fatigue ou fortement preoccupee, elle ne prononca qu'avec
effort quelques mots insignifiants. Je me trouvais et je restais assis
beaucoup trop pres d'elle; j'aurais pu et j'aurais du etre a distance
plus respectueuse. Je le sentais et je me sentais aussi cloue a ma
place. Elle en souriait sans doute interieurement mais elle ne
paraissait pas y prendre garde, et les deux fiances etaient trop occupes
l'un de l'autre pour s'en apercevoir. Je serais reste la toute la nuit
sans faire un mouvement, sans avoir une idee nette, tant je me trouvais
mal et bien a la fois. Je vis Obernay serrer fraternellement la main de
Paule en lui disant qu'elle devait avoir besoin de dormir. Je me
retrouvai dans ma chambre sans savoir comment j'avais pu prendre conge
et quitter mon siege; je me jetai sur mon lit a moitie deshabille, comme
un homme ivre.

Je ne repris possession de moi-meme qu'au premier froid de l'aube. Je
n'avais pas ferme l'oeil. J'avais ete en proie a je ne sais quel delire
de joie et de desespoir. Je me voyais envahi par l'amour, que, jusqu'a
cette heure de ma vie, je n'avais connu qu'en reve, et que l'orgueil un
peu sceptique d'une education recherchee m'avait fait a la fois redouter
et dedaigner. Cette revelation soudaine avait un charme indicible, et je
sentais qu'un homme nouveau, plus energique et plus entreprenant, avait
pris place en moi; mais l'ardeur de cette volonte que j'etais encore si
peu sur de pouvoir assouvir me torturait, et, quand elle se calma, elle
fut suivie d'un grand effroi. Je ne me demandai certes pas si, envahi a
ce point, je n'etais pas perdu; ceci m'importait peu. Je ne me consultai
que sur la marche a suivre pour n'etre pas ridicule, importun et bientot
econduit. Dans ma folie, je raisonnai tres-serre; je me tracai un plan
de conduite. Je compris que je ne devais rien laisser soupconner a
Obernay, vu que son amitie pour Valvedre me le rendrait infailliblement
contraire. Je resolus de gagner sa confiance en paraissant partager ses
preventions contre Alida, et de savoir par lui tout ce que je pouvais
craindre ou esperer d'elle. Rien n'etait plus etranger a mon caractere
que cette perfidie, et, chose etonnante, elle ne me couta nullement. Je
ne m'y etais jamais essaye, j'y fus passe maitre du premier coup. Au
bout de deux heures de promenade matinale avec mon ami, je tenais tout
ce qu'il m'avait marchande jusque-la, je savais tout ce qu'il savait
lui-meme.




II


Sans fortune et sans aieux, Alida avait ete choisie par Valvedre.
L'avait-il aimee? l'aimait-il encore? Personne ne le savait; mais
personne n'etait fonde a croire que l'amour n'eut pas dirige son choix,
puisque Alida n'avait d'autre richesse que sa beaute. Pendant les
premieres annees, ce couple avait ete inseparable. Il est vrai que peu a
peu, depuis cinq ou six ans, Valvedre avait repris sa vie d'exploration
et de voyages, mais sans paraitre delaisser sa compagne et sans cesser
de l'entourer de soins, de luxe, d'egards et de condescendances. Il
etait faux, selon Obernay, qu'il la retint prisonniere dans sa villa, ni
que mademoiselle Juste de Valvedre, l'ainee de ses belles-soeurs, fut
une duegne chargee de l'opprimer. Mademoiselle Juste etait, au
contraire, une personne du plus grand merite, chargee de l'education
premiere des enfants et de la gouverne de la maison, soins auxquels
Alida elle-meme se declarait impropre. Paule avait ete elevee par sa
soeur ainee. Toutes trois vivaient donc a leur guise: Paule soumise par
gout et par devoir a sa soeur Juste, Alida completement independante de
l'une et de l'autre.

Quant aux aventures qu'on lui pretait, Obernay n'y croyait reellement
pas; du moins aucune liaison exclusive n'avait pris une place ostensible
dans sa vie depuis qu'il la connaissait.

--Je la crois coquette, disait-il, mais _par genre_ ou par
desoeuvrement. Je ne la juge ni assez active ni assez energique pour
avoir des passions ou seulement des fantaisies un peu vives. Elle aime
les hommages, elle s'ennuie quand elle en manque, et peut-etre en
manque-t-elle un peu a la campagne. Elle en manque aussi chez nous a
Geneve, ou elle nous fait l'honneur d'accepter de temps en temps
l'hospitalite. Notre entourage est un peu serieux pour elle; mais ne
voila-t-il pas un grand malheur qu'une femme de trente ans soit forcee,
par les convenances, de vivre d'une maniere raisonnable? Je sais que,
pour lui complaire, son mari l'a menee beaucoup dans le monde autrefois;
mais il y a temps pour tout. Un savant se doit a la science, une mere de
famille a ses enfants. A te dire le vrai, j'ai mediocre opinion d'une
cervelle de femme qui s'ennuie au sein de ses devoirs.

--Il parait cependant qu'elle y est soumise, puisque, libre de se lancer
dans le tourbillon, elle vit dans la retraite.

--Il faudrait qu'elle s'y lancat toute seule, et ce n'est pas bien aise,
a moins d'une certaine vitalite audacieuse qu'elle n'a pas. A mon avis,
elle ferait mieux d'en avoir le courage, puisqu'elle en a l'aspiration,
et mieux vaudrait pour Valvedre avoir une femme tout a fait legere et
dissipee, qui le laisserait parfaitement libre et tranquille, qu'une
elegie en jupons qui ne sait prendre aucun parti, et dont l'attitude
brisee semble etre une protestation contre le bon sens, un reproche a la
vie rationnelle.

--Tout cela est bien aise a dire, pensai-je; peut-etre cette femme
soupire-t-elle apres autre chose que les plaisirs frivoles; peut-etre
a-t-elle grand besoin d'aimer, surtout si son mari lui a fait connaitre
l'amour avant de la delaisser pour la physique et la chimie. Telle femme
commence reellement la vie a trente ans, et la societe de deux marmots
et de deux belles-soeurs infiniment vertueuses ne me parait pas un ideal
auquel je voulusse me consacrer. Pourquoi exigeons-nous de la beaute,
qui est exclusivement faite pour l'amour, ce que nous autres, le _sexe
laid_, nous ne serions pas capables d'accepter; M. de Valvedre, a
quarante ans, est tout entier a la passion des sciences. Il a trouve
fort juste de pouvoir planter la les soeurs, les marmots et la femme
par-dessus le marche... Il est vrai qu'il lui laisse la liberte... Eh
bien, qu'elle en profite, c'est son droit, et c'est la tache d'une ame
ardente et jeune comme la mienne de lui faire vaincre les scrupules qui
la retiennent!

Je me gardai bien de faire part de ces reflexions a Obernay. Je feignis,
au contraire, d'acquiescer a tous ses jugements, et je le quittai sans
lui avoir oppose la plus legere contradiction.--Je devais revoir Alida,
comme la veille, a l'heure du signal de Valvedre. Fatiguee de la journee
de mulet qu'elle avait faite pour venir de Varallo a Saint-Pierre, elle
gardait le lit. Paule travaillait a ranger des plantes qu'elle avait
fait cueillir en route par les guides, et qu'elle devait, dans la
soiree, examiner avec son fiance, qui lui apprenait la botanique.
Instruit de ces details, et voyant Obernay partir tranquillement pour la
promenade en attendant l'heure d'etre admis a faire sa cour, je me
dispensai de l'accompagner. J'errai a l'aventure autour de la maison et
dans la maison meme, observant les allees et venues du domestique et de
la femme de chambre d'Alida, essayant de surprendre les paroles qu'ils
echangeaient, espionnant en un mot, car il me venait comme des
revelations d'experience, et je me disais avec raison que, pour juger le
probleme de la conduite d'une femme, il fallait avant tout examiner
l'attitude des gens qui la servaient. Ceux-ci me parurent empresses de
la satisfaire; car, sonnes a plusieurs reprises, ils parcoururent la
galerie, monterent et redescendirent vingt fois l'escalier sans
temoigner d'humeur.

J'avais laisse la porte de ma chambre ouverte; il n'y avait pas d'autres
voyageurs que nous, et la belle auberge rustique d'Ambroise etait si
tranquille, que je ne perdais rien de ce qui s'y passait. Tout a coup
j'entendis un grand frolement de jupons au bout du corridor. Je
m'elancai, croyant qu'on se decidait a sortir; mais je ne vis passer
qu'une belle robe de soie dans les mains de la femme de chambre. Elle
venait sans doute de la deballer, car un nouveau mulet charge de caisses
et de cartons etait arrive depuis quelques instants devant l'auberge.
Cette circonstance me fit esperer un sejour de plusieurs journees a
Saint-Pierre; mais comme celle dont j'attendais la fin me paraissait
longue! Serait-elle donc perdue absolument pour mon amour? Que
pouvais-je inventer pour la remplir, ou pour faire revoquer l'arret des
convenances qui me tenait eloigne?

Je me livrai a mille projets plus fous les uns que les autres. Tantot je
voulais me deguiser en marchand d'agates herborisees pour me faire
admettre dans ce sanctuaire dont je voyais la porte s'ouvrir a chaque
instant; tantot je voulais courir apres quelque montreur d'ours et faire
grogner ses betes de maniere a attirer les voyageuses a leur fenetre. Il
me prit aussi envie de decharger un pistolet pour causer quelque
inquietude dans la maison; on croirait peut-etre a un accident, on
enverrait peut-etre savoir de mes nouvelles, et meme si j'etais un peu
blesse...

Cette extravagance me sourit tellement, qu'il s'en fallut de bien peu
qu'elle ne fut mise a execution. Enfin je m'arretai a un parti moins
dramatique qui fut dejouer du hautbois. J'en jouais tres-bien, au dire
de mon pere, qui etait bon musicien, et que ne contredisaient pas trop,
sous ce rapport, les artistes qui frequentaient notre maison belge. Ma
porte etait assez eloignee de celle de madame de Valvedre pour que ma
musique ne troublat pas trop son sommeil, si elle dormait, et, si, elle
ne dormait pas, ce qui etait plus que probable d'apres les frequentes
entrees de sa suivante, elle s'informerait peut-etre de l'agreable
virtuose: mais quel fut mon depit lorsqu'au beau milieu de ma plus belle
melodie le valet de chambre, ayant frappe discretement a ma porte, me
tint d'un air aussi embarrasse que respectueux le discours suivant:

--Je demande bien des pardons a monsieur; mais, si monsieur ne tient pas
absolument a faire ses etudes dans une auberge, il y a madame qui est
tres-souffrante, et qui demande en grace a monsieur...

Je lui fis signe que c'etait assez d'eloquence, et je remis avec humeur
mon instrument dans son etui. Elle voulait donc absolument dormir! Mon
depit devint une sorte de rage, et je fis des voeux pour qu'elle eut de
mauvais reves; mais un quart d'heure ne se passa pas sans que je visse
reparaitre le domestique. Madame de Valvedre me remerciait beaucoup, et,
ne pouvant dormir malgre mon silence, elle m'autorisait a reprendre mes
etudes musicales; en meme temps, elle me faisait demander si je n'avais
pas un livre quelconque a lui preter, _pourvu que ce fut un ouvrage
litteraire et pas scientifique_. Le valet fit si bien cette commission,
que je pensai qu'il l'avait, cette fois, apprise par coeur. J'avais,
pour toute bibliotheque de voyage, un ou deux romans nouveaux en petit
format, contrefacon achetee a Geneve, et un tout petit bouquin anonyme
que j'hesitai un instant a joindre a mon envoi, et que j'y glissai, ou
plutot que j'y jetai tout a coup, avec l'emotion de l'homme qui brule
ses vaisseaux.

Ce mince bouquin etait un recueil de vers que j'avais publie a vingt ans
sous le voile de l'anonyme, encourage par un oncle editeur qui me
gatait, et averti par mon pere que je ferais sagement de ne pas
compromettre son nom et le mien pour le plaisir de produire cette
bagatelle.

--Je ne trouve pas tes vers trop mauvais, m'avait dit cet excellent
pere; il y a meme des pieces qui me plaisent; mais, puisque tu te
destines aux lettres, contente-toi de lancer ceci comme un ballon
d'essai, et ne t'en vante pas, si tu veux savoir ce qu'on en pense. Si
tu es discret, cette premiere experience te servira. Si tu ne l'es pas,
et que ton livre soit raille, d'une part tu en auras du depit, de
l'autre tu te seras cree un facheux precedent qu'il sera difficile de
faire oublier.

J'avais religieusement suivi ce bon conseil. Mes petits vers n'avaient
pas fait grand bruit, mais ils n'avaient pas deplu, et meme quelques
passages avaient ete remarques. Ils n'avaient, selon moi, qu'un merite,
ils etaient sinceres. Ils exprimaient l'etat d'une jeune ame avide
d'emotions, qui ne se pique pas d'une fausse experience, et qui ne se
vante pas trop d'etre a la hauteur de ses reves.

C'etait certes une grande imprudence que je venais de commettre en les
envoyant a madame de Valvedre. Si elle devinait l'auteur et qu'elle
trouvat les vers ridicules, j'etais perdu. L'amour-propre ne m'aveuglait
pas. Mon livre etait l'oeuvre d'un enfant. Une femme de trente ans
s'interesserait-elle a des elans si naifs, a une candeur si peu
fardee?... Mais pourquoi me devinerait-elle? n'avais-je pas su garder
mon secret avec mes meilleurs amis? Et, si j'etais plus trouble a l'idee
de ses sarcasmes que je ne pouvais l'etre de ceux de toute autre
personne, n'avais-je pas une chance de guerison dans le depit que sa
durete me causerait?

Je ne voulais pourtant pas guerir, je ne le sentais que trop, et les
heures se trainaient, mortellement lentes, plus cruelles encore depuis
que j'avais fait ce coup de tete d'envoyer mon coeur de vingt ans a une
femme nerveuse et ennuyee qui ne lui accorderait peut-etre pas un
regard. Aucune nouvelle communication ne m'arrivant plus, je sortis pour
ne pas etouffer. J'accostai le premier passant, et parlai haut sous la
fenetre des voyageuses. Personne ne parut. J'avais envie de rentrer, et
je m'eloignai pourtant, ne sachant ou j'allais.

Je marchais a l'aventure sur le chemin qui mene a Varallo, lorsque je
vis venir a moi un personnage que je crus reconnaitre et dont l'approche
me fit singulierement tressaillir. C'etait M. Moserwald, je ne me
trompais pas. Il montait a pied une cote rapide; son petit char de
voyage le suivait avec ses effets. Pourquoi le retour de cet homme me
sembla-t-il un evenement digne de remarque? Il parut s'etonner de mes
questions. Il n'avait pas dit qu'il quittat la vallee definitivement. Il
etait alle faire une excursion dans les environs, et, comptant en faire
d'autres, il revenait a Saint-Pierre comme au seul gite possible a dix
lieues a la ronde. Pour lui, il n'etait pas grand marcheur, disait-il;
il ne tenait pas a se casser le cou pour regarder de haut: il trouvait
les montagnes plus belles, vues a mi-cote. Il admirait fort les
chercheurs d'aventures, mais il leur souhaitait bonne chance et prenait
ses aises le plus qu'il pouvait. Il ne comprenait pas qu'on parcourut
les Alpes a pied et avec economie. Il fallait la plus qu'ailleurs
depenser beaucoup d'argent pour se divertir un peu.

Apres beaucoup de lieux communs de ce genre, il me salua et remonta dans
son vehicule; puis, arretant son conducteur au premier tour de roue, il
me rappela en disant:

--J'y songe! C'est bientot l'heure du diner la-bas, et vous etes
peut-etre en retard? Voulez-vous que je vous ramene?

Il me sembla qu'apres s'etre montre tres-balourd, a dessein peut-etre,
il attachait sur moi un regard de perspicacite soudaine. Je ne sais
quelle defiance ou quelle curiosite cet homme m'inspirait. Il y avait de
l'un et de l'autre. Mon reve m'avait laisse une superstition. Je pris
place a ses cotes.

--Avez-vous quelque voyageur nouveau ici? me dit-il en me montrant le
hameau, dont le petit clocher a jour se dessinait en blanc vif sur un
fond de verdure sombre.

Des _voyageurs_? Non! repondis-je en me retranchant dans un jesuitisme
des plus maladroits.

Je me sentais beaucoup moins d'aplomb pour cacher mon trouble a
Moserwald, dont la sincerite m'etait suspecte, que je n'en eprouvais a
tromper effrontement Obernay, le plus droit, le plus sincere des hommes.
C'etait comme un chatiment de ma duplicite, cette lutte avec un juif qui
s'y entendait beaucoup mieux que moi, et j'etais humilie de me trouver
engage dans cet assaut de dissimulation. Il eut un sourire d'astuce
niaise en reprenant:

--Alors vous n'avez pas vu passer une certaine caravane de femmes, de
guides et de mulets?... Moi, je l'ai rencontree hier au soir, a dix
lieues d'ici, au village de Varallo, et je croyais bien qu'elle
s'arreterait a Saint-Pierre; mais, puisque vous dites qu'il n'est arrive
personne...

Je me sentis rougir, et je me hatai de repondre avec un sourire force
que j'avais nie l'arrivee de nouveaux voyageurs, non celle de voyageuses
inattendues.

--Ah! bien! vous avez joue sur le mot!... Avec vous, il faut preciser le
genre, je vois cela. N'importe, vous avez vu ces belles chercheuses
d'aventures; quand je dis ces belles..., vous allez peut-etre me
reprocher de ne pas faire accorder le nombre plus que le genre..., car
il n'y en a qu'une de belle! L'autre..., c'est, je crois, la petite
soeur du geologue..., est tout au plus passable. Vous savez que
monsieur... comment l'appelez-vous?... votre ami? n'importe, vous savez
qui je veux dire: il l'epouse!

--Je n'en sais rien du tout; mais, si vous le croyez, si vous l'avez oui
dire, comment avez-vous eu le mauvais gout de faire des plaisanteries,
l'autre jour, sur ses relations avec...?

--Avec qui donc? Qu'est-ce que j'ai dit? Vrai! je ne m'en souviens plus!
On dit tant de choses dans la conversation!_Verba volant!_ N'allez pas
croire que je sache le latin! Qu'est-ce que j'ai dit? Voyons! dites
donc!

Je ne repondis pas. J'etais plein de depit. Je m'enferrais de plus en
plus; j'avais envie de chercher noise a ce Moserwald, et pourtant il
fallait prendre tout en riant ou le laisser lire dans mon cerveau
bouleverse. J'eus beau essayer de rompre l'entretien en lui montrant les
beaux troupeaux qui passaient pres de nous, il y revint avec acharnement
et il me fallut nommer madame de Valvedre. Il fut aveugle ou charitable:
il ne releva pas l'etrange physionomie que je dus avoir en prononcant ce
nom terrible.

--Bon! s'ecria-t-il avec sa legerete naturelle ou affectee: j'ai dit
cela, moi, que M. Obernay (voila son nom qui me revient) avait des vues
sur la femme de son ami? C'est possible!... On a toujours des vues sur
la femme de son ami... Je ne savais pas alors qu'il dut epouser la
belle-soeur, parole! Je ne l'ai su qu'hier au matin en faisant causer le
domestique de ces dames. Je vous dirai bien que cela ne me parait pas
une raison sans appel... Je suis sceptique, moi, je vous l'ai dit; mais
je ne veux pas vous scandaliser, et je veux bien croire... Mon Dieu,
comme vous etes distrait! A quoi donc pensez-vous?

--A rien, et c'est votre faute! Vous ne dites rien qui vaille. Vous
n'avez pas le sens commun, mon cher, avec vos idees de profonde
sceleratesse. Quel mauvais genre vous avez la! C'est tres-mal porte,
surtout quand on est riche et gras.

Si j'avais su combien il etait impossible de facher Moserwald, je me
serais dispense de ces duretes gratuites, qui le divertissaient
beaucoup. Il aimait qu'on s'occupat de lui, meme pour le rudoyer ou le
railler.

--Oui, oui, vous avez raison! reprit-il comme transporte de
reconnaissance; vous me dites ce que me disent tous mes amis, et je vous
en sais gre. Je suis ridicule, et c'est la le plus triste de mon
affaire! J'ai le spleen, mon cher, et l'incredulite des autres sur mon
compte vient s'ajouter a celle que j'ai envers tout le monde et envers
moi-meme. Oui, je devrais etre heureux, parce que je suis riche et bien
portant, parce que je suis gras! Et cependant je m'ennuie, j'ai mal au
foie, je ne crois pas aux hommes, aux femmes encore moins! Ah ca!
comment faites-vous pour croire aux femmes, par exemple? Vous me direz
que vous etes jeune! Ce n'est pas une raison. Quand on est tres-instruit
et tres-intelligent, on n'est jamais jeune. Pourtant voila que vous etes
amoureux...

--Moi! ou prenez-vous cela?

--Vous etes amoureux, je le vois, et aussi naivement que si vous etiez
sur de reussir a etre aime; mais, mon cher enfant, c'est la chose
impossible, cela! On n'est jamais aime que par interet! Moi, je l'ai ete
parce que j'ai un capital de plusieurs millions; vous, vous le serez
parce que vous avez un capital de vingt-trois ou vingt-quatre ans, de
cheveux noirs, de regards brulants, capital qui promet une somme de
plaisirs d'un autre ordre et non moins positifs que ceux que mon argent
represente, beaucoup plus positifs, devrais-je dire, car l'argent
procure des plaisirs eleves, le luxe, les arts, les voyages... tandis
que, lorsqu'une femme prefere a tout cela un beau garcon pauvre, on peut
etre sur qu'elle fait grand cas de la realite. Mais ce n'est pas de
l'amour comme nous l'entendons, vous et moi. Nous voudrions etre aimes
pour nous-memes, pour notre esprit, pour nos qualites sociales, pour
notre merite personnel enfin. Eh bien, voila ce que vous acheterez
probablement au prix de votre liberte, ce que je payerais volontiers de
toute ma fortune, et ce que nous ne rencontrerons jamais! Les femmes
n'ont pas de coeur. Elles se servent du mot _vertu_ pour cacher leur
infirmite, et avec cela elles font encore des dupes! des dupes que
j'envie, je vous le declare...

--Ah ca! m'ecriai-je en interrompant ce flux de philosophie nauseabonde,
que me chantez-vous la depuis une heure? Vous me dites que vous avez ete
aime, que je le serai...

--Ah! mon Dieu! vous croyez que je vous parlais de madame de Valvedre?
Je n'y pensais pas, mon cher, je parlais en general. D'abord je ne la
connais pas; sur l'honneur, je ne lui ai jamais parle. Quant a vous...
vous ne pouvez pas la connaitre encore; vous lui avez peut-etre parle
cependant?... A propos, la trouvez-vous jolie?

--Qui? madame de Valvedre? Pas du tout, mon cher, elle m'a semble laide.

Je fis cette reponse avec tant d'assurance, une assurance si desesperee
(je voulais a tout prix me soustraire aux investigations de Moserwald),
que celui-ci en fut dupe, et me laissa voir sa satisfaction. Quand nous
descendimes de voiture, j'avais enfin reussi a lui oter la lumiere qu'il
avait cru saisir, qu'il avait saisie un moment, et il retombait dans les
tenebres, tout en me laissant son secret dans les mains. Il etait bien
evidemment revenu a Saint-Pierre parce qu'il avait rencontre madame de
Valvedre a Varallo, parce qu'il avait questionne son laquais, parce
qu'il etait epris d'elle, parce qu'il esperait lui plaire, et il m'avait
tate pour voir s'il ne me trouverait pas en travers de son chemin.

Ayant appris d'Antoine que les dames de Valvedre ne dineraient pas en
bas, je voulus me soustraire au deplaisir d'un nouveau tete-a-tete avec
Moserwald en me faisant servir mysterieusement dans un coin du petit
jardin de mon hote, quand celui-ci m'annonca que je serais seul dans sa
grande salle basse avec Obernay, l'israelite ayant dit qu'il souperait
peut-etre dans la soiree.

--Et que fait-il? ou est-il maintenant? demandai-je.

--Il est chez madame de Valvedre, repondit Antoine, dont la figure prit
une expression d'etonnement comique a l'aspect de ma stupeur.

--Ah ca! m'ecriai-je, il la connait donc?

--Je n'en sais rien, monsieur; comment voulez-vous que je sache?...

--C'est juste, cela vous est fort egal, et, quant a moi... Mais vous le
connaissez, vous, ce M. Moserwald?

--Non, monsieur; je l'ai vu avant-hier pour la premiere fois.

--Il vous avait dit en partant qu'il reviendrait bientot?

--Non, monsieur, il ne m'avait rien dit du tout.

Je ne sais quelle sourde colere s'etait emparee de moi en apprenant que
ce juif avait eu l'audace ou l'habilete, a peine debarque, de penetrer
aupres d'Alida, qu'il pretendait ne pas connaitre. Obernay s'attarda
beaucoup, il faisait nuit quand il rentra; je l'avais attendu pour
diner, et sans merite aucun, je n'avais certes pas faim. Je ne lui
parlai pas de Moserwald, craignant de trahir ma jalousie.

--Mets-toi a table, me dit-il, il me faut absolument un quart d'heure
pour arranger quelques plantes fontinales extremement delicates que je
rapporte.

Il me quitta, et Antoine me servit mon repas, disant qu'il connaissait
les quarts d'heure d'Obernay deballant son butin de botaniste, et que ce
n'etait pas une raison pour me faire manger un roti desseche. J'etais a
peine assis, que Moserwald parut, s'ecria qu'il etait charme de ne pas
souper seul, et ordonna a notre hote de le servir vis-a-vis de moi, ceci
sans m'en demander aucunement la permission. Cette familiarite, qui
m'eut diverti dans une autre situation d'esprit, me parut intolerable,
et j'allais le lui faire entendre quand, la curiosite dominant toutes
mes autres angoisses, je resolus de me contenir et de le faire parler.
C'etait une curiosite douloureuse et indignee; mais je fus stoique, et,
d'un air tout a fait degage, je lui demandai s'il avait reussi a voir
madame de Valvedre.

--Non, repondit-il en se frottant les mains; mais je la verrai tantot
avec vous, dans une heure.

--Ah! vraiment?

--Cela vous etonne? C'est pourtant bien simple. Ma figure et ma voix
etaient deja connues de la belle-soeur, qui m'avait remarque a Varallo.
Oh! je dis cela sans fatuite, je n'ai pas de pretention de ce cote-la.
Je note qu'elle m'avait remarque avant-hier en passant dans ce village
ou nous nous croisions. Eh bien, nous nous sommes rencontres de nouveau
tout a l'heure, la-haut, dans la galerie. Elle est toute franche, toute
confiante, cette grande fille; elle est venue a moi pour savoir si je
n'avais pas recueilli sur mon chemin quelque nouvelle de son frere.

--Dont vous ne saviez rien?

--Pardon! avec de l'argent, on sait toujours ce qu'on veut savoir.
Voyant ces dames inquietes, j'avais, des hier au soir, depeche le plus
hardi montagnard de Varallo vers la station presumee de M. de Valvedre.
Ah! dame! cela m'a coute cher; pendant la nuit et par des sentiers
impossibles, il a pretendu que cela valait...

--Faites-moi grace des ecus que vous avez depenses. Vous avez des
nouvelles de l'expedition?

--Oui, et de tres-bonnes. La soeur a failli me sauter au cou. Elle
voulait tout de suite me presenter a madame de Valvedre; mais celle-ci,
qui avait passe la journee dans son lit, etait en train de se lever et
m'a remis a tantot. Voila, mon cher! ce n'est pas plus malin que ca?

Moserwald ne dissimulait plus ses projets; il avait trop besoin de se
vanter de son habilete et de sa liberalite pour etre prudent. Ma
jalousie essaya de se calmer. Que pouvais-je craindre d'un concurrent si
vain et si vulgaire? N'etait-ce pas faire injure a une femme exquise
comme l'etait Alida que de redouter pour elle les seductions d'un
Moserwald?

J'allais le questionner davantage quand Obernay vint manger a la hate et
avec preoccupation un reste de volaille; apres quoi, il regarda sa
montre et nous dit qu'il etait temps de monter chez ces dames pour voir
partir les fusees.

--Il parait, dit-il a Moserwald, que vous etes invite a prendre le the
la-haut en remerciement des bonnes nouvelles que vous avez donnees, ce
dont, pour ma part, je vous sais gre; mais permettez-moi une question.

--Mille, si vous voulez, _mon tres-cher_, repondit Moserwald avec
aisance.

--Vous avez depeche un montagnard vers la pointe de l'Ermitage; il s'y
est rendu a travers mille perils, et vous l'avez attendu a Varallo
jusqu'a ce matin. A-t-il vu M. de Valvedre? lui a-t-il parle?

--Il l'a vu de trop loin pour lui parler, mais il l'a vu.

--C'est fort bien; mais, s'il vous prenait l'obligeante fantaisie
d'envoyer encore des expres et qu'ils parvinssent jusqu'a lui, veuillez
ne pas les charger de lui dire que sa femme et sa soeur sont a sa
recherche.

--Pas si sot! s'ecria Moserwald avec un rire d'une ingenuite admirable.

--Comment, pas si sot? repliqua Obernay surpris en le regardant entre
les deux yeux.

Moserwald fut embarrasse un instant; mais son esprit delie lui suggera
vite une reponse assez ingenieuse.

--Je sais fort bien, reprit-il, que votre savant ami serait fort
contrarie de l'arrivee et de l'inquietude de ces dames. Quand on risque
ses os dans une pareille campagne et que l'on a dans l'esprit les grands
problemes de science auxquels je declare ne rien comprendre, mais dont
j'admets la passion, vu que je comprends toutes les passions, moi qui
vous parle...

Obernay l'interrompit avec impatience en jetant sa serviette.

--Enfin, dit-il, vous avez devine la verite. M. de Valvedre a besoin de
toute la liberte d'esprit possible en ce moment. Montons, nous n'avons
plus le temps de causer.

Alida etait mise plus simplement que la veille. Je lui sus un gre infini
de ne pas s'etre paree pour Moserwald; elle n'en etait, d'ailleurs, que
plus belle. Je ne sais pas si sa belle-soeur etait moins negligee que le
jour precedent; je crois que je ne la vis pas du tout ce soir-la.
J'etais si rempli de mon drame interieur, que je m'imaginais presque
etre en tete-a-tete avec madame de Valvedre.

Son premier accueil fut froid et mefiant. Elle parut etre impatiente de
voir partir la fusee. Je ne la suivis pas sur le balcon. Je ne sais pas
si les signaux furent de bon augure, je ne me souviens pas de m'en etre
enquis. Je sais seulement qu'un quart d'heure apres, Paule de Valvedre
et son fiance etaient assis a une grande table, et qu'ils examinaient
des plantes, baptisant de noms barbares ou pompeux la bourrache et le
chiendent, pendant que madame de Valvedre, a demi couchee sur sa chaise
longue, avec un gueridon place entre elle et moi, brodait nonchalamment
sur du gros canevas, comme pour se dispenser de rencontrer les regards.
Je voyais bien, a ses mains distraites, qu'elle ne travaillait que pour
se renfermer en elle-meme. Ses traits expressifs avaient en ce moment
une placidite mysterieuse. Il n'y avait, a coup sur, aucune affinite
sympathique entre elle et Moserwald. Je remarquai meme avec plaisir
qu'au fond des paroles de politesse et de remerciement qu'elle lui
adressa dans une forme tres-laconique, il y avait un leger dedain.

Je me rassurai tout a fait en remarquant aussi que l'israelite, d'abord
plein d'aplomb vis-a-vis d'elle, perdait a chaque minute un peu de sa
vitalite. Sans doute, il avait compte, comme d'habitude, sur les
saillies enjouees et paradoxales de son esprit naturel pour faire passer
son manque d'education; mais sa faconde l'avait rapidement abandonne. Il
ne disait plus que des platitudes, et je l'y aidais cruellement,
devinant un imperceptible sourire d'ironie sur les levres closes de
madame de Valvedre.

Pauvre Moserwald! il etait pourtant meilleur et plus vrai en ce moment
de sa vie qu'il ne l'avait peut-etre jamais ete. Il etait amoureux et
tres-reellement emu. Comme moi, il buvait l'etrange poison de passion
irresistible qui m'avait enivre, et, quand je songe a tout ce que par la
suite cette passion lui a fait faire de contraire a ses theories, a ses
idees et a ses instincts, je me demande avec stupeur s'il y a une ecole
pour le sentiment, et si le sentiment lui-meme n'est pas le revelateur
par excellence.

A mesure qu'il se troublait, je retrouvais ma lucidite. Bientot je fus
en etat de comprendre et de commenter de sang-froid la situation. Il
n'avait pas ose se vanter a mademoiselle de Valvedre de tout le zele
qu'il avait mis a trouver un pretexte pour s'introduire aupres d'Alida.
Il avait meme eu le bon gout de ne pas parler de son argent depense. Il
pretendait avoir seulement ete aux informations dans les environs, et
avoir reussi a deterrer un chasseur qui descendait de la montagne et qui
avait vu de loin le campement du savant et le savant lui-meme en lieu
sur et en bonne apparence de sante. On l'avait remercie de son
obligeance, Paule disait ingenument "de son bon coeur." On le
connaissait de nom et de reputation; mais on n'avait jamais remarque sa
figure, bien qu'il s'evertuat a vouloir rappeler diverses circonstances
ou il s'etait trouve, a la promenade a Geneve ou au spectacle a Turin,
non loin de _ces dames_. Il insinuait, avec autant de finesse qu'il lui
etait possible, que madame de Valvedre l'avait vivement frappe, que, tel
jour et en telle rencontre, il avait remarque tous les details de sa
toilette.

--On jouait _le Barbier de Seville_.

--Oui, je m'en souviens, repondait-elle.

--Vous aviez une robe de soie bleu pale avec des ornements blancs, et
vos cheveux etaient boucles, au lieu d'etre en bandeaux comme
aujourd'hui.

--Je ne m'en souviens pas, repondait Alida d'un ton qui signifiait:
"Qu'est-ce que cela vous fait?"

Il y eut un tel _crescendo_ de froideur de sa part, que le pauvre juif,
tout a fait decontenance, quitta l'angle de la cheminee, ou il se
dandinait depuis un quart d'heure, et alla deranger et impatienter les
fiances botanistes en leur faisant de lourdes questions railleuses sur
leurs saintes etudes de la nature. Je m'emparai de cette place que
Moserwald avait accaparee: c'etait la plus favorable pour voir Alida
sans etre gene par la petite lampe dont elle s'etait masquee; c'etait
aussi la plus proche que l'on put convenablement prendre aupres d'elle.
Jusque-la, ne voulant pas m'asseoir plus loin, je n'avais fait que la
deviner.

Je pus enfin lui parler. J'eus bien de la peine a lui adresser une
question directe. Enfin ma langue se delia par un effort desespere, et,
au risque d'etre aussi gauche et aussi bete que Moserwald, je lui
demandai si j'etais assez malheureux pour que mon maudit hautbois eut
reellement trouble son sommeil.

--Tellement trouble, repondit-elle en souriant tristement, que je n'ai
pas pu me rendormir; mais ne prenez pas ce reproche pour une critique.
Il m'a semble que vous jouiez fort bien: c'est precisement parce que
j'etais forcee de vous ecouter... Mais je ne veux pas non plus vous
faire de compliments. A votre age, cela ne vaut rien.

--A mon age? Oui, je suis un enfant, c'est vrai, rien qu'un enfant!
C'est l'age ou l'on est avide de bonheur. Est-ce un crime d'etre heureux
d'un rien, d'un mot, d'un regard, fut-ce un regard distrait ou severe,
fut-ce un mot de simple bienveillance ou seulement de genereux pardon
sous forme d'eloge?

--Je vois, repondit-elle, que vous avez lu le petit volume que vous
m'avez envoye ce matin; car vous etes tout rempli de l'orgueil de la
premiere jeunesse, et ce n'est guere obligeant pour ceux ou pour celles
qui sont entres dans la seconde.

--Dans les volumes que, par votre ordre, je vous ai fait remettre ce
matin, y en avait-il donc un qui ait eu le malheur de vous deplaire?

Elle sourit avec une ineffable douceur, et elle allait repondre. J'etais
suspendu au mouvement de ses levres; Moserwald, penche sur la table, ne
regardait nullement dans la loupe d'Obernay, qu'il avait prise
machinalement et qu'il ternissait de son haleine, au grand deplaisir du
botaniste. Il grimacait derriere cette loupe; mais il avait un oeil
braque sur moi, et louchait d'une facon si burlesque, que madame de
Valvedre partit d'un eclat de rire. Ce fut pour moi un moment de cruel
triomphe, mais qu'un instant apres j'expiai cruellement. En riant,
madame de Valvedre laissa tomber sa broderie et un petit objet de metal
que je pris pour un de et que je ramassai precipitamment; mais je l'eus
a peine dans les mains, qu'un cri de surprise et de douleur m'echappa.

--Qu'est-ce donc que cela? m'ecriai-je.

--Eh bien, repondit-elle tranquillement, c'est ma bague. Elle est
beaucoup trop large pour mon doigt.

--Votre bague!... repetai-je hors de moi en regardant d'un oeil hagard
le gros saphir entoure de brillants que j'avais vu l'avant-veille au
doigt de Moserwald.

Et j'ajoutai, en proie a un veritable desespoir:

--Mais cette chose-la n'est point a vous, madame!

--Pardonnez-moi: a qui voulez-vous donc qu'elle soit?

--Ah! vous l'avez achetee aujourd'hui?

--Eh bien, qu'est-ce que cela vous fait, par exemple? Rendez-la-moi
donc!

--Puisque vous l'avez achetee, lui dis-je d'un ton amer en la lui
rendant, gardez-la, elle est bien a vous; mais, a votre place, je ne la
porterais pas. Elle est d'un gout affreux!

--Vous trouvez? C'est bien possible. J'ai achete cela hier vingt-cinq
francs a un vilain petit juif qui monte en vermeil, a Varallo, les
amethystes et les autres cailloux du pays; mais la grosse pierre est
jolie. Je la ferai arranger autrement, et tout le monde croira que c'est
un saphir oriental.

J'allais dire a madame de Valvedre que le petit juif avait vole cette
bague a M. Moserwald, lorsque, la modicite du prix de vente supposant
chez un juif bijoutier une ignorance par trop invraisemblable de la
valeur de l'objet, je me sentis replonge dans une enigme insoluble.
Alida venait de parler avec une sincerite evidente, et pourtant, quelque
effort que fit Moserwald pour me cacher sa main gauche, je voyais bien
qu'il n'avait plus sa bague. Un soupcon hideux pesait sur moi comme un
cauchemar. Je pris le bras de l'israelite et je l'emmenai sur la
galerie, comme pour lui parler d'autre chose. Je flattai sa vanite pour
lui arracher la verite.

--Vous etes un habile homme et un amant magnifique, lui dis-je; vous
faites accepter vos dons de la maniere la plus ingenieuse!

Il donna dans le piege sans se faire prier.

--Eh bien, oui, dit-il, voila comme je suis! Rien ne me coute pour
procurer un petit plaisir a une jolie femme, et je n'ai pas le mauvais
gout de lui faire des conditions, moi! C'est a elle de deviner.

--Et certainement on vous devine? Vous etes coutumier du fait?

--Avec celle-ci... c'est la premiere fois, et je me demande avec un peu
de crainte si elle prend reellement cette gemme de premier choix pour
une amethyste de cent sous! Non, ce n'est pas probable. Toutes les
femmes se connaissent en gemmes, elles les aiment tant!

--Pourtant, si _elle_ n'y connait rien, elle ne vous devine pas, et vous
voila dans une impasse. Ou il faut vous declarer, ou il faut risquer de
voir la bague passer a la femme de chambre.

--Me declarer? repondit-il avec un veritable effroi. Oh! non, c'est trop
tot! je ne suis pas encourage jusqu'a present... a moins que ce ton
moqueur ne soit une maniere de grande dame!... C'est possible, je
n'avais jamais vise si haut, moi!... car elle est comtesse, vous savez?
Son mari ne prend pas de titre, mais il est de grande maison...

--Mon cher, repris-je avec une ironie qu'il ne comprit pas, tout madre
qu'il etait, je ne vois qu'un moyen: c'est qu'un ami genereux l'eclaire
sur la valeur de l'objet qu'on lui a fait si adroitement accepter.
Voulez-vous que je m'en charge?

--Oui! mais pas aujourd'hui au moins! Vous attendrez que je sois parti.

--Bah! vous voila bien craintif! N'etes-vous pas persuade qu'une femme
est toujours flattee d'un riche cadeau?

--Non! cela depend; elle peut aimer le cadeau et detester la personne
qui l'offre. Dans ce cas-la, il faut beaucoup de patience et beaucoup de
cadeaux, toujours glisses dans ses mains sans qu'elle songe a les
repousser, et ne temoignant jamais d'aucune esperance. Vous voyez que
j'ai ma tactique!

--Elle est magnifique, et tres-flatteuse pour les femmes que vous
honorez de vos poursuites!

--Mais... je la crois fort delicate, reprit-il avec conviction, et, si
vous la critiquez, c'est qu'il vous serait impossible de la suivre!

Je ne lui passai pas ce mouvement d'impertinence et je rentrai au petit
salon, bien decide a l'en punir. Je me sentis des lors un aplomb
extraordinaire, et, m'approchant d'Alida:

--Savez-vous, madame, lui dis-je, de quoi je m'entretenais avec M.
Moserwald au clair de la lune?

--Du clair de lune, peut-etre?

--Non, nous parlions bijouterie. Monsieur pretend que toutes les femmes
se connaissent en pierres precieuses parce qu'elles les aiment
passionnement, et j'ai promis de m'en rapporter a votre arbitrage.

--Il y a la deux questions, repondit madame de Valvedre. Je ne peux pas
resoudre la premiere; car, pour mon compte, je n'y entends rien; mais,
pour la seconde, je suis forcee de donner raison a M. Moserwald. Je
crois que toutes les femmes aiment les bijoux.

--Excepte moi pourtant, dit Paule avec gaiete; je ne m'en soucie pas le
moins du monde.

--Oh! vous, ma chere, reprit Alida du meme ton, vous etes une femme
superieure! Il n'est question ici que des simples mortelles.

--Moi, dis-je a mon tour avec une amertume extreme, je croyais qu'en
fait de femmes il n'y avait que les courtisanes qui eussent la passion
des diamans.

Alida me regarda d'un air tres-etonne.

--Voila une singuliere idee! reprit-elle. Chez les creatures dont vous
parlez, cette passion-la n'existe pas du tout. Les diamants ne
representent pour elles que des ecus. Chez les femmes honnetes, c'est
quelque chose de plus noble: cela represente les dons sacres de la
famille ou les gages durables des affections serieuses. Cela est si
vrai, que, ruinee, une veritable grande dame souffre mille privations
plutot que de vendre son ecrin. Elle n'en fait le sacrifice que pour
sauver ses enfants ou ses princes.

--Ah! que cela est bien dit et que cela est vrai! s'ecria Moserwald
enthousiasme. Entre la femme et le diamant, il y a une attraction
surnaturelle! J'en ai vu mille exemples. Le serpent avait, dit une
legende, un gros diamant dans la tete; Eve vit ce feu a travers ses yeux
et fut fascinee. Elle s'y mira comme dans les glaces d'un palais
enchante...

--Voila de la poesie, ou je ne m'y connais pas, dis-je en
l'interrompant. Et vous vous moquez des poetes, vous!

--Cela vous etonne, mon cher? reprit-il. C'est que je deviens poete
aussi, apparemment, avec les personnes qui m'inspirent!

En parlant ainsi, il lanca sur Alida un regard enflamme qu'elle
rencontra et soutint avec une impassibilite extraordinaire. C'etait le
comble du dedain ou de l'effronterie, car son grand oeil interrogateur
etait toujours plein de mysteres. Je ne pus supporter cette situation
douteuse, horrible pour elle, si elle n'etait pas la derniere des
femmes. Je lui demandai a voir encore sa bague de vingt-cinq francs, et,
l'ayant regardee:

--Je m'etonne beaucoup, lui dis-je, du peu d'attention que vous avez
accordee a une gemme si belle apres l'aveu que vous venez de faire de
votre gout pour ces sortes de choses. Savez-vous bien, madame, que l'on
vous a vendu la une pierre d'un tres-grand prix?

--Comment? Quoi? Est-ce possible? dit-elle en reprenant la bague et en
la regardant. Est-ce que vous avez des connaissances dans cette
partie-la?

--J'ai pour toute connaissance M. Moserwald, ici present, qui, pas plus
tard qu'avant-hier, m'a montre une bague toute pareille, avec des
brillants comme ceux-ci, et qui me l'a offerte pour douze mille francs,
c'est-a-dire pour rien, selon lui, car elle vaut beaucoup plus.

Devant cette interpellation directe, la figure de Moserwald se
decomposa, et le rapide coup d'oeil d'Alida, allant de lui a moi, acheva
de le bouleverser.

Madame de Valvedre ne se troubla pas. Elle garda quelques instants le
silence, comme si elle eut voulu resoudre un probleme interieur; puis,
me presentant la bague:

--Qu'elle ait ou non de la valeur, dit-elle, je la trouve decidement
fort laide. Voulez-vous me faire le plaisir de la jeter par la fenetre?

--Vraiment? par la fenetre? s'ecria Moserwald incapable de maitriser son
emotion.

--Vous voyez bien, lui repondit Alida, que c'est une chose qui a ete
perdue, trouvee par votre coreligionnaire de Varallo, et vendue sans
qu'il en ait connu la valeur. Eh bien, il faut rendre cette chose a sa
destinee, qui est d'etre ramassee dans la boue par les personnes qui ne
craignent pas de se salir les mains.

Moserwald, pousse a bout, eut beaucoup de sang-froid et de presence
d'esprit. Il me pria de lui donner la bague, et, comme je la lui rendais
avec l'affectation d'une restitution legitime, il la remit a son doigt
en disant:

--Puisqu'elle devait etre jetee aux ordures, je la ramasse, moi. Je ne
sais d'ou elle sort, mais je sais qu'elle a ete purifiee a tout jamais
en passant une journee au doigt de madame de Valvedre! Et maintenant,
qu'elle vaille vingt-cinq sous ou vingt-cinq mille francs, elle est sans
prix pour moi et ne me quittera jamais! La-dessus, ajouta-t-il en se
levant et en me regardant, je pense que ces dames sont fatiguees, et
qu'il serait temps...

--M. Obernay et M. Valigny ne se retirent pas encore, repondit madame de
Valvedre avec une intention desesperante; mais vous etes libre, d'autant
plus que vous partez demain matin, j'imagine! Quant a la bague, vous ne
pouvez pas la garder. Elle est a moi. Je l'ai payee et ne vous l'ai pas
donnee... Rendez-la moi!

Les gros yeux de Moserwald brillerent comme des escarboucles. Il crut
son triomphe assure en depit d'un conge donne pour la forme, et rendit
la bague avec un sourire qui signifiait clairement: "Je savais bien
qu'on la garderait!" Madame de Valvedre la prit, et, la jetant hors de
sa chambre sur le palier, par la porte ouverte, elle ajouta:

--La ramassera qui voudra! elle ne m'appartient plus; mais celui qui la
portera en memoire de moi pourra se vanter d'avoir la une chose que je
meprise profondement.

Moserwald sortit dans un etat d'abattement qui me fit peine a voir.
Paule n'avait absolument rien compris a cette scene, a laquelle,
d'ailleurs, elle avait donne peu d'attention. Quant a Obernay, il avait
essaye un instant de comprendre; mais il n'en etait pas venu a bout, et,
attribuant tout ceci a quelque etrange caprice de madame de Valvedre, il
avait repris tranquillement l'analyse de la _saxifraga retusa_.




III


J'avais suivi Moserwald sans affectation, pensant bien que, s'il avait
du coeur, il me demanderait compte de la maniere dont j'avais servi sa
cause. Je le vis hesiter a ramasser sa bague, hausser les epaules et la
reprendre. Des qu'il m'apercut, il m'attira jusque dans sa chambre et me
parla avec beaucoup d'amertume, raillant ce qu'il appelait mes prejuges
et declarant mon austerite la chose du monde la plus ridicule. Je le
laissai a dessein devenir un peu grossier dans ses reproches, et, quand
il en fut la:

--Vous savez, mon cher monsieur, lui dis-je, que, si vous n'etes pas
content, il y a une maniere de s'expliquer, et me voici a vos ordres.
N'allez pas plus loin en paroles; car je serais force de vous demander
la reparation que je vous offre.

--Quoi? qu'est-ce a dire? fit-il avec beaucoup de surprise. Vous voulez
vous battre? Eh bien, voila un trait de lumiere, un aveu! Vous etes mon
rival, et c'est par jalousie que vous m'avez si brutalement ou si
maladroitement trahi! Dites que c'est la votre motif, alors je vous
comprends et je vous pardonne.

Je lui declarai que je n'avais aucun aveu a faire, et que je ne tenais
pas a son pardon; mais, comme je ne voulais pas perdre avec lui les
precieux instants que je pouvais passer encore aupres de madame de
Valvedre ce soir-la, je le quittai en l'engageant a faire ses
reflexions, et en lui disant que dans une heure je serais chez lui.

La galerie de bois decoupe faisant exterieurement le tour de la maison,
je revins par la a l'appartement de madame de Valvedre; mais je la
trouvai sur cette galerie, et venant a ma rencontre.

--J'ai une question a vous adresser, me dit-elle d'un ton froid et
irrite. Asseyez-vous la. Nos amis sont encore plonges dans la botanique.
Comme il est au moins inutile de les mettre au courant d'un accident
ridicule, nous pouvons echanger ici quelques mots. Vous plait-il de me
dire, monsieur Francis Valigny, quel role vous avez joue dans cet
incident, et comment vous avez ete informe de ce que vous m'avez donne a
deviner?

Je lui racontai tout avec la plus entiere sincerite.

--C'est bien, dit-elle, vous avez eu bonne intention, et vous m'avez
reellement rendu service en m'empechant de donner un instant de plus
dans un piege que je ne veux pas qualifier. Vous auriez pu etre moins
acerbe dans la forme; mais vous ne me connaissez pas, et, si vous me
prenez pour une femme perdue, ce n'est pas plus votre faute que la
mienne.

--Moi! m'ecriai-je, je vous prends... Moi qui...!

Je me mis a balbutier d'une maniere extravagante.

--Laissez, laissez, reprit-elle. Ne vous defendez pas de vos
preventions, je les connais. Elles ont perce trop brutalement, lorsqu'a
propos de ma theorie tout impersonnelle sur les diamants, vous avez dit
que c'etait un gout de courtisane!

--Mais, au nom du ciel, laissez-moi jurer que je n'ai pas dit cela!

--Vous l'avez pense, et vous avez dit l'equivalent. Ecoutez, je viens de
recevoir ici, de la part de ce juif et par contre-coup de la votre, une
mortelle insulte. Ne croyez pas que le dedain qui me preserve de la
colere me garantisse d'une reelle et profonde douleur...

Je vis, aux rayons de la lune, un ruisseau de larmes briller comme un
flot de perles sur les joues pales de cette charmante femme, et, sans
savoir ce que faisais, encore moins ce que je disais, je tombai a ses
pieds en lui jurant que je la respectais, que je la plaignais, et que
j'etais pret a la venger. Peut-etre en ce moment m'arriva-t-il de lui
dire que je l'aimais. Troubles tous deux, moi de sa douleur, elle de ma
subite emotion, nous fumes quelques instants sans nous entendre l'un
l'autre et sans nous entendre nous-memes.

Elle surmonta ce trouble la premiere, et, repondant a une parole que je
lui repetais pour attenuer ma faute:

--Oui, je le sais, dit-elle, vous etes un enfant; mais, s'il n'y a rien
de genereux comme un enfant qui croit, il n'y a rien de terrible et de
cruel comme un enfant qui doute, et vous etes l'ami, l'_alter ego_ d'un
autre enfant bien plus sceptique et bien plus brutal que vous... Mais je
ne veux me brouiller ni avec l'un ni avec l'autre. Il faut que l'aimable
et douce Paule de Valvedre soit heureuse. Vous etes deja son ami,
puisque vous etes celui de son fiance; ou j'aurais tort contre vous
trois, ou, en me donnant raison contre vous deux, Paule souffrirait.
Permettez donc que je m'explique avec vous, et que je vous dise un peu
qui je suis. Ce sera dit en deux mots. Je suis une personne _accablee,
finie_, inoffensive par consequent. Henri Obernay m'a presentee a vous,
je le sais, comme une plaintive et ennuyeuse creature, mecontente de
tout et accusant tout le monde. C'est sa these, il l'a soutenue devant
moi; car, s'il est mal eleve, il est sincere, et je sais bien que je
n'ai pas en lui un ennemi perfide. Dites-lui que je ne me plains de
personne, et, ceci etabli, fuites-lui part du motif qui m'amenait ici,
vous qui savez et devez taire celui qui va des demain me faire repartir.

--Demain! vous partez demain?

--Oui, si M. Moserwald reste, et je n'ai aucune autorite sur lui.

--Il partira, je vous en reponds!

--Et moi, je vous defends d'epouser ma querelle! De quel droit, s'il
vous plait, pretendriez-vous me compromettre en vous faisant mon
chevalier?

--Mais pourquoi donc voulez-vous partir, mon Dieu? Est-ce que les
outrages de cet homme vous atteignent?

--Oui, l'outrage atteint toujours une veuve dont le mari est vivant.

--Ah! madame, vous etes meconnue et delaissee, je le savais bien, moi!
mais...

--Il n'y a pas de _mais_. Les choses sont ainsi. M. de Valvedre est un
homme infiniment respectable, qui sait tout, excepte l'art de faire
respecter la femme qui porte son nom; mais cette femme sait heureusement
ce qu'elle doit a ses enfants, et, pour se faire respecter elle-meme,
elle n'a qu'un refuge, la retraite et la solitude. Elle y retournera
donc, et, puisque vous savez pourquoi elle y rentre, sachez aussi
pourquoi elle en etait sortie un instant. Il faut que la solitude qu'on
lui a choisie soit au moins a elle, et que personne n'ait le droit de
l'y troubler. Eh bien, je ne me plains pas; mais, cette fois, je
reclame. Mademoiselle Juste de Valvedre m'est une societe antipathique.
Mon mari assure qu'il ne l'a pas placee aupres de moi pour me
surveiller, mais pour servir de chaperon a Paule, et ne pas me
condamner, disait-il, a un role qui n'est pas encore de mon age.
Cependant, mademoiselle Juste de Valvedre s'est faite oppressive et
offensante. J'ai supporte cela cinq ans: je suis au bout de mes forces.
Le moment logique et naturel d'en finir est venu, puisque le mariage de
Paule avec Obernay est resolu, et devait etre celebre au commencement de
l'annee. M. de Valvedre semble l'avoir oublie, et Henri, comme tous les
savants, a beaucoup de patience en amour. Je venais donc dire a mon
mari: "Paule s'ennuie, et, moi, je me meurs de lassitude et de degout.
Mariez Paule, et delivrez-moi de Juste, ou, si Juste doit rester
souveraine dans ma maison, permettez-moi de transporter mes enfants et
mes penates aupres de Paule, a Geneve, ou elle doit demeurer apres son
mariage. Et, si cela ne convient pas a Obernay, laissez-moi chercher ou
fixez-moi une autre retraite, un ermitage dans une thebaide quelconque,
pourvu que je sois delivree de l'autorite tout a fait illegitime d'une
personne que je ne puis aimer." J'esperais, je croyais trouver M. de
Valvedre ici. Il a pris son vol vers les nuages, ou je ne puis
l'atteindre. Je ne voulais pas et je ne veux pas ecrire: ecrire accuse
trop les torts des absents. Je ne veux pas non plus m'expliquer
directement avec Obernay sur le compte de mademoiselle Juste. Il lui est
tres attache et ne manquerait pas de lui donner raison contre moi. Nous
nous froisserions mutuellement, comme cela est arrive deja. Puisque je
ne puis attendre M. de Valvedre ici, je vous charge au moins d'expliquer
a Henri le motif en apparence si inquietant et si mysterieux de mon
voyage. S'il aime Paule, il fera quelque effort pour hater son mariage
et ma delivrance. J'ai dit. Oubliez-moi et portez-vous bien.

En achevant cette explication sur un ton d'enjouement qui refoulait un
profond sanglot, elle me tendit la main et se leva pour me quitter.

Je la retins.

--Je vous jure, m'ecriai-je, que vous ne partirez pas, que vous
attendrez M. de Valvedre ici, et que vous menerez a bien un projet qui
n'a rien que de legitime et de raisonnable. Je vous jure que Moserwald,
s'il ne part pas, n'osera plus lever les yeux sur vous, car Obernay et
moi l'en empecherons. Nous en avons le droit, puisque Obernay va devenir
votre beau-frere, et que je suis son _alter ego_, vous l'avez dit. Notre
devoir est donc de vous defendre et de ne pas meme souffrir qu'on vous
importune. Je vous jure enfin qu'Henri ne prendra pas obstinement le
parti d'une autre personne qui vous deplait et qui ne peut pas avoir
raison contre vous. Henri aime ardemment sa fiancee, je ne crois pas a
la patience qu'il affecte; de grace, madame, croyez en nous, croyez en
moi: je comprends l'honneur que vous venez de me faire eu me parlant
comme a quelqu'un de votre famille, et, des ce jour, je vous suis devoue
jusqu'a la mort.

La chaleur de mon zele ne parut pas effrayer madame de Valvedre: elle
avait pleure, elle etait brisee; elle sembla se laisser aller
instinctivement au besoin de se fier a un ami. Je ne comprenais pas,
moi, qu'une femme si ravissante, si fiere et si douce en meme temps, fut
isolee dans la vie a ce point d'avoir besoin de la protection d'un
enfant qu'elle voyait pour la premiere fois. J'en etais surpris, indigne
contre son mari et sa famille, mais follement heureux pour mon compte.

En la quittant, je me rendis chez Moserwald.

--Eh bien, lui dis-je, ou en sommes-nous? Nous battrons-nous?

--Ah! vous arrivez en fier-a-bras, repondit-il, parce que vous croyez
peut-etre que je reculerais? Vous vous trompez, mon cher, je sais me
battre et je me bats quand il le faut. J'ai eu trop d'aventures de
femmes pour ne pas savoir qu'il faut etre brave a l'occasion; mais il
n'y a pas ici de motif suffisant, et je ne suis pas en colere. J'ai du
chagrin, voila tout. Consolez-moi, ce sera beaucoup plus humain et plus
sage.

--Vous voulez que je vous console?

--Oui, vous le pouvez; dites-moi que vous n'etes pas son amant, et je
garderai l'esperance.

--Son amant! quand je l'ai vue hier pour la premiere fois! Mais pour
quelle femme la prenez-vous donc, esprit corrompu et salissant que vous
etes?

--Vous me dites des injures; vous etes amoureux d'elle! Oui, oui, c'est
clair. Vous vous etes moque de moi; vous m'avez dit que vous la trouviez
laide, vous m'avez offert de me servir..., et j'ai donne dans le
panneau. Ah! comme l'amour rend bete! Vous, cela vous a donne de
l'esprit: c'est la preuve que vous aimez moins que moi!

--Vous avez la pretention d'aimer, vous qui ne connaissez que les voies
de l'infamie, et qui croyez pouvoir acheter l'amour?

--Voila vos exagerations, et je m'etonne qu'un garcon aussi intelligent
que vous comprenne si mal la realite. Comment! c'est outrager une femme
que de la combler de presents et de richesses sans lui rien demander?

--Mais on connait cette maniere de ne rien demander, mon cher! Elle est
a l'usage de tous les nababs impertinents, elle constate une confiance
interieure, une attente tranquille et perfide dont une femme d'honneur
doit s'indigner. C'est une maniere de placer un capital sur la certitude
d'un plaisir personnel et sur l'inevitable lachete de la personne
seduite: beau desinteressement en verite, et, si j'etais femme, j'en
serais singulierement touchee!

Moserwald subit mon indignation avec une douceur etonnante. Assis devant
une table, la tete dans ses mains, il paraissait reflechir. Quand il
releva la tete, je vis avec la plus grande surprise qu'il pleurait.

--Vous m'avez fait du mal, dit-il, beaucoup de mal; mais je ne vous en
veux pas. J'ai merite tout cela par mon manque d'esprit et d'education.
Que voulez-vous! je n'ai jamais fait la cour a une femme si haut placee,
moi, et ce que j'imagine de plus _artiste_ et de plus delicat est
precisement ce qui l'offense le plus..., tandis que vous... avec rien,
avec des airs et des paroles, vous qui ne la connaissez que d'hier et
qui ne l'aimez certainement pas comme je l'aime, moi, depuis deux
ans..., car il y a deux ans, oui, deux ans que j'en suis malade, que
j'en deviens fou chaque fois que je la rencontre!... J'en perds
l'esprit, entendez-vous, mon cher? Et je vous le dis, a vous, mon rival,
destine a me supplanter parce que vous avez pour vous la musique du
sentiment, et que les femmes les plus sensees se laissent endormir par
cette musique-la... Cela ne les amuse pas toujours, mais cela flatte
leur vanite quelquefois plus que les parures et que le bonheur. Eh bien,
je le repete, je ne vous en veux pas. C'est votre droit, et, si vous
m'en voulez de ce que j'ai fait, vous manquez d'esprit. Nous ne nous
devons rien l'un a l'autre, n'est-ce pas? nous n'avons donc pas de
motifs pour nous hair. Au fond, je vous aime, je ne sais pas pourquoi;
un instinct, un caprice d'esprit, peut-etre une idee romanesque, parce
que vous aimez la meme femme que moi, et que nous devons nous retrouver
plus d'une fois emboitant le pas derriere elle. Qui sait? nous serons
peut-etre econduits tous deux, et peut-etre aussi vous d'abord..., moi
plus tard... Enfin je n'y renonce pas, vous voyez! Je vous le
promettrais que je mentirais, et je suis la franchise meme. Je pars
demain matin; c'est ce que vous desirez? Je le desire egalement. Votre
Obernay m'ennuie, et cette belle-soeur me gene. Adieu donc, mon
tres-cher, et au revoir... Ah! attendez! vous etes pauvre, et vous
croyez qu'on peut se passer d'argent en amour. Grave erreur! il vous en
faut, ou il vous en faudra bientot, ne fut-ce que pour payer une chaise
de poste au besoin! Voila mon blanc-seing. Donnez-le n'importe ou, a
n'importe quel banquier,... on vous comptera la somme que vous jugerez
necessaire. Je m'en rapporte a votre delicatesse et a votre discretion!
Direz-vous a present que les juifs n'ont rien de bon?

Je lui saisis le bras au moment ou il me presentait sa signature, qu'il
venait de tracer rapidement avec quelques mots d'argot financier sur une
feuille de papier blanc. Je le forcai de remettre cela sur la table sans
que mes mains y eussent touche.

--Un instant! lui dis-je; avant de nous quitter, je veux savoir, je veux
comprendre l'etrangete de votre conduite. Je ne me paye pas de paroles
vagues, et je ne vous crois pas fou. Vous me prenez pour un rival, pour
un rival heureux qui plus est, et vous voulez me fournir les moyens qui,
selon vous, me sont necessaires pour assouvir ma passion! Quel est ce
calcul? Repondez, repondez, ou je prendrai pour une grave injure l'offre
que vous me faites, car je perds patience, je vous en avertis.

Je parlais avec tant de fermete, que Moserwald se deconcerta. Il resta
pensif un instant; puis il repondit, avec un beau et franc sourire qui
me le montra sous un jour nouveau, tout a fait inexplicable.

--Vous ne le devinez pas, enfant, mon calcul? C'est que vous voulez voir
un calcul ou il n'y en a pas! C'est un elan et une inspiration tellement
naturels...

--Vous voulez acheter ma reconnaissance?

--Precisement, et cela pour que vous ne parliez pas de moi avec aversion
et mepris a cette femme que j'aime... Vous refusez mes services?
N'importe! vous ne pourrez pas oublier avec quelle courtoisie je vous
les ai offerts, et un jour viendra ou vous les reclamerez.

--Jamais! m'ecriai-je indigne.

--Jamais? reprit-il. Dieu lui-meme ne connait pas ce mot-la; mais, pour
le moment, je m'en empare: c'est un aveu de plus de votre amour!

Je sentis que, quelle que fut mon attitude, legere ou serieuse, je
n'aurais pas le dernier mot avec cet homme bizarre, tetu autant que
souple, et naif autant que ruse. Je brulai devant lui son blanc-seing;
mais je ne sais avec quel art il tourna la fin de notre entretien. Il
est de fait qu'en le quittant je m'apercus qu'il m'avait force de le
remercier, et que, venu la en humeur de le battre, je m'en allais en
touchant la main qu'il me tendait.

Il partit au point du jour, laissant notre hote et tous les gens de la
maison et du village enthousiasmes de sa generosite. Il n'eut pas fait
bon le traiter de juif devant eux; je crois qu'on nous eut lapides.

Je ne saurais dire si je dormis mieux cette nuit-la que les precedentes.
Je crois qu'a cette epoque j'ai du passer des semaines entieres sans
sommeil et sans en sentir le besoin, tant la vie s'etait concentree dans
mon imagination. Le lendemain, Paule et Obernay vinrent dejeuner dans la
salle basse avec Alida. Ils avaient force madame de Valvedre a une
explication qui, contrairement aux previsions de celle-ci, n'avait amene
aucun orage. Il est bien vrai qu'Henri avait defendu le caractere et les
intentions de mademoiselle Juste; mais Paule avait tout apaise en
declarant que sa soeur ainee avait outre-passe son mandat, qu'au lieu de
se borner a soulager madame de Valvedre des soins de la famille et du
menage, elle avait usurpe une autorite qui ne lui appartenait pas, en un
mot qu'Alida avait raison de se plaindre, et qu'elle-meme avait souffert
une certaine persecution tres-injuste et tres-facheuse pour avoir voulu
defendre les droits de la veritable mere de famille.

Obernay n'aimait pas Alida, et il aimait encore moins que sa fiancee
prit parti pour elle; mais il craignait avant tout d'etre injuste, et,
en presence de cet interieur trouble, il jugea fort sainement qu'il
fallait ceder sous peine d'exasperer. Puis, la question de son prochain
mariage se trouvant soulevee par l'incident, il eprouva tout a coup une
vive reconnaissance pour madame de Valvedre, et passa dans son camp avec
armes et bagages. Si botaniste qu'il fut, il etait homme et amoureux.
Quelques mots de lui, pendant qu'on servait le dejeuner, me mirent au
courant de ce qui s'etait passe la veille au soir apres ma sortie, et de
ce qui avait ete decide le matin meme apres la nouvelle du depart de
Moserwald. On devait attendre a Saint-Pierre le retour de Valvedre, afin
de lui soumettre le voeu commun, a savoir le prochain mariage de Paule
et l'expulsion a l'amiable de mademoiselle Juste. Cette derniere mesure,
venant de l'initiative apparente du chef de la famille, ne pouvait
manquer d'etre a la fois absolue et douce dans la forme.

Le sejour d'Alida a Saint-Pierre pouvait donc durer huit jours, quinze
jours, peut-etre davantage. M. de Valvedre avait mis dans ses previsions
qu'il redescendrait peut-etre la montagne par le versant qui nous etait
oppose, et que, la, renouvelant ses provisions et ses guides, il
recommencerait l'ascension d'un autre cote, si ses premiers efforts
n'avaient pas abouti. Quels souhaits je fis des lors pour l'insucces de
l'exploration scientifique! Alida semblait calmee et presque gaie de ce
campement dans la montagne. Elle me parlait avec douceur et abandon,
elle me souffrait aupres d'elle. J'etais assis a la meme table. Elle
projetait une promenade, et ne me defendait pas de l'accompagner.
J'etais tout espoir et tout bonheur, en meme temps que la douleur de
l'avoir offensee un instant restait en moi comme un remords.

Il y a un langage mysterieux entre les ames qui se cherchent. Ce langage
n'a meme pas besoin du regard pour persuader; il est completement
inappreciable aux yeux comme aux oreilles des indifferents; mais il
traverse le milieu obscur et borne des perceptions physiques, il
embrasse je ne sais quels fluides, il va d'un coeur a l'autre sans se
soumettre aux manifestations exterieures. Alida me l'a dit souvent
depuis. Des cette matinee, ou je ne songeai pas a lui exprimer mon
repentir et ma passion par un seul mot, elle se sentit adoree, et elle
m'aima. Je ne lui fis point de _declaration_, elle ne me fit point
d'_aveux_, et pourtant, le soir de ce jour-la, nous lisions dans la
pensee l'un de l'autre et nous tremblions de la tete aux pieds quand,
malgre nous, nos regards se rencontraient.

A la promenade, je ne la quittai pas d'un instant. Elle etait
mediocrement marcheuse, et, ne se resignant pas a emprisonner ses petits
pieds dans de gros souliers, elle s'en allait, adroite, insouciante,
mais vite meurtrie et fatiguee, a travers les pierres de la montagne et
les galets du torrent, avec ses bottines minces, son ombrelle dans une
main, un gros bouquet de tleurs sauvages dans l'autre, et laissant sa
robe s'accrocher a tous les obstacles du chemin. Obernay allait devant
avec Paule, emportes tous deux par une ardeur d'herborisation effrenee;
puis ils faisaient de longues pauses pour comparer, choisir et parer les
echantillons qu'ils emportaient. Nous n'avions pas de guide; Henri nous
en dispensait. Il me confiait madame de Valvedre, heureux de n'avoir pas
a se preoccuper d'elle et de pouvoir etre tout entier a son intrepide et
infatigable eleve.

--Suivez-nous ou devancez-nous, m'avait-il dit; il suffit que vous ne
nous perdiez pas de vue. Je ne vous menerai pas dans des endroits
dangereux. Pourtant surveille un peu madame de Valvedre, elle est fort
distraite et ne doute de rien.

J'avais eu, moi, l'infame hypocrisie de lui dire que j'etais la victime
de la journee et que j'aimerais bien mieux herboriser a ma maniere,
c'est-a-dire errer et contempler a ma guise, que d'accompagner cette
belle dame nonchalante et fantasque.

--Prends patience pour aujourd'hui, avait repondu Obernay; demain, nous
arrangerons cela autrement. Nous lui donnerons un mulet et un guide.

Candide Obernay!

Je fis si bien, que ces quatre heures de promenade furent un tete-a-tete
ininterrompu avec Alida. Quand nos compagnons s'arretaient, je la
faisais marcher, afin, disais-je, de n'avoir pas a se presser pour les
rejoindre quand ils reprendraient les devants, et, quand nous avions un
peu d'avance, je l'invitais a se reposer jusqu'a ce que nous les
vissions se remettre en marche. Je ne lui disais rien. J'etais aupres
d'elle ou autour d'elle comme un chien de garde, ou plutot comme un
esclave intelligent occupe a ecarter les epines et les cailloux de son
chemin. Si elle regardait un brin d'herbe sur le revers du rocher, je
m'elancais, au risque de me tuer, pour le lui rapporter en un clin
d'oeil. Je tenais son ombrelle quand elle etait assise, je debarrassais
son echarpe des brins de mousse qu'elle avait ramasses en frolant les
sapins; je lui trouvais des fraises la ou il n'y en avait pas; je crois
que j'aurais fait fleurir des camellias sur le glacier. Et je prenais
tous ces soins classiques, je lui rendais tous ces hommages, aujourd'hui
passes de mode et des lors assez rebattus, avec une ivresse de bonheur
qui m'empecha d'etre ridicule. Elle essaya bien d'abord de s'en moquer;
mais, voyant que je me livrais tout entier a son dedain et a son ironie
sans me plaindre et sans me decourager, elle devint serieuse, et je
sentis qu'a chaque instant elle s'attendrissait.

Le soir, dans sa chambre, apres le depart des fusees qui nous
signalerent l'expedition dans une region moins elevee que la veille,
mais plus eloignee au flanc de la montagne, elle reprit sa broderie, et
les fiances reprirent leur etude. Je m'assis aupres d'elle et lui offris
de lui faire la lecture a voix basse.

--Je veux bien, dit-elle avec douceur en me montrant mon volume de
poesies sur son gueridon. J'ai tout lu, mais les vers se laissent
relire.

--Non, pas ceux-ci! ils sont mediocres.

--Ils sont jeunes, ce n'est pas la meme chose. N'avons-nous pas fait
hier le panegyrique de la jeunesse?

--Il y a jeunesse et jeunesse, celle qui attend l'amour et celle qui
l'eprouve. La premiere parle beaucoup pour ne rien dire, la seconde ne
dit rien et comprend l'infini.

--Voyons toujours le reve de la premiere!

--Soit! On pourra s'en moquer, n'est-ce pas?

--Non! je prends l'enfant sous ma protection. J'ai lu, dans les dix
lignes de la preface, que l'auteur n'avait que vingt ans. A propos,
croyez-vous qu'il les ait encore?

--Le livre est date de 1832; mais c'est egal, si vous voulez que
l'auteur n'ait pas vieilli...

--Quel age avez-vous donc, vous?

--Je n'en sais rien; j'ai l'age que Votre Majeste voudra.

Je retrouvais le courage de plaisanter, parce que je voyais Obernay
m'ecouter d'une oreille. Quand il crut s'etre convaincu que je n'avais
que des riens a echanger avec cette femme reputee par lui frivole, il
n'ecouta plus; mais alors je ne trouvai plus rien a dire, l'emotion me
prit a la gorge, et je sentis qu'il me serait impossible de lire une
page. Alida s'en apercut bien, et, reprenant le livre:

--Je vois, dit-elle, que vous meprisez beaucoup mon petit poete; moi,
sans l'admirer precisement, je l'aimais. Puisque vous faites si peu de
cas de l'ingenuite romanesque, je ne vous le rendrai pas, je vous en
avertis. Est-ce que vous le connaissez, ce garcon-la?

--Il est anonyme.

--Ce n'est pas une raison.

--C'est vrai. Je peux parler de lui sans le compromettre et vous dire ce
qu'il est devenu. Il est reste anonyme et ne fait plus de vers.

--Ah! mon Dieu! est-ce qu'il est devenu savant? dit-elle en baissant la
voix et comme penetree d'effroi.

--Vous detestez donc bien la science? repris-je en baissant la voix
aussi. Oh! ne vous genez pas, je ne sais rien au monde!

--Vous avez bien raison; mais je ne peux rien dire ici. Nous parlerons
de cela demain a la promenade.

--Nous parlerons! je ne crois pas!

--Pourquoi? Voyons, dit-elle en s'efforcant de faire envoler en paroles
l'emotion qui m'accablait et qu'elle ne voulait plus subir en depit
d'elle-meme, pourquoi ne nous sommes-nous rien dit aujourd'hui? Moi, je
suis taciturne, mais c'est par timidite. Une ignorante qui a vecu dix
ans avec des oracles a du prendre l'habitude de se taire; mais vous?
Allons, puisque vous n'etes en train ni de lire ni de causer, vous
devriez me faire un peu de musique... Non? Je vous en prie!

Madame de Valvedre, je l'ai su plus tard, etait une seduisante enfant
qu'il fallait toujours occuper et distraire pour l'arracher a une
melancolie profonde. Elle sentait si bien ce besoin, qu'elle allait
quetant les soins et les attentions avec une naivete desoeuvree qui la
faisait paraitre tantot coquette, tantot voluptueuse. Elle n'etait ni
l'un ni l'autre. L'ennui et le besoin d'emotions etaient les mobiles de
toute sa conduite, dirai-je aussi de ses attachements?... Je ne sus pas
resister a sa priere et j'obtins seulement la permission de faire de la
musique a distance. Place au bout de la galerie, je fis chanter mon
hautbois comme une voix de la nuit. Le bruit des cascades de la
montagne, la magie du clair de lune aiderent au prestige; Alida fut
vivement emue, les fiances eux-memes m'ecouterent avec interet. Quand je
rentrai, le bon Obernay m'accabla d'eloges; la candide Paule aussi se
fit la complice de mon succes. Madame de Valvedre ne me dit rien; elle
dit aux autres a demi-voix--mais je l'entendis bien--que j'avais le
talent le plus sympathique qu'elle eut encore rencontre.

Que se passa-t-il durant les deux jours qui suivirent? Je n'eus pas la
hardiesse de me declarer et je fus compris; je tremblais d'etre repousse
si je parlais. Mon ingenuite etait grande: on lisait clairement dans mon
coeur, et on se laissait adorer.

Le troisieme jour, Obernay me prit a l'ecart apres le depart des fusees.

--Je suis inquiet et je pars, me dit-il; le signal que je viens
d'expliquer a ces dames comme n'annoncant rien de facheux etait presque
un signal de detresse. Valvedre est en peril; il ne peut ni monter ni
descendre, et le temps menace. Pour rien au monde, il ne faut inquieter
Paule ni avertir Alida; elles voudraient me suivre, ce qui rendrait tout
impossible. Je viens d'inventer une migraine, et je suis cense me
retirer pour dormir; mais je me mets en route sur l'heure avec les
guides, qui, par mon ordre, sont toujours prets. Je marcherai toute la
nuit, et, demain, j'espere rejoindre l'expedition dans l'apres-midi. Tu
le sauras, s'il m'est possible de t'envoyer une fusee dans la soiree. Si
tu ne vois rien, il n'y aura rien a dire, rien a faire; tu t'armeras de
courage en te disant que ce n'est pas une preuve de desastre, mais que
la provision de pieces d'artifice est epuisee ou endommagee, ou bien
encore que nous sommes dans un pli de terrain qui ne nous permet pas
d'etre vus d'ici. Quoi qu'il arrive, reste aupres de ces deux femmes
jusqu'a mon retour, ou jusqu'a celui de Valvedre... ou jusqu'a une
nouvelle quelconque...

--Je vois, lui dis-je, que tu n'es pas sur de revenir! Je veux
t'accompagner!

--N'y songe pas, tu ne ferais que me retarder et compliquer mes
preoccupations. Tu es necessaire ici. Au nom de l'amitie, je te demande
de me remplacer, de proteger ma fiancee, de soutenir son courage au
besoin... de lui donner patience, si, comme je l'espere, il ne s'agit
que de quelques jours d'absence, enfin d'aider madame de Valvedre a
rejoindre ses enfants, si...

--Allons, ne croyons pas au malheur! Pars vite, c'est ton devoir; je
reste, puisque c'est le mien.

Il fut convenu que, le lendemain matin, j'expliquerais l'absence d'Henri
en disant qu'il avait recu un message de M. de Valvedre, lequel
l'envoyait faire des observations sur une montagne voisine; que, pour la
suite, j'inventerais au besoin d'autres pretextes de son absence en
m'inspirant des circonstances qui pourraient se presenter.

J'entrais donc dans le poeme de l'amour heureux sous les plus funebres
auspices. J'avoue que je m'inquietais mediocrement de M. de Valvedre. Il
suivait sa destinee, qui etait de preferer la science a l'amour ou tout
au moins au bonheur domestique; il y risquait, par consequent, son
honneur conjugal et sa vie. Soit! c'etait son droit, et je ne voyais pas
pourquoi je l'aurais plaint ou epargne; mais Obernay m'etait un grave
sujet d'effroi et de tristesse. J'eus beaucoup de peine a paraitre calme
en expliquant son depart. Heureusement, mes compagnes furent aisement
dupes. Alida etait plutot portee a se plaindre des perilleuses
excursions de son mari qu'a s'en tounnenter. Il etait facile de voir
qu'elle etait humiliee d'avoir perdu l'ascendant qui l'avait retenu
plusieurs annees dans son menage. Elle ne paraissait plus en souffrir
pour son propre compte, mais elle en rougissait devant le inonde. Quant
a Paule, elle croyait si religieusement a la confiance et a la sincerite
d'Obernay, qu'elle combattit bravement un premier mouvement d'inquietude
en disant:

--Non, non! Henri ne m'eut pas trompee. Si mon frere etait en danger, il
me l'eut dit. Il n'eut pas doute de mon courage, il n'eut laisse a nul
autre que moi le soin de soutenir celui de ma belle-soeur.

Le temps etait brouille, on ne sortit pas ce jour-la. Paule travailla
dans sa chambre; malgre l'air humide et froid, Alida passa l'apres-midi
assise sur la galerie, disant qu'elle etouffait dans ces pieces ecrasees
par un plancher bas. J'etais a ses cotes, et ne pouvais douter qu'elle
ne se pretat au tete-a-tete; j'eusse ete enivre la veille de tant de
bontes, mais j'etais mortellement triste en songeant a Obernay, et je
faisais de vains efforts pour me sentir heureux. Elle s'en apercut, et,
sans songer a deviner la verite, elle attribua mon abattement a la
passion contenue par la crainte. Elle me pressa de questions imprudentes
et cruelles, et ce que je n'eusse pas ose lui dire dans l'ivresse de
l'esperance, elle me l'arracha dans la fievre de l'angoisse; mais ce
furent des aveux amers et remplis de ces injustes reproches qui
trahissent le desir plus que la tendresse. Pourquoi voulait-elle lire
dans mon coeur trouble, si le sien, qui paraissait calme, n'avait a
m'offrir qu'une pitie sterile?

Elle ne fut pas blessee de mes reproches.

--Ecoutez, me dit-elle, j'ai provoque cet abandon de votre part, vous
allez savoir pourquoi, et, si vous m'en savez mauvais gre, je croirai
que vous n'etes pas digne de ma confiance. Depuis le premier jour ou
nous nous sommes vus, vous avez pris vis-a-vis de moi une attitude
douloureuse, impossible. On m'a souvent reproche d'etre coquette; on
s'est bien trompe, puisque la chose que je crains et que je hais le
plus, c'est de faire souffrir. J'ai inspire plusieurs fois, je ne sais
pourquoi ni comment, des passions subites, je devrais plutot dire des
fantaisies ardentes, offensantes meme... Il en est pourtant que j'ai du
plaindre, ne pouvant les partager. La votre...

--Tenez, m'ecriai-je, ne parlez pas de moi: vous me calomniez, ne
pouvant me comprendre! Il est possible que vous soyez douce et bonne,
mais vous n'avez jamais aime!

--Si fait, reprit-elle: j'ai aime... mon mari! mais ne parlons pas
d'amour, il n'est pas question de cela. Ce n'est pas de l'amour que vous
avez pour moi! Oh! restez la, et laissez-moi tout vous dire. Vous
subissez une tres-vive emotion aupres de moi, je le vois bien. Votre
imagination s'est exaltee, et vous me diriez que vous etes capable de
tout pour m'obtenir, que je ne vous contredirais pas. Chez les hommes,
ces sortes de vouloirs sont aveugles; mais croyez-vous que la force de
votre desir vous cree un merite quelconque? dites, le croyez-vous? Si
vous le croyez, pourquoi refuseriez-vous a M. Moserwald un droit egal a
ma bienveillance?

Elle me faisait horriblement souffrir. Elle avait raison dans son dire;
mais n'avais-je pas raison, moi aussi, de trouver cette froide sagesse
bien tardive apres trois jours de confiance perfide et de muet
encouragement? Je m'en plaignis avec energie; j'etais outre et pret a
tout briser, dusse-je me briser moi-meme.

Elle ne s'offensa de rien. Elle avait de l'experience et peut-etre
l'habitude de scenes semblables.

--Tenez, reprit-elle quand j'eus exhale mon depit et ma douleur, vous
etes malheureux dans ce moment-ci; mais je suis plus a plaindre que
vous, et c'est pour toute la vie... Je sens que je ne guerirai jamais du
mal que vous me faites, tandis que vous...

--Expliquez-vous! m'ecriai-je en serrant ses mains dans les miennes avec
violence. Pourquoi souffririez-vous a cause de moi?

--Parce que j'ai un reve, un ideal que vous contristez, que vous brisez
affreusement! Depuis que j'existe, j'aspire a l'amitie, a l'amour vrai;
je peux dire ce mot-la, si celui d'amitie vous revolte. Je cherche une
affection a la fois ardente et pure, une preference absolue, exclusive,
de mon ame pour un etre qui la comprenne et qui consente a la remplir
sans la dechirer. On ne m'a jamais offert qu'une amitie pedante et
despotique, ou une passion insensee, pleine d'egoisme ou d'exigences
blessantes. En vous voyant... oh! je peux bien vous le dire, a present
que vous l'avez deja meprisee et refoulee en moi, j'ai senti pour vous
une sympathie etrange..., perfide, a coup sur! J'ai reve, j'ai cru me
sentir aimee; mais, des le lendemain, vous me haissiez, vous
m'outragiez... Et puis vous vous repentiez aussitot, vous demandiez
pardon avec des larmes, j'ai recommence a croire. Vous etiez si jeune et
vous paraissiez si naif! Trois jours se sont passes, et... voyez comme
je suis coquette et rusee! je me suis sentie heureuse et je vous le dis!
Il me semblait avoir enfin rencontre mon ami, mon frere..., mon soutien
dans une vie dont vous ne pouvez deviner les souffrances et les
amertumes!... Je m'endormais tranquille, insensee. Je me disais "C'est
peut-etre enfin _lui_ qui est la!" Mais, aujourd'hui, je vous ai vu
sombre et charge d'ennuis a mes cotes. La peur m'a prise, et j'ai voulu
savoir... A present, je sais, et me voila tranquille, mais morne comme
le chagrin sans remede et sans espoir. C'est une derniere illusion qui
s'envole, et je rentre dans le calme de la mort.

Je me sentis vaincu, mais aussi j'etais brise. Je n'avais pas prevu les
suites de ma passion, ou du moins je n'avais reve qu'une succession de
joies ou de douleurs terribles, auxquelles je m'etais vaillamment
soumis. Alida me montrait un autre avenir tout a fait inconnu et plus
effrayant encore. Elle m'imposait la tache d'adoucir son existence
brisee et de lui donner un peu de repos et de bonheur au prix de tout
mon bonheur et de tout mon repos. Si elle voulait sincerement m'eloigner
d'elle, c'etait le plus habile expedient possible. Epouvante, je gardai
un cruel silence en baissant la tete.

--Eh bien, reprit-elle avec une douceur qui n'etait pas sans melange de
dedain, vous voyez! j'ai bien compris, et j'ai bien fait de vouloir
comprendre: vous ne m'aimez pas, et l'idee de remplir envers moi un
devoir de coeur vous ecrase comme une condamnation a mort! Je trouve
cela tout simple et tres-juste, ajouta-t-elle en me tendant la main avec
un doux et froid sourire, et, comme vous etes trop sincere pour essayer
de jouer la comedie, je vois que je peux vous estimer encore. Restons
amis. Je ne vous crains plus, et vous pouvez cesser de vous craindre
vous-meme. Vous aurez la vie triomphante et facile des hommes qui ne
cherchent que le plaisir. Vous etes dans le reel et dans le vrai, n'en
soyez pas humilie. L'_anonyme_ ne fait plus de vers, m'avez-vous dit: il
a bien raison, puisque la poesie l'a quitte! Il lui reste une honnete
mission a remplir, celle de ne tromper personne.

C'etait la une sorte d'appel a mon honneur, et l'idee ne me vint pas que
je pusse etre indigne meme de la froide estime accordee comme un
pis-aller. Je n'essayai ni de me justifier ni de m'excuser. Je restai
muet et sombre. Alida me quitta, et bientot je l'entendis causer avec
Paule sur un ton de tranquillite apparente.

Mon coeur se brisa tout a coup. C'en etait donc fait pour toujours de
cette vie ardente a laquelle j'etais ne depuis si peu de jours, et qui
me semblait deja l'habitude normale, le but, la destinee de tout mon
etre? Non! cela ne se pouvait pas! Tout ce qu'Alida m'avait dit pour
refouler ma passion, pour me faire rougir de mes aspirations violentes,
ne servait qu'a en raviver l'intensite.

--Egoiste, soit! me disais-je; l'amour peut-il etre autre chose qu'une
expansion de personnalite irresistible? Si elle m'en fait un crime,
c'est qu'elle ne partage pas mon trouble. Eh bien, je ne saurais m'en
offenser. J'ai manque d'initiative, j'ai ete maladroit: je n'ai su ni
parler ni me taire a propos. Cette femme exquise, blasee sur les
hommages rendus a sa beaute, m'a pris pour un enfant sans coeur et sans
force morale, capable de l'abandonner au lendemain de sa defaite. C'est
a moi de lui prouver maintenant que je suis un homme, un homme positif
en amour. Il est vrai, mais susceptible de devouement, de reconnaissance
et de fidelite. Donnons-lui confiance en acceptant a titre d'epreuve
tous les sacrifices qu'il lui plaira de m'imposer. C'est a moi de la
persuader peu a peu, de fasciner sa raison, d'attendrir son coeur et de
lui faire partager le delire qui me possede.

Je me jurai de ne pas etre hypocrite, de ne me laisser arracher aucune
promesse de vertu irrealisable, et de faire simplement accepter ma
soumission comme une marque de respectueuse patience. J'ecrivis quelques
mots au crayon sur une page de carnet:

"Vous avez mille fois raison; je n'etais pas digne de vous. Je le
deviendrai, si vous ne m'abandonnez pas au desespoir."

Je rentrai chez elle sous le pretexte de reprendre un livre, je lui
glissai le billet presque sous les yeux de Paule, et je retournai sur la
galerie, ou la reponse ne se fit pas attendre. Elle vint me l'apporter
elle-meme en me tendant la main avec un regard et un sourire ineffables.

--Nous essayerons! me dit-elle.

Et elle s'enfuit en rougissant.

J'etais trop jeune pour suspecter la sincerite de cette femme, et en
cela j'etais plus clairvoyant que ne l'eut ete l'experience, car cette
femme etait sincere. Elle avait besoin d'aimer, elle aimait, et elle
cherchait le moyen de concilier le sentiment de sa fierte avec les elans
de son coeur avide d'emotions. Elle se refugiait dans un _mezzo termine_
ou la vertu n'eut pas vu bien clair, mais ou la pudeur alarmee pouvait
s'endormir quelque temps. Elle m'aidait a la tromper, et nous nous
trompions l'un l'autre en nous persuadant que la loyaute la plus stricte
presidait a ce contrat perfide et boiteux. Tout cela m'entrainait dans
un abime. Je debutais dans l'amour par une sorte de parjure; car, en me
vouant a une vertu de passage dont j'etais avide de me depouiller,
j'etais plus coupable que je ne l'avais ete jusque-la en m'abandonnant a
une passion sans frein, mais sans arriere-pensee.

Il ne me fut pas permis de m'en apercevoir suffisamment pour m'en
preserver. A partir de ce moment, Alida, exaltee par une reconnaissance
que j'etais loin de meriter, m'enivra de seductions invincibles. Elle se
fit tendre, naive, confiante jusqu'a la folie, simple jusqu'a
l'enfantillage, pour me dedommager des privations qu'elle m'imposait. Sa
grace et son abandon lui creerent des perils inouis avec lesquels elle
se joua comme si elle pouvait les ignorer. Sans doute, il y a un grand
charme dans ces souffrances de l'amour contenu qui attend et qui espere.
Elle en exaspera pour moi les delices et les angoisses. Elle fut
passionnement coquette avec moi, ne s'en cachant plus et disant que cela
etait permis a une femme qui aimait eperdument et qui voulait donner a
son amant tout le bonheur conciliable avec sa pudeur et ses devoirs:
etrange sophisme, ou elle puisait effectivement pour son compte tout le
bonheur dont elle etait susceptible, mais dont les acres jouissances
deterioraient mon ame, annulaient ma conscience et fletrissaient ma foi!

Deux jours se passerent sans que j'eusse aucun signal de la montagne,
aucune nouvelle d'Obernay. Cette mortelle inquietude me rendit plus apre
au bonheur, et le remords ajoutait encore a l'etourdissement de mes
coupables joies. Le soir, seul dans ma chambre, je frissonnais a l'idee
qu'en ce moment peut-etre Obernay et Valvedre, ensevelis sous les
glaces, exhalaient leur dernier souffle dans une etreinte supreme! Et
moi, j'avais pu oublier mon ami pendant des heures entieres aupres d'une
femme qui me couvait d'un celeste regard de tendresse et de beatitude,
sans pressentir le destin qui pesait sur elle et qui peut-etre la
faisait veuve en cet instant-la! Je me sentais alors baigne d'une sueur
froide, j'avais envie de m'elancer dans la nuit pour courir a la
recherche d'Obernay; il y avait des moments ou, en songeant que je
trompais Valvedre, un agonisant peut-etre, un martyr de la science, je
me sentais lache et me faisais l'effet d'un assassin.

Enfin je recus une lettre d'Obernay.

"Tout va bien, me disait-il. Je n'ai pu encore rejoindre Valvedre; mais
je sais qu'il est a B***, a six lieues de moi, et qu'il est en bonne
sante. Je me repose quelques heures et je cours aupres de lui. J'espere
le decider a s'en tenir la et le ramener a Saint-Pierre, car la
tourmente a envahi les hautes neiges, et les dangers qu'il a courus pour
en sortir seraient aujourd'hui insurmontables. Tu peux maintenant dire
la verite a ces dames et les exhorter a la patience. Dans deux ou trois
jours, nous serons tous reunis."

En apprenant que Valvedre avait ete en grand peril, en devinant, a
travers le silence d'Obernay sur son propre compte, que lui-meme avait
du courir des dangers serieux, Paule, a qui je fis part de la lettre,
eut un tremblement nerveux assez violent et me serra la main en silence.

--Courage, lui dis-je, ils sont sauves! La fiancee d'un savant doit etre
une femme forte et s'habituer a souffrir.

--Vous avez raison, repondit la brave enfant en essuyant de grosses
larmes qui vinrent a propos la soulager; oui, oui, il faut du courage:
j'en aurai! Songeons a ma belle-soeur: que lui dirons-nous? Elle n'est
pas forte; depuis quelques jours surtout, elle est tres-nerveuse et
tres-agitee. Elle ne dort pas. Laissez-moi la lettre, je ne la lui
montrerai qu'apres l'avoir convenablement avertie.

--Elle est donc bien attachee a son mari? m'ecriai-je etourdiment.

--En doutez-vous? reprit Paule etonnee de mon exclamation.

--Non certes; mais...

--Mais si, vous en doutez! Ah! vous n'avez pas traverse Geneve sans
entendre quelque calomnie sur le compte de la pauvre Alida! Eh bien,
repoussez tout cela de votre pensee. Alida est bonne, elle a du coeur. A
beaucoup d'egards, c'est une enfant; mais elle est juste, et elle sait
apprecier le meilleur des hommes. Il est si bon pour elle! Si vous les
aviez vus un instant ensemble, vous sauriez tout de suite a quoi vous en
tenir sur leur pretendue desunion. Tant d'egards mutuels, tant de
deferences exquises et de delicates attentions ne se retrouvent pas
entre gens qui ont des reproches serieux a se faire. Il y a entre eux
des differences de gouts et d'opinions, cela est certain; mais, si c'est
la un malheur reel dans la vie conjugale, il y a aussi dans les motifs
serieux d'affection reciproque des compensations suffisantes. Ceux qui
accusent mon frere de froideur sont injustes et mal informes; ceux qui
accusent sa femme d'ingratitude ou de legerete sont des mechants ou des
imbeciles.

Quelle que put etre l'ingenuite optimiste de Paule, ses paroles me
firent une vive impression. Je me sentis partage entre une violente
jalousie naissante contre cet epoux si parfait, si respecte, et une
sorte de blame amer contre la femme qui cherchait ailleurs attachement
et protection. Ce furent les premieres atteintes du mal implacable qui
devait me torturer plus tard. Quand je revis Alida, sa figure alteree
sembla confirmer les assertions de sa belle-soeur; elle avait ete
bouleversee et semblait attendre avec impatience le retour de son mari.
J'en pris une humeur feroce, et, comme le temps s'etait adouci et que
nous nous promenions au bord du torrent, Paule s'eloignant souvent avec
le guide pour chercher des plantes et satisfaire son ardeur de
locomotion, je pressai madame de Valvedre de questions aigres et de
reflexions desesperees. Elle se vit alors entrainee et comme forcee a me
parler de son mari, de son interieur, et a me raconter sa vie.

--J'ai passionnement aime M. de Valvedre, dit-elle. C'est la seule
passion de ma vie. Paule vous a dit qu'il etait parfait: eh bien, oui,
elle a raison, il est parfait. Il n'a qu'un defaut, il n'aime pas. Il ne
peut, ni ne sait, ni ne veut aimer. Il est superieur aux passions, aux
souffrances, aux orages de la vie. Moi, je suis une femme, une vraie
femme, faible, ignorante, sans valeur aucune. Je ne sais qu'aimer. Il
fallait me tenir compte de cela et ne pas me demander autre chose. Ne le
savait-il pas, lorsqu'il m'epousa, que je n'avais ni connaissances
serieuses, ni talents distingues? Je n'avais pas voulu me farder, et
c'eut ete bien en vain que je l'eusse tente avec un homme qui sait tout.
Je lui plus, il me trouva belle, il voulut etre mon mari afin de pouvoir
etre mon amant. Voila tout le mystere de ces grandes affections
auxquelles une jeune fille sans experience est condamnee a se laisser
prendre. Certes, l'homme qui la trompe ainsi n'est pas coupable de
dissimulation. Aveugle, il se trompe lui-meme, et son erreur porte le
chatiment avec elle, puisque cet homme s'enchaine a jamais, sauf a s'en
repentir plus tard. Valvedre s'est repenti a coup sur: il me l'a cache
aussi bien que possible; mais je l'ai devine, et j'en ai ete
mortellement humiliee. Apres beaucoup de souffrances, l'orgueil froisse
a tue l'amour dans mon coeur. Nous n'avons donc ete coupables ni l'un ni
l'autre. Nous avons subi une fatalite. Nous sommes assez intelligents,
assez equitables, pour l'avoir reconnu et pour n'avoir point nourri
d'amertume l'un contre l'autre. Nous sommes restes amis, frere et soeur,
muets sur le passe, calmes dans le present et resignes a l'avenir. Voila
toute notre histoire. Quel sujet de colere et de jalousie y trouvez-vous
donc?...

J'en trouvais mille, et des soupcons et des inquietudes sans nombre.
Elle l'avait passionnement aime, elle le proclamait devant moi, sans
paraitre se douter de la torture attachee pour un coeur tout neuf a ce
mot de la femme adoree: "Vous n'etes pas le premier dans ma vie."
J'aurais voulu qu'elle me trompat, qu'elle me fit croire a un mariage de
raison, a un attachement paisible des le principe, ou qu'elle prit la
peine de me repeter ce banal mensonge, naif souvent chez les femmes a
passions vives: "J'ai cru aimer; mais ce que j'eprouve pour vous me
detrompe. C'est vous seul qui m'avez appris l'amour." Et, en meme temps,
je me rendais bien compte de l'incredulite avec laquelle j'eusse
accueilli ce mensonge, de la fureur qui m'eut envahi en me sentant
trompe des les premiers mots. J'etais en proie a toutes les
contradictions d'un sentiment sauvage et despotique. Par moments, je
m'essayais a l'amitie, a l'amour pur comme elle l'entendait; mais je
reconnaissais avec terreur que ce qu'elle m'avait dit de son mari
pourrait bien s'appliquer a moi. Je ne trouvais pas en elle ce fond de
logique, cette maturite de l'esprit, cette conscience de la volonte, qui
sont les indispensables bases d'une affection bienfaisante et d'une
intimite heureuse. Elle s'etait bien confessee, elle etait femme
jusqu'au bout des ongles, faite seulement pour aimer, disait-elle...
faite, a coup sur, pour allumer mille ardeurs sans qu'on put prevoir si
elle etait capable de les apaiser et de les convertir un jour en bonheur
durable et vrai. Un point, d'ailleurs, restait voile dans son bref
recit, et ce point terrible, l'infidelite..., _les infidelites_ qu'on
lui attribuait, je voulais et ne voulais pas l'eclaircir. Je
questionnais malgre moi; elle s'en offensa.

--Vous voulez que je vous rende compte de ma conduite? dit-elle avec
hauteur. De quel droit? Et pourquoi me faites-vous l'honneur de m'aimer,
si d'avance vous ne m'estimez pas? Est-ce que, moi, je vous questionne?
Est-ce que je ne vous ai pas accepte tel que vous etes, sans rien savoir
de votre passe?

--Mon passe! m'ecriai-je. Est-ce que j'ai un passe, moi? Je suis un
enfant dont tout le inonde a pu suivre la vie au grand jour, et jamais
je n'ai eu de motifs pour cacher la moindre de mes actions. D'ailleurs,
je vous l'ai dit et je peux l'attester sur l'honneur, je n'ai jamais
aime. Je n'ai donc rien a confesser, rien a raconter, tandis que vous...
vous qui repoussez la passion aveugle et confiante, et qui exigez un
sentiment desinteresse, un amour ideal... il vous faut imposer l'estime
de votre caractere et donner des garanties morales a l'homme dont vous
prenez la conscience et la vie.

--Voici la question bien deplacee, repondit-elle en tirant de son sein
le billet que je lui avais ecrit l'avant-veille. Je croyais que vous me
demandiez de vous rendre digne de moi, et de ne pas vous abandonner au
desespoir. Aujourd'hui, c'est autre chose, c'est moi qui apparemment
implore votre confiance et vous supplie de me croire digne de vous.
Tenez, pauvre enfant! vous avez un caractere violent avec une tete
faible, et je ne suis ni assez energique ni assez habile pour vous
apprendre a aimer; je souffrirais trop, et vous deviendriez fou. Nous
avons fait un roman. N'en parlons plus.

Elle dechira le billet en menus fragments qu'elle sema dans l'herbe et
dans les buissons; puis elle se leva, sourit, et voulut rejoindre sa
belle-soeur. J'aurais du la laisser faire, nous etions sauves!... Mais
son sourire etait dechirant, et il y avait des larmes au bord de ses
paupieres. Je la retins, je demandai pardon, je m'interdis de jamais
l'interroger. Les deux jours qui suivirent, je manquai cent fois de
parole; mais elle ne s'expliqua pas davantage, et les pleurs furent
toute sa reponse. Je me haissais de faire souffrir une si douce
creature, car, malgre de nombreux acces de depit et de vives revoltes de
fierte, elle ne savait pas rompre: elle ignorait le ressentiment, et son
pardon avait une infinie mansuetude.




IV


J'oubliais tout au milieu de ces orages meles de delices, et, en
exercant mes forces contre le torrent qui m'entrainait, je les sentais
s'eteindre et se tourner vers le reve du bonheur a tout prix, lorsqu'un
signal parti de la montagne m'annonca le retour probable d'Obernay pour
le lendemain. C'etait une double fusee blanche attestant que tout allait
bien, et que mon ami se dirigeait vers nous; mais M. de Valvedre
etait-il avec lui? serait-il a Saint-Pierre dans douze heures?

Ce fut la premiere fois que je pensai a l'attitude qu'il faudrait
prendre vis-a-vis de ce mari, et je n'en pus imaginer aucune qui ne me
glacat de terreur. Que n'aurais-je pas donne pour avoir affaire a un
homme brutal et violent que j'aurais paralyse et domine par un froid
dedain et un tranquille courage? Mais ce Valvedre qu'on m'avait depeint
si calme, si indifferent ou si misericordieux envers sa femme, en tout
cas si poli, si prudent, et religieux observateur des plus delicates
convenances, de quel front soutiendrais-je son regard? de quel air
recevrais-je ses avances? car il etait bien certain qu'Obernay lui avait
deja parle de moi comme de son meilleur ami, et qu'en raison de son age
et de son etat dans le monde, M. de Valvedre me traiterait en jeune
homme que l'on veut encourager, proteger ou conseiller au besoin. Je
n'avais plus senti la force d'interroger Obernay sur son compte. Depuis
que j'aimais Alida, j'aurais voulu oublier l'existence de son mari.
D'apres le peu de mots que, malgre moi, j'avais ete force d'entendre, je
me representais un homme froid, tres-digne et assez railleur. Selon
Alida, c'etait le type des intentions genereuses avec le secret dedain
des consciences imbues de leur superiorite.

Qu'il fut paternel ou blessant dans sa bienveillance, j'etais bien assez
malheureux sans avoir encore la honte et le remords de trahir un homme
qu'il m'eut peut-etre fallu estimer et respecter en depit de moi-meme.
Je resolus de ne pas l'attendre; mais Alida me trouva lache et m'ordonna
de rester.

--Vous m'exposez a d'etranges soupcons de sa part, me dit-elle. Que
va-t-il penser d'un jeune homme qui, apres avoir accepte le soin de me
proteger dans mon isolement, s'enfuit comme un coupable a son approche?
Obernay et Paule seront egalement frappes de cette conduite, et n'auront
pas plus que moi une bonne raison a donner pour l'expliquer. Comment!
vous n'avez pas prevu qu'en aimant une femme mariee, vous contractiez
l'obligation d'affronter tranquillement la rencontre de son mari, que
vous me deviez de savoir souffrir pour moi, qui vais souffrir pour vous
cent fois davantage? Songez donc au role de la femme en pareille
circonstance: s'il y a lieu de feindre et de mentir, c'est sur elle
seule que tombe tout le poids de cette odieuse necessite. Il suffit a
son complice de paraitre calme et de ne commettre aucune imprudence;
mais elle qui risque tout, son honneur, son repos et sa vie, elle doit
tendre toutes les forces de sa volonte pour empecher le soupcon de
naitre. Croyez-moi, pour celle qui n'aime pas le mensonge, c'est la un
veritable supplice, et pourtant je vais le subir, et je n'ai pas
seulement songe a vous en parler. Je ne vous ai pas demande de m'en
plaindre, je ne vous ai pas reproche de m'y avoir exposee. Et vous, a
l'approche du danger qui me menace, vous m'abandonnez en disant: "Je ne
sais pas feindre, je suis trop fier pour me soumettre a cette
humiliation!" Et vous pretendez que vous m'aimez, que vous voudriez
trouver quelque terrible occasion de me le prouver, de me forcer a y
croire! En voici une prevue, banale, vulgaire et facile entre toutes, et
vous fuyez!

Elle avait raison. Je restai. La destinee, qui me poussait a ma perte,
parut venir a mon secours. Obernay revint seul. Il apportait a madame de
Valvedre une lettre de son mari, qu'elle me montra, et qui contenait a
peu pres ceci:

"Mon amie, ne m'en veuillez pas de m'etre encore laisse _tenter par les
cimes_. On n'y perit pas toujours, puisque m'en voila revenu sain et
sauf. Obernay m'a dit la cause de votre excursion dans ces montagnes. Je
me rends sans conteste a vos motifs, et je regarde comme mon premier
devoir de faire droit a vos reclamations. Je vais a Valvedre chercher ma
soeur ainee. Je me charge de l'installer tout de suite a Geneve, afin
que vous puissiez retourner chez vous sans chagrin aucun. En meme temps,
je vais tout disposer a Geneve pour le mariage de Paule, et je vous
prierai de venir m'y rejoindre avec elle au commencement du mois
prochain. De cette facon, la soeur ainee pourra assister a la ceremonie
sans que vous ayez l'air de n'etre pas en bonne intelligence. Vous
amenerez les enfants. Voici l'age venu ou Edmond doit entrer au college.
Obernay completera ma lettre par tous les details que vous pourrez
desirer. Comptez toujours sur le devouement de votre ami et serviteur,

"VALVEDRE."

Cette missive, dont je suis sur d'avoir rendu sinon les expressions, du
moins la teneur et l'esprit, confirmait pleinement tout ce qu'Alida
m'avait dit des bons procedes et des formes polies de son mari, en meme
temps qu'elle peignait le detachement d'une ame superieure aux
deceptions ou aux desastres de l'amour. Il y avait peut-etre un drame
poignant sous cette parfaite serenite; mais l'impression en etait
effacee, soit par la force de la volonte, soit par la froideur de
l'organisation.

J'ignore pourquoi la lecture de cette lettre produisit sur moi un effet
tout contraire a celui que madame de Valvedre en attendait: elle me
l'avait fait lire, croyant eteindre les feux de ma jalousie; ils en
furent ravives et comme exasperes. Un epoux tellement irreprochable dans
la gouverne de sa famille avait, devant Dieu et devant les hommes, le
droit de tout exiger en retour de ses promptes et genereuses
condescendances. Il etait bien legitimement le maitre et l'arbitre de
cette femme dont il se disait chevaleresquement le serviteur et l'ami
devoue. Oui certes, il avait le droit pour lui, puisqu'il avait la
justice et la raison souveraines. Rien ne pouvait jamais autoriser sa
faible compagne a rompre des liens qu'il savait rendre doublement
sacres. Elle etait a lui pour toujours, fut-ce a titre de soeur, comme
elle le pretendait, car ce frere-la, mari ou non, etait un appui plus
legitime et plus serieux que l'amant de la veille ou que celui du
lendemain.

Je sentis mon role ephemere, presque ridicule. Je me flattais de le
repudier quand ma passion serait assouvie, et je ne songeai plus qu'a
l'assouvir. Alida ne l'entendait pas ainsi. Je commencai a la tromper
resolument et a lui inspirer de la confiance, avec l'intention bien
arretee de surprendre son imagination ou ses sens.

Elle repartait le surlendemain pour sa villa de Valvedre. Obernay etait
charge de l'accompagner; mais on devait prendre le plus long, afin de ne
pas se croiser avec M. de Valvedre emmenant sa vieille soeur a Geneve.
Je n'avais plus de pretexte pour rester aupres d'Alida, car j'avais
annonce a Obernay qu'apres une huitaine de jours a lui consacres, je
continuerais ma tournee en Suisse, sauf a retourner le voir a Geneve
avant de me rendre en Italie. Il ne m'aida pas a changer de projets.

--Valvedre a fixe mon mariage au 1er aout, me dit-il; je regarde comme
impossible que tu me refuses d'y assister. Moi, je serai dans ma famille
des le 15 juillet, et je t'attendrai. Nous sommes le 2, tu as donc tout
le temps d'aller voir une partie de nos grands lacs et de nos belles
montagnes; mais il ne faut pas tarder a commencer ta tournee. Je presse
ton depart, tu le vois, mais c'est pour mieux m'assurer ton retour.

Assister au mariage d'Henri avec mademoiselle de Valvedre, c'etait me
placer forcement en presence de ce mari que j'etais si content d'avoir
evite. Ce n'est pas sous les yeux de toute cette famille, avec son chef
en tete, que je voulais revoir Alida. Pourtant je ne trouvais aucun
moyen de refuser. Lance dans la voie du mensonge, je promis, avec la
resolution de me casser une jambe en voyage plutot que de tenir ma
parole.

Je fis mes paquets et partis une heure apres, laissant Alida effrayee de
ma precipitation, blessee de ma resistance au desir qu'elle m'exprimait
d'avoir mon escorte durant une partie de sa route. La laisser inquiete
et mecontente faisait partie de mon plan de seduction.

Je souris bien tristement, quand je pense aujourd'hui a mes tentatives
de perversite: elles etaient si peu de mon age et si eloignees de mon
caractere, que je me trouvai comme soulage de pouvoir les oublier
pendant quelques jours. Je m'enfoncai dans les hautes montagnes, en
attendant le moment ou le retour de M. de Valvedre et d'Obernay a Geneve
me permettrait d'aller surprendre Alida dans sa residence, dont je
m'etais trace, sur ma carte routiere, un itineraire detaille.

Je passai une dizaine de jours a me fatiguer les jambes et a m'exalter
le cerveau. Je traversai les Alpes Pennines, et je remontai les Alpes du
Valais vers le Simplon. Du haut de ces regions grandioses, ma vue
plongeait tour a tour sur la Suisse et l'Italie. C'est un des plus
vastes et des plus fiers tableaux que j'aie jamais vus. Je voulus aller
aussi haut que possible sur les croupes du Sempione italien, voir de
pres ses etranges et horribles cascades ferrugineuses, qui, a cote de
fleuves de lait ecumeux, semblent rayer les neiges de fleuves de sang.
Je bravai le froid, le peril, et le sentiment de la detresse morale qui
s'empare d'une jeune ame dans ces affreuses solitudes. L'avouerai-je?
j'eprouvais le besoin de m'egaler, a mes propres yeux, en courage et en
stoicisme a M. de Valvedre. J'avais ete irrite d'entendre sa femme et sa
soeur parler sans cesse de sa force et de son intrepidite. Il semblait
que ce fut un titan, et, un jour que j'avais exprime le desir de tenter
une excursion pareille, Alida avait souri comme si un nain eut parle de
suivre un geant a la course. J'aurais trouve pueril de m'exercer en sa
presence; mais, seul, et au risque de me briser ou de me perdre dans les
abimes, je consolais mon orgueil froisse, et je m'evertuais a devenir,
moi aussi, un type de vigueur et d'audace. J'oubliais que ce qui faisait
le merite de ces entreprises desesperees, c'etait un but serieux,
l'espoir des conquetes scientifiques. Il est vrai que je croyais marcher
a la conquete du demon poetique, et je m'evertuais a improviser au
milieu des glaciers et des precipices; mais il faut etre un demi-dieu
pour trouver sur de pareilles scenes l'expression d'un sentiment
personnel. C'est a peine si je rencontrais, dans l'ecrin chatoyant des
epithetes et des images romantiques, un faible equivalent pour traduire
la sublimite des choses environnantes. Le soir, quand j'essayais
d'ecrire mes rimes, je m'apercevais bien que ce n'etaient que des rimes,
et pourtant j'avais bien vu, bien decrit, bien traduit; mais precisement
la poesie, comme la peinture et la musique, n'existe qu'a la condition
d'etre autre chose qu'un equivalent de traduction. Il faut que ce soit
une idealisation de l'ideal. J'etais effraye de mon insuffisance et ne
m'en consolais qu'en l'attribuant a la fatigue physique.

Une nuit, dans un miserable chalet ou j'avais demande l'hospitalite, je
fus navre par une scene tout humaine, que je m'exercai a regarder de
sang-froid, afin de la rendre plus tard sous forme litteraire. Un enfant
se mourait dans les convulsions. Le pere et la mere, ne sachant pas le
soulager et le jugeant perdu, le regardaient d'un oeil sec et morne se
debattre sur la paille. Le desespoir muet de la femme etait sublime
d'expression. Cette laide creature, goitreuse, a demi cretine, devenait
belle par l'instinct de la maternite. Le pere, farouche et devot, priait
sans espoir. Assis sur mon grabat, je les contemplais, et ma sterile
pitie ne rencontrait que des mots et des comparaisons! J'en fus irrite
contre moi-meme, et je pensai qu'en ce moment il eut mieux valu etre un
petit medecin de campagne que le plus grand poete du monde.

Quand le jour vint, je m'eveillai et m'apercus seulement alors que la
fatigue m'avait vaincu. Je me soulevai, croyant voir l'enfant mort et la
mere prosternee; mais je vis la mere assise, et, sur ses genoux,
l'enfant qui souriait. Aupres d'eux etait un homme en casaque de laine
et en guetres de cuir, dont les mains blanches et la trousse de voyage
depliee annoncaient autre chose qu'un colporteur ou un contrebandier. Il
fit prendre au petit malade une seconde dose de je ne sais quel calmant,
donna ses instructions aux parents dans leur dialecte, que je comprenais
peu, et se retira en refusant l'argent qu'on lui offrait. Quand il fut
sorti, on s'apercut qu'au lieu d'en recevoir, il en avait laisse a
dessein dans la sebile du foyer.

Il etait donc venu pendant mon sommeil; il avait ete envoye la, dans ce
desert, par la Providence, l'homme de bien et de secours, le messager
d'espoir et de vie, le petit medecin de campagne, antithese du poete
sceptique.

Il y avait la _un sujet_. Je me mis a le composer en descendant la
montagne, apres avoir joint mon offrande a celle du medecin; mais
bientot j'oubliai tout pour admirer le portique grandiose que je
franchissais. Au bout d'une demi-heure de marche, j'avais laisse
au-dessus de moi les glaciers et les cimes formidables; j'entrais dans
la vallee du Rhone, que je dominais encore d'une hauteur vertigineuse,
et qui s'ouvrait sous mes pieds comme un abime de verdure traverse de
mille serpents d'or et de pourpre. Le fleuve et les nombreux torrents
qui se precipitent dans son lit s'embrasaient de la rougeur du matin.
Une brume rosee qui s'evanouissait rapidement me faisait paraitre encore
plus lointaines les dentelures neigeuses de l'horizon et les profondeurs
magiques de l'amphitheatre. A chaque pas, je voyais surgir de ces
profondeurs des cretes abruptes couronnees de roches pittoresques ou de
verdure doree par le soleil levant, et, entre ces cimes qui
s'abaissaient graduellement, il y avait d'autres abimes de prairies et
de forets. Chacun de ces recoins formait un magnifique paysage, quand le
regard et la pensee s'y arretaient un instant; mais, si l'on regardait
alentour, au dela et au-dessous, le paysage sublime n'etait plus qu'un
petit accident perdu dans l'immensite du tableau, un detail, un
repoussoir, et, pour ainsi dire, une facette du diamant.

Devant ces bassins alpestres, le peintre et le poete sont comme des gens
ivres a qui l'on offrirait l'empire du monde. Ils ne savent quel petit
refuge choisir pour s'abriter et se preserver du vertige. L'oeil
voudrait s'arreter a quelque point de depart pour compter ses richesses:
elles semblent innombrables; car, en descendant les sinuosites des
divers plans, on voit chaque tableau changer d'aspect et presenter
d'autres couleurs et d'autres formes.

Le soleil montait, la chaleur s'engouffrait de plus en plus dans ces
creux vallons superposes. Le haut Simplon ne m'envoyant plus dans le dos
ses aiguillons de glace, je m'arretai pour ne pas perdre trop tot le
spectacle de l'ensemble du Valais. Je m'assis sur la mousse d'une roche
isolee, et j'y mangeai le morceau de pain bis que j'avais achete au
chalet; apres quoi, l'ombre des grands sapins s'allongeant d'elle-meme
obliquement sur moi, et la clochette des troupeaux invisibles perdus
sous la ramee bercant ma reverie, je me laissai aller quelques instants
au sommeil.

Le reveil fut delicieux. Il etait huit heures du matin. Le soleil avait
penetre jusque dans les plus mysterieuses profondeurs, et tout etait si
beau, si inculte et si gracieusement primitif autour de moi, que j'en
fus ravi. En cet instant, je pensai a madame de Valvedre comme a l'ideal
de beaute auquel je rapportais toutes mes admirations, et je me rappelai
sa forme aerienne, ses decevantes caresses, son sourire mysterieux.
C'etait la premiere fois que je me trouvais dans une situation propre au
recueillement depuis que j'etais aime d'une belle femme, et, si je ne
puisai pas dans cette pensee l'emotion douce et profonde du vrai
bonheur, du moins j'y trouvai tous les enivrements, toutes les fumees de
la vanite satisfaite.

C'etait le moment d'etre poete, et je le fus en reve. J'eus, en
regardant la nature autour de moi, des eblouissemcnts et des battements
de coeur que je n'avais jamais eprouves. Jusque-la, j'avais medite apres
coup sur la beaute des choses, apres m'etre enivre du spectacle qu'elles
presentent. Il me sembla que ces deux operations de l'esprit
s'effectuaient en moi simultanement, que je sentais et que je decrivais
tout ensemble. L'expression m'apparaissait comme melee au rayon du
soleil, et ma vision etait comme une poesie tout ecrite. J'eus un
tremblement de fievre, une bouffee d'immense orgueil.

--Oui, oui! m'ecriai-je interieurement,--et je parlais tout haut sans en
avoir conscience,--je suis sauve, je suis heureux, je suis artiste!

Il m'etait rarement arrive de me livrer a ces monologues, qui sont de
veritables acces de delire, et, bien que j'eusse pris l'habitude, dans
ces derniers temps, de reciter mes vers au bruit des cataractes, l'echo
de ma voix et de ma prose dans ce lieu paisible m'effraya. Je regardai
autour de moi instinctivement, comme si j'eusse commis une faute, et
j'eus un veritable sentiment de honte en voyant que je n'etais pas seul.
A trois pas de moi, un homme, penche sur le rocher, puisait de l'eau
dans une tasse de cuir au filet d'une source, et cet homme, c'etait
celui que j'avais vu, deux heures plus tot, sauvant l'enfant malade du
chalet et faisant l'aumone a mes hotes.

Malgre son costume alpestre, qui tenait du montagnard encore plus que du
touriste, je fus frappe de l'elegance de sa tournure et de sa
physionomie. Il etait, en outre, remarquablement beau de type et de
formes, et ne paraissait pas avoir plus de trente ans. Il avait ote son
chapeau, et je vis ses traits, que je n'avais fait qu'entrevoir au
chalet. Ses cheveux noirs, epais et courts, dessinaient un front blanc
et vaste, d'une serenite remarquable. L'oeil, bien fendu, avait le
regard doux et penetrant; le nez etait fin, et l'expression de la narine
se liait a celle de la levre par un demi-sourire d'une bienveillance
calme et delicatement enjouee. La taille moyenne et la poitrine large
annoncaient la force physique, en meme temps que les epaules legerement
voutees trahissaient l'etude sedentaire ou l'habitude de la meditation.

J'oubliai, en le regardant avec un certain sentiment d'analyse, l'espece
de confusion que je venais d'eprouver, et je le saluai avec sympathie.
Il me rendit mon salut avec cordialite, et m'offrit la tasse pleine
d'eau qu'il allait porter a ses levres, en me disant que cette eau si
belle etait digne d'etre offerte comme une friandise.

J'acceptai, obeissant a l'attrait qui me poussait a echanger quelques
paroles avec lui; mais, a la maniere dont il me regardait, je sentis que
j'etais pour lui un objet de curiosite ou de sollicitude. Je me rappelai
l'etrange exclamation qui m'etait echappee en sa presence, et je me
demandai s'il ne me prenait pas pour un aliene. Je ne pus m'empecher
d'en rire, et, pour le rassurer en sauvant mon amour-propre:

--Docteur, lui dis-je, vous me prescrivez cette eau pure comme un
remede, convenez-en, ou vous en faites l'epreuve sur moi pour voir si je
ne suis pas hydrophobe; mais tranquillisez-vous, vous n'aurez pas a me
soigner. J'ai toute ma raison. Je suis un pauvre comedien ambulant, et
vous m'avez surpris recitant un fragment de role.

--Vraiment? dit-il d'un air de doute. Vous n'avez pourtant pas l'air
d'un comedien!

--Pas plus que vous n'avez l'air d'un medecin de campagne. Pourtant vous
etes un disciple de la science, et moi, je suis un disciple de l'art:
que vous en semble?

--Soit! reprit-il. Je ne vous ai pris ni pour un naturaliste, ni pour un
peintre; mais, d'apres ce que ces gens du chalet m'ont dit de vous, je
vous prenais pour un poete.

--Qu'ont-ils donc pu vous dire de moi?

--Que vous declamiez tout seul dans la montagne; c'est pourquoi les
bonnes gens vous prenaient pour un fou.

--Et ils vous envoyaient a mon secours, ou bien la charite vous a mis a
ma recherche?

--Non! dit-il en riant. Je ne suis pas de ces medecins qui courent apres
la clientele et qui lui demandent la bourse ou la vie au coin d'un bois.
Je m'en allais a Brigg en me promenant. J'ai flane en route. J'avais
soif, et le murmure de la source m'a amene aupres de vous. Vous recitiez
ou vous improvisiez. Je vous ai derange...

--Non pas, m'ecriai-je; vous alliez fumer un cigare, et, si vous le
permettez, je fumerai le mien pres de vous. Savez-vous, docteur, que je
suis tres-heureux de vous voir a tete reposee et de causer un moment
avec vous?

--Comment! vous ne me connaissez pas!

--Pas plus que vous ne me connaissez; mais vous etes pour moi le heros
improvise d'un petit poeme que je roulais dans ma cervelle de comedien.
Un proverbe, une fantaisie, je suppose: deux scenes pour peindre le
contraste entre les deux types que nous representons, vous et moi. La
premiere est tout a votre avantage. L'enfant se mourait, je plaignais la
mere en m'endormant; vous la consoliez, vous sauviez l'enfant a mon
reveil! Le cadre etait simple et touchant, et vous aviez le beau role.
Dans la seconde scene, je voudrais pourtant relever l'artiste: vous
pensez bien qu'on n'abjure pas l'orgueil de son etat! mais que puis-je
imaginer pour avoir ici plus d'esprit et de sens que vous? Je ne trouve
absolument rien, car, individuellement, vous me paraissez tres-superieur
a moi en toutes choses... Il faudrait que vous fussiez assez modeste
pour m'aider a prouver que l'artiste est le medecin de l'ame, comme le
savant est celui du corps.

--Oui, repondit mon aimable docteur en s'asseyant a mes cotes et en
acceptant un de mes cigares; c'est une idee, et je me livre a vous pour
que vous la realisiez. Je ne me crois superieur a personne; mais
supposons que je sois tres-fort d'intelligence et cependant tres-faible
en philosophie, que j'aie un grand chagrin ou un grand doute: c'est a
votre eloquence exercee sur les matieres du sentiment et de
l'enthousiasme a me guerir en m'attendrissant ou en me rendant la foi.
Voyons, improvisez!

--Oh! doucement! m'ecriai-je; je ne peux pas improviser sans repondre a
quelque chose, et vous ne me dites rien. Il ne suffit pas de supposer,
je ne sais pas m'exalter a froid. Confiez-moi vos peines, imaginez
quelque drame, et, s'il n'y en a aucun dans votre vie, inventez-en un!

Il se mit a rire de bon coeur de ma fantaisie, et pourtant, au milieu de
sa gaiete, je crus voir passer un nuage sur son beau front, comme si
j'eusse imprudemment rouvert une blessure cachee. Je ne me trompais pas:
il cessa de rire et me dit avec douceur:

--Mon cher monsieur, ne jouons pas a ce jeu-la, ou jouons-y
serieusement. A mon age, on a toujours eu un drame dans sa vie. Voici le
mien. J'ai beaucoup aime une femme qui est morte. Avez-vous des paroles
et des idees pour me consoler?

Je fus si frappe de la simplicite de sa plainte, que je perdis l'envie
de faire de l'esprit.

--Je vous demande pardon de ma maladresse, lui dis-je. J'aurais du me
dire que vous n'etiez pas un enfant comme moi, et que, dans tous les
cas, ce sujet de causerie ne me donnerait sur vous aucun avantage. Quand
vous m'aurez quitte, je pourrai bien trouver, en prose ou en vers,
quelque tirade a effet pour vous repondre ou vous consoler; mais, ici,
devant une figure qui commande la sympathie, devant une parole qui
impose le respect, je me sens si petit garcon, que je ne me permettrai
meme pas de vous plaindre, certain que je suis d'avoir beaucoup moins de
sagesse et de courage que vous n'en avez vous-meme.

Ma reponse le toucha; il me tendit la main en me disant que j'etais un
modeste et brave garcon, et que je venais de lui parler en homme, ce qui
valait encore mieux que de parler en poete.

--Ce n'est pourtant pas, ajouta-t-il en secouant sa melancolie par un
genereux effort, que je dedaigne les poetes et la poesie. Les artistes
m'ont toujours semble aussi serieux et aussi utiles que les savants
quand ils sont vraiment artistes, et un grand esprit qui tiendrait
egalement du savant et de l'artiste me paraitrait le plus noble
representant du beau et du vrai dans l'humanite.

--Ah! puisque vous voulez bien causer avec moi, repris-je, il faut que
vous me permettiez de vous contredire. Il est bien entendu d'avance que
vous aurez raison; mais laissez-moi emettre ma pensee.

--Oui, oui, je vous en prie. C'est peut-etre moi qui ai tort. La
jeunesse est grand juge en ces matieres. Parlez...

Je parlai avec abondance et conviction. Je ne rapporterai pas mes
paroles, dont je ne me souviens guere, et que le lecteur imaginera sans
peine en se rappelant la theorie de l'art pour l'art, si fort en vogue a
cette epoque. La reponse de mon interlocuteur, qui m'est tres-presente,
fera, d'ailleurs, suffisamment connaitre le plaidoyer.

--Vous defendez votre Eglise avec ardeur et talent, me dit-il; mais je
regrette de voir toujours des esprits d'elite s'enfoncer volontairement
dans une notion qui est une erreur funeste au progres des connaissances
humaines. Nos peres ne l'entendaient pas ainsi; ils cultivaient
simultanement toutes les facultes de l'esprit, toutes les manifestations
du beau et du vrai. On dit que les connaissances ont pris un tel
developpement, que la vie d'un homme suffit a peine aujourd'hui a une
des moindres specialites: je ne suis pas convaincu que cela soit bien
vrai. On perd tant de temps a discuter ou a intriguer pour se faire un
nom, sans parler de ceux qui perdent les trois quarts de leur vie a ne
rien faire! C'est parce que la vie sociale est devenue tres-compliquee,
que les uns gaspillent leur existence a s'y frayer une voie, et les
autres a ne rien vouloir entreprendre de peur de se fatiguer. Et puis
encore l'esprit humain s'est subtilise a l'exces, et, sous pretexte
d'analyse intellectuelle et de contemplation interieure, la puissante et
infortunee race des poetes s'use dans le vague ou dans le vide, sans
chercher son rasserenement, sa lumiere et sa vie dans le sublime
spectacle du monde! Permettez, ajouta-t-il avec une douce et
convaincante vivacite en me voyant pret a l'interrompre: je sais ce que
vous voulez me dire. Le poete et le peintre se pretendent les amants
privilegies de la nature; ils se flattent de la posseder exclusivement,
parce qu'ils ont des formes et des couleurs et un vif ou profond
sentiment pour l'interpreter. Je ne le nie pas et j'admire leur
traduction quand elle est reussie; mais je pretends, moi, que les plus
habiles et les plus heureux, les plus durables et les mieux inspires
d'entre eux sont ceux qui ne se contentent pas de l'aspect des choses,
et qui vont chercher la raison d'etre du beau au fond des mysteres d'ou
s'epanouit la splendeur de la creation. Ne me dites pas, a moi, que
l'etude des lois naturelles et la recherche des causes refroidissent le
coeur et retardent l'essor de la pensee; je ne vous croirais pas, car,
si peu qu'on regarde la source ineffable des eternels phenomenes, je
veux dire la logique et la magnificence de Dieu, on est ebloui
d'admiration devant son oeuvre. Vous autres, vous ne voulez tenir compte
que d'un des resultats de cette logique sublime, le beau qui frappe les
yeux; mais, a votre insu, vous etes des savants quand vous avez de bons
yeux, car le beau n'existerait pas sans le sage et l'ingenieux dans les
causes; seulement, vous etes des savants incomplets et systematiques,
qui se ferment, de propos delibere, les portes du temple, tandis que les
esprits vraiment religieux en recherchent les sanctuaires et en etudient
les divins hieroglyphes. Croyez-vous que ce chene dont le magnifique
branchage vous porte a la reverie perdrait dans votre esprit, si vous
aviez examine le frele embryon qui l'a produit, et si vous aviez suivi
les lois de son developpement au sein des conditions propices que la
Providence universelle lui a preparees? Pensez-vous que cette petite
mousse dont nous foulons le frais velours cesserait de vous plaire le
jour ou vous decouvririez a la loupe le fini merveilleux de sa structure
et les singularites ingenieuses de sa fructification? Il y a plus: une
foule d'objets qui vous semblent insignifiants, disparates ou incommodes
dans le paysage prendraient de l'interet pour votre esprit et meme pour
vos yeux, si vous y lisiez l'histoire de la terre ecrite en caracteres
profonds et indelebiles. Le lyriste, en general, se detourne de ces
pensees, qui le meneraient haut et loin: il ne veut faire vibrer que
certaines cordes, celle de la personnalite avant tout; mais voyez ceux
qui sont vraiment grands! Ils touchent a tout et ils interrogent
jusqu'aux entrailles du roc. Ils seraient plus grands encore sans le
prejuge public, sans l'ignorance generale, qui repousse comme trop
abstrait ce qui ne caresse ni les passions ni les instincts. C'est que
les notions sont faussees, comme je vous l'ai dit, et que les hommes
d'intelligence s'amusent a faire des distinctions, des camps, des sectes
dans la poursuite du vrai, si bien que ce qui est beau pour les uns ne
l'est plus pour les autres. Triste resultat de la tendance exageree aux
specialites! Etonnante fatalite de voir que la creation, source de toute
lumiere et foyer de tout enthousiasme, ne puisse reveler qu'une de ses
faces a son spectateur privilegie, a l'homme, qui, seul parmi les etres
vivant en ce monde, a recu le don de voir en haut et en bas,
c'est-a-dire de suppleer par le calcul et le raisonnement aux organes
qui lui manquent! Quoi! nous avons brise la voute de saphir de
l'empyree, et nous y avons saisi la notion de l'infini avec la presence
des mondes sans nombre; nous avons perce la croute du globe, nous y
avons decouvert les elements mysterieux de toute vie a sa surface, et
les poetes viendront nous dire: "Vous etes des pedants glaces, des
faiseurs de chiffres! vous ne voyez rien, vous ne jouissez de rien
autour de vous!" C'est comme si, en ecoulant parler une langue etrangere
que nous comprendrions et qu'ils ne comprendraient pas, ils avaient la
pretention d'en sentir mieux que nous les beautes, sous pretexte que le
sens des paroles nous empeche d'en saisir l'harmonie.

Mon nouvel ami parlait avec un charme extraordinaire; sa voix et sa
prononciation etaient si belles et son accent si doux, son regard avait
tant de persuasion et son sourire tant de bonte, que je me laissai
morigener sans revolte. Je me trouvais assoupli et comme influence par
ce rare esprit doue de formes si charmantes. Etait-ce la un simple
medecin de campagne, ou bien plutot quelque homme celebre savourant les
douceurs de la solitude et de l'_incognito?_

Il marquait si peu de curiosite sur mon compte, que je crus devoir
imiter sa discretion. Il se contenta de me demander si je descendais la
montagne ou si je comptais la remonter. Je n'avais aucun projet arrete
avant le 15 juillet, et nous n'etions qu'au 10. Je fus donc tente
d'accepter l'offre qu'il me fit d'aller diner avec lui a Brigg, ou il
comptait passer la nuit; mais je pensai qu'il serait imprudent de me
faire connaitre sur cette route, qui etait celle de Valvedre, et ou je
comptais passer sans laisser mon nom dans aucune localite. Je pretextai
un projet d'excursion en sens contraire; seulement, pour profiter encore
quelques instants de sa compagnie, je le conduisis pendant une lieue
vers son gite. Nous causames donc encore sur le meme sujet qui nous
avait occupes, et je fus contraint d'avouer que son raisonnement avait
une grande valeur et une grande force dans sa bouche; mais je le priai
d'avouer a son tour que peu d'esprits etaient assez vastes pour
embrasser sous toutes ses faces la notion du beau dans la nature.

--Que l'etude des plus arides classifications, lui dis-je, n'ait pas
glace une ame d'elite comme la votre, ce n'est pas en vous ecoutant que
je puis le revoquer en doute; mais convenez donc qu'il y a des choses
qui, par elles-memes, s'excluent mutuellement dans la plupart des
organisations humaines. Je n'ai pas la modestie de me prendre pour un
idiot, et cependant je vous declare qu'une seche nomenclature et les
travaux plus ou moins ingenieux a l'aide desquels on a groupe les
modifications sans nombre de la pensee divine la rapetissent
singulierement a mes yeux, et que je serais desole, par exemple, de
savoir combien d'especes de mouches sucent en ce moment autour de nous
le serpolet et les lavandes. Je sais bien que l'ignorant complet croit
avoir tout vu quand il a remarque le bourdonnement de l'abeille; mais,
moi qui sais que l'abeille a beaucoup de soeurs ailees qui modifient et
repandent son type, je ne demande pas qu'on me dise ou il commence et ou
il finit. J'aime mieux me persuader que nulle part il ne finit, que
nulle part il ne commence, et mon besoin de poesie trouve que le mot
_abeille_ resume tout ce qui anime de son chant et de son travail les
tapis embaumes de la montagne. Permettez donc au poete de ne voir que la
synthese des choses et n'exigez pas que le chantre de la nature en soit
l'historien.

--Je trouve qu'ici vous avez mille fois raison, repondit mon docteur. Le
poete doit resumer, vous etes dans le vrai, et jamais la dure et souvent
arbitraire technologie des naturalistes ne sera de son domaine,
esperons-le! Seulement, le poete qui chantera l'abeille ne perdra rien a
la connaitre dans tous les details de son organisation et de son
existence. Il prendra d'elle ainsi que de sa superiorite sur la foule
des especes congeneres, une idee plus grande, plus juste et plus
feconde. Et ainsi de tout, croyez-moi. L'examen attentif de chaque chose
est la clef de l'ensemble. Mais ce n'est pas la le point de vue le plus
serieux de la these que vous m'avez permis de soutenir devant vous. Il
en est un purement philosophique qui a une bien autre importance: c'est
que la sante de l'ame n'est pas plus dans la tension perpetuelle de
l'enthousiasme lyrique que celle du corps n'est dans l'usage exclusif et
prolonge des excitants. Les calmes et saintes jouissances de l'etude
sont necessaires a notre equilibre, a notre raison, permettez-moi de le
dire aussi, a notre moralite!...

Je fus frappe de la ressemblance de cette assertion avec les theories
d'Obernay, et ne pus m'empecher de lui dire que j'avais un ami qui me
prechait en ce sens.

--Votre ami a raison, reprit-il; il sait sans doute par experience que
l'homme civilise est un malade fort delicat qui doit etre son propre
medecin sous peine de devenir fou ou bete!

--Docteur, voila une proposition bien sceptique pour un croyant de votre
force!

--Je ne suis d'aucune force, repondit-il avec une bonhomie melancolique;
je suis tout pareil aux autres, debile dans la lutte de mes affections
contre ma logique, trouble bien souvent dans ma confiance en Dieu par le
sentiment de mon infirmite intellectuelle. Les poetes n'ont peut-etre
pas autant que nous ce sentiment-la: ils s'enivrent d'une idee de
grandeur et de puissance qui les console, sauf a les egarer. L'homme
adonne a la reflexion sait bien qu'il est faible et toujours expose a
faire de ses exces de force un abus qui l'epuise. C'est dans l'oubli de
ses propres miseres qu'il trouve le renouvellement ou la conservation de
ses facultes; mais cet oubli salutaire ne se trouve ni dans la paresse
ni dans l'enivrement, il n'est que dans l'etude du grand livre de
l'univers. Vous verrez cela a mesure que vous avancerez dans la vie. Si,
comme je le crois, vous sentez vivement, vous serez bientot las d'etre
le lieros du poeme de votre existence, et vous demanderez plus d'une
fois a Dieu de se substituer a vous-meme dans vos preoccupations. Dieu
vous ecoutera, car il est le _grand ecouteur de la creation_, celui qui
entend tout, qui repond a tout selon le besoin que chaque etre a de
savoir le mot de sa destinee, et auquel il suffit de penser
respectueusement en contemplant le moindre de ses ouvrages pour se
trouver en rapport direct et en conversation intime avec lui, comme
l'enfant avec son pere. Mais je vous ai deja trop endoctrine, et je suis
sur que vous me faites parler pour entendre resumer en langue vulgaire
ce que votre brillante imagination possede mieux que moi. Puisque vous
ne voulez pas venir a Brigg, il ne faut pas vous retarder plus
longtemps. Au revoir et bon voyage!

--Au revoir! ou donc et quand donc, cher docteur?

--_Au revoir dans tout et partout!_ puisque nous vivons dans une des
etapes de la vie infinie et que nous en avons le sentiment. J'ignore si
les plantes et les animaux ont une notion instinctive de l'eternite;
mais l'homme, surtout l'homme dont l'intelligence s'est exercee a la
reflexion, ne peut point passer aupres d'un autre homme a la maniere
d'un fantome pour se perdre dans l'eternelle nuit. Deux ames libres ne
s'aneantissent pas l'une par l'autre: des qu'elles ont echange une
pensee, elles se sont mutuellement donne quelque chose d'elles-memes,
et, ne dussent-elles jamais se retrouver en presence materiellement
parlant, elles se connaissent assez pour se retrouver dans les chemins
du souvenir, qui ne sont pas d'aussi pures abstractions qu'on le
pense... Mais c'est assez de metaphysique. Adieu encore et merci de
l'heure agreable et sympathique que vous avez mise dans ma journee!

Je le quittai a regret; mais je croyais devoir conserver le plus strict
incognito, n'etant guere eloigne du but de mon mysterieux voyage. Enfin
vint le jour ou je pouvais compter qu'Alida serait seule chez elle avec
Paule et ses enfants, et j'arrivai au versant des Alpes qui plonge
jusqu'aux rives du lac Majeur. Je reconnus de loin la villa que je
m'etais fait decrire par Obernay. C'etait une delicieuse residence a
mi-cote, dans un eden de verdure et de soleil, en face de cette etroite
et profonde perspective du lac, auquel les montagnes font un si
merveilleux cadre, a la fois austere et gracieuse. Comme je descendais
vers la vallee, un orage terrible s'amoncelait au midi, et je le voyais
arriver a ma rencontre, envahissant le ciel et les eaux d'une teinte
violacee rayee de rouge brulant. C'etait un spectacle grandiose, et
bientot le vent et la foudre, repetes par mille echos, me donnerent une
symphonie digne de la scene qu'elle emplissait. Je me refugiai chez des
paysans auxquels je me donnai pour un peintre paysagiste, et qui,
habitues a des hotes de ce genre, me firent bon accueil dans leur
demeure isolee.

C'etait une toute petite ferme, proprement tenue et annoncant une
certaine aisance. La femme causait volontiers, et j'appris, pendant
qu'elle preparait mon repas, que ce petit domaine dependait des terres
de Valvedre. Des lors je pouvais esperer des renseignements certains sur
la famille, et, tout en ayant l'air de ne pas la connaitre et de ne
m'interesser qu'aux petites affaires de ma vieille hotesse, je sus tout
ce qui m'interessait moi-meme au plus haut point. M. de Valvedre etait
venu, le 4 juillet, chercher sa soeur ainee et l'aine de ses fils pour
les conduire a Geneve; mais, comme mademoiselle Juste voulait laisser la
maison et les affaires en ordre, elle n'avait pu partir le jour meme.

Madame de Valvedre etait arrivee le 5 avec mademoiselle Paule et son
fiance. Il y avait eu des explications. Tout le monde savait bien que
madame et mademoiselle Juste ne s'entendaient pas. Mademoiselle Juste
etait un peu dure, et madame un peu vive. Enfin on etait tombe d'accord,
puisqu'on s'etait quitte en s'embrassant. Les domestiques l'avaient vu.
Mademoiselle Juste avait demande a emmener mademoiselle Paule a Geneve
pour s'occuper de son trousseau, et madame de Valvedre, quoique pressee
par tout son monde, avait prefere rester seule au chateau avec le plus
jeune de ses fils, M. Paolino, le filleul de mademoiselle Paule; mais
l'enfant avait beaucoup pleure pour se separer de son frere et de sa
marraine, si bien que madame, qui ne pouvait pas voir pleurer _ces
messieurs_, avait decide qu'ils partiraient ensemble, et qu'elle
resterait a Valvedre jusqu'a la fin du mois. Toute la famille etait donc
partie le 7, et l'on s'etonnait beaucoup dans la maison de l'idee que
madame avait eue de rester trois semaines toute seule a Valvedre, ou
l'on savait bien qu'elle s'ennuyait, meme quand elle y avait de la
compagnie.

Tous ces details etaient arrives a mon hotesse par un jardinier du
chateau qui etait son neveu.

J'aurais volontiers tente une promenade nocturne autour de ce chateau
enchante, et rien n'eut ete plus facile que de sortir de ma retraite
sans etre observe; car, a dix heures, le vieux couple ronflait comme
s'il eut voulu faire concurrence au tonnerre; mais la tempete sevissait
avec rage, et je dus attendre le lendemain.

Le soleil se leva splendide. Je pris avec affectation mon album de
voyage, et je partis pour une promenade assez fantastique. Je fis cinq
ou six fois le tour de la residence, en retrecissant toujours le cercle,
de maniere a connaitre comme a vol d'oiseau tous les details de la
localite. Chemins, fosses, prairies, habitations, ruisseaux et rochers,
tout me fut aussi familier au bout de quelques heures que si j'etais ne
dans le pays. Je connus les endroits decouverts et les endroits habites
ou je ne devais pas repasser pour ne point attirer l'attention, les
sites dont d'autres paysagistes s'etaient empares et ou je ne voulais
pas etre oblige de faire connaissance avec eux, les sentiers ombrages et
frayes seulement par les troupeaux au flanc des collines, ou j'etais a
peu pres sur de ne point rencontrer d'etres trop civilises. Enfin je
m'assurai d'une direction invraisemblable, mais admirablement
mysterieuse, pour circuler de mon gite a la villa, et qui offrait des
retraites sauvages ou je pouvais me derober aux regards mefiants ou
curieux, en m'enfoncant dans les bois jetes a pic le long des ravins.
Cette exploration faite, je me hasardai a penetrer dans le parc de
Valvedre par une breche que j'avais reussi a decouvrir. On etait en
train de la reparer, mais les ouvriers etaient absents. Je me glissai
sous la futaie, j'arrivai jusqu'a la lisiere d'un parterre richement
fleuri, et je vis en face de moi la maison blanche construite a
l'italienne, elevee sur un massif de maconnerie entoure de colonnes. Je
remarquai quatre fenetres a rideaux de soie rose que le soleil couchant
faisait resplendir. Je m'avancai un peu, et, cache dans un bosquet de
lauriers, je restai la plus d'une heure. La nuit approchait quand je
distinguai enfin une femme que je reconnus pour la Bianca, la suivante
devouee de madame de Valvedre. Elle releva les rideaux comme pour faire
entrer la fraicheur du soir dans l'interieur, et je vis bientot circuler
des lumieres. Puis on sonna une cloche, et les lumieres disparurent.
C'etait le signal du diner; ces fenetres etaient celles de l'appartement
d'Alida.

Je savais donc tout ce qu'il m'importait de savoir. Je retournai a Rocca
(c'etait le nom de ma petite ferme), afin de ne pas causer d'inquietude
a mes hotes. Je soupai avec eux et me retirai dans ma chambrette, ou je
pris deux heures de repos. Quand je fus assure que moi seul etais
eveille a la ferme, j'en sortis sans bruit. Le temps etait propice:
tres-serein, beaucoup d'etoiles, et pas de lune revelatrice. J'avais
compte les angles de mon chemin et note, je crois, tous les cailloux.
Quand l'epaisseur des arbres me plongeait dans les tenebres, je me
dirigeais par la memoire.

Je n'avais pas donne signe de vie a madame de Valvedre depuis mon depart
de Saint-Pierre. Elle devait se croire abandonnee, me mepriser, me hair;
mais elle ne m'avait pas oublie, et elle avait souffert, je n'en pouvais
douter. Il ne fallait pas une grande experience de la vie pour savoir
qu'en amour les blessures de l'orgueil sont poignantes et saignent
longtemps. Je me disais avec raison qu'une femme qui s'est crue adoree
ou seulement desiree avec passion ne se console pas aisement de
l'outrage d'un prompt et facile oubli. Je comptais sur les amertumes
amassees dans ce faible coeur pour frapper un grand coup par mon
apparition inopinee, par mon entreprise romanesque. Mon siege etait
fait. Je comptais dire que j'avais voulu guerir et que je venais avouer
ma defaite; si l'imposture ne suffisait pas pour bouleverser cette ame
deja troublee, je serais plus cruel et plus fourbe encore: je feindrais
de vouloir m'eloigner pour jamais, et de venir seulement me fortifier
par un dernier adieu.

Il y avait bien des moments ou la conscience de la jeunesse et de
l'amour se revoltait en moi contre cette tactique de roue vulgaire. Je
me demandais si j'aurais le sang-froid necessaire pour faire souffrir
sans tomber a genoux aussitot, si tout cet echafaudage de ruses ne
s'ecroulerait pas devant un de ces irresistibles regards de langueur
plaintive et de resignation desolee qui m'avaient repris et vaincu deja
tant de fois; mais je m'efforcais de croire a ma perversite, de
m'etourdir, et j'avancais rapide et palpitant sous la molle clarte des
etoiles, a travers les buissons deja charges de rosee. Je me dirigeai si
bien, que j'arrivai au pied de la villa sans avoir eveille un oiseau
dans la feuillee, sans avoir ete senti de loin par un chien de garde.

Un elegant et vaste perron descendait de la terrasse au parterre; mais
il etait ferme par une grille, et je n'osais faire entendra aucun appel.
D'ailleurs, je voulais surprendre, apparaitre comme le _deus ex
machina_. Madame de Valvedre veillait encore, il n'etait qu'onze heures.
Une seule de ses fenetres etait eclairee, ouverte meme, avec le rideau
rose ferme.

Escalader la terrasse n'etait pas facile; il le fallait pourtant. Elle
n'etait guere elevee; mais ou trouver un point d'appui le long des
colonnes de marbre blanc qui la soutenaient? Je retournai a la breche
laissee ouverte par les macons: ils n'avaient pas laisse l'echelle que
j'y avais remarquee dans le jour. Je me glissai dans une orangerie qui
longeait une des faces du parterre, et j'y trouvai une autre echelle;
elle etait beaucoup trop courte. Comment je parvins quand meme sur la
plate-forme, c'est ce que je ne saurais dire. La volonte fait des
miracles, ou plutot la passion donne aux amants le sens mysterieux que
possedent les somnambules.

La fenetre ouverte etait presque de niveau avec le pave de la terrasse.
J'enjambai le rebord sans faire aucun bruit. Je regardai par la fente du
rideau. Alida etait la, dans un delicieux boudoir qu'eclairait
faiblement une lampe posee sur une table. Assise devant cette table, ou
elle semblait s'etre placee pour ecrire, elle revait ou sommeillait, le
visage cache dans ses deux mains. Quand elle releva la tete, j'etais a
ses pieds.

Elle retint un cri et jeta ses bras autour de mon cou. Je crus qu'elle
allait s'evanouir. Mes transports la rappelerent a elle-meme.

--Je vous souffre chez moi au milieu de la nuit, dit-elle, et privee de
tout secours que je puisse appeler sans me perdre de reputation. C'est
que j'ai foi en vous. Le moment ou je croirai que j'ai eu tort sera le
dernier de mon amour. Francis, vous ne pouvez pas oublier cela!

--J'oublie tout, repondis-je. Je ne sais pas, je ne comprends pas ce que
vous me dites. Je sais que je vous vois, que je vous entends, que vous
semblez heureuse de me voir, que je suis a vos pieds, que vous me
menacez, que je me meurs de crainte et de joie, que vous pouvez me
chasser, et que je peux mourir. Voila tout ce que je sais. Me voila! que
voulez-vous faire de moi? Vous etes tout dans ma vie. Suis-je quelque
chose dans la votre? Rien ne me le prouve, et je ne sais pas ou j'ai
pris la folie de me le persuader et de venir jusqu'a vous. Parlez,
parlez, consolez-moi, rassurez-moi, effacez l'horreur des jours que je
viens de passer loin de vous, ou dites-moi tout de suite que vous me
chassez a jamais. Je ne peux plus vivre sans une solution, car je perds
la raison et la volonte. Ayez-en pour deux, dites-moi ce que je vais
devenir!

--Devenez mon unique ami, reprit-elle; devenez la consolation, le salut
et la joie d'une ame solitaire, rongee d'ennuis, et dont les forces,
longtemps inactives, sont tendues vers un besoin d'aimer qui la devore.
Je ne vous dissimule rien. Vous etes arrive dans un moment de ma vie ou,
apres des annees d'aneantissement, je sentais qu'il fallait aimer ou
mourir. J'ai trouve en vous la passion subite, sincere, mais terrible.
J'ai eu peur, j'ai cent fois juge que le remede a mon ennui allait etre
pire que le mal, et, quand vous m'avez quittee, je vous ai presque beni
en vous maudissant; mais votre eloignement a ete inutile. J'en ai plus
souffert que de toutes mes terreurs, et, a present que vous voila, je
sens, moi aussi, qu'il faut que vous decidiez de moi, que je ne
m'appartiens plus, et que, si nous nous quittons pour toujours, je perds
la raison et la force de vivre!

J'etais enivre de cet abandon, l'espoir me revenait; mais elle, elle
revint bien vite a ses menaces.

--Avant tout, dit-elle, pour etre heureuse de votre affection, il faut
que je me sente respectee. Autrement, l'avenir que vous m'offrez me fait
horreur. Si vous m'aimez seulement comme mon mari m'a aimee, et comme
bien d'autres apres lui m'ont offert de m'aimer, ce n'est pas la peine
que mon coeur soit coupable et perde le sentiment de la fidelite
conjugale. Vous m'avez dit la-bas que je n'etais capable d'aucun
sacrifice. Ne voyez-vous pas que, meme en vous aimant comme je fais, je
suis une ame sans vertu, une epouse sans honneur? Quand le coeur est
adultere, le devoir est deja trahi; je ne me fais donc pas d'illusion
sur moi-meme. Je sais que je suis lache, que je cede a un sentiment que
la morale reprouve, et qui est une insulte secrete a la dignite de mon
mari. Eh bien, qu'importe? laissez-moi ce tourment. Je saurai porter ma
honte devant vous, qui seul au monde ne me la reprocherez pas. Si je
souffre de ma dissimulation vis-a-vis des autres, vous n'entendrez
jamais aucune plainte. Je peux tout souffrir pour vous. Aimez-moi comme
je l'entends, et si, de votre cote, vous souffrez de ma retenue, sachez
souffrir, et trouvez en vous-meme la delicatesse de ne pas me le
reprocher. Un grand amour est-il donc la satisfaction des appetits
aveugles? Ou serait le merite, et comment deux ames elevees
pourraient-elles se cherir et s'admirer l'une l'autre pour la
satisfaction d'un instinct?... Non, non, l'amour ne resiste pas a de
certaines epreuves! Dans le mariage, l'amitie et le lien de la famille
peuvent compenser la perte de l'enthousiasme; mais dans une liaison que
rien ne sanctionne, que tout froisse et combat dans la societe, il faut
de grandes forces et la conscience d'une lutte sublime. Je vous crois
capable de cela, et moi, je sens que je le suis. Ne m'otez pas cette
illusion, si c'en est une. Donnez-moi quelque temps pour la savourer. Si
nous devons succomber un jour, ce sera la fin de tout, et du moins nous
nous souviendrons d'avoir aime!

Alida parlait mieux que je ne sais la faire parler ici. Elle avait le
don d'exprimer admirablement un certain ordre d'idees. Elle avait lu
beaucoup de romans; mais, pour l'exaltation ou la subtilite des
sentiments, elle en eut remontre aux plus habiles romanciers. Son
langage frisait parfois l'emphase, et revenait tout a coup a la
simplicite avec un charme etrange. Son intelligence, peu developpee
d'ailleurs, avait sous ce rapport une veritable puissance, car elle
etait de bonne foi, et trouvait, au service du sophisme meme, des
arguments d'une admirable sincerite: femme dangereuse s'il en fut, mais
dangereuse a elle-meme plus qu'aux autres, etrangere a toute perversite,
et atteinte d'une maladie mortelle pour sa conscience, l'analyse
exclusive de sa personnalite.

J'etais a un moindre degre, mais a un degre beaucoup trop grand encore,
atteint de ce meme mal qu'on pourrait appeler encore aujourd'hui la
maladie des poetes. Trop absorbe en moi-meme, je rapportais trop
volontiers tout a ma propre appreciation. Je ne voulais demander ni aux
religions, ni aux societes, ni aux sciences, ni aux philosophies, la
sanction de mes idees et de mes actes. Je sentais en moi des forces
vives et un esprit de revolte qui n'etait nullement raisonne. Le _moi_
tenait une place demesuree dans mes reflexions comme dans mes instincts,
et, de ce que ces instincts etaient genereux et ardemment tournes vers
le grand, je concluais qu'ils ne pouvaient me tromper. En caressant ma
vanite, Alida, sans calcul et sans artifice, devait arriver a s'emparer
de moi. Plus logique et plus sage, j'eusse secoue le joug d'une femme
qui ne savait etre ni epouse ni amante, et qui cherchait sa
rehabilitation dans je ne sais quel reve de fausse vertu et de fausse
passion; mais elle faisait appel a ma force et la force etait le reve de
mon orgueil. Je fus des lors enchaine, et je goutai dans mon sacrifice
l'incomplet et fievreux bonheur qui etait l'ideal de cette femme
exaltee. En me persuadant que je devenais, par ma soumission, un heros
et presque un ange, elle m'enivra doucement: la flatterie me monta au
cerveau, et je la quittai, sinon content d'elle, du moins enchante de
moi-meme.

Je ne devais ni ne voulais compromettre madame de Valvedre. Aussi
avais-je resolu de partir des le lendemain. J'eusse ete moins prudent,
moins delicat peut-etre, si elle se fut abandonnee a ma passion: vaincu
par sa vertu et force de me soumettre, je ne desirais pas exposer sa
reputation en pure perte; mais elle insista si tendrement, que je dus
promettre de revenir la nuit suivante, et je revins en effet. Elle
m'attendait dans la campagne, et, plus romanesque que passionnee, elle
voulut se promener avec moi sur le lac. J'aurais eu mauvaise grace a me
refuser a une fantaisie aussi poetique. Pourtant je trouvai maussade
d'etre condamne au metier de rameur, au lieu d'etre a ses genoux et de
la serrer dans mes bras. Quand j'eus conduit un peu au large la jolie
barque qu'elle m'avait aide a trouver dans les roseaux du rivage, et qui
lui appartenait, je laissai flotter les rames pour me coucher a ses
pieds. La nuit etait splendide de serenite, et les eaux si tranquilles,
qu'on y voyait a peine trembler le reflet des etoiles.

--Ne sommes-nous pas heureux ainsi? me dit-elle, et n'est-il pas
delicieux de respirer ensemble cet air pur, avec le profond sentiment de
la purete de notre amour? Et tu ne voulais pas me donner cette nuit
charmante! Tu voulais partir comme un coupable, quand nous voici devant
Dieu, dignes de sa pitie secourable et benis peut-etre en depit du monde
et de ses lois!

--Puisque tu crois a la bonte de Dieu, lui repondis-je, pourquoi ne t'y
fier qu'a demi? Serait-ce un si grand crime?...

Elle mit ses douces mains sur ma bouche.

--Tais-toi, dit-elle, ne trouble pas mon bonheur par des plaintes et
n'offense pas l'auguste paix de cette nuit sublime par des murmures
contre le sort. Si j'etais sure de la misericorde divine pour ma faute,
je ne serais pas sure pour cela de la duree de ton amour apres ma chute.

--Ainsi tu ne crois ni a Dieu ni a moi! m'ecriai-je.

--Si cela est, plains-moi, car le doute est une grande douleur que je
traine depuis que je suis au monde, et tache de me guerir, mais en
menageant ma frayeur et en me donnant confiance: confiance en Dieu
d'abord! Dis-moi, y crois-tu fermement, au Dieu qui nous voit, nous
entend et qui nous aime? Reponds, reponds! As-tu la foi, la certitude?

--Pas plus que toi, helas! Je n'ai que l'esperance. Je n'ai pas ete
longtemps berce des douces chimeres de l'enfance. J'ai bu a la source
froide du doute, qui coule sur toutes choses en ce triste siecle; mais
je crois a l'amour, parce que je le sens.

--Et moi aussi, je crois a l'amour que j'eprouve; mais je vois bien que
nous sommes aussi malheureux l'un que l'autre, puisque nous ne croyons
qu'a nous-memes.

Cette triste appreciation qui lui echappait me jeta dans une melancolie
noire. Etait-ce pour nous juger ainsi l'un l'autre, pour mesurer en
poetes sceptiques la profondeur de notre neant, que nous etions venus
savourer l'union de nos ames a la face des cieux etoiles? Elle me
reprocha mon silence et ma sombre attitude.

--C'est ta faute, lui repondis-je avec amertume. L'amour, dont tu veux
faire un raisonnement, est de sa nature une ivresse et un transport. Si,
au lieu de regarder dans l'inconnu en supputant les chances de l'avenir,
qui ne nous appartient pas, tu etais noyee dans les voluptes de ma
passion, tu ne te souviendrais pas d'avoir souffert, et tu croirais a
deux pour la premiere fois de ta vie.

--Allons-nous-en, dit-elle, tu me fais peur! Ces voluptes, ces ivresses
dont tu parles, ce n'est pas l'amour, c'est la fievre, c'est
l'etourdissement et l'oubli de tout, c'est quelque chose de brutal et
d'insense qui n'a ni veille ni lendemain. Reprends les rames, je veux
m'en aller!

Il me vint une sorte de rage. Je saisis les rames et je l'emmenai plus
au large. Elle eut peur et menaca de se jeter dans le lac, si je
continuais ce silencieux et farouche voyage, qui ressemblait a un
enlevement. Je la ramenai vers la rive sans rien dire. J'etais en proie
a un violent orage interieur. Elle se laissa tomber sur le sable en
pleurant. Desarme, je pleurai aussi. Nous etions profondement malheureux
sans nous rendre bien compte des causes de notre souffrance. Certes, je
n'etais pas assez faible pour que la violence faite a ma passion me
parut un si grand effort et un si grand malheur, et, quant a elle, la
peur que je lui avais causee n'etait pas aussi serieuse qu'elle voulait
se le persuader. Qu'y avait-il donc d'impossible entre nous? quelle
barriere separait nos ames? Nous restames en face de cet effrayant
probleme sans pouvoir le resoudre.

Le seul remede a notre douleur etait de souffrir ensemble, et ce fut
reellement le seul lien profondement vrai qui nous etreignit. Cette
douleur que je vis en elle si poignante et si sincere me purifia, en ce
sens que j'abjurai mes projets de seduction par surprise et par ruse.
Malheureux par elle, je l'aimai davantage. Qui sait si le triomphe ne
m'eut pas rendu ingrat, comme elle le redoutait?

Des le jour suivant, je pris la direction du Saint-Gothard pour me
rendre ensuite au lac des Quatre-Cantons. Alida blamait mon empressement
a la quitter, elle pensait que je pouvais impunement passer une semaine
a Rocca; mais je voyais bien que la curiosite de ma vieille hotesse
l'empecherait, un jour ou l'autre, de dormir, et que mes promenades
nocturnes seraient un sujet de reflexions et de commentaires dans les
environs.

Apres les premieres heures de marche, je m'arretai a un enorme rocher
qu'Alida m'avait indique au loin comme une de ses promenades favorites.
De la, je voyais encore sa blanche villa comme un point brillant au
milieu des bois sombres. Tandis que je la contemplais, lui envoyant dans
mon coeur un tendre adieu, je sentis une main legere se poser sur mon
epaule, et, en me retournant, je vis Alida elle-meme, qui m'avait
devance la. Elle etait venue a cheval avec un domestique qu'elle avait
laisse a quelque distance. Elle portait un petit panier rempli de
friandises. Elle avait voulu dejeuner avec moi sur la mousse a l'abri de
son beau rocher, dans ce lieu completement desert. Je fus si touche de
cette gracieuse surprise, que je m'ingeniai a lui faire oublier les
chagrins et les orages de la veille. Je protestai de ma soumission, et
je fis tout mon possible vis-a-vis d'elle et vis-a-vis de moi-meme pour
lui persuader sans mentir que je serais heureux ainsi.

--Mais ou et quand nous reverrons-nous? dit-elle. Vous n'avez pas voulu
vous engager clairement a etre a Geneve pour le mariage de Paule, et
pourtant c'est le seul moyen de nous retrouver sans danger pour moi. Nos
rapports tels qu'ils sont, chastes et consacres desormais par le
veritable amour, peuvent s'etablir tres-convenablement, si vous vous
decidez a etre connu de mon mari et a faire naturellement partie des
amis qui m'entourent. Je ne vis pas toujours seule comme vous me voyez
en ce moment. Les injustes soupcons et l'aigre caractere de ma vieille
belle-soeur ont fait la solitude autour de moi dans ces derniers temps:
j'etais, grace a elle, decouragee de toute relation d'amitie, et de
voisinage; mais, depuis qu'elle est partie, j'ai fait des visites, j'ai
efface la mauvaise impression de ses torts, dont j'avais du paraitre un
peu complice. On va me revenir. Je n'ai pas de nombreuses relations, je
n'ai jamais aime cela, et ce n'en est que mieux. Vous me trouverez assez
entouree pour que nous n'ayons pas l'air de rechercher le tete-a-tete,
et assez libre pour que le tete-a-tete se fasse souvent et
naturellement. D'ailleurs, je decouvrirai bien le moyen de m'absenter
quelquefois, et nous nous rencontrerons en pays neutre, loin des yeux
indiscrets. Je vais, des a present, travailler a ce que cela devienne
possible et meme facile. J'eloignerai les gens dont je me mefie, je
m'attacherai solidement les serviteurs devoues, je me creerai a l'avance
des pretextes, et notre connaissance etant avouee, nos rencontres, si on
les decouvre, n'auront rien qui doive surprendre ou scandaliser. Voyez!
tout nous favorise. Vous avez devant vous la liberte du voyageur; moi,
je vais avoir celle de l'epouse delaissee, car M. de Valvedre pense, lui
aussi, a un grand voyage que je ne combattrai plus. Il s'en ira
peut-etre pour deux ans. Consentez a lui etre presente auparavant. Il
sait deja que je vous connais, et il ne peut rien soupconner.
Mettons-nous en mesure vis-a-vis de lui et du monde; ceci nous donnera
du temps, de la liberte, de la securite. Vous parcourrez la Suisse et
l'Italie, vous y deviendrez grand poete, avec une belle nature sous les
yeux et l'amour dans le coeur; moi, jusqu'a ce jour, j'ai ete
nonchalante et decouragee. Je vais devenir active et ingenieuse. Je ne
songerai qu'a cela. Oui, oui, nous avons deja devant nous deux annees de
pur bonheur. C'est Dieu qui vous a envoye a moi, au moment ou la douleur
de me separer de mon fils aine allait m'achever. Quand il me faudra
quitter le second, j'aurai la compassion de vivre plus longtemps,
peut-etre tout a fait pres de vous, parce qu'alors j'aurai le droit de
dire a mon mari: "Je suis seule, je n'ai plus rien qui m'attache a ma
maison. Laissez-moi vivre ou je voudrai." Je feindrai d'aimer Rome,
Paris ou Londres, et tous deux, inconnus, perdus au sein d'une grande
ville, nous nous verrons tous les jours. Je saurai tres-bien me passer
de luxe. Le mien m'ennuie affreusement, et tout mon reve est une
chaumiere au fond des Alpes ou une mansarde dans une grande cite, pourvu
que j'y sois aimee veritablement.

Nous nous separames sur ces projets, qui n'avaient rien de trop
invraisemblable. Je m'engageai a sacrifier toutes mes repugnances, a
assister au mariage d'Obernay a Geneve, a etre presente, par consequent,
a M. de Valvedre.

J'etais si eloigne de ce dernier parti, que, quand Alida m'eut quitte,
je faillis courir apres elle pour reprendre ma parole; mais je fus
retenu par la crainte de lui sembler egoiste. Je ne pouvais la revoir
qu'a ce prix, a moins de risquer a chaque rencontre de la brouiller avec
son mari, avec l'opinion, avec la societe tout entiere. Je continuai mon
voyage; mais, au lieu de parcourir les montagnes, je pris le plus court
pour me rendre a Altorf, et j'y restai. C'est la qu'Alida devait
m'adresser ses lettres. Et que m'importait tout le reste? Nous nous
ecrivimes tous les jours, et l'on peut dire toute la journee, car nous
echangeames en une quinzaine des volumes d'effusion et d'enthousiasme.
Jamais je n'avais trouve en moi une telle abondance d'emotion devant une
feuille de papier. Ses lettres, a elle, etaient ravissantes. Parler
l'amour, ecrire l'amour, etaient en elle des facultes souveraines. Bien
superieure a moi sous ce rapport, elle avait la touchante simplicite de
ne pas s'en apercevoir, de le nier, de m'admirer et de me le dire. Cela
me perdait; tout en m'elevant au diapason de ses theories de sentiment,
elle travaillait a me persuader que j'etais une grande ame, un grand
esprit, un oiseau du ciel dont les ailes n'avaient qu'a s'etendre pour
planer sur son siecle et sur la posterite. Je ne le croyais pas, non!
grace a Dieu, je me preservais de la folie; mais, sous la plume de cette
femme, la flatterie etait si douce, que je l'eusse payee au prix de la
risee publique, et que je ne comprenais plus le moyen de m'en passer.

Elle reussit egalement a detruire toutes mes revoltes relativement au
plan de vie qu'elle avait adopte pour nous deux. Je consentais a voir
son mari, et j'attendais avec impatience le moment de me rendre a
Geneve. Enfin ce mois de fievre et de vertige, qui etait le terme de mes
aspirations les plus ardentes, touchait a son dernier jour.




V


J'avais promis a Obernay de frapper a sa porte la veille de son mariage.
Le 31 juillet, a cinq heures du matin, je m'embarquais sur un bateau a
vapeur pour traverser le Leman, de Lausanne a Geneve.

Je n'avais pas ferme l'oeil de la nuit, tant je craignais de manquer
l'heure du depart. Accable de fatigue et roule dans mon manteau, je pris
quelques instants de repos sur un banc. Quand j'ouvris les yeux, le
soleil se faisait deja sentir. Un homme qui paraissait dormir egalement
etait assis sur le meme banc que moi. Au premier coup d'oeil que je
jetai sur lui, je reconnus mon ami anonyme du Simplon.

Cette rencontre aux portes de Geneve m'inquieta un peu; j'avais commis
la faute d'ecrire d'Altorf a Obernay en lui donnant de ma promenade un
faux itineraire. Cet exces de precaution devenait une maladresse
facheuse, si la personne qui m'avait vu sur la route de Valvedre etait
de Geneve et en relation avec les Valvedre ou les Obernay. J'aurais donc
voulu me soustraire a ses regards; mais le bateau etait fort petit, et,
au bout de quelques instants, je me retrouvai face a face avec mon
aimable philosophe. Il me regardait avec attention, comme s'il eut
hesite a me reconnaitre; mais son incertitude cessa vite, et il m'aborda
avec la grace d'un homme du meilleur monde. Il me parla comme si nous
venions de nous quitter, et, s'abstenant, par grand savoir-vivre, de
toute surprise et de toute curiosite, il reprit la conversation ou nous
l'avions laissee sur la route de Brigg. Je retombai sous le charme, et,
sans songer davantage a le contredire, je cherchai a profiter de cette
aimable et sereine sagesse qu'il portait en lui avec modestie, comme un
tresor dont il se croyait le depositaire et non le maitre ni
l'inventeur.

Je ne pouvais resister au desir de l'interroger, et cependant, a
plusieurs reprises, ma meditation laissa tomber l'entretien. J'eprouvais
le besoin de resumer interieurement et de savourer sa parole. Dans ces
moments-la, croyant que je preferais etre seul et ne desirant nullement
se produire, il essayait de me quitter; mais je le suivais et le
reprenais, pousse par un attrait inexplicable et comme condamne par une
invisible puissance a m'attacher aux pas de cet homme, que j'avais
resolu d'eviter. Quand nous approchames de Geneve, les passagers, qui,
de la cabine, firent irruption sur le pont, nous separerent. Mon nouvel
ami fut aborde par plusieurs d'entre eux, et je dus m'eloigner. Je
remarquai que tous semblaient lui parler avec une extreme deference;
neanmoins, comme il avait eu la delicatesse de ne pas s'enquerir de mon
nom, je crus devoir respecter egalement son incognito.

Une demi-heure apres, j'etais a la porte d'Obernay. Le coeur me battait
avec tant de violence, que je m'arretai un instant pour me remettre. Ce
fut Obernay lui-meme qui vint m'ouvrir; de la terrasse de son jardin, il
m'avait vu arriver.

--Je comptais sur toi, me dit-il, et me voila pourtant dans un transport
de joie comme si je ne t'esperais plus. Viens, viens! toute la famille
est reunie, et nous attendons Valvedre d'un moment a l'autre.

Je trouvai Alida au milieu d'une douzaine de personnes qui ne nous
permirent d'echanger que les saluts d'usage. Il y avait la, outre le
pere, la mere et la fiancee d'Henri, la soeur ainee de Valvedre,
mademoiselle Juste, personne moins agee et moins antipathique que je ne
me la representais, et une jeune fille d'une beaute etonnante. Bien
qu'absorbe par la pensee d'Alida, je fus frappe de cette splendeur de
grace, de jeunesse et de poesie, et, malgre moi, je demandai a Henri, au
bout de quelques instants, si cette belle personne etait sa parente.

--Comment diable, si elle l'est! s'ecria-t-il en riant, c'est ma soeur
Adelaide! Et voici l'autre que tu n'as pas connue, comme celle-ci, dans
ton enfance; voici notre demon, ajouta-t-il en embrassant Rosa, qui
entrait.

Rosa etait ravissante aussi, moins ideale que sa soeur et plus
sympathique, ou, pour mieux dire, moins imposante. Elle n'avait pas
quatorze ans, et sa tenue n'etait pas encore celle d'une demoiselle bien
raisonnable; mais il y avait tant d'innocence dans sa gaiete petulante
qu'on n'etait pas tente d'oublier combien l'enfant etait pres de devenir
une jeune fille.

--Quant a l'ainee, reprit Obernay, c'est la filleule de ta mere et mon
eleve a moi, une botaniste consommee, je t'en avertis, et qui n'entend
pas raison avec les superbes railleurs de ton espece. Fais attention a
ton bel esprit, si tu veux qu'elle consente a te reconnaitre. Pourtant,
grace a ta mere, qui lui fait l'honneur de lui ecrire tous les ans en
reponse a ses lettres du 1er janvier, et pour qui elle conserve une
grande veneration, j'espere qu'elle ne fera pas trop mauvais accueil a
ta mine de poete echevele; mais il faut que ce soit ma mere qui vous
presente l'un a l'autre.

--Tout a l'heure! repris-je en voyant qu'Alida me regardait. Laisse-moi
revenir de ma surprise et de mon eblouissement.

--Tu la trouves belle? Tu n'es pas le seul; mais n'aie pas l'air de t'en
apercevoir, si tu ne veux la desesperer. Sa beaute est comme un fleau
pour elle. Elle ne peut sortir de la vieille ville sans qu'on s'attroupe
pour la voir, et elle n'est pas seulement intimidee de cette avidite des
regards, elle en est blessee et offensee. Elle en souffre veritablement,
et elle en devient triste et sauvage hors de l'intimite. Demain sera
pour elle un jour d'exhibition forcee, un jour de supplice par
consequent. Si tu veux etre de ses amis, regarde-la comme si elle avait
cinquante ans.

--A propos de cinquante ans, repris-je pour detourner la conversation,
il me semble que mademoiselle Juste n'a guere davantage. Je me figurais
une veritable duegne.

--Cause avec elle un quart d'heure, et tu verras que la duegne est une
femme d'un grand merite. Tiens, je veux te presenter a elle; car, moi,
je l'aime, cette belle-soeur-la, et je veux qu'elle t'aime aussi.

Il ne me permit pas d'hesiter et me poussa vers mademoiselle Juste, dont
l'accueil digne et bienveillant devait naturellement me faire engager la
conversation. C'etait une vieille fille un peu maigre et accentuee de
physionomie, mais qui avait du etre presque aussi belle que la soeur
d'Obernay, et dont le celibat me semblait devoir cacher quelque mystere,
car elle etait riche, de bonne famille, et d'un esprit tres-independant.
En l'ecoutant parler, je trouvai en elle une distinction rare et meme un
certain charme serieux et profond qui me penetra de respect et de
crainte. Elle me temoigna pourtant de l'interet et me questionna sur ma
famille, qu'elle paraissait tres-bien connaitre, sans pourtant rappeler
ou preciser les circonstances ou elle l'avait connue.

On avait dejeune, mais on tenait en reserve une collation pour moi et
pour M. de Valvedre. En attendant qu'il arrivat, Henri me conduisit dans
ma chambre. Nous trouvames sur l'escalier madame Obernay et ses deux
filles, qui vaquaient aux soins domestiques. Henri saisit sa mere au
passage afin qu'elle me presentat en particulier a sa fille ainee.

--Oui, oui, repondit-elle avec un affectueux enjouement, vous allez vous
faire de grandes reverences, c'est l'usage; mais souvenez-vous un peu
d'avoir ete compagnons d'enfance pendant un an, a Paris. M. Valigny
etait alors un garcon plein de douceur et d'obligeance pour toi, ma
fille, et tu en abusais sans scrupule. A present que tu n'es que trop
raisonnable, remercie-le du passe et parle-lui de ta marraine, qui a
continue d'etre si bonne pour toi.

Adelaide etait fort intimidee; mais j'etais si bien en garde contre le
danger de l'effaroucher, qu'elle se rassura avec un tact merveilleux. En
un instant, je la vis transformee. Cette reveuse et fiere beaute s'anima
d'un splendide sourire, et elle me tendit la main avec une sorte de
gaucherie charmante qui ajoutait a sa grace naturelle. Je ne fus pas emu
en touchant cette main pure, et, comme si elle l'eut senti, elle sourit
davantage et m'apparut plus belle encore.

C'etait un type tres-different de celui d'Obernay et de Rosa, qui
ressemblaient a leur mere. Adelaide en tenait aussi par la blancheur et
l'eclat; mais elle avait l'oeil noir et pensif, le front vaste, la
taille degagee et les extremites fines de son pere, qui avait ete un des
plus beaux hommes du pays; madame Obernay restait gracieuse et fraiche
sous ses cheveux grisonnants, et, comme Paule de Valvedre, sans etre
jolie, etait extremement agreable: on disait dans la ville que, lorsque
les Obernay et les Valvedre etaient reunis, ou croyait entrer dans un
musee de figures plus ou moins belles, mais toutes noblement
caracterisees et dignes de la statuaire et du pinceau.

J'avais a peine fini ma toilette, qu'Obernay vint m'appeler.

--Valvedre est en bas, me dit-il; il t'attend pour faire connaissance et
dejeuner avec toi.

Je descendis en toute hate; mais, a la derniere marche de l'escalier, il
me vint une terreur etrange. Une vague apprehension qui, depuis quinze
jours, m'avait souvent traverse l'esprit et qui m'etait revenue
fortement dans la journee, s'empara de moi a tel point, que, voyant la
porte de la maison ouverte, j'eus envie de fuir; mais Obernay etait sur
mes talons, me fermant la retraite. J'entrai dans la salle a manger. Le
repas etait servi; une voix a la fois douce et male partait du salon
voisin. Plus d'incertitude, plus de refuge; mon inconnu du Simplon,
c'etait M. de Valvedre lui-meme.

Un monde de mensonges plus impossibles les uns que les autres, un siecle
d'anxietes remplirent le peu d'instants qui me separaient de cette
inevitable rencontre. Qu'allais-je dire a M. de Valvedre, a Henri, a
Paule et devant les deux familles, pour motiver ma presence aux environs
de Valvedre, quand on m'avait cru dans le nord de la Suisse a cette meme
epoque? A cette crainte se joignait un sentiment de douleur inouie et
qu'il m'etait impossible de combattre par les raisonnements vulgaires de
l'egoisme. Je l'aimais, je l'aimais d'instinct, d'entrainement, de
conviction et par fatalite peut-etre, cet homme accompli que je venais
essayer de tromper, de rendre par consequent malheureux ou ridicule!

La tete me tournait quand Obernay me presenta a Valvedre, et j'ignore si
je reussis a faire bonne contenance. Quant a lui, il eut un tres-vif
sentiment de surprise, mais tout aussitot reprime.

--C'est la ton ami? dit-il a Henri. Eh bien, je le connais deja. J'ai
fait la traversee du lac avec lui ce matin, et nous avons philosophe
ensemble pendant plus d'une heure.

Il me tendit la main et serra cordialement la mienne. Adelaide nous
appela pour dejeuner, et nous nous assimes vis-a-vis l'un de l'autre,
lui tranquille et n'ayant aucun soupcon, puisqu'il ignorait mon
mensonge, moi aussi en train de manger que si j'allais subir la torture.
Pour m'achever, Alida vint s'asseoir aupres de son mari d'un air
d'interet et de deference, et s'efforcer, tout en causant, de deviner
quelle impression nous avions produite l'un sur l'autre.

--Je connaissais M. Valigny avant vous, lui dit-elle; je vous ai dit
qu'a Saint-Pierre il avait ete notre chevalier, a Paule et a moi,
pendant qu'Obernay vous cherchait dans ces affreux glaciers.

--Je n'ai pas oublie cela, repondit Valvedre, et je suis content d'etre
l'oblige d'une personne qui m'a ete sympathique a premiere vue.

Alida, nous voyant si bien ensemble, retourna au salon, et Adelaide vint
prendre sa place. Je remarquai entre elle et Valvedre une affection a
laquelle il etait certainement impossible d'entendre malice, a moins
d'avoir l'esprit brutal et le jugement grossier, mais qui n'en etait pas
moins frappante. Il l'avait vue toute petite, et, comme il avait
quarante ans, il la tutoyait encore, tandis qu'elle lui disait vous avec
un melange de respect et de tendresse qui retablissait les convenances
de famille dans leur intimite. Elle le servait avec empressement, et il
se laissait servir, disant: "Merci, ma bonne fille!" avec un accent
pleinement paternel; mais elle etait si grande et si belle, et lui, il
etait encore si jeune et si charmant! Je fis mon possible pour
m'imaginer que ce mari trompe consentirait de bon coeur a ne pas s'en
apercevoir, tant il etait heureux pere!

On se separa bientot pour se reunir au diner. La famille etait occupee
de mille soins pour la grande journee du lendemain. Les hommes sortirent
ensemble. Je restai seul au salon avec madame de Valvedre et ses deux
belles-soeurs. Ce fut une nouvelle phase de mon supplice. J'attendais
avec angoisse la possibilite d'echanger quelques mots avec Alida. Paule,
appelee par madame Obernay pour essayer sa toilette de noces, sortit
bientot; mais mademoiselle Juste etait comme rivee a son fauteuil. Elle
continuait donc ses fonctions de gardienne de l'honneur de son frere en
depit des mesures prises pour l'en dispenser. Je regardai avec attention
son profil austere, et je sentis en elle autre chose que le desir de
contrarier. Elle remplissait un devoir qui lui pesait. Elle le
remplissait en depit de tous et d'elle-meme. Son regard lucide, qui
surprenait les rougeurs d'impatience d'Alida et qui penetrait mon
affreux malaise, semblait nous dire a l'un et a l'autre: "Croyez-vous
que cela m'amuse?"

Au bout d'une heure de conversation tres-penible dont mademoiselle Juste
et moi fimes tous les frais, car Alida etait trop irritee pour avoir la
force de le dissimuler, j'appris enfin par hasard que M. de Valvedre, au
lieu d'accompagner ses soeurs et ses enfants jusqu'a Geneve le 8
juillet, les avait confies a Obernay pour s'arreter autour du Simplon.
Je me hatai d'aller au-devant de la decouverte qui me menacait, en
disant que, la precisement, j'avais rencontre M. de Valvedre et avais
fait connaissance avec lui sans savoir son nom.

--C'est singulier, observa mademoiselle Juste; M. Obernay ne croyait pas
que vous fussiez de ce cote-la.

Je repondis avec aplomb qu'en voulant gagner la vallee du Rhone par le
mont Cervin, j'avais fait fausse route, et que j'avais profite de ma
bevue pour voir le Simplon, mais que, craignant les plaisanteries
d'Obernay sur mon etourderie a me conduire en depit de ses instructions,
je ne m'en etais pas vante dans ma lettre.

--Puisque vous etiez si pres de Valvedre, dit Alida avec la meme
tranquillite, vous eussiez du venir me voir.

--Vous ne m'y aviez pas autorise, repondis-je, et je n'ai pas ose.

Mademoiselle Juste nous regarda tous les deux, et il me sembla bien
qu'elle n'etait pas notre dupe.

Des que je fus seul avec Alida, je lui parlai avec effroi de cette
fatale rencontre et lui demandai si elle ne pensait pas que son mari put
concevoir des doutes.

--Lui jaloux? repondit-elle en haussant les epaules. Il ne me fait pas
tant d'honneur! Voyons, reprenez vos esprits, ayez du sang-froid. Je
vous avertis que vous en manquez, et qu'ici vous avez paru d'une
timidite singuliere. On a deja fait la remarque que vous n'etiez pas
ainsi a votre premiere apparition dans la maison.

--Je ne vous cache pas, repris-je, que je suis sur des epines. Il me
semble a chaque instant qu'on va me demander compte de ce voyage du cote
de Valvedre et m'ecraser sous le ridicule du pretexte que je viens de
trouver. M. de Valvedre doit m'en vouloir de m'etre moque de lui en me
donnant pour un comedien. Il est vrai qu'il s'est laisse traiter de
docteur: je le prenais pour un medecin; mais j'ai eu l'initiative de ma
meprise, et il n'a rien fait pour m'y confirmer ou pour m'en retirer,
tandis que moi...

--Vous a-t-il reparle de cela? reprit Alida un peu soucieuse.

--Non, pas un mot la-dessus! C'est bien etrange.

--Alors c'est tout naturel. Valvedre ne connait pas la feinte. Il a tout
oublie; n'y pensons plus et parlons du bonheur d'etre ensemble.

Elle me tendait la main. Je n'eus pas le temps de la presser contre mes
levres. Ses deux enfants revenaient de la promenade. Ils entraient comme
un ouragan dans la maison et dans le salon.

L'aine etait beau comme son pere, et lui ressemblait d'une maniere
frappante. Paolino rappelait Alida, mais en charge; il etait laid. Je me
souvins qu'Obernay m'avait parle d'une preferenc marquee de madame de
Valvedre pour Edmond, et involontairement j'epiai les premieres caresses
qui accueillirent l'un et l'autre. De tendres baisers furent prodigues a
l'aine, et elle me le presenta en me demandant si je le trouvais joli.
Elle effleura a peine les joues de l'autre, en ajoutant:

--Quant a celui-ci, il ne l'est pas, je le sais!

Le pauvre enfant se mit a rire, et, serrant la tete de sa mere dans ses
bras:

--C'est egal, dit-il, il faut embrasser ton singe!

Elle l'embrassa en le grondant de ses manieres brusques. Il lui avait
meurtri les joues avec ses baisers, ou un peu de malice et de vengeance
semblait se meler a son effusion.

Je ne sais pourquoi cette petite scene me causa une impression penible.
Les enfants se mirent a jouer. Alida me demanda a quoi je pensais en la
regardant d'un air si sombre. Et, comme je ne repondais pas, elle ajouta
a voix basse:

--Etes-vous jaloux d'eux? Ce serait cruel. J'ai besoin que vous me
consoliez; car je vais etre separee de l'un et de l'autre, a moins que
je ne me fixe dans cette odieuse ville de Geneve. Et encore n'est-il pas
certain qu'on voulut m'y autoriser.

Elle m'apprit que M. de Valvedre s'etait decide a confier l'education de
ses deux fils a l'excellent professeur Karl Obernay, pere d'Henri.
Eleves dans cette heureuse et sainte maison, ils seraient tendrement
choyes par les femmes et instruits serieusement par les hommes. Alida
devait donc se rejouir de cette decision, qui epargnait a ses enfants
les rudes epreuves du college, et elle s'en rejouissait en effet, mais
avec des larmes qui etaient visiblement a l'adresse d'Edmond, bien
qu'elle fit son possible pour regarder comme une douleur egale
l'eloignement du petit Paul. Elle souffrait aussi d'une circonstance
toute personnelle, je veux dire l'ascendant que Juste de Valvedre devait
prendre de plus en plus sur ses enfants. Elle avait espere les y
soustraire, et les voyait retomber davantage sous cette influence,
puisque Juste se fixait a Geneve dans la maison voisine.

J'allais lui dire que cette prevention obstinee ne me paraissait pas
bien equitable, lorsque Juste rentra et caressa les enfants avec une
egale tendresse. Je remarquai la confiance et la gaiete avec laquelle
tous deux grimperent sur ses genoux et jouerent avec son bonnet, dont
elle leur laissa chiffonner les dentelles. L'espiegle Paolino le lui ota
meme tout a fait, et la vieille fille ne fit aucune difficulte de
montrer ses cheveux gris ebouriffes par ces petites mains folles. A ce
moment, je vis sur cette figure rigide une maternite si vraie et une
bonhomie si touchante, que je lui pardonnai l'humeur qu'elle m'avait
causee.

Le diner rassembla tout le monde, excepte M. de Valvedre, qui ne vint
que dans la soiree. J'eus donc deux ou trois heures de repit, et je pus
me remettre au diapason convenable. Il regnait dans cette maison une
amenite charmante, et je trouvai qu'Alida avait tort quand elle se
disait condamnee a vivre avec des oracles. Si l'on sentait, dans chacune
des personnes qui se trouvaient la, un fonds de valeur reelle et ce je
ne sais quoi de mur ou de calme qui trahit l'etude ou le respect de
l'etude, on sentait aussi en elles, avec les qualites essentielles de la
vie pratique, tout le charme de la vie heureuse et digne. Sous certains
rapports, il me semblait etre chez moi parmi les miens; mais l'interieur
genevois etait plus enjoue et comme rechauffe par le rayon de jeunesse
et de beaute qui brillait dans les yeux d'Adelaide et de Rosa. Leur mere
etait comme ravie dans une beatitude religieuse en regardant Paule et en
pensant au bonheur d'Henri. Paule etait paisible comme l'innocence,
confiante comme la droiture: elle avait peu d'expansions vives; mais,
dans chaque mot, dans chaque regard a son fiance, a ses parents et a ses
soeurs, il y avait comme un intarissable foyer de devouement et
d'admiration.

Les trois jeunes filles avaient ete liees des l'enfance, elles se
tutoyaient et se servaient mutuellement. Toutes trois aimaient
mademoiselle Juste, et, bien que Paule lui eut donne tort dans ses
differends avec Alida, on sentait bien qu'elle la cherissait davantage.
Alida etait-elle aimee de ces trois jeunes filles? Evidemment, Paule la
savait malheureuse et l'aimait naivement pour la consoler. Quant aux
demoiselles Obernay, elles s'efforcaient d'avoir de la sympathie pour
elle, et toutes deux l'entouraient d'egards et de soins; mais Alida ne
les encourageait nullement, et repondait a leurs timides avances avec
une grace froide et un peu railleuse. Elle les traitait tout bas de
femmes savantes, la petite Rosa etant deja, selon elle, infatuee de
pedantisme.

--Cela ne parait pourtant pas du tout, lui dis-je: l'enfant est
ravissante... et Adelaide me parait une excellente personne.

--Oh! j'etais bien sure que vous auriez de l'indulgence pour ces beaux
yeux-la! reprit avec humeur Alida.

Je n'osai lui repondre: l'etat de tension nerveuse ou je la voyais me
faisait craindre qu'elle ne se trahit.

D'autres jeunes filles, des cousines, des amies arriverent avec leurs
parents. On passa au jardin, qui, sans etre grand, etait fort beau,
plein de fleurs et de grands arbres, avec une vue magnifique au bord de
la terrasse. Les enfants demanderent a jouer, et tout le monde s'en
mela, excepte les gens ages et Alida, qui, assise a l'ecart, me fit
signe d'aller aupres d'elle. Je n'osai obeir. Juste me regardait, et
Rosa, qui s'etait beaucoup enhardie avec moi pendant le diner, vint me
prendre resolument le bras, pretendant que tout le _jeune monde_ devait
jouer; son papa l'avait dit. J'essayai bien de me faire passer pour
vieux; mais elle n'en tint aucun compte. Son frere ouvrit la partie de
barres, et il etait mon aine. Elle me reclamait dans son camp, parce que
Henri etait dans le camp oppose et que je devais courir aussi bien que
lui. Henri m'appela aussi, il fallut oter mon habit et me mettre en
nage. Adelaide courait apres moi avec la rapidite d'une fleche. J'avais
peine a echapper a cette jeune Atalante, et je m'etonnais de tant de
force unie a tant de souplesse et de grace. Elle riait, la belle fille;
elle montrait ses dents eblouissantes. Confiante au milieu des siens,
elle oubliait le tourment des regards; elle etait heureuse, elle etait
enfant, elle resplendissait aux feux du soleil couchant, comme ces roses
que la pourpre du soir fait paraitre embrasees.

Je ne la voyais pourtant qu'avec des yeux de frere. Le ciel m'est temoin
que je ne songeais qu'a m'echapper de ce tourbillon de courses, de cris
et de rires, pour aller rejoindre Alida. Quand, par des miracles
d'obstination et de ruse, j'en fus venu a bout, je la trouvai sombre et
dedaigneuse. Elle etait revoltee de ma faiblesse, de mon enfantillage;
elle voulait me parler, et je n'avais pas su faire un effort pour
quitter ces jeux imbeciles et pour venir a elle! J'etais lache, je
craignais les propos, ou j'etais deja charme par les dix-huit ans et les
joues roses d'Adelaide. Enfin elle etait indignee, elle etait jalouse;
elle maudissait ce jour, qu'elle avait attendu avec tant d'ardeur comme
le plus beau de sa vie.

J'etais desespere de ne pouvoir la consoler; mais M. de Valvedre venait
d'arriver, et je n'osais dire un mot, le sentant la. Il me semblait
qu'il entendait mes paroles avant que mes levres leur eussent livre
passage. Alida, plus hardie et comme dedaigneuse du peril, me reprochait
d'etre trop jeune, de manquer de presence d'esprit et d'etre plus
compromettant par ma terreur que je ne le serais avec de l'audace. Je
rougissais de mon inexperience, je fis de grands efforts pour m'en
corriger. Tout le reste de la soiree, je reussis a paraitre tres-enjoue;
alors Alida me trouva trop gai.

On le voit, nous etions condamnes a nous reunir dans les circonstances
les plus penibles et les plus irritantes. Le soir, retire dans ma
chambre, je lui ecrivis:

"Vous etes mecontente de moi, et vous me l'avez temoigne avec colere.
Pauvre ange, tu souffres! et j'en suis la cause! Tu maudis ce jour tant
desire qui ne nous a pas seulement donne un instant de securite pour
lire dans les yeux l'un de l'autre! Me voila eperdu, furieux contre
moi-meme et ne sachant que faire pour eviter ces angoisses et ces
impatiences qui me devorent aussi, mais que je subirais avec
resignation, si je pouvais les assumer sur moi seul. Je suis trop jeune,
dis-tu! Eh bien, pardonne a mon inexperience, et tiens-moi compte de la
candeur et de la nouveaute de mes emotions. Va, la jeunesse est une
force et un appui dans les grandes choses. Tu verras si, dans des perils
d'un autre genre, je suis au-dessous de ton reve. Faut-il t'arracher
violemment a tous les liens qui pesent sur toi? faut-il braver l'univers
et m'emparer de ta destinee a tout prix? Je suis pret, dis un mot. Je
peux tout briser autour de nous deux... Mais tu ne le veux pas, tu
m'ordonnes d'attendre, de me soumettre a des epreuves contre lesquelles
se revolte la franchise de mon age! Quel plus grand sacrifice pouvais-je
te faire? Je fais de mon mieux. Prends donc pitie de moi, cruelle! et
toi aussi, prends donc patience!

"Pourquoi envenimer ces douleurs par ton injustice? pourquoi me dire
qu'Adelaide?... Non! je ne veux pas me souvenir de ce que vous m'avez
dit. C'etait insense, c'etait inique! Une autre que toi! mais
existe-t-il donc d'autres femmes sur la terre? Laissons cette folie et
n'y reviens jamais. Parlons d'une circonstance qui m'a bien autrement
frappe. Tes deux enfants vont demeurer ici... Et toi, que vas-tu faire?
Cette resolution de ton mari ne va-t-elle pas modifier ta vie?
Comptes-tu retourner dans cette solitude de Valvedre, ou j'aurais si peu
le droit de vivre aupres de toi, sous les regards de tes voisins
provinciaux, et entouree de gens qui tiendront note de toutes tes
demarches? Tu avais parle d'aller dans quelque grande ville... Songe
donc! tu le peux a present. Dis, quand pars-tu? ou allons-nous? Je ne
peux pas admettre que tu hesites. Reponds, mon ame, reponds! Un mot, et
je supporte tout ce que tu voudras pour sauver les apparences, ou
plutot, non, je pars demain soir. Je me dis rappele par mes parents, je
me soustrais a toutes ces miserables dissimulations qui t'exasperent
autant que moi, je cours t'attendre ou tu voudras. Ah! viens! fuyons! ma
vie t'appartient."

La journee du lendemain s'ecoula sans que je pusse lui glisser ma
lettre. Quoi que m'en eut dit madame de Valvedre, je n'osais trop me
confier a la Bianca, qui me semblait bien jeune et bien eveillee pour ce
role de depositaire du plus grand secret de ma vie. D'ailleurs, Juste de
Valvedre faisait si bonne garde, que j'en perdais l'esprit.

Je ne raconterai pas la ceremonie du mariage protestant. Le temple etait
si pres de la maison, qu'on s'y rendit a pied sous les yeux des deux
villes, ameutees en quelque sorte pour voir l'agreable mariee, mais
surtout la belle Adelaide dans sa fraiche et pudique toilette. Elle
donnait le bras a M. de Valvedre, dont la consideration semblait mieux
que tout autre porte-respect la proteger contre les brutalites de
l'admiration. Neanmoins elle etait froissee de cette curiosite
outrageante des foules, et marchait triste, les yeux baisses, belle dans
sa fierte souffrante comme une reine qu'on trainerait au supplice.

Apres elle, Alida etait aussi un objet d'emotion. Sa beaute n'etait pas
frappante au premier abord; mais le charme en etait si profond, qu'on
l'admirait surtout apres qu'elle avait passe. J'entendis faire des
comparaisons, des reflexions plus ou moins niaises. Il me sembla qu'il
s'y melait des suspicions sur sa conduite. J'eus envie de chercher
pretexte a une querelle; mais a Geneve, si on est tres-petite ville, on
est generalement bon, et ma colere eut ete ridicule.

Le soir, il y eut un petit bal compose d'environ cinquante personnes qui
formaient la parente et l'intimite des deux familles. Alida parut avec
une toilette exquise, et, sur ma priere, elle dansa. Sa grace indolente
fit son effet magique; on se pressa autour d'elle, les jeunes gens se la
disputerent et se montrerent d'autant plus enfievres qu'elle paraissait
moins se soucier d'aucun d'eux en particulier. J'avais espere que la
danse me permettrait de lui parler. Ce fut le contraire qui arriva, et a
mon tour je pris de l'humeur contre elle. Je l'observai en boudant,
tres-dispose a lui chercher noise, si je surprenais la moindre nuance de
coquetterie. Ce fut impossible: elle ne voulait plaire a personne; mais
elle sentait, elle savait qu'elle charmait tous les hommes, et il y
avait dans son indifference je ne sais quel air de souverainete blasee,
mais toujours absolue, qui m'irrita. Je trouvai qu'elle parlait a ces
jeunes gens, non comme s'ils eussent eu des droits sur elle, mais comme
si elle en avait eu sur eux, et c'etait, a mon gre, leur faire trop
d'honneur. Elle avait le grand aplomb des femmes du monde, et je crus
retrouver, dans ses regards a des etrangers, cette prise de possession
qui avait bouleverse et ravi mon ame. Certes, aupres d'elle, Adelaide et
ses jeunes amies etaient de simples bourgeoises, tres-ignorantes de
l'empire de leurs charmes et tres-incapables, malgre l'eclat de leur
jeunesse, de lui disputer la plus humble conquete; mais qu'il y avait de
pudeur dans leur modestie, et comme leur extreme politesse etait une
sauvegarde contre la familiarite! Une petite circonstance me fit
insister en moi-meme sur cette remarque. Alida, en se levant, laissa
tomber son eventail; dix admirateurs se precipiterent pour le ramasser.
Pour un peu, on se fut battu; elle le prit de la main triomphante qui le
lui presentait, sans aucune parole de remerciement, sans meme un sourire
de convention, et comme si elle etait trop maitresse des volontes de cet
inconnu pour lui savoir le moindre gre de son esclavage. C'etait un bon
petit provincial qui parut heureux d'une telle familiarite. En fait,
c'etait de sa part une betise; en theorie, il avait pourtant raison.
Quand une femme dispose d'un homme jusqu'au dedain, elle le provoque
plus qu'elle ne l'eloigne, et, quoi qu'on en puisse dire, il y a
toujours un peu d'encouragement au fond de ces _mepriseries_ royales.

Pour me venger du secret depit que j'eprouvais, je cherchai quel service
je pourrais rendre a Adelaide, qui dansait pres de moi. Je vis qu'elle
avait failli tomber en glissant sur des feuilles de rose qui s'etaient
detachees de son bouquet, et, comme elle revenait a sa place, je les
enlevai vite et adroitement. Elle parut s'etonner un peu d'un si beau
zele, et cet etonnement meme etait une impression de pudeur. Je ne la
regardais pas, craignant d'avoir l'air de mendier un remerciement; mais
elle me l'adressa un instant apres, quand la figure de la contredanse la
replaca pres de moi.

--Vous m'avez preservee d'une chute, me dit-elle tout haut en souriant;
vous etes toujours bon pour moi, comme _jadis!_

Bon pour elle! c'etait trop de reconnaissance a coup sur, et cela
pouvait amener une declaration de la part d'un impertinent; mais il eut
fallu l'etre jusqu'a l'imbecillite pour ne pas sentir dans l'extreme
politesse de cette chaste fille un doute d'elle-meme qui imposait aux
autres un respect sans bornes.

Je n'attendis pas la fin du bal. J'y souffrais trop. Comme j'allais
gagner ma petite chambre, Valvedre se trouva devant moi et me fit signe
de le suivre a l'ecart.

--Voici l'explication, pensai-je: qu'il se decide donc enfin a me
chercher querelle, ce mysterieux personnage! Ce sera me soulager d'une
montagne qui m'etouffe!

Mais il s'agissait de bien autre chose.

--Il est arrive ici tantot, me dit-il, des parents de Lausanne sur
lesquels on ne comptait plus. On est force de leur donner l'hospitalite
et de disposer de votre chambre. Ce sont deux vieillards, et vous leur
cedez naturellement la place; mais on ne veut pas vous envoyer a
l'auberge, on vous confie a moi. J'ai mon pied-a-terre dans la ville,
tout pres d'ici; voulez-vous me permettre d'etre votre hote?

Je remerciai et j'acceptai resolument.

--S'il veut se reserver une explication chez lui, me disais-je, a la
bonne heure! j'aime mieux cela.

Il appela son domestique, qui enleva mon mince bagage, et lui-meme me
prit le bras pour me conduire a son domicile. C'etait une maison du
voisinage, ou il me fit traverser plusieurs pieces encombrees de caisses
et d'instruments etranges, quelques-uns d'une grande dimension et qui
brillaient vaguement, dans l'obscurite, d'un eclat vitreux ou
metallique.

--C'est mon attirail de _docteur es sciences_, me dit-il en riant. Cela
ressemble assez a un laboratoire d'alchimiste, n'est-ce pas? Vous
comprenez, ajouta-t-il d'un ton indefinissable, que madame de Valvedre
n'aime pas cette habitation, et qu'elle prefere l'agreable hospitalite
des Obernay? Mais vous dormirez ici fort tranquille. Voici la porte de
votre chambre, et voici la clef de la maison; car le bal n'est pas fini
la-bas, et, si vous vouliez y retourner...

--Pourquoi y retournerais-je? repondis-je affectant l'indifference. Je
n'aime pas le bal, moi!

--N'y a-t-il donc personne dans ce bal qui vous interesse?

--Tous les Obernay m'interessent; mais le bal est la plus maussade
maniere de jouir de la societe des gens qu'on aime.

--Eh! pas toujours! Il donne une certaine animation... Quand j'etais
jeune, je ne haissais pas ce bruit-la.

--C'est que vous avez eu l'esprit d'etre jeune, monsieur de Valvedre. A
present, on ne l'a plus. On est vieux a vingt ans.

--Je n'en crois rien, dit-il en allumant son cigare; car il m'avait
suivi dans la chambre qui m'etait destinee, comme pour s'assurer que
rien n'y manquait a mon bien-etre. Je crois que c'est une pretention!

--De ma part? repondis-je un peu blesse de la lecon.

--Peut-etre aussi de votre part, et sans que vous soyez pour cela
coupable ou ridicule. C'est une mode, et la jeunesse ne peut se
soustraire a son empire. Elle s'y soumet de bonne foi, parce que la plus
nouvelle mode lui parait toujours la meilleure; mais, si vous m'en
croyez, vous examinerez un peu serieusement les dangers de celle-ci, et
vous ne vous y laisserez pas trop prendre.

Son accent avait tant de douceur et de bonte, que je cessai de croire a
un piege tendu par sa suspicion a mon inexperience, et, retombant sous
le charme, j'eprouvai plus que jamais tout d'un coup le besoin de lui
ouvrir mon coeur. Il y avait la quelque chose d'horrible dont je ne
saurais meme aujourd'hui me rendre compte. Je souhaitais son estime, et
je courais au-devant de son affection sans pouvoir renoncer a lui
infliger le plus amer des outrages!

Il me dit encore quelques paroles qui furent comme un trait de lumiere
sur le fond de sa pensee. Il me sembla qu'en m'invitant a retourner au
bal, c'est-a-dire a etre jeune, naif et croyant, il essayait de savoir
quelle impression Adelaide avait faite sur moi et si j'etais capable
d'aimer, car le nom de cette charmante fille arriva, je ne me rappelle
plus comment, sur ses levres.

Je fis d'elle le plus grand eloge, autant pour paraitre libre de coeur
et d'esprit vis-a-vis de sa femme que pour voir s'il eprouvait quelque
secrete douleur a propos de sa fille adoptive. Que n'aurais-je pas donne
pour decouvrir qu'il l'aimait a l'insu de lui-meme, et que l'infidelite
d'Alida ne troublerait pas la paix de son ame genereuse! Mais, s'il
aimait Adelaide, c'etait avec un desinteressement si vrai, ou avec une
si heroique abnegation, que je ne pus saisir aucun trouble dans ses yeux
ni dans ses paroles.

--Je n'ajoute rien a vos eloges, dit-il, et, si vous la connaissiez
comme moi qui l'ai vue naitre, vous sauriez que rien ne peut exprimer la
droiture et la bonte de cette ame-la. Heureux l'homme qui sera digne
d'etre son compagnon et son appui dans la vie! C'est un si grand honneur
et une si grande felicite a envisager, que celui-la devra y travailler
serieusement, et n'aura jamais le droit de se dire sceptique ou
desenchante.

--Monsieur de Valvedre, m'ecriai-je involontairement, vous semblez me
dire que je pourrais aspirer...

--A conquerir sa confiance? Non, je ne puis dire cela, je n'en sais
rien. Elle vous connait encore trop peu, et nul ne peut lire dans
l'avenir; mais vous n'ignorez pas que, dans le cas ou cela arriverait,
vos parents et les siens s'en rejouiraient beaucoup.

--Henri ne s'en rejouirait peut-etre pas! repondis-je.

--Henri? lui qui vous aime si ardemment? Prenez garde d'etre ingrat, mon
cher enfant!

--Non, non! ne me croyez pas ingrat! Je sais qu'il m'aime, je le sais
d'autant plus qu'il m'aime en depit de nos differences d'opinions et de
caracteres; mais ces differences, qu'il me pardonne pour son compte, le
feraient beaucoup reflechir, s'il s'agissait de me confier le sort d'une
de ses soeurs.

--Quelles sont donc ces differences? Il ne me les a pas signalees en me
parlant de vous avec effusion. Voyons, repugnez-vous a me les dire? Je
suis l'ami de la famille Obernay, et il y a eu, dans la votre, un homme
que j'aimais et respectais infiniment. Je ne parle pas de votre pere,
qui merite egalement ces sentiments-la, mais que j'ai fort peu connu; je
parle de votre oncle Antonin, un savant a qui je dois les premieres et
les meilleures notions de ma vie intellectuelle et morale. Il y avait,
entre lui et moi, a peu pres la meme distance d'age qui existe
aujourd'hui entre vous et moi. Vous voyez que j'ai le droit de vous
porter un vif interet, et que j'aimerais a m'acquitter envers sa memoire
en devenant votre conseil et votre ami comme il etait le mien.
Parlez-moi donc a coeur ouvert et dites-moi ce que le brave Henri
Obernay vous reproche.

Je fus sur le point de m'epancher dans le sein de Valvedre comme un
enfant qui se confesse, et non plus comme un orgueilleux qui se defend.
Pourquoi ne cedai-je point a un salutaire entrainement? Il eut
probablement arrache de ma poitrine, sans le savoir et par la seule
puissance de sa haute moralite, le trait empoisonne qui devait se
tourner contre lui; mais je cherissais trop ma blessure, et j'eus peur
de la voir fermer. J'eprouvais aussi une horreur instinctive d'un pareil
epanchement avec celui dont j'etais le rival. Il fallait etre resolu a
ne plus l'etre, ou devenir le dernier des hypocrites. J'eludai
l'explication.

--Henri me reproche precisement, lui repondis-je, le scepticisme, cette
maladie de l'ame dont vous voulez me guerir; mais ceci nous menerait
trop loin ce soir, et, si vous le permettez, nous en causerons une autre
fois.

--Allons, dit-il, je vois que vous avez envie de retourner au bal, et
peut-etre sera-ce un meilleur remede a vos ennuis que tous mes
raisonnements. Un seul mot avant que je vous donne le bonsoir...
Pourquoi m'avez-vous dit, a notre premiere rencontre, que vous etiez
comedien?

--Pour me sauver d'une sotte honte! Vous m'aviez surpris parlant tout
seul.

--Et puis, en voyage, on aime a mystifier les passants, n'est-il pas
vrai?

--Oui! on fait l'agreable vis-a-vis de soi-meme, on se croit fort
spirituel, et on s'apercoit tout d'un coup que l'on n'est qu'un
impertinent de mauvais gout en presence d'un homme de merite.

--Allons, allons, reprit en riant Valvedre, le pauvre homme de merite
vous pardonne de tout son coeur et ne racontera rien de ceci a la bonne
Adelaide.

J'etais fort embarrasse de mon role, et, par moments, je me persuadais,
malgre la liberte d'esprit de M. de Valvedre, que, s'il avait en depit
de lui-meme quelque velleite de jalousie, c'etait bien plus a propos
d'Adelaide qu'a propos de sa femme. Je me maudissais donc d'etre
toujours dans la necessite de le faire souffrir. Pourtant je me
rappelais les premieres paroles qu'il m'avait dites au Simplon: "J'ai
beaucoup aime une femme qui est morte." Il aimait donc en souvenir, et
c'est la qu'il puisait sans doute la force de n'etre ni jaloux de sa
femme, ni epris d'une autre.

Quoi qu'il en soit, je voulus au moins le delivrer d'un trouble
possible, en lui disant que je me trouvais encore trop jeune pour songer
au mariage, et que, si je venais a y songer, ce serait lorsque Rosa
serait en age de quitter sa poupee.

--Rosa! repondit-il avec quelque vivacite. Eh! mais oui... vos ages
s'accorderont peut-etre mieux alors! Je la connais autant que l'autre,
et c'est un tresor aussi que cette enfant-la. Mais partez donc et faites
danser mon petit diable rose. Allons, allons! vous n'etes pas encore
aussi vieux que vous le pretendiez!

Il me tendit la main, cette main loyale qui brulait la mienne, et je
m'enfuis comme un coupable, pendant qu'il disparaissait au milieu de ses
telescopes et de ses alambics.




VI


Je retournai chez les Obernay. On dansait encore; mais Alida,
secretement blessee de mon depart, s'etait retiree. Le jardin etait
illumine; on s'y promenait par groupes dans l'intervalle des
contredanses et des valses. Il n'y avait aucun moyen de nouer un mystere
quelconque dans cette fete modeste, pleine de bonhomie et d'honnete
abandon. Je ne vis pas reparaitre Valvedre, et j'affectai, devant
mademoiselle Juste, qui tenait bon jusqu'a la fin, beaucoup de gaiete et
de liberte d'esprit. On proposa un cotillon, et les jeunes filles
deciderent que tout le monde en serait. J'allai inviter mademoiselle
Juste, Henri ayant invite sa mere.

--Quoi! me dit en souriant la vieille fille, vous voulez que je danse
aussi, moi? Eh bien, soit. Je ferai avec vous une fois le tour de la
salle; apres quoi, je serai libre de me faire remplacer par une danseuse
dont je vais m'assurer d'avance.

Je ne pus voir a qui elle s'adressait; il y avait un peu de confusion
pour prendre place. Je me trouvai avec elle vis-a-vis de M. Obernay pere
et d'Adelaide. Quand ils eurent ouvert la figure, les deux graves
personnages se firent signe et s'eclipserent. Je devenais le cavalier
d'Adelaide, avec laquelle je n'avais pas ose danser sous les yeux
d'Alida, et qui me tendit sa belle main avec confiance. Elle n'y
entendait certes pas malice; mais mademoiselle Juste savait bien ce
qu'elle faisait. Elle parlait bas au pere Obernay en nous regardant d'un
air moitie bienveillant, moitie railleur. La figure candide du vieillard
semblait lui repondre: "Vous croyez? Moi, je n'en sais rien, ce n'est
pas impossible."

Oui, je l'ai su plus tard, ils parlaient du mariage autrefois vaguement
projete avec mes parents. Juste, sans rien savoir de mon amour pour
Alida, pressentait quelque charme deja jete sur moi par l'enchanteresse,
et elle s'efforcait de le faire echouer en me rapprochant de ma fiancee.
Ma fiancee! cette splendide et parfaite creature eut pu etre a moi! Et
moi, je preferais a une vie excellente et a de celestes felicites les
orages de la passion et le desastre de mon existence! Je me disais cela
en tenant sa main dans la mienne, en affrontant les magnificences de son
divin sourire, en contemplant les perfections de tout son etre pudique
et suave! Et j'etais fier de moi, parce qu'elle n'eveillait en moi aucun
instinct, aucun germe d'infidelite envers ma dangereuse et terrible
souveraine! Ah! si elle eut pu lire dans mon ame, celle qui la possedait
si entierement! Mais elle y lisait a contre-sens, et son oeil irrite me
condamnait au moment de mon plus pur triomphe sur moi-meme; car elle
etait la, cette magicienne haletante et jalouse, elle m'epiait d'un oeil
trouble par la fievre. Quelle victoire pour Juste, si elle eut pu le
deviner!

L'appartement de madame de Valvedre etait au-dessus de la salle ou l'on
dansait. D'un cabinet de toilette en entre-sol, on pouvait voir tout ce
qui se passait en bas par une rosace masquee de guirlandes. Alida avait
voulu jeter machinalement un dernier regard sur la petite fete; elle
avait ecarte le feuillage, et, me voyant la, elle etait restee clouee a
sa place. Et moi, me sentant sous les yeux de Juste, je croyais etre un
grand diplomate et servir habilement la cause de mon amour en m'occupant
d'Adelaide et en jouant le role d'un petit jeune homme enivre de
mouvement et de gaiete!

Aussi le lendemain, quand j'eus reussi a faire tenir ma lettre a madame
de Valvedre, je recus une reponse foudroyante. Elle brisait tout, elle
me rendait ma liberte. Dans la matinee, Juste et Paule avaient parle
devant elle de mon union projetee avec Adelaide et d'une recente lettre
de ma mere a madame Obernay, ou ce desir etait delicatement exprime.

"Je ne savais rien de tout cela, disait Alida, vous me l'aviez laisse
ignorer. En apprenant que votre voyage en Suisse n'avait pas eu d'autre
but que la poursuite de ce mariage, et en voyant de mes propres yeux,
cette nuit, combien vous etiez ravi de la beaute de votre future, je me
suis explique votre conduite depuis trois jours. Des que vous etes entre
dans cette maison, des que vous avez vu celle qu'on vous destinait,
votre maniere d'etre avec moi a entierement change. Vous n'avez pas su
trouver un instant pour me parler en secret, vous n'avez pas pu inventer
le plus petit expedient, vous qui savez si bien penetrer dans les
forteresses par-dessus les murs, quand le desir vient en aide a votre
genie. Vous avez ete vaincu par l'eclat de la jeunesse, et, moi, j'ai
pali, j'ai disparu comme une etoile de la nuit devant le soleil levant.
C'est tout simple. Enfant, je ne vous en veux pas; mais pourquoi manquer
de franchise? pourquoi m'avoir fait souffrir mille tortures? pourquoi,
sachant que je haissais a bon droit certaine vieille fille, l'avoir
traitee avec une veneration ridicule? N'avez-vous pas senti deja des
mouvements de malveillance, presque d'aversion, contre la malheureuse
Alida? Il me semble que, dans un moment, l'unique moment ou vos regards,
sinon vos paroles, pouvaient me rassurer, vous m'avez fait entendre que
j'etais, selon vous, une mauvaise mere. Oui, oui, on vous avait deja dit
cela, que je preferais mon bel Edmond a mon pauvre Paul, que celui-ci
etait une victime de ma partialite, de mon injustice: c'est le theme
favori de mademoiselle Juste, et elle avait bien reussi a le persuader a
mon mari, qui m'estime; elle a du reussir plus vite a le prouver a mon
amant, qui ne m'estime pas!

"Allons! il faut se placer au-dessus de ces miseres! Il faut que je
dedaigne tout cela, et que je vous apprenne que, si je suis une personne
odieuse, au moins j'ai la fierte qui convient a ma situation.
Epargnez-vous de vains mensonges; vous aimez Adelaide et vous serez son
mari, je vais vous y aider de tout mon pouvoir. Renvoyez-moi mes lettres
et reprenez les votres. Je vous pardonne de tout mon coeur comme on doit
pardonner aux enfants. J'aurai plus de peine a m'absoudre moi-meme de ma
folie et de ma credulite."

Ainsi ce n'etait pas assez de la situation terrible ou nous nous
trouvions vis-a-vis de la famille et de la societe: il fallait que le
desespoir, la jalousie et la colere missent en cendre nos pauvres coeurs
deja battus en ruine!

Je fus pris d'un acces de rage contre la destinee, contre Alida et
contre moi-meme. J'allai faire mes adieux a la famille Obernay, et je
repartis pour mon pretendu voyage d'agrement; mais je m'arretai a deux
lieues de Geneve, en proie a une terreur douloureuse. Je n'avais pas
pris conge de madame de Valvedre; elle etait sortie quand j'etais alle
faire mes adieux. En rentrant et en apprenant ma brusque resolution,
elle etait bien femme a se trahir; mon depart, au lieu de la sauver,
pouvait la perdre... Je revins sur mes pas, incapable d'ailleurs de
supporter la pensee de ses souffrances. Je feignis d'avoir oublie
quelque chose chez Obernay, et j'y arrivai avant qu'Alida fut rentree.
Ou donc etait-elle depuis le matin? Adelaide et Rosa etaient seules a la
maison. Je me hasardai a leur demander si madame de Valvedre avait aussi
quitte Geneve. Je regrettais de ne l'avoir pas saluee. Adelaide me
repondit avec une sainte tranquillite que madame de Valvedre etait a la
chapelle catholique au bas de la rue. Et, comme elle prenait mon trouble
pour de la surprise, elle ajouta:

--Est-ce que cela vous etonne? Elle est fervente papiste, et, nous
autres heretiques, nous respectons toute sincerite. C'est demain, nous
a-t-elle dit, l'anniversaire de la mort de sa mere; et elle se reproche
de nous avoir fait, cette nuit, le sacrifice de danser. Elle veut s'en
confesser, commander une messe, je crois... Enfin, si vous vouliez
prendre conge d'elle, attendez-la.

--Non, repondis-je, vous voudrez bien lui exprimer mes regrets.

Les deux soeurs essayerent de me retenir, pour causer, disaient-elles,
une bonne surprise a Henri, qui allait rentrer. Adelaide insista
beaucoup; mais, comme je ne cedai pas, et que, sans m'en vouloir, elle
me dit amicalement adieu et gaiement bon voyage, je vis que cette
simplicite de manieres bienveillantes ne couvrait aucun regret
dechirant.

Je fus a peine dehors, que je me dirigeai vers la petite eglise. J'y
entrai; elle etait deserte. Je fis le tour de la nef; dans un coin
obscur et froid, je vis, entre un confessionnal et l'angle de la
muraille, une femme habillee de noir, agenouillee sur le pave, et comme
ecrasee sous le poids d'une douleur extatique. Elle etait couverte de
tant de voiles, que j'hesitai a la reconnaitre. Enfin je devinai ses
formes delicates sous le crepe de son deuil, et je me hasardai a lui
toucher le bras. Ce bras roidi et glace ne sentit rien. Je me precipitai
sur elle, je la soulevai, je l'entrainai. Elle se ranima faiblement et
fit un effort pour me repousser.

--Ou me conduisez-vous? dit-elle avec egarement.

--Je n'en sais rien! a l'air, au soleil! vous etes mourante.

--Ah! il fallait donc me laisser mourir!... j'etais si bien!

Je poussai au hasard une porte laterale qui se presenta devant moi, et
je me trouvai dans une ruelle etroite et peu frequentee. Je vis un
jardin ouvert. Alida, sans savoir ou elle etait, put marcher jusque-la.
Je la fis entrer dans ce jardin et s'asseoir sur un banc au soleil. Nous
etions chez des inconnus, des maraichers; les patrons etaient absents.
Un journalier qui travaillait dans un carre de legumes nous regarda
entrer, et, supposant que nous etions de la maison, il se remit a
l'ouvrage sans plus s'occuper de nous.

Le hasard amenait donc ce tete-a-tete impossible! Quand Alida se sentit
ranimee par la chaleur, je la conduisis au bout de ce jardin assez
profond, qui remontait la colline de la vieille ville, et je m'assis
aupres d'elle sous un berceau de houblon.

Elle m'ecouta longtemps sans rien dire; puis, me laissant prendre ses
mains tiedes et tremblantes, elle s'avoua desarmee.

--Je suis brisee, me dit-elle, et je vous ecoute comme dans un reve.
J'ai prie et pleure toute la journee, et je ne voulais reparaitre devant
mes enfants que quand Dieu m'aurait rendu la force de vivre; mais Dieu
m'abandonne, il m'a ecrasee de honte et de remords sans m'envoyer le
vrai repentir qui inspire les bonnes resolutions. J'ai invoque l'ame de
ma mere, elle m'a repondu: "Le repos n'est que dans la mort!" J'ai senti
le froid de la derniere heure, et, loin de m'en defendre, je m'y suis
abandonnee avec une volupte amere. Il me semblait qu'en mourant la, aux
pieds du Christ, non pas assez rachetee par ma foi, mais purifiee par ma
douleur, j'aurais au moins le repos eternel, le neant pour refuge. Dieu
n'a pas plus voulu de ma destruction que de mes pleurs. Il vous a amene
la pour me forcer a aimer, a bruler, a souffrir encore. Eh bien, que sa
volonte soit faite! Je suis moins effrayee de l'avenir depuis que je
sais que je peux mourir de fatigue et de chagrin quand le fardeau sera
trop lourd.

Alida etait si saisissante et si belle dans son voluptueux accablement,
que je trouvai l'eloquence d'un coeur profondement emu pour la
convaincre et la rappeler a la vie, a l'amour et a l'esperance. Elle me
vit si navre de sa peine, qu'a son tour elle eut pitie de moi et se
reprocha mes pleurs. Nous echangeames les serments les plus
enthousiastes d'etre a jamais l'un a l'autre, quoi qu'il put arriver de
nous; mais, en nous separant, qu'allions-nous faire? J'etais parti pour
toutes les personnes que nous connaissions a Geneve. L'heure avancait,
on pouvait s'inquieter de l'absence de madame de Valvedre et la
chercher.

--Rentrez, lui dis-je; je dois quitter cette ville, ou nous sommes
entoures de dangers et d'amertumes. Je me tiendrai dans les environs, je
m'y cacherai et je vous ecrirai. Il faut absolument que nous trouvions
le moyen de nous voir avec securite et d'arranger notre avenir d'une
maniere decisive.

--Ecrivez a la Bianca, me dit-elle; j'aurai vos lettres plus vite que
par la _poste restante_. Je resterai a Geneve pour les recevoir, et, de
mon cote, je reflechirai a la possibilite de nous revoir bientot.

Elle redescendit le jardin, et j'y restai apres elle pour qu'on ne nous
vit pas sortir ensemble. Au bout de dix minutes, j'allais me retirer,
lorsque je m'entendis appeler a voix basse. Je tournai la tete; une
petite porte venait de s'ouvrir derriere moi dans le mur. Personne ne
paraissait, je n'avais pas reconnu la voix; on m'avait appele par mon
prenom. Etait-ce Obernay? Je m'avancai et vis Moserwald, qui m'attirait
vers lui par signes, d'un air de mystere.

Des que je fus entre, il referma la porte derriere nous, et je me
trouvai dans un autre enclos, desert, cultive en prairie, ou plutot
abandonne a la vegetation naturelle, ou paissaient deux chevres et une
vache. Autour de cet enclos si neglige regnait une vigne en berceau
soutenue par un treillage tout neuf a losanges serrees. C'est sous cet
abri que Moserwald m'invitait a le suivre. Il mit le doigt sur ses
levres et me conduisit sous l'auvent d'une sorte de masure situee a l'un
des bouts de l'enclos. La, il me parla ainsi:

--D'abord faites attention, mon cher! Tout ce qui se dit sous la treille
peut etre entendu a droite et a gauche a travers les murs, qui ne sont
ni epais ni hauts. A gauche, vous avez le jardin de Manasse, un de mes
pauvres coreligionnaires qui m'est tout devoue; c'est la que vous etiez
tout a l'heure avec _elle_, j'ai tout entendu! A droite, le mur est
encore plus perfide, je l'ai fait amincir et percer d'ouvertures
imperceptibles qui permettent de voir et d'entendre ce qui se passe dans
le jardin des Obernay. Ici, entre les deux enclos, vous etes chez moi.
J'ai achete ce lopin de terre pour etre aupres d'_elle_, pour la
regarder, pour l'ecouter, pour surprendre ses secrets, s'il est
possible. J'ai fait le guet pour rien tous ces jours-ci; mais,
aujourd'hui, en ecoutant par hasard de l'autre cote, j'en ai appris plus
que je ne voudrais en savoir. N'importe, c'est un fait accompli. Elle
vous aime, je n'espere plus rien; mais je reste son ami et le votre. Je
vous l'avais promis, je n'ai qu'une parole. Je vois que vous etes
grandement affliges et tourmentes tous les deux. Je serai, moi, votre
providence. Restez cache ici; la baraque n'est pas belle, mais elle est
assez propre en dedans. Je l'ai fait arranger en secret et sans bruit,
sans que personne s'en soit doute, il y a deja six mois, lorsque
j'esperais qu'_elle_ serait, un jour ou l'autre, touchee de mes soins,
et qu'elle daignerait venir se reposer la... Il n'y faut plus songer!
Elle y viendra pour vous. Allons, mon argent et mon savoir-faire ne
seront pas tout a fait perdus, puisqu'ils serviront a son bonheur et au
votre. Adieu, mon cher. Ne vous montrez pas, ne vous promenez pas le
jour dans l'endroit decouvert; on pourrait vous voir des maisons
voisines. Ecrivez des lettres d'amour tant que le soleil brille, ou ne
prenez l'air que sous le berceau. A la nuit noire, vous pourrez vous
risquer dans la campagne, qui commence a deux pas d'ici. Manasse va etre
a vos ordres. Il vous fera d'assez bonne cuisine; il renverra les
ouvriers, qui pourraient causer. Il portera vos lettres au besoin et les
remettra avec une habilete sans pareille. Fiez-vous a lui; il me doit
tout, et dans un instant il va savoir qu'il vous appartient pour trois
jours. Trois jours, c'est bien assez pour se concerter, car je vois que
vous cherchez le moyen de vous reunir. Cela finira par un enlevement! je
m'y attends bien. Prenez garde pourtant; ne faites rien sans me
consulter. On peut assurer son bonheur sans perdre la position d'une
femme. Ne soyez pas imprudent, conduisez-vous en homme d'honneur, ou
bien, ma foi! je crois que je me mettrais contre vous, et que, malgre
mon peu de gout pour les duels, il faudrait nous couper la gorge...
Adieu, adieu, ne me remerciez pas! Ce que je fais, je le fais par
egoisme; c'est encore de l'amour! mais c'est de l'amour desespere.
Adieu!... Ah! a propos, il faut que je retire de la quelques papiers;
entrons.

Abasourdi et irresolu, je le suivis dans l'interieur de ce hangar en
ruine, tout charge de lierre et de joubarbes. Une petite construction
neuve s'abritait sous cette carapace et s'ouvrait de l'autre cote du
jardin sur un etroit parterre eblouissant de roses. L'appartement
mysterieux se composait de trois petites pieces d'un luxe inoui.

--Tenez, dit Moserwald en me montrant, sur une console de rouge antique,
une coupe d'or cisele remplie jusqu'aux bords de perles fines
tres-grosses, je laisse cela ici. C'est le collier que je lui destinais
a sa premiere visite, et, a chaque visite, la coupe eut contenu quelque
autre merveille; mais, dans ce temps-la, vous savez, elle n'a pas
seulement daigne voir ma figure!... N'importe, vous lui offrirez ces
perles de ma part... Non, elle les refuserait; vous les lui donnerez
comme venant de vous. Si elle les meprise, qu'elle en fasse un collier a
son chien! Si elle n'en veut pas, qu'elle les seme dans les orties! Moi,
je ne veux plus les voir, ces perles que j'avais choisies une a une dans
les plus beaux apports du Levant. Non, non, cela me ferait mal de les
regarder. Ce n'est pas la ce que je voulais retirer d'ici. C'est un
paquet de brouillons de lettres que je voulais lui ecrire. Il ne faut
pas qu'elle les trouve et qu'elle s'en moque. Ah! voyez, le paquet est
gros! Je lui ecrivais tous les jours, quand elle etait ici; mais, quand
il s'agissait de cacheter et d'envoyer, je n'osais plus. Je sentais que
mon style etait lourd, mon francais incorrect... Que n'aurais-je pas
donne pour savoir tourner cela comme vous le savez dans doute! Mais on
ne me l'a point appris, et j'avais peur de la faire rire, moi qui me
sentais tout en feu en ecrivant. Allons, je remporte ma poesie, et je
pars. Ne me parlez pas... Non, non! pas un mot; adieu. J'ai le coeur
gros. Si vous m'empechiez de me devouer pour elle, je vous tuerais et je
me tuerais ensuite... Ah! ceci me fait penser... Quand on a des
rendez-vous avec une femme, il ne faut pas se laisser surprendre et
assassiner. Voila des pistolets dans leur boite. Ils sont bons, allez!
on les a faits pour moi, et aucun souverain n'en a de pareils...
Ecoutez! encore un mot! si vous voulez me voir, Manasse vous deguisera
et vous conduira dans la soiree a mon hotel. Il vous fera entrer sans
que personne vous remarque. Fut-ce au milieu de la nuit, je vous
recevrai. Vous aurez besoin de mes conseils, vous verrez! Adieu, adieu!
soyez heureux, mais rendez-la heureuse.

Il me fut impossible d'interrompre ce flux de paroles, ou le grossier et
le ridicule des details etaient emportes par un souffle de passion
exaltee et sincere. Il se deroba a mes refus, a mes remerciements, a mes
denegations, dont, au reste, je sentais bien l'inutilite. Il tenait mon
secret, et il fallait lui laisser exercer son devouement ou craindre son
depit. Il me repoussa dans le casino, il m'enferma dans le jardin, et je
me soumis, et je l'aimai en depit de tout; car il pleurait a chaudes
larmes, et je pleurais aussi comme un enfant brise par des emotions
au-dessus de ses forces.

Quand j'eus repris un peu mes sens et resume ma situation, j'eus horreur
de ma faiblesse.

--Non certes, m'ecriai-je interieurement, je n'attirerai pas Alida dans
ce lieu, ou son image a ete profanee par des esperances outrageantes.
Elle ne verrait qu'avec degout ce luxe et ces presents que lui destinait
un amour indigne d'elle. Et, moi-meme, je souffre ici comme dans un air
malsain charge d'idees revoltantes. Je n'ecrirai pas d'ici a Alida; je
sortirai ce soir de ce refuge impur pour n'y jamais rentrer!

La nuit approchait. Des qu'elle fut sombre, je priai Manasse, qui etait
venu prendre mes ordres, de me conduire chez Moserwald; mais Moserwald
arrivait au meme instant pour s'informer de moi, et nous rentrames
ensemble dans le casino, ou, sur l'ordre de son maitre, Manasse nous
servit un repas tres-recherche.

--Mangeons d'abord, disait Moserwald. Je ne serais pas rentre ici au
risque d'y rencontrer une personne qui ne doit pas m'y voir; mais
puisque vous me dites qu'elle n'y viendra pas, et puisque vous vouliez
venir me parler, nous serons plus tranquilles ici que chez moi. Vous
n'aviez pas pense a diner, je m'en doutais. Moi, je n'y songeais que
pour vous, mais voila que je me sens tout a coup grand'faim. J'ai tant
pleure! Je vois qu'on a raison de le dire: les larmes creusent
l'estomac.

Il mangea comme quatre; apres quoi, les vins d'Espagne aidant a la
digestion de ses pensees, il me dit naivement:

--Mon cher, vous me croirez si vous voulez, mais, depuis six mois, voici
le premier repas que je fais. Vous avez bien vu qu'a Saint-Pierre je
n'avais pas d'appetit. Outre ma melancolie habituelle, j'avais l'amour
en tete. Eh bien, la secousse d'aujourd'hui m'a gueri le corps en
m'apaisant l'imagination. Vrai, je me sens tout autre, et l'idee que je
fais enfin quelque chose de bon et de grand me releve au-dessus de ma
vie ordinaire. N'en riez pas! En feriez-vous autant a ma place? Ce n'est
pas sur!... Vous autres beaux esprits, vous avez pour vous l'eloquence.
Cela doit user le coeur a la longue!... Mais nous voila seuls. Manasse
ne reviendra pas sans que je le sonne, car, vous voyez, il y a la un
cordon qui glisse sous les treilles et qui aboutit a sa maisonnette,
dans l'enclos voisin. Parlez: que vouliez-vous me dire? et pourquoi
pretendez-vous que madame de Valvedre ne peut pas venir ici?

Je le lui expliquai sans detour. Il m'ecouta avec toute l'attention
possible comme s'il eut voulu s'aviser et s'instruire des delicatesses
de l'amour; puis il reprit la parole.

--Vous vous meprenez sur mes esperances, dit-il; je n'en avais pas.

--Vous n'en aviez pas, et vous faisiez decorer cette maisonnette, vous
choisissiez une a une les plus belles perles d'Orient?...

--Je n'esperais rien de ces moyens-la, surtout depuis l'affaire de la
bague. Faut-il vous repeter que, pour moi, je n'y voyais que des
hommages desinteresses, des preuves de devouement, la joie de procurer
un petit plaisir feminin a une femme recherchee? Vous ne comprenez pas
cela, vous! Vous vous etes dit: "Je meriterai et j'obtiendrai l'amour
par mes talents et ma rhetorique." Moi, je n'ai pas de talents. Toute ma
valeur est dans ma richesse. Chacun offre ce qu'il a, que diable! Je
n'ai jamais eu la pensee d'acheter une femme de ce merite; mais, si par
ma passion j'avais pu la convaincre, ou eut ete l'offense quand je
serais venu mettre mes tresors sous ses pieds? Tous les jours, l'amour
exprime sa reconnaissance par des dons, et, quand un nabab offre des
bouquets de pierreries, c'est comme si vous offriez un sonnet dans une
poignee de fleurs des champs.

--Je vois, lui dis-je, que nous ne nous entendrons pas sur ce point.
Admettez, si vous voulez, que j'ai un scrupule deraisonnable, mais
sachez que ma repugnance est invincible. Jamais, je vous le declare,
Alida ne viendra ici.

--Vous etes un ingrat! fit Moserwald en levant les epaules.

--Non, m'ecriai-je, je ne veux pas etre ingrat! Je vois que vous ne
m'avez pas trompe en me disant qu'il y avait en vous des tresors de
bonte. Ces tresors-la, je les accepte. Vous savez le secret de ma vie.
Vous l'avez surpris, je n'ai donc pas eu le merite de vous le confier,
et pourtant je le sens en surete dans votre coeur. Vous voulez me
conseiller dans l'emploi des moyens materiels qui peuvent assurer ou
compromettre le bonheur et la dignite de la femme que j'aime? Je crois a
votre experience, vous connaissez mieux que moi la vie pratique. Je vous
consulterai, et, si vous me conseillez bien, ma reconnaissance sera
eternelle. Toutes mes repulsions pour certains cotes de votre nature
seront vivement combattues et peut-etre effacees en moi par l'amitie. Il
en est deja ainsi; oui, j'ai pour vous une reelle affection, j'estime en
vous des qualites d'autant plus precieuses qu'elles sont natives et
spontanees. Ne me demandez pas autre chose, ne cherchez jamais a me
faire accepter des services d'une valeur venale. Vous n'etes que riche,
dites-vous, et chacun offre ce qu'il peut! Vous vous calomniez: vous
voyez bien que vous avez une valeur morale, et que c'est par la que vous
avez conquis ma gratitude et mon affection.

Le pauvre Moserwald me serra dans ses bras en recommencant a pleurer.

--J'ai donc enfin un ami! s'ecria-t-il, un veritable ami, qui ne me
coute pas d'argent! Ma foi, c'est le premier, et ce sera le seul. Je
connais assez l'humanite pour avoir cela. Eh bien, je le garderai comme
la prunelle de mes yeux, et vous, comme mon ami, prenez mon coeur, mon
sang et mes entrailles. Nephtali Moserwald est a vous a la vie et a la
mort.

Apres ces effusions, ou il trouva le moyen d'etre comique et pathetique
en meme temps, il me declara qu'il fallait parler raison sur le point
capital, l'avenir de madame de Valvedre. Je lui racontai comment je
m'etais lie a mon insu avec le mari, et, sans lui rien confier des
orages de mon amour, je lui fis comprendre que des relations ordinaires
protegees par l'hypocrisie des convenances etaient impossibles entre
deux caracteres entiers et passionnes. Il me fallait posseder l'ame
d'Alida dans la solitude, j'etais incapable de ruser avec son mari et
son entourage.

--Vous avez grand tort d'etre ainsi, repondit Moserwald. C'est un
puritanisme qui rendra toutes choses bien difficiles; mais, si vous etes
cassant et maladroit, ce qu'il y a encore de plus habile, c'est de
disparaitre. Eh bien, cherchons les moyens. M. de Valvedre est riche et
sa femme n'a rien. Je me suis informe a de bonnes sources, et je sais
des choses que vous ignorez probablement; car vous avez traite
d'injurieux mon amour pour elle, et pourtant, par le fait, le votre lui
sera plus nuisible. Savez-vous qu'on peut l'epouser, cette femme
charmante, et que ma fortune me permettait d'y pretendre?

--L'epouser! Que dites-vous? Elle n'est donc pas mariee?...

--Elle est catholique, Valvedre est protestant, et ils se sont maries
selon le rite de la confession d'Augsbourg, qui admet le divorce. Bien
que M. de Valvedre soit, a ce qu'on dit, un grand philosophe, il n'a pas
voulu faire acte de catholicite, et, bien qu'Alida et sa mere fussent
tres-orthodoxes, ce mariage etait si beau pour une fille sans avoir, que
l'on n'insista pas pour le faire ratifier par votre Eglise et par les
lois civiles qui confirment l'indissolubilite. On assure que madame de
Valvedre s'est affectee plus tard de ce genre d'union qui ne lui
paraissait pas assez legitime, mais que rien n'a pu decider son mari a
se denationaliser, civilement et religieusement parlant. Donc, le jour
ou Valvedre sera mecontent de sa femme, il pourra la repudier, qu'elle y
consente ou non et la laisser a peu pres dans la misere. Ne jouez pas
avec la situation, Francis! vous n'avez rien, et il y a dix ans que
cette femme vit dans l'aisance. La misere tue l'amour!

--Elle ne connaitra pas la misere; je travaillerai.

--Vous ne travaillerez pas de longtemps, vous etes trop amoureux.
L'amour emporte le genie, je le sais par experience, moi qui n'avais
qu'un gros bon sens, et qui suis parfaitement devenu fou! Je n'ai pas
fait une seule bonne affaire depuis que j'avais cette folie en tete.
Heureusement, j'en avais fait auparavant; mais revenons a vous, et
supposons, si vous voulez, que vous ferez, malgre l'amour, des vers
magnifiques. Savez-vous ce que cela rapporte? Rien quand on n'est pas
connu, et fort peu quand on est celebre. Il arrive meme tres-souvent
que, pour commencer, il faut etre son propre editeur, sauf a vendre une
demi-douzaine d'exemplaires. Croyez-moi, la poesie est un plaisir de
prince. Ne songez a elle qu'a vos moments perdus. Je vous trouverai bien
un emploi, mais il faudra s'en occuper et s'y tenir. Des chiffres, cela
ne vous amusera pas, et si Alida s'ennuie dans la ville ou vous vous
fixerez!... Je vous l'ai dit la premiere fois que je vous ai vu, vous
devriez faire des affaires. Vous n'y entendez rien, mais cela s'apprend
plus vite que le grec et le latin, et, avec de bons conseils, on peut
arriver, pourvu qu'on n'ait pas de scrupules exageres et des idees
fausses sur le mecanisme social.

--Ne me parlez pas de cela, Moserwald! repondis-je avec vivacite. Vous
passez pour un honnete homme, ne me dites rien des operations qui vous
ont enrichi. Laissez-moi croire que la source est pure. Je risquerais,
ou de ne pas comprendre, ou de me trouver dans un desaccord terrible
avec vous. D'ailleurs, mon jugement la-dessus est fort inutile; il y a
un premier et insurmontable obstacle, c'est que je n'ai pas le plus
mince capital a risquer.

--Mais, moi, je veux risquer pour vous... Je ne vous associerai qu'aux
benefices!

--Laissons cela; c'est impossible!

--Vous ne m'aimez pas!

--Je veux vous aimer en dehors des questions d'interet, je vous l'ai
dit. Faut-il s'expliquer?... Les causes et les circonstances de notre
amitie sont exceptionnelles; ce qu'un ami ordinaire pourrait peut-etre
accepter de vous tres-naturellement, moi, je dois le refuser.

--Oui, je comprends, vous vous dites que, par le fait, c'est a moi
qu'Alida devrait son bien-etre!... Alors n'en parlons plus; mais le
diable m'emporte si je sais ce que vous allez devenir! Il faudrait, pour
vous donner un bon conseil, savoir les dispositions du mari.

--Cela est impossible. L'homme est impenetrable.

--Impenetrable!... Bah! si je m'en melais!

--Vous?

--Eh bien, oui, moi, et sans paraitre en aucune facon.

--Expliquez-vous.

--Il a bien confiance en quelqu'un, ce mari?

--Je n'en sais rien.

--Mais, moi, je le sais! Il ouvre quelquefois le verrou de sa cervelle
pour votre ami Obernay... Je l'ai ecoule parler, et, comme il melait de
la science a sa conversation, je n'ai pas bien compris; mais il m'a paru
un homme chagrin ou preoccupe. Cependant il n'a nomme personne. Il
parlait peut-etre d'une autre femme que la sienne: il est peut-etre
epris de cette merveilleuse Adelaide.

--Ah! taisez-vous, Moserwald! la soeur d'Obernay! un homme marie!

--Un homme marie qui peut divorcer!

--C'est vrai, mon Dieu! Parlait-il de divorcer?

--Allons, je vois que la chose vous interesse plus que moi, et, au fait,
c'est vous seul qu'elle interesse a present. Si Alida avait eu le bon
sens de m'aimer, je ne m'inquietais guere de son mari, moi! Je lui
faisais tout rompre, je lui assurais un sort quatre-vingt-dix fois plus
beau que celui qu'elle a, et je l'epousais, car je suis libre et honnete
homme! Vous voyez bien que mes pensees ne l'avilissaient pas; mais
l'amour est fantasque, c'est vous qu'elle choisit: n'y pensons plus.
Donc, c'est a vous qu'il importe et qu'il appartient de fouiller dans le
coeur et dans la conscience du mari. Ne quittez pas ce precieux casino,
mon cher; mettez-vous souvent en embuscade au bout du mur, sous la
tonnelle de charmille que vous voyez d'ici, et qui est la repetition de
celle qui occupe l'angle du jardin Obernay. C'est la que j'ai fait
pratiquer une fente bien masquee. Le mur n'est pas long, et, lors meme
que les personnages se promenent d'un bout a l'autre en causant, on ne
perd pas grand'chose quand on a l'oreille fine. Faites ce metier
patiemment pendant cinq ou six fois vingt-quatre heures, s'il le faut,
et je parie que vous saurez ce que vous voulez savoir.

--L'idee est ingenieuse a coup sur, mais je n'en profiterai pas.
Surprendre ainsi les secrets de la famille Obernay me semble une
bassesse!

--Vous voila encore avec vos exagerations! Il s'agit bien des Obernay!
Si votre ami marie sa soeur avec Valvedre, vous le saurez un peu plus
tot que les autres, voila tout, et vous etes bon, j'imagine, pour garder
les secrets que vous surprendrez. Ce qui est d'une importance
incalculable pour Alida, c'est de savoir si Valvedre l'aime encore ou
s'il en aime une autre. Dans le premier cas, il est jaloux, irrite, il
se venge en brisant tout, et vos affaires vont mal: il faudra alors se
creuser la tete pour en sortir. Dans le second cas, tout est sauve, vous
tenez le Valvedre. Presse de rompre sa chaine, il fait a sa femme un
sort tres-honorable, qu'elle pourra meme discuter, et on se separe sans
aucun bruit; car, si le divorce peut s'obtenir malgre la resistance de
l'un des epoux, il y a scandale dans ces cas-la, tandis que, par
consentement mutuel, aucune des parties n'est deconsideree. Valvedre
fera beaucoup de sacrifices a sa reputation. Ce sera l'affaire de sa
femme de profiter de la circonstance. Alors vous l'epousez; vous n'etes
pas bien riches, mais vous avez le necessaire, et il vous est permis de
cultiver les lettres. Autrement...

J'interrompis Moserwald avec humeur. J'avais beau faire pour l'aimer, il
trouvait toujours moyen de me blesser avec son positivisme.

--Vous faites de ma passion, lui dis-je, une affaire d'interet. Vous
m'en gueririez, si je vous laissais prendre de l'influence sur moi.
Tenez, j'en suis fache, tout ce que vous m'avez conseille aujourd'hui
est detestable. Je ne veux ni attirer Alida ici, ni accepter de vous les
moyens de la faire vivre avec moi, ni ecouter derriere les murs,--autant
vaut ecouter aux portes,--ni me preoccuper de la question d'argent, ni
desirer un divorce qui me permettrait de faire un mariage avantageux. Je
veux aimer, je veux croire, je veux rester sincere et enthousiaste. Je
braverai donc la destinee, quelle qu'elle soit, puisqu'il n'y a pas de
moyens irreprochables pour la soumettre.

--C'est fort bien, mon pauvre don Quichotte! repondit Moserwald en
prenant son chapeau. Vous parlez a votre aise de risquer le tout pour le
tout! Mais, si vous aimez, vous reflechirez avant de precipiter Alida
dans la honte et dans le besoin. Je vous laisse; la nuit porte conseil,
et vous passerez la nuit ici, car vous n'avez pas vos effets, et il faut
bien me donner le temps de vous les faire tenir. Ou sont-ils?

Je les avais laisses aux environs de Geneve, dans une auberge de village
que je lui indiquai.

--Vous les aurez demain matin, me dit-il, et, si vous voulez partir pour
le royaume de l'inconnu, vous partirez: mais le dieu d'amour vous
inspirera auparavant quelque chose de plus raisonnable et surtout de
plus delicat. Demain au soir, je reviendrai voir si vous y etes encore
et diner avec vous..., si toutefois vous etes seul.

J'ecrivis a madame de Valvedre le resume de tout ce qui s'etait passe,
comme quoi je me trouvais tout pres d'elle et pouvais l'apercevoir, si
elle se promenait dans le jardin. Je dormis quelques heures, et, des le
matin, je lui fis tenir ma lettre par l'adroit et devoue Manasse, qui me
rapporta la reponse, ainsi que mon sac de voyage.

"Restez ou vous etes, me disait madame de Valvedre; j'ai confiance en ce
Moserwald, et il ne me repugne pas d'aller dans ce jardin. Faites que
celui qui donne vis-a-vis de la chapelle soit ouvert, et ne bougez pas
de la journee."

A trois heures de l'apres-midi, elle se glissa dans mon enclos.
J'hesitais a la faire entrer dans le pavillon. Elle se moqua de mes
scrupules.

--Comment voulez-vous, me dit-elle, que je m'offense des projets de
mariage de ce Moserwald? Il voulait gagner mon coeur a force de bagues
et de colliers! Il raisonnait a son point de vue, qui n'est pas le
notre. Un juif est un animal _sui generis_, comme dirait M. de Valvedre;
il n'y a pas a discuter avec ces etres-la, et rien de leur part ne peut
nous atteindre.

--Vous detestez les juifs a ce point? lui dis-je.

--Non, pas du tout! je les meprise!

Je fus choque de ce parti pris, inique a tant d'egards; j'y vis une
preuve de plus de ce levain d'amertume et d'injustice reelle qui etait
dans le caractere d'Alida; mais ce n'etait pas le moment de s'arreter a
un incident, quel qu'il fut: nous avions tant de choses a nous dire!

Elle entra dans le casino, elle en critiqua la richesse avec dedain et
ne regarda pas seulement les perles.

--Au milieu de toutes les imbecillites de ce Moserwald, dit-elle, il y a
une bonne idee dont je m'empare Il veut que nous surprenions les secrets
de mon mari. Cela peut vous repugner; mais c'est mon droit, et c'est
pour essayer cela que je suis venue.

--Alida, repris-je saisi d'inquietude, vous etes donc bien tourmentee
des resolutions de votre mari?

--J'ai des enfants, repondit-elle, et il m'importe de savoir quelle
femme aura la pretention de devenir leur mere. Si c'est Adelaide...
Pourquoi donc rougissez-vous?

J'ignore si j'avais rougi en effet, mais il est certain que je me
sentais blesse de voir l'immaculee soeur d'Obernay melee a nos
preoccupations. Je n'avais pas fait part a madame de Valvedre des
reflexions de Moserwald a cet egard; j'eusse cru trahir la religion de
la famille et de l'amitie; mais un reste de jalousie rendait Alida
cruelle envers cette jeune fille, envers moi, envers Valvedre et tous
les autres.

--Vous ne me croyez pas assez simple, dit-elle, pour n'avoir pas vu,
depuis huit jours, que la belle des belles trouve mon mari fort bien,
qu'elle s'evanouit presque d'admiration a chaque parole de sa bouche
eloquente, que mademoiselle Juste la traite deja comme sa soeur, qu'on
joue a la petite mere avec mes fils, enfin que, des hier, toute la
famille, surprise de votre brusque depart, a definitivement tourne les
yeux vers le pole, c'est-a-dire vers le nom et la fortune! Ces Obernay
sont tres-positifs, des gens si raisonnables! Quant a la jeune personne,
elle etait d'une gaiete folle en m'annoncant que vous etiez parti.
J'aurais fait bien d'autres observations, si je n'eusse ete brisee de
fatigue et forcee de me retirer de bonne heure. Aujourd'hui, je me sens
plus vivante, vous etes la, et je m'imagine que je vais apprendre
quelque chose qui me rendra la liberte et le repos de ma conscience. Moi
qui avais des remords et qui prenais mon mari pour un sage de la
Grece!... Allons donc! il est toujours jeune, et beau, et brulant comme
un volcan sous la glace!

--Alida! m'ecriai-je, frappe d'un trait de lumiere, ce n'est pas de moi,
c'est de votre mari que vous etes jalouse!...

--Ce serait donc de vous deux a la fois, reprit-elle, car je le suis de
vous horriblement, je ne peux pas le cacher. Cela m'est revenu ce matin
avec la vie.

--C'est peut-etre de nous deux! qui sait? vous l'avez tant aime!

Elle ne repondit pas. Elle etait inquiete, agitee; il semblait qu'elle
se repentit de notre reconciliation et de nos serments de la veille, ou
qu'une preoccupation plus vive que notre amour lui fit voir enfin les
dangers de cet amour et les obstacles de la situation. Il etait evident
que ma lettre l'avait bouleversee, car elle m'accablait de questions sur
les revelations que Moserwald m'avait faites.

--A mon tour, lui dis-je, laissez-moi donc vous interroger. Comment se
fait-il que, me voyant si malheureux en presence de tout ce qui nous
separe, vous ne m'ayez jamais dit: "Tout cela n'existe pas, je peux
invoquer une loi plus humaine et plus douce que la notre, j'ai fait un
mariage protestant?"

--J'ai du croire que vous le saviez, repondit-elle, et que vous pensiez
comme moi la-dessus.

--Comment pensez-vous? Je l'ignore.

--Je suis catholique... autant que peut l'etre une personne qui a le
malheur de douter souvent de tout et de Dieu meme. Je crois du moins que
la meilleure societe possible est la societe qui reconnait l'autorite
absolue de l'Eglise et l'indissolubilite du mariage. J'ai donc souffert
amerement de ce qu'il y a d'incomplet et d'irregulier dans le mien.
N'etait-ce pas une raison de plus pour y ajouter, par ma croyance et ma
volonte, la sanction que lui a refusee Valvedre? Ma conscience n'a
jamais admis et n'admettra jamais que lui ou moi ayons le droit de
rompre.

--Eh bien, repondis-je, je vous aime mieux ainsi: cela me semble plus
digne de vous; mais, si votre mari vous contraint a reprendre votre
liberte!...

--Il peut reprendre la sienne, si tant est qu'il l'ait perdue; mais,
moi, rien ne me decidera a me remarier. Voila pourquoi je ne vous ai
jamais dit que cela fut possible.

Croirait-on que cette decision si nette me blessa profondement? Une
heure auparavant, je fremissais encore a l'idee de devenir l'epoux d'une
femme de trente ans, deux fois mere, et riche des aumones d'un ancien
mari. Toute ma passion faiblissait devant une si redoutable perspective,
et pourtant je m'etais dit que, si Alida, repudiee par ma faute,
exigeait de moi cette solennelle reparation, je me ferais au besoin
naturaliser etranger pour la lui donner; mais j'esperais qu'elle n'y
songerait seulement pas, et voila que je l'interrogeais, voila que je me
trouvais humilie et comme offense de sa fidelite quand meme envers
l'epoux ingrat! Il etait dans la destinee et aussi dans la nature de
notre amour de nous abreuver de chagrins a tout propos, a toute heure,
de nous rendre mefiants, susceptibles. Nous echangeames des paroles
aigres, et nous nous quittames en nous adorant plus que jamais, car il
nous fallait l'orage pour milieu, et l'enthousiasme ne se faisait en
nous qu'apres l'excitation de la colere ou de la douleur.

Ce qu'il y avait de remarquable, c'est que nous n'arrivions jamais a
prendre une resolution. Il me semblait pressentir un mystere derriere
les reserves et les hesitations d'Alida. Elle pretendait qu'il y en
avait un aussi en moi, que je conservais une arriere-pensee de mariage
avec Adelaide, ou que j'aimais trop ma liberte d'artiste pour me donner
tout entier a notre amour. Et, quand je lui offrais ma vie, mon nom, ma
religion, mon honneur, elle refusait tout, invoquant sa propre
conscience et sa propre dignite. Quel labyrinthe inextricable, quel
chaos effrayant nous environnait!

Quand elle fut partie, disant, comme de coutume, qu'elle reflechirait et
que je devais attendre une solution, je marchai avec agitation sous la
treille et me retrouvai machinalement a l'angle de la muraille, derriere
la tonnelle des Obernay. Adelaide et Rosa etaient la; elles causaient.

--Je vois qu'il faut travailler pour faire plaisir a nos parents, a mon
frere et a toi, disait la petite, et aussi a mon bon ami Valvedre, a
Paule, a tout le monde enfin! Cependant, comme je me sens bien d'etre un
peu paresseuse par nature, je voudrais que tu me disses encore d'autres
raisons pour me forcer a me vaincre.

--Je t'ai deja dit, repondit la voix suave de l'ainee, que le travail
plaisait a Dieu.

--Oui, oui, parce que mon courage lui marquera l'amour que j'ai pour mes
parents et mes amis; mais pourquoi n'y a-t-il dans tout cela que moi a
qui la peine d'apprendre ne fasse pas grand plaisir?

--Parce que tu ne reflechis pas. Tu t'imagines que la paresse te
rejouirait? Tu te trompes bien! Aussitot que ce qui nous contente
afflige ceux qui nous aiment, nous sommes dans le faux et dans le mal,
dans le repentir et le chagrin par consequent. Comprends-tu cela?
Voyons!

--Oui, je comprends. Alors je serai donc mauvaise, si je suis
paresseuse?

--Oh! cela, je t'en reponds! dit Adelaide avec un accent qui paraissait
gros d'allusions interieures.

Il sembla que l'enfant eut devine l'objet de ces allusions, car elle
reprit apres un instant de silence:

--Dis donc, soeur, est-ce que notre amie Alida est mauvaise?

--Pourquoi le serait-elle?

--Dame! elle ne fait rien de la journee, et elle ne se cache pas pour
dire qu'elle n'a jamais voulu rien apprendre.

--Elle n'est pas mauvaise pour cela. Il faut croire que ses parents ne
tenaient pas a ce qu'elle fut instruite; mais, puisque tu me parles
d'elle, crois-tu qu'elle se plaise beaucoup a ne rien faire? Il me
semble qu'elle s'ennuie souvent.

--Je ne sais pas si elle s'ennuie, mais elle baille ou pleure toujours.
Sais-tu qu'elle n'est pas gaie, notre amie? A quoi donc pense-t-elle du
matin au soir? Peut-etre qu'elle ne pense pas.

--Tu te trompes. Comme elle a beaucoup d'esprit, elle pense au contraire
beaucoup, et peut-etre meme qu'elle pense trop.

--Trop penser! Papa me dit toujours: "Pense, pense donc, tete folle!
pense a ce que tu fais!"

--Le pere a raison. Il faut penser toujours a ce qu'on fait et jamais a
ce qu'on ne doit pas faire.

--A quoi donc pense Alida? Voyons, le devines-tu?

--Oui, et je vais te le dire.

Adelaide baissait instinctivement la voix; je collai mon oreille contre
la fente du mur, sans me rappeler le moins du monde que je m'etais
promis de ne jamais espionner.

--Elle pense a toutes choses, disait Adelaide: elle est comme toi et
moi, et peut-etre beaucoup plus intelligente que nous deux; mais elle
pense sans ordre et sans direction. Tu peux comprendre cela, toi qui me
racontes souvent tes songes de la nuit. Eh bien, quand tu reves,
penses-tu?

--Oui, puisque je vois un tas de personnes et de choses, des oiseaux,
des fleurs...

--Mais depend-il de toi de voir ou de ne pas voir ces fantomes-la?

--Non, puisque je dors!

--Tu n'as donc pas de volonte, et, par consequent, pas de raison et pas
de suite d'idees quand tu reves.

Eh bien, il y a des personnes qui revent presque toujours, meme quand
elles sont eveillees.

--C'est donc une maladie?

--Oui, une maladie tres-douloureuse et dont on guerirait par l'etude des
choses vraies, car on ne fait pas toujours, comme toi, de beaux reves.
On en fait de tristes et d'effrayants quand on a le cerveau vide, et on
arrive a croire a ses propres visions. Voila pourquoi tu vois notre amie
pleurer sans cause apparente.

--C'est donc cela! Et, j'y pense, nous ne pleurons jamais, nous autres!
Je ne t'ai jamais vue pleurer, toi, que quand maman etait malade; moi,
je baille bien quelquefois, mais c'est quand la pendule marque dix
heures du soir. Pauvre Alida! je vois que nous sommes plus raisonnables
qu'elle.

--Ne t'imagine pas que nous valions mieux que d'autres. Nous sommes plus
heureuses, parce que nous avons des parents qui nous conseillent bien.
La-dessus, remercie Dieu, petite Rose, embrasse-moi, et allons voir si
la mere n'a pas besoin de nous pour le menage.

Cette rapide et simple lecon de morale et de philosophie dans la bouche
d'une fille de dix-huit ans me donna beaucoup a reflechir. N'avait-elle
pas mis le doigt sur la plaie avec une sagacite extreme, tout en
prechant sa petite soeur? Alida etait-elle un esprit bien lucide, et son
imagination n'emportait-elle pas son jugement dans un douloureux et
continuel vertige? Ses irresolutions, l'inconsequence de ses velleites
de religion et de scepticisme, de jalousie tantot envers son mari,
tantot envers son amant, ses aversions obstinees, ses prejuges de race,
ses engouements rapides, sa passion meme pour moi, si austere et si
ardente en meme temps, que penser de tout cela? Je me sentis si effraye
d'elle, qu'un instant je me crus delivre du charme fatal par l'ingenue
et sainte causerie de deux enfants.

Mais pouvais-je etre sauve si aisement, moi qui portais, comme Alida, le
ciel et l'enfer dans mon cerveau trouble, moi qui m'etais voue au reve
de la poesie et de la passion, sans vouloir admettre qu'il y eut,
au-dessus de mes propres visions et de ma libre creation interieure, un
monde de recherches, sanctionnees par le travail des autres et l'examen
des grandes individualites? Non, j'etais trop superbe et trop fievreux
pour comprendre ce mot simple et profond d'Adelaide a sa petite soeur:
_l'etude des choses vraies!_ L'enfant avait compris, et, moi, je
haussais les epaules en essuyant la sueur de mon front embrase.

Les jours qui suivirent eurent des heures fortunees, des enivrements et
des palpitations terribles, au milieu de leurs detresses et de leurs
decouragements. Je restai dans le casino, et je tentai d'y ebaucher un
livre, precisement sur cette question qui me brulait les entrailles,
l'amour! Il semblait que le destin m'eut jete dans mon sujet en pleine
lumiere, et que le hasard m'eut fourni pour cabinet de travail l'oasis
revee par les poetes. J'etais entre quatre murs, il est vrai, dans une
sorte de prison regulierement encadree d'un berceau de monotone verdure;
mais cet interieur d'enclos, abandonne a lui-meme, avait des massifs de
buissons et des festons de ronces, parmi lesquels la belle vache et les
chevres gracieuses brillaient au soleil comme dans un cadre de velours.
L'herbe poussait si drue, qu'au matin elle avait repare le degat cause
par la pature de la veille. Derriere le casino, j'avais le parfum des
roses et un rideau de chevrefeuille rouge d'un incomparable eclat. Les
petites hirondelles dessinaient dans le ciel de souples evolutions
au-dessous des courbes plus larges et plus hardies des martinets au
sombre plumage. De la mansarde du casino, je decouvrais, au-dessus des
maisons inclinees en pente rapide, un coin de lac et quelques cimes de
montagnes. Le temps etait chaud, ecrasant; les matinees et les nuits
etaient splendides.

Alida venait chaque jour passer une ou deux heures aupres de moi. Elle
etait censee prier dans l'eglise; elle s'echappait par la petite porte.
Manasse l'aidait par un signal a saisir le moment ou la rue etait
deserte. Je ne me montrais pas, je ne sortais jamais de mon enclos, nul
ne pouvait me savoir la.

Moserwald mit une extreme discretion dans ses rapports avec moi des
qu'il sut que je recevais madame de Valvedre. Il ne vint plus que
lorsque je le faisais demander. Il ne me questionnait plus, il
m'entourait de soins et de gateries qui sans doute etaient secretement a
l'adresse de la femme aimee, mais qui ne la scandalisaient pas. Elle en
riait et pretendait que ce juif etait largement paye de ses peines par
la confiance qu'elle lui temoignait en venant chez lui et par l'amitie
qu'avec lui je prenais au serieux.

J'avais accepte cette situation etrange, et je m'y habituais
insensiblement en voyant le peu de compte que madame de Valvedre en
voulait tenir. Rien n'avancait dans nos projets, sans cesse discutes et
toujours plus discutables. Alida commencait a croire que Moserwald ne
s'etait pas trompe, c'est-a-dire que Valvedre, preoccupe
extraordinairement, couvait quelque mysterieuse resolution; mais quelle
etait cette resolution? Ce pouvait aussi bien etre une exploration des
mers du Sud qu'une demande en separation judiciaire. Il etait toujours
aussi doux et aussi poli envers sa femme; pas la moindre allusion a
notre rencontre aux approches de sa villa. Personne ne paraissait lui en
avoir entendu parler; pas la moindre apparence de soupcon. Alida n'etait
nullement surveillee; au contraire, chaque jour la rendait plus libre.
Les Obernay avaient repris leur train de vie paisible et laborieux. On
ne se voyait plus guere qu'aux repas et dans la soiree. Loin de faire
pressentir un doute ou un blame, les hotes de madame de Valvedre lui
temoignaient une sollicitude cordiale et la pressaient de prolonger son
sejour dans leur maison. Il le fallait, disaient-ils, pour habituer les
enfants a changer de milieu sous les yeux de leurs parents. Valvedre
venait tous les jours chez les Obernay et semblait etre tout a
l'installation et aux premieres etudes de ses fils, ainsi qu'aux
premieres joies domestiques de sa soeur Paule. Mademoiselle Juste se
tenait davantage chez elle et paraissait avoir enfin franchement donne
sa demission. Tout etait donc pour le mieux, et il fallait demander au
ciel que cette situation se prolongeat, disait madame de Valvedre, et
pourtant elle avouait des moments de terreur. Elle avait vu ou reve un
nuage sombre, une tristesse inconnue, sans precedent, au fond du placide
regard de son mari.

Mais, si l'amour va vite dans ses apprehensions, il va encore plus vite
dans ses audaces, et, comme rien de nouveau ne s'etait produit a la fin
de la semaine, nous commencions a respirer, a oublier le peril et a
parler de l'avenir comme si nous n'avions qu'a nous baisser pour en
faire un tapis sous nos pas.

Alida avait horreur des choses materielles; elle froncait le coin delie
de son beau sourcil noir, quand j'essayais de lui parler au moins de
voyage, d'etablissement momentane dans un lieu quelconque, de motifs a
trouver pour qu'elle eut le droit de disparaitre pendant quelques
semaines.

--Ah! disait-elle, je ne veux pas savoir encore! Ce sont des questions
d'auberge ou de diligence qui doivent se resoudre a l'impromptu.
L'occasion est toujours le seul conseil qu'on puisse suivre. Etes-vous
mal ici? Vous ennuyez-vous de m'y voir entre quatre murs? Attendons que
la destinee nous chasse de ce nid trouve sur la branche. L'inspiration
me viendra quand il faudra se refugier ailleurs.

On voit qu'il n'etait plus question de se reunir pour toujours et meme
pour longtemps. Alida, inquiete des projets de son mari, n'admettait pas
qu'elle put faire un eclat qui donnerait a celui-ci des griefs publics
contre elle.

N'esperant plus changer sa destinee et sentant bien que je ne le devais
pas, je m'efforcais de vivre comme elle au jour le jour, et de profiter
du bonheur que sa presence et mon propre travail eussent du m'apporter
dans cette retraite charmante et sure. Si l'amour inquiet et inassouvi
me devorait encore aupres d'elle, j'avais la poesie pour epancher en son
absence la surexcitation qu'elle me laissait. Cet embrasement de toutes
mes facultes se faisait sentir a moi avec tant de puissance, que je
savais presque gre a mon inflexible amante de me l'avoir fait connaitre
et de m'y maintenir; mais elle etait pour mon cerveau comme une
devorante liqueur qui ne ranime qu'a la condition d'epuiser. Je croyais
embrasser l'univers dans mon aspiration d'amant et d'artiste, et, apres
des heures d'une reverie pleine de transports divins et d'aspirations
immenses, je retombais aneanti et incapable de fixer mon reve. Malgre
moi alors, je me rappelais la modeste definition d'Adelaide: "Rever
n'est pas penser!"




VII


J'avais resolu de ne plus epier les secrets du voisinage, et j'avais
parle si severement a madame de Valvedre, qu'elle-meme avait renonce a
ecouter; mais, en marchant sous la treille, je m'arretais
involontairement a la voix d'Adelaide ou de Rosa, et je restais
quelquefois enchaine, non par leurs paroles, que je ne voulais plus
saisir en m'arretant sous la tonnelle ou en m'approchant trop de la
muraille, mais par la musique de leur douce causerie. Elles venaient a
des heures regulieres, de huit a neuf heures du matin, et de cinq a six
heures du soir. C'etaient probablement les heures de recreation de la
petite. Un matin, je restai charme par un air que chantait l'ainee. Elle
le chantait a voix basse cependant, comme pour n'etre entendue que de
Rosa, a qui elle paraissait vouloir l'apprendre. C'etait en italien; des
paroles fraiches, un peu singulieres, sur un air d'une exquise suavite
qui m'est reste dans la memoire comme un souffle de printemps. Voici le
sens des paroles qu'elles repeterent alternativement plusieurs fois:

"Rose des roses, ma belle patronne, tu n'as ni trone dans le ciel, ni
robe etoilee; mais tu es reine sur la terre, reine sans egale dans mon
jardin, reine dans l'air et le soleil, dans le paradis de ma gaiete.
"Rose des buissons, ma petite marraine, tu n'es pas bien fiere; mais tu
es si jolie! Rien ne te gene, tu etends tes guirlandes comme des bras
pour benir la liberte, pour benir le paradis de ma force.

"Rose des eaux, nymphea blanc de la fontaine, chere soeur, tu ne
demandes que de la fraicheur et de l'ombre; mais tu sens bon et tu
parais si heureuse! Je m'assoirai pres de toi pour penser a la modestie,
le paradis de ma sagesse."

--Encore une fois! dit Rosa; je ne peux pas retenir le dernier vers.

--C'est le mot de _sagesse_ qui te fait mal a dire, n'est-ce pas, fille
terrible? reprit Adelaide en riant.

--Peut-etre! Je comprends mieux la gaiete, la liberte..., la force!
Veux-tu que je grimpe sur le vieux if?

--Non pas! c'est tres-mal appris, de regarder chez les voisins.

--Bah! les voisins! On n'entend jamais par la que des animaux qui
belent!

--Et tu as envie de faire la conversation avec eux?

--Mechante! Voyons, encore ton dernier couplet. Il est joli aussi, et
c'est bien a toi d'avoir mis le nenufar dans les roses..., quoique la
botanique le defende absolument! Mais la poesie, c'est le droit de
mentir!

--Si je me suis permis cela, c'est toi qui l'as voulu! Tu m'as demande
hier au soir en t'endormant de te faire pour ce matin trois couplets, un
a la rose mousseuse, un a l'eglantine et un a ton nymphea qui venait de
fleurir. Voila tout ce que j'ai trouve en m'endormant aussi, moi!

--Le sommeil t'a prise juste sur le mot de _sagesse?_ N'importe, voila
que je le sais, ton mot, et ton air aussi. Ecoute!

Elle chanta l'air, et tout aussitot elle voulut le dire en duo avec sa
soeur.

--Je le veux bien, repondit Adelaide; mais tu vas taire la seconde
partie, la, tout de suite, d'instinct!

--Oh! d'instinct, ca me va; mais gare les fausses notes!

--Oui, certes, gare! et chante tout bas comme moi; il ne faut pas
reveiller Alida, qui se couche si tard!

--Et puis tu as bien peur qu'on n'entende tes chansons! Dis donc, est-ce
que maman gronderait si elle savait que tu fais des vers et de la
musique pour moi?

--Non, mais elle gronderait si nous le disions.

--Pourquoi?

--Parce qu'elle trouverait qu'il n'y a pas de quoi se vanter, et elle
aurait bien raison!

--Moi, je trouve pourtant cela tres-beau, ce que tu fais!

--Parce que tu es un enfant.

--C'est-a-dire un oison! Eh bien, j'ai envie de consulter... voyons,
personne de chez nous, puisque les parens disent toujours que leurs
enfants sont betes, mais... mon ami Valvedre!

--Si tu dis et si tu chantes a qui que ce soit les niaiseries que tu me
fais faire, tu sais notre marche? je ne t'en ferai plus.

--Oh! alors _motus_! Chantons!

L'enfant fit sa partie avec beaucoup de justesse; Adelaide trouva
l'harmonie correcte mais vulgaire, et lui indiqua des changements que
l'autre discuta, comprit et executa tout de suite. Cette courte et gaie
lecon suffisait pour prouver a des oreilles exercees que la petite etait
admirablement douee, et l'autre deja grande musicienne, eclairee du vrai
rayon createur. Elle etait poete aussi; car j'entendis, le lendemain,
d'autres vers en diverses langues qu'elle recita ou chanta avec sa
soeur, a qui elle faisait faire ainsi, en jouant, un resume de plusieurs
de ses connaissances acquises, et, en depit du soin qu'elle avait pris,
en composant, d'etre toujours a la portee et meme au gout de l'enfant,
je fus frappe d'une purete de forme et d'une elevation d'intelligence
extraordinaires. D'abord je crus etre sous le charme de ces deux voix
juveniles, dont le chuchotement mysterieux caressait l'oreille comme
celui de l'eau et de la brise dans l'herbe et les feuillages; mais,
quand elles furent parties, je me mis a ecrire tout ce que ma memoire
avait pu garder, et je fus bientot surpris, inquiet, presque accable.
Cette vierge de dix-huit ans, a qui le mot d'amour semblait n'offrir
qu'un sens de metaphysique sublime, etait plus inspiree que moi, le roi
des orages, le futur poete de la passion! Je relus ce que j'avais ecrit
depuis trois jours, et je le detruisis avec colere.

--Et pourtant, me disais-je en essayant de me consoler de ma defaite,
j'ai un _sujet_, j'ai un foyer, et cette innocence contemplative n'en a
pas. Elle chante la nature vide, les astres, les plantes, les rochers;
l'homme est absent de cette creation morne qu'elle symbolise d'une
maniere originale, il est vrai, mais qu'elle ne saurait embraser... Me
laisserai-je detourner de ma voie par des rimailleries de pensionnaire?

Je voulus bruler les elucubrations d'Adelaide sur les cendres des
miennes. Je les relus auparavant, et je m'en epris malgre moi. Je m'en
epris serieusement. Cela me parut plus neuf que tout ce que faisaient
les poetes en renom, et le grand charme de ces monologues d'une jeune
ame en face de Dieu et de la nature venait precisement de la complete
absence de toute personnalite active. Rien la ne trahissait la fille qui
se sent belle et qui cherche, uniquement pour s'y mirer, le miroir des
eaux et des nuages. La jeune muse n'etait pas une forme visible; c'etait
un esprit de lumiere qui planait sur le monde, une voix qui chantait
dans les cieux, et, quand elle disait _moi_, c'est Rosa, c'est l'enfance
qu'elle faisait parler. Il semblait que ce cherubin aux yeux d'azur eut
seul le droit de se faire entendre dans le grand concert de la creation.
C'etait une inconcevable limpidite d'expressions, une grandeur etonnante
d'appreciation et de sentiment avec un oubli entier de soi-meme... oubli
naturel ou volontaire effacement!--Cette flamme tranquille avait-elle
deja consume la vitalite de la jeunesse? ou bien la tenait-elle
assoupie, contenue, et cette adoration d'ange envers l'_auteur du
beau_--c'est ainsi qu'elle appelait Dieu--donnait-elle le change a une
passion de femme qui s'ignorait encore?

Je me perdais dans cette analyse, et certains elans religieux, certains
vers exprimant le ravissement de la contemplation intelligente
s'attachaient a ma memoire jusqu'a l'obseder. J'essayais d'en changer
les expressions pour qu'ils m'appartinssent. Je ne trouvais pas mieux,
je ne trouvais meme pas autre chose pour rendre une emotion si profonde
et si pure.

--Ah! virginite! m'ecriais-je avec effroi, es-tu donc l'apogee de la
puissance intellectuelle, comme tu es celle de la beaute physique?

Le coeur du poete est jaloux. Cette admiration, qui me saisissait
imperieusement, me rendit morose et m'inspira pour Adelaide une estime
melee d'aversion. En vain je voulus combattre ce mauvais instinct; je me
surpris, le soir meme, ecoutant ses enseignements a sa soeur, avec le
besoin de decouvrir qu'elle etait vaine ou pedante. J'aurais pu avoir
beau jeu, si sa modestie n'eut ete reelle et entiere. L'entretien fut
comme une repetition de nomenclature qu'elle fit faire a Rosa. En
marchant avec elle a travers tout le jardin, elle lui faisait nommer
toutes les plantes du parterre, tous les cailloux des allees, tous les
insectes qui passaient devant leurs yeux. Je les entendais revenir vers
le mur et continuer avec rapidite, toujours tres-gaies toutes deux,
l'une, qui, deja tres-instruite a force de facilite naturelle, essayait
de se revolter contre l'attention reclamee en substituant des noms
plaisamment ingenieux de son invention aux noms scientifiques qu'elle
avait oublies; l'autre, qui, avec la force d'une volonte devouee,
conservait l'inalterable patience et l'enjouement persuasif. Je fus
emerveille de la suite, de l'enchainement et de l'ordonnance de son
enseignement. Elle n'etait plus poete ni musicienne en ce moment-la;
elle etait la veritable fille, l'eminente eleve du savant Obernay, le
plus clair et le plus agreable des professeurs, au dire de mon pere, au
dire de tous ceux qui l'avaient entendu et qui etaient faits pour
l'apprecier. Adelaide lui ressemblait par l'esprit et par le caractere
autant que par le visage. Elle n'etait pas seulement la plus belle
creature qui existat peut-etre a cette epoque; elle etait la plus docte
et la plus aimable, comme la plus sage et la plus heureuse.

Aimait-elle Valvedre? Non, elle ne connaissait pas l'amour malheureux et
impossible, cette sereine et studieuse fille! Pour s'en convaincre, il
suffisait de voir avec quelle liberte d'esprit, avec quelle maternelle
sollicitude elle instruisait sa jeune soeur. C'etait une lutte charmante
entre cette precoce maturite et cette turbulence enfantine. Rosa voulait
toujours echapper a la methode, et se faisait un jeu d'interrompre et
d'embrouiller tout par des lazzi ou des questions intempestives, melant
les regnes de la nature, parlant du papillon qui passait a propos du
fucus de la fontaine, et du grain de sable a propos de la guepe.
Adelaide repondait au lazzi par une moquerie plus forte et decrivait
toutes choses sans se laisser distraire. Elle s'amusait aussi a
embarrasser la memoire ou la sagacite de l'enfant, quand celle-ci, se
croyant sure d'elle-meme, debitait sa lecon avec une volubilite
dedaigneuse. Enfin, aux questions imprevues et hors de propos, elle
avait de soudaines reponses d'une etonnante simplicite dans une
etonnante profondeur de vues, et l'enfant, eblouie, convaincue, parce
qu'elle etait admirablement intelligente aussi, oubliait son espieglerie
et son besoin de revolte pour l'ecouter et la faire expliquer davantage.

La victoire restait donc a l'institutrice, et la petite rentrait au
logis ferree tout a neuf sur ses etudes anterieures, l'esprit ouvert a
de nobles curiosites, embrassant sa soeur et la remerciant apres avoir
mis sa patience a l'epreuve, se rejouissant de pouvoir prendre une bonne
lecon avec son pere, qui etait le docteur supreme de l'une et de
l'autre, ou avec Henri, le repetiteur bien-aime; enfin disant pour
conclure:

--J'espere que tu m'as assez tourmentee aujourd'hui, belle Adelaide! Il
faut que je sois une petite merveille d'esprit et de raison pour avoir
souffert tout cela. Si tu ne me fais pas une romance ce soir, il faut
que tu n'aies ni coeur ni tete!

Ainsi Adelaide faisait a ses moments perdus, le soir en s'endormant, ces
vers qui m'avaient bouleverse l'esprit, ces melodies qui chantaient dans
mon ame, et qui me donnaient comme une rage de deballer mon hautbois,
condamne au silence! Elle etait artiste _par-dessus le marche_,
lorsqu'elle avait un instant pour l'etre, et sans vouloir d'autre public
que Rosa, d'autre confident que son oreiller! Et certes, elle ne le
tourmentait pas longtemps, cet oreiller virginal, car elle avait sur les
joues la fraicheur veloutee que donnent le sommeil pur et la joie de
vivre en plein epanouissement. Et moi, je rejetais toute etude
technique, tant je craignais d'attiedir mon souffle et de ralentir mon
inspiration! Je ne croyais pas que la vie put etre scindee par une serie
de preoccupations diverses; j'avais toujours trouve mauvais que les
poetes fissent du raisonnement ou de la philosophie, et que les femmes
eussent d'autre souci que celui d'etre belles. J'etais soigneux pour mon
compte de laisser inactives les facultes variees que ma premiere
education avait developpees en moi jusqu'a un certain point; j'etais
jaloux de n'avoir qu'une lyre pour manifestation et une seule corde a
cette lyre retentissante qui devait ebranler le monde... et qui n'avait
encore rien dit!

--Soit! pensais-je, Adelaide est une femme superieure, c'est-a-dire une
espece d'homme. Elle ne sera pas longtemps belle, il lui poussera de la
barbe. Si elle se marie, ce sera avec un imbecile qui, ne se doutant pas
de sa propre inferiorite, n'aura pas peur d'elle. On peut admirer,
estimer, considerer de telles exceptions; mais ne mettent-elles pas les
amours en fuite?

Et, je me retracais les graces voluptueuses d'Alida, sa preoccupation
d'amour exclusive, l'art feminin grace auquel sa beaute palie et
fatiguee rivalisait avec les plus luxuriantes jeunesses, son idolatrie
caressante pour l'objet de sa predilection, ses ingenieuses et
enivrantes flatteries, enfin ce culte qu'elle avait pour moi dans ses
bons moments, et dont l'encens m'etait si delicieux, qu'il me faisait
oublier le malheur de notre situation et l'amertume de nos
decouragements.

--Oui, me disais-je, celle-la se connait bien! Elle se proclame une
vraie femme, et c'est la femme type. L'autre n'est qu'un hybride
denature par l'education, un ecolier qui sait bien sa lecon et qui
mourra de vieillesse en la repetant, sans avoir aime, sans avoir inspire
l'amour, sans avoir vecu. Aimons donc et ne chantons que l'amour et la
femme! Alida sera la pretresse; c'est elle qui allumera le feu sacre;
mon genie encore captif brisera sa prison quand j'aurai encore plus
aime, encore plus souffert! Le vrai poete est fait pour l'agitation
comme l'oiseau des tempetes, pour la douleur comme le martyr de
l'inspiration. Il ne commande pas a l'expression et ne souffre pas les
lisieres de la logique vulgaire. Il ne trouve pas une strophe tous les
soirs en mettant son bonnet de nuit; il est condamne a des sterilites
effrayantes comme a des enfantements miraculeux. Encore quelque temps,
et nous verrons bien si Adelaide est un maitre et si je dois aller a son
ecole comme la petite Rosa!

Et puis je me rappelais confusement mon jeune age et les soins que
j'avais eus pour Adelaide enfant. Il me semblait la revoir avec ses
cheveux bruns et ses grands yeux tranquilles, nature active et douce,
jamais bruyante, deja polie et facile a egayer, sans etre importune
quand on ne s'occupait pas d'elle. Je croyais, dans ce mirage du passe,
entendre ma mere s'ecrier: "Quelle sage et belle fille! Je voudrais
qu'elle fut a moi!" et madame Obernay lui repondre: "Qui sait? Cela
pourrait bien se faire un jour!"

Et le jour ou cela aurait pu etre en effet, le jour ou j'aurais pu
conduire dans les bras de ma mere cette creature accomplie, orgueil
d'une ville et joie d'une famille, ideal d'un poete a coup sur, le poete
indecis et chagrin, sterile et mecontent de lui-meme, s'efforcait de la
rabaisser et se defendait mal de l'envie!

Ces etrangetes un peu monstrueuses de ma situation morale n'etaient que
trop motivees par l'oisivete de ma raison et l'activite maladive de ma
fantaisie. Quand j'eus brule mon manuscrit, je crus pouvoir le
recommencer a ma satisfaction nouvelle, et il n'en fut rien. J'etais
attire sans cesse vers ce jardin ou le secret de ma vie s'agitait
peut-etre a deux pas de moi sans que je voulusse le connaitre. Quand je
sentais approcher Valvedre ou l'une de ses soeurs avec M. Obernay ou
avec Henri, je croyais toujours entendre prononcer mon nom. Je pretais
l'oreille malgre moi, et, quand je m'etais assure qu'il n'etait
nullement question de moi, je m'eloignais sans m'apercevoir de
l'inconsequence de ma conduite.

Tout semblait paisible chez eux; Alida ne s'approchait jamais du mur,
tant elle craignait de provoquer une imprudence de ma part ou d'attirer
les soupcons en se reconciliant avec cet endroit qu'elle avait proscrit
comme trop expose au soleil. J'entendais souvent les jeux bruyants de
ses fils et la voix posee des vieux parents qui encourageait ou moderait
leur impetuosite. Alida caressait tendrement l'aine, mais ne causait
jamais ni avec l'un ni avec l'autre.

Sans pouvoir la suivre des yeux, car le devant de la maison etait masque
par des massifs d'arbustes, je sentais l'isolement de sa vie dans cet
interieur si assidument et saintement occupe. Je l'apercevais
quelquefois, lisant un roman ou un poeme entre deux caisses de myrte, ou
bien, de ma fenetre, je la voyais a la sienne, regardant de mon cote et
pliant une lettre qu'elle avait ecrite pour moi. Elle etait etrangere,
il est vrai, au bonheur des autres, elle dedaignait et meconnaissait
leurs profondes et durables satisfactions; mais c'est de moi seul, ou
d'elle-meme en vue de moi seul, qu'elle etait incessamment preoccupee.
Toutes ses pensees etaient a moi, elle oubliait d'etre amie et soeur, et
meme presque d'etre mere, tout cela pour moi, son tourment, son dieu,
son ennemi, son idole! Pouvais-je trouver le blame dans mon coeur? Et
cet amour exclusif n'avait-il pas ete mon reve?

Tous les matins, un peu avant l'aube, nous echangions nos lettres au
moyen d'un caillou que Bianca venait lancer par-dessus le mur et que je
lui renvoyais avec mon message. L'impunite nous avait rendus temeraires.
Un matin, reveille comme d'habitude avec les alouettes, je recus mon
tresor accoutume, et je lancai ma reponse anticipee; mais tout aussitot
je reconnus qu'on marchait dans l'allee, et que ce n'etait plus le pas
furtif et leger de la jeune confidente: c'etait une demarche ferme et
reguliere, le pas d'un homme. J'allai regarder a la fente du mur; je
crus, dans le crepuscule, reconnaitre Valvedre. C'etait lui en effet.
Que venait-il faire chez les Obernay a pareille heure, lui qui avait
aupres d'eux son domicile solitaire? Une jalousie effroyable s'empara de
moi, a ce point que je m'eloignai instinctivement de la muraille, comme
s'il eut pu entendre les battements de mon coeur.

J'y revins aussitot. J'epiai, j'ecoutai avec acharnement. Il semblait
qu'il eut disparu. Avait-il entendu tomber le caillou? Avait-il apercu
Bianca? S'etait-il empare de ma lettre? Baigne d'une sueur froide,
j'attendis. Il reparut au bout de dix minutes avec Henri Obernay. Ils
marcherent en silence, jusqu'a ce qu'Obernay lui dit:

--Eh bien, mon ami, qu'y a-t-il donc? Je suis a vos ordres.

--Ne penses-tu pas, lui repondit Valvedre a voix haute, qu'on pourrait
entendre de l'autre cote du mur ce qui se dit ici?

--Je n'en repondrais pas, si l'endroit etait habite; mais il ne l'est
pas.

--Cela appartient toujours au juif Manasse?

--Qui, par parenthese, n'a jamais voulu le vendre a mon pere; mais il
demeure beaucoup plus loin. Pourtant, si vous craignez d'etre entendu,
sortons d'ici; allons chez vous.

--Non, restons la, dit Valvedre avec une certaine fermete.

Et, comme si, maitre de mon secret et certain de ma presence, il eut
voulu me condamner a l'entendre, il ajouta:

--Asseyons-nous la, sous la tonnelle. J'ai un long recit a te faire, et
je sens que je dois te le faire. Si je prenais le temps de la reflexion,
peut-etre que ma patience et ma resignation habituelles m'entraineraient
encore au silence, et peut-etre faut-il parler sous le coup de
l'emotion.

--Prenez garde! dit Obernay en s'asseyant aupres de lui. Si vous
regrettiez ce que vous allez faire? si, apres m'avoir pris pour
confident, vous aviez moins d'amitie pour moi?

--Je ne suis pas fantasque, et je ne crains pas cela, repondit Valvedre
en parlant avec une nettete de prononciation qui semblait destinee a ne
me laisser rien perdre de son discours. Tu es mon fils et mon frere,
Henri Obernay! l'enfant dont j'ai cheri et cultive le developpement,
l'homme a qui j'ai confie et donne ma soeur bien-aimee. Ce que j'ai a te
dire apres des annees de mutisme te sera utile a present, car c'est
l'histoire de mon mariage que je te veux confier; tu pourras comparer
nos existences et conclure sur le mariage et sur l'amour en connaissance
de cause. Paule sera plus heureuse encore par toi quand tu sauras
combien une femme sans direction intellectuelle et sans frein moral peut
etre a plaindre et rendre malheureux l'homme qui s'est devoue a elle.
D'ailleurs, j'ai besoin de parler de moi une fois en ma vie! j'ai pour
principe, il est vrai, que l'emotion refoulee est plus digne d'un homme
de courage; mais tu sais que je ne suis pas pour les decisions sans
appel, pour les regles sans exception. Je crois qu'a un jour donne, il
faut ouvrir la porte a la douleur, afin qu'elle vienne plaider sa cause
devant le tribunal de la conscience. J'ai fini mon preambule. Ecoute.

--J'ecoute, dit Obernay, j'ecoute avec mon coeur, qui vous appartient.

Valvedre parla ainsi:

--Alida etait belle et intelligente, mais absolument privee de direction
serieuse et de convictions acquises. Cela eut du m'effrayer. J'etais
deja un homme mur a vingt-huit ans, et, si j'ai cru a la douceur
ineffable de son regard, si j'ai eu l'orgueil de me persuader qu'elle
accepterait mes idees, mes croyances, ma religion philosophique, c'est
qu'a un jour donne j'ai ete temeraire, enivre par l'amour, domine a mon
insu par cette force terrible qui a ete mise dans la nature pour tout
creer ou tout briser en vue de l'equilibre universel.

"Il a su ce qu'il faisait, lui, l'_ auteur du bien_, quand il a jete sur
les principes engourdis de la vie ce feu devorant qui l'exalte pour la
rendre feconde; mais, comme le caractere de la puissance infinie est
l'effusion sans bornes, cette force admirable de l'amour n'est pas
toujours en proportion avec celle de la raison humaine. Nous en sommes
eblouis, enivres, nous buvons avec trop d'ardeur et de delices a
l'intarissable source, et plus nos facultes de comprehension et de
comparaison sont exercees, plus l'enthousiasme nous entraine au dela de
toute prudence et de toute reflexion. Ce n'est pas la faute de l'amour,
ce n'est pas lui qui est trop vaste et trop brulant, c'est nous qui lui
sommes un sanctuaire trop fragile et trop etroit.

"Je ne cherche donc pas a m'excuser. C'est moi qui ai commis la faute en
cherchant l'infini dans les yeux decevants d'une femme qui ne le
comprenait pas. J'oubliai que, si l'amour immense peut ouvrir ses ailes
et soutenir son vol sans peril, c'est a la condition de chercher Dieu,
son foyer renovateur, et d'aller, a chaque elan, se retremper et se
purifier en lui. Oui, le grand amour, l'amour qui ne se repose pas
d'adorer et de bruler est possible; mais il faut croire, et il faut etre
deux croyants, deux ames confondues dans une seule pensee, dans une meme
flamme. Si l'une des deux retombe dans les tenebres, l'autre, partagee
entre le devoir de la sauver et le desir de ne pas se perdre, flotte a
jamais dans une aube froide et pale, comme ces fantomes que Dante a vus
aux limites du ciel et de l'enfer: telle est ma vie!

"Alida etait pure et sincere. Elle m'aimait. Elle connut aussi
l'enthousiasme, mais une sorte d'enthousiasme athee, si je puis
m'exprimer ainsi. J'etais son dieu, disait-elle. Il n'y en avait pas
d'autre que moi.

"Cette sorte de folie m'enivra un instant et m'effraya vite. Si j'etais
capable de sourire en ce moment, je te demanderais si tu te fais une
idee de ce role pour un homme serieux, la divinite! J'en ai pourtant
souri un jour, une heure peut-etre! et tout aussitot j'ai compris que le
moment ou je ne serais plus dieu, je ne serais plus rien. Et ce
moment-la, n'etait-il pas deja venu? Pouvais-je concevoir la possibilite
d'etre pris au serieux, si j'acceptais la moindre bouffee de cet encens
idolatre?

"Je ne sais pas s'il est des hommes assez vains, assez sots ou assez
enfants pour s'asseoir ainsi sur un autel et pour poser la perfection
devant la femme exaltee qui les en a revetus. Quels atroces mecomptes,
quelles sanglantes humiliations ils se preparent! Combien l'amante decue
a la premiere faiblesse du faux dieu doit le mepriser et lui reprocher
d'avoir souffert un culte dont il n'etait pas digne!

"Ma femme n'a du moins pas ce ridicule a m'attribuer. Apres l'avoir
doucement raillee, je lui parlai serieusement. Je voulais mieux que son
engouement, je voulais son estime. J'etais fier de lui paraitre le plus
aimant et le meilleur des hommes, et je comptais consacrer ma vie a
meriter sa preference; mais je n'etais ni le premier genie de mon
siecle, ni un etre au-dessus de l'humanite. Elle devait se bien
persuader que j'avais besoin d'elle, de son amour, de ses encouragements
et de son indulgence dans l'occasion, pour rester digne d'elle. Elle
etait ma compagne, ma vie, ma joie, mon appui et ma recompense; donc, je
n'etais pas Dieu, mais un pauvre serviteur de Dieu qui se donnait a
elle.

"Ce mot, je m'en souviens, parut la combler de joie, et lui fit dire des
choses etranges que je veux te redire, parce qu'elles resument toute sa
maniere de voir et de comprendre.

"--Puisque tu te donnes a moi, s'ecria-t-elle, tu n'es plus qu'a moi et
tu n'appartiens plus a cet admirable architecte de l'univers, dont il me
semblait que tu faisais trop un etre saisissable et propre a inspirer
l'amour. Tiens, il faut que je te le dise a present, je le detestais,
ton Dieu de savant; j'en etais jalouse. Ne me crois pas impie. Je sais
bien qu'il y a une grande ame, un principe, une loi qui a preside a la
creation; mais c'est si vague, que je ne veux pas m'en inquieter. Quant
au Dieu personnel, parlant et ecrivant des traditions, je ne le trouve
pas assez grand pour moi. Je ne peux pas le renfermer dans un buisson
ardent, encore moins dans une coupe de sang. Je me dis donc que le vrai
Dieu est trop loin pour nous et tout a fait inaccessible a mon examen
comme a ma priere. Juge si je souffre quand, pour t'excuser d'admirer si
longtemps la cassure d'une pierre ou l'aile d'une mouche, tu me dis que
c'est aimer Dieu que d'aimer les betes et les rochers! Je vois la une
idee systematique, une sorte de manie qui me trouble et qui m'offense.
L'homme qui est a moi peut bien s'amuser des curiosites de la nature,
mais il ne doit pas plus se passionner pour une autre idee que mon
amour, que pour une creature qui n'est pas moi.

"Je ne pus pas lui faire comprendre que ce genre de passion pour la
nature etait le plus puissant auxiliaire de ma foi, de mon amour, de ma
sante morale; que se plonger dans l'etude, c'etait se rapprocher autant
qu'il nous est possible de la source vivifiante necessaire a l'activite
de l'ame, et se rendre plus digne d'apprecier la beaute, la tendresse,
les sublimes voluptes de l'amour, les plus precieux dons de la Divinite.

"Ce mot de Divinite n'avait pas de sens pour elle, bien qu'elle me l'eut
applique dans son delire. Elle s'offensa de mon obstination. Elle
s'alarma de ne pouvoir me detacher de ce qu'elle appelait une religion
de reveur. Elle essaya de discuter en m'opposant des livres qu'elle
n'avait pas lus, des questions d'ecole qu'elle ne comprenait pas; puis,
irritee de son insuffisance, elle pleura, et je restai stupefait de son
enfantillage, incapable de deviner ce qui se passait en elle, malheureux
de l'avoir fait souffrir, moi qui aurais donne ma vie pour elle.

"Je cherchai en vain: quel mystere decouvrir dans le vide? Son ame ne
contenait que des vertiges et des aspirations vers je ne sais quel ideal
de fantaisie que je n'ai jamais pu me representer.

"Ceci se passait bien peu de temps apres notre mariage. Je ne m'en
inquietai pas assez. Je crus a l'excitation nerveuse qui suit les
grandes crises de la vie. Bientot je vis qu'elle etait grosse et un peu
faible de complexion pour traverser sans defaillance le redoutable et
divin drame de la maternite. Je m'attachai a menager une sensibilite
excessive, a ne la contredire sur rien, a prevenir tous ses caprices. Je
me fis son esclave, je me fis enfant avec elle, je cachai mes livres, je
renoncai presque a l'etude. J'admis toutes ses heresies en quelque
sorte, puisque je lui laissai toutes ses erreurs. Je remis a un temps
plus favorable cette education de l'ame dont elle avait tant besoin. Je
me flattai aussi que la vue de son enfant lui revelerait Dieu et la
verite beaucoup mieux que mes lecons.

"Ai-je eu tort de ne pas chercher plus vite a l'eclairer? J'eprouvais de
grandes perplexites; je voyais bien qu'elle se consumait dans le reve
d'un bonheur pueril et d'impossible duree, tout d'extase et de
_parlage_, de caresses et d'exclamations, sans rien pour la vie de
l'esprit et pour l'intimite veritable du coeur. J'etais jeune et je
l'aimais: je partageais donc tous ses enivrements et me laissais
emporter par son exaltatation; mais, apres, sentant que je l'aimais
davantage, j'etais effraye de voir qu'elle m'aimait moins, que chaque
acces de cet enthousiasme la rendait ensuite plus soupconneuse, plus
jalouse de ce qu'elle appelait mon idee fixe, plus amere devant mon
silence, plus railleuse de mes definitions.

"J'etais assez medecin pour savoir que la grossesse est quelquefois
accompagnee d'une sorte d'insanite d'esprit. Je redoublai de soumission,
d'effacement, de soins. Son mal me la rendait plus chere, et mon coeur
debordait d'une pitie aussi tendre que celle d'une mere pour l'enfant
qui souffre. J'adorais aussi en elle cet enfant de mes entrailles
qu'elle allait me donner; il me semblait entendre sa petite ame me
parler deja dans mes reves et me dire: "Ne fais jamais de peine "a ma
mere!"

"Elle fut, en effet, ravie pendant les premiers jours: elle voulut
nourrir notre cher petit Edmond; mais elle etait trop faible, trop
insoumise aux prescriptions de l'hygiene, trop exasperee par la moindre
inquietude; elle dut bien vite confier l'enfant a une nourrice dont
aussitot elle fut jalouse au point de se rendre plus souffrante encore.
Elle faisait de la vie un drame continuel; elle sophistiquait sur
l'instinct filial qui se portait avec ardeur vers le sein de la premiere
femme venue. Et pourquoi Dieu, ce Dieu intelligent et bon auquel je
feignais de croire, disait-elle, n'avait-il pas donne a l'homme des le
berceau un instinct superieur a celui des animaux? En d'autres moments,
elle voulait que la preference de son enfant pour la nourrice fut un
symptome d'ingratitude future, l'annonce de malheurs effroyables pour
elle.

"Elle guerit pourtant, elle se calma, elle prit confiance en moi en me
voyant renoncer a toutes mes habitudes et a tous mes projets pour lui
complaire. Elle eut deux ans de ce triomphe, et son exaltation parut se
dissiper avec les resistances qu'elle avait prevues de ma part. Elle
voulait faire de moi un _artiste homme du monde_, disait-elle, et me
depouiller de ma gravite de savant qui lui faisait peur. Elle voulait
voyager en princesse, s'arreter ou bon lui semblerait, voir le monde,
changer et reprendre sans cesse. Je cedai. Et pourquoi n'aurais-je pas
cede? Je ne suis pas misanthrope, le commerce de mes semblables ne
pouvait me blesser ni me nuire. Je ne m'elevais pas au-dessus d'eux dans
mon appreciation. Si j'avais approfondi certaines questions speciales
plus que certains d'entre eux, je pouvais recevoir d'eux tous, et meme
des plus frivoles en apparence, une foule de notions que j'avais
laissees incompletes, ne fut-ce que la connaissance du coeur humain,
dont j'avais peut-etre fait une abstraction trop facile a resoudre. Je
n'en veux donc point a ma femme de m'avoir force a etendre le cercle de
mes relations et a secouer la poussiere du cabinet. Au contraire, je lui
en ai toujours su gre. Les savants sont des instruments tranchants dont
il est bon d'emousser un peu la lame. J'ignore si je ne serais pas
devenu sociable par gout avec le temps; mais Alida hata mon experience
de la vie et le developpement de ma bienveillance.

"Ce ne pouvait pourtant pas etre la mon unique soin et mon unique but,
pas plus que son avenir a elle ne pouvait etre d'avoir a ses ordres un
parfait _gentleman_ pour l'accompagner au bal, a la chasse, aux eaux, au
theatre ou au sermon. Il me semblait porter en moi un homme plus
serieux, plus digne d'etre aime, plus capable de lui donner, ainsi qu'a
son fils, une consideration mieux fondee. Je ne pretendais pas a la
renommee, mais j'avais aspire a etre un serviteur utile, apportant son
contingent de recherches patientes et courageuses a cet edifice des
sciences, qui est pour lui l'autel de la verite. Je comptais bien
qu'Alida arriverait a comprendre mon devoir, et que, la premiere ivresse
de domination assouvie, elle rendrait a sa veritable vocation celui qui
avait prouve une tendresse sans bornes par une docilite sans reserve.

"Dans cet espoir, je me risquais de temps en temps a lui faire
pressentir le neant de notre pretendue vie d'artistes. Nous aimions et
nous goutions les arts; mais, n'etant artistes createurs ni l'un ni
l'autre, nous ne devions pas pretendre a cette suite eternelle de
jugements et de comparaisons qui fait du role de _dilettante_, quand il
est exclusif, une vie blasee, hargneuse ou sceptique. Les creations de
l'art sont stimulantes; c'est la leur magnifique bienfait. En elevant
l'ame, elles lui communiquent une sainte emulation, et je ne crois pas
beaucoup aux veritables ravissements des admirateurs systematiquement
improductifs. Je ne parlais pas encore de me soustraire au doux _far
niente_ ou ma femme se delectait, mais je tentais d'amener en elle-meme
une conclusion a son usage.

"Elle etait assez bien douee, et, d'ailleurs, assez frottee de musique,
de peinture et de poesie, depuis son enfance, pour avoir le desir et le
besoin de consacrer ses loisirs a quelque etude. Si elle etait idolatre
de melodies, de couleurs ou d'images, n'etait-elle pas assez jeune,
assez libre, assez encouragee par ma tendresse, pour vouloir sinon
creer, du moins pratiquer a son tour? Qu'elle eut un gout determine, ne
fut-ce qu'un seul, une occupation favorite, et je la voyais sauvee de
ses chimeres. Je comprenais le but de son besoin de vivre dans une
atmosphere echauffee et comme parfumee d'art et de litterature; elle y
devenait l'abeille qui fait son miel apres avoir couru de fleur en
fleur: autrement, elle n'etait ni satisfaite ni emue reellement, sa vie
n'etant ni active ni reposee. Elle voulait voir et toucher les aliments
nutritifs par pure convoitise d'enfant malade; mais, privee de force et
d'appetit, elle ne se nourrissait pas.

"Elle fit d'abord la sourde oreille, et me presenta enfin un jour des
raisonnements assez specieux, et qui paraissaient desinteresses.

"--Il ne s'agit pas de moi, disait-elle, ne vous en inquietez pas. Je
suis une nature engourdie, peu pressee d'eclore a la vie comme vous
l'entendez. Je ressemble a ces bancs de corail dont vous m'avez parle,
qui adherent tranquillement a leur rocher. Mon rocher, a moi, mon abri,
mon port, c'est vous! Mais, helas! voila que vous voulez changer toutes
les conditions de notre commune existence! Eh bien, soit; mais ne vous
pressez pas tant; vous avez encore beaucoup a gagner dans la pretendue
oisivete ou je vous retiens. Vous etes destine certainement a ecrire sur
les sciences, ne fut-ce que pour rendre compte de vos decouvertes au
jour le jour; vous aurez le fond, mais aurez-vous la forme, et
croyez-vous que la science ne serait pas plus repandue, si une
demonstration facile, une expression agreable et coloree, la rendaient
plus accessible aux artistes? Je vois bien votre entetement: vous voulez
etre positif et ne travailler que pour vos pareils. Vous pretendez, je
m'en souviens, qu'un veritable savant doit aller au fait, ecrire en
latin, afin d'etre a la portee de tous les erudits de l'Europe, et
laisser a des esprits d'un ordre moins eleve, a des traducteurs, a des
vulgarisateurs, le soin d'eclaircir et de repandre ses majestueuses
enigmes. Cela est d'un paresseux et d'un egoiste, permettez-moi de vous
le dire. Vous qui pretendez qu'il y a du temps pour tout, et qu'il ne
s'agit que de savoir l'employer avec methode, vous devriez vous
perfectionner comme orateur ou comme ecrivain, ne pas tant dedaigner les
succes de salon, etudier, dans la vie que nous menons, l'art de bien
dire et d'embellir la science par le sentiment de toutes les beautes.
Alors vous seriez le genie complet, le dieu que je reve en vous malgre
vous-meme, et moi, pauvre femme, je pourrais ne pas vivre a sept mille
metres au-dessous de votre niveau, comprendre vos travaux, en jouir, et
en profiter par consequent. Voyons, devons-nous rester isoles en nous
tenant la main? Votre amour veut-il faire une part pour vous et une pour
moi dans cette vie que nous devons traverser ensemble?

"--Ma chere bien-aimee, lui disais-je, votre these est excellente et
porte sa reponse avec elle. Je vous donne mille fois raison. Il me faut
un bon instrument pour celebrer la nature; mais voici l'instrument pret
et accorde, il ne peut pas rester plus longtemps muet. Tout ce que vous
me dites de tendre et de charmant sur le plaisir que vous aurez a
l'entendre me donne une impatience genereuse de le faire parler; mais
les sujets ne s'improvisent pas dans la science: s'ils eclatent parfois
comme la lumiere dans les decouvertes, c'est par des faits qu'il faut
bien posement et bien consciencieusement constater avant de s'y fier, ou
par des idees resultats d'une logique meditative devant laquelle les
faits ne plient pas toujours spontanement. Tout cela demande, non pas
des heures et des jours, comme pour faire un roman, mais des mois, des
annees; encore n'est-on jamais sur de ne pas etre amene a reconnaitre
qu'on s'est trompe, et qu'on aurait perdu son temps et sa vie sans cette
compensation, presque infaillible dans les etudes naturelles, d'avoir
fait d'autres decouvertes a cote et parfois en travers de celle que l'on
poursuivait. Le temps suffit a tout, me faites-vous dire. Peut-etre,
mais a la condition de n'en plus perdre, et ce n'est pas dans notre vie
errante, entrecoupee de mille distractions imprevues, que je peux mettre
les heures a profit.

"--Ah! nous y voila! s'ecria ma femme avec impetuosite. Vous voulez me
quitter, voyager seul dans des pays impossibles!

"--Non, certes; je travaillerai pres de vous, je renoncerai a de
certaines constatations qu'il faudrait aller chercher trop loin; mais
vous me ferez aussi quelques sacrifices: nous verrons moins d'oisifs,
nous nous fixerons quelque part pour un temps donne. Ce sera ou vous
voudrez, et, si vous vous y deplaisez, nous essayerons un autre milieu;
mais, de temps en temps, vous me permettrez une phase de travail
sedentaire...

"--Oui, oui! reprit-elle, vous voulez vivre pour vous seul, vous avez
assez vecu pour moi. Je comprends: l'amour est assouvi, fini par
consequent!

"Rien ne put la faire revenir de cette prevention que l'etude etait sa
rivale, et que l'amour n'etait possible qu'avec l'oisivete.

"--Aimer est tout, disait-elle, et celui qui aime n'a pas le temps de
s'occuper d'autre chose. Pendant que l'epoux s'enivre des merveilles de
la science, l'epouse languit et meurt. C'est le sort qui m'attend, et,
puisque je vous suis un fardeau, je ferais aussi bien de mourir tout de
suite.

"Mes reponses ne servirent qu'a l'exasperer. J'essayai d'invoquer le
devouement a mon avenir dont elle avait parle d'abord. Elle jeta ce
leger masque dont elle avait essaye de couvrir son ardente personnalite.

"--Je mentais, oui, je mentais! s'ecria-t-elle. Votre avenir existe-t-il
donc en dehors du mien? Pouvez-vous et devez-vous oublier qu'en prenant
ma vie tout entiere, vous m'avez donne la votre? Est-ce tenir parole que
de me condamner a l'intolerable ennui de la solitude?

"L'ennui! c'etait la sa plaie et son effroi. C'est la ce que j'aurais
voulu guerir en lui persuadant de devenir artiste, puisqu'elle avait un
vif eloignement pour les sciences. Elle pretendit que je meprisais les
arts et les artistes, et que je voulais la releguer au plus bas etage
dans mon opinion. C'etait me faire injure et me releguer moi-meme au
rang des idiots. Je voulus lui prouver que la recherche du beau ne se
divise pas en etudes rivales et en manifestations d'antagonisme, que
Rossini et Newton, Mozart et Shakspeare, Rubens et Leibnitz, et
Michel-Ange et Moliere, et tous les vrais genies, avaient marche aussi
droit les uns que les autres vers l'eternelle lumiere ou se complete
l'harmonie des sublimes inspirations. Elle me railla et proclama la
haine du travail comme un droit sacre de sa nature et de sa position.

"--On ne m'a pas appris a travailler, dit-elle, et je ne me suis pas
mariee en promettant de me remettre a l'_a b c_ des choses. Ce que je
sais, je l'ai appris par intuition, par des lectures sans ordre et sans
but. Je suis une femme: ma destinee est d'aimer mon mari et d'elever des
enfants. Il est fort etrange que ce soit mon mari qui me conseille de
songer a quelque chose de mieux.

"--Alors, lui repondis-je avec un peu d'impatience, aimez votre mari en
lui permettant de conserver sa propre estime; elevez votre fils et ne
compromettez pas votre sante, l'avenir d'une maternite nouvelle, en
vivant sans regle, sans but, sans repos, sans domicile, et sans vouloir
connaitre cet _a b c_ des choses que votre devoir sera d'enseigner a vos
enfants. Si vous ne pouvez vous resoudre a la vie des femmes ordinaires
sans perir d'ennui, vous n'etes donc pas une femme ordinaire, et je vous
conseillais une etude quelconque pour vous rattacher a votre interieur,
que le caprice et l'imprevu de votre existence actuelle ne sont pas
faits pour rendre digne de vous et de moi.

"Et, comme elle s'emportait, je crus devoir lui dire encore:

"--Tenez, ma pauvre chere enfant, vous etes devoree par votre
imagination, et vous devorez tout autour de vous. Si vous continuez
ainsi, vous arriverez a absorber en vous toute la vie des autres sans
leur rien donner en echange, pas une lumiere, pas une douceur vraie, pas
une consolation durable. On vous a appris le metier d'idole, et vous
auriez voulu me l'enseigner aussi; mais les idoles ne sont bonnes a
rien. On a beau les parer et les implorer, elles ne fecondent rien et ne
sauvent personne. Ouvrez les yeux, voyez le neant ou vous laissez
flotter une intelligence exquise, l'orage continuel par lequel vous
laissez fletrir meme votre incomparable beaute, la souffrance que vous
imposez sans remords a toutes mes aspirations d'homme honnete et
laborieux, l'abandon de toutes choses autour de nous..., a commencer par
notre plus cher tresor, par notre enfant, que vous devorez de caresses,
et dont vous etouffez d'avance les instincts genereux et forts en vous
soumettant a ses plus nuisibles fantaisies. Vous etes une femme
charmante que le monde admire et entraine; mais, jusqu'ici, vous n'etes
ni une epouse devouee, ni une mere intelligente. Prenez-y garde et
reflechissez!

"Au lieu de reflechir, elle voulut se tuer. Des heures et des jours se
passerent en miserables discussions ou toute ma patience, toute ma
tendresse, toute ma raison et toute ma pitie vinrent se briser devant
une invincible vanite blessee et a jamais saignante.

"Oui, voila le vice de cette organisation si seduisante. L'orgueil est
immense et jette comme une paralysie de stupidite sur le raisonnement.
Il est aussi impossible a ma femme de suivre une deduction elementaire,
meme dans la logique de ses propres sentiments, qu'il le serait a un
oiseau de soulever une montagne. Et cela, j'en avais devine, j'en ai
constate la cause: c'est cette sorte d'atheisme qui la desseche. Elle
vit aujourd'hui dans les eglises, elle essaye de croire aux miracles,
elle ne croit reellement a rien. Pour croire, il faut reflechir, elle ne
pense meme pas. Elle invente et divague, elle s'admire et se deteste,
elle construit dans son cerveau des edifices bizarres qu'elle se hate de
detruire: elle parle sans cesse du beau, elle n'en a pas la moindre
notion, elle ne le sent pas, elle ne sait pas seulement qu'il existe.
Elle babille admirablement sur l'amour, elle ne l'a jamais connu et ne
le connaitra jamais. Elle ne se devouera a personne, et elle pourra
cependant se donner la mort pour faire croire qu'elle aime; car il lui
faut ce jeu, ce drame, cette tragi-comedie de la passion qui l'emeut sur
la scene et qu'elle voudrait realiser dans son boudoir. Despote blase,
elle s'ennuie de la soumission, et la resistance l'exaspere. Froide de
coeur et ardente d'imagination, elle ne trouve jamais d'expression assez
forte pour peindre ses delires et ses extases d'amour, et, quand elle
accorde un baiser, c'est en detournant sa tete epuisee, et en pensant
deja a autre chose.

"Tu la connais maintenant. Ne la prends pas en dedain, mais plains-la.
C'etait une fleur du ciel qu'une detestable education a fait avorter en
serre chaude. On a developpe la vanite et fait naitre la sensibilite
maladive. On ne lui a pas montre une seule fois le soleil. On ne lui a
pas appris a admirer quelque chose a travers la cloche de verre de sa
plate-bande. Elle s'est persuade qu'elle etait l'objet admirable par
excellence, et qu'une femme ne devait contempler l'univers que dans son
propre miroir. Ne cherchant jamais son ideal hors d'elle, ne voyant
au-dessus d'elle-meme ni Dieu, ni les idees, ni les arts, ni les hommes,
ni les choses, elle s'est dit qu'elle etait belle, et que sa destinee
etait d'etre servie a genoux, que tout lui devait tout, et qu'a rien
elle ne devait rien. Elle n'est jamais sortie de la, bien qu'elle ait
des paroles qui pourraient enerver la volonte la mieux trempee. Elle a
vecu repliee sur elle-meme, ne croyant qu'a sa beaute, dedaignant son
ame, la niant a l'occasion, doutant de son propre coeur, l'interrogeant
et le dechirant avec ses ongles pour le ranimer et le sentir battre,
faisant passer le monde devant elle pour qu'il s'efforcat de la
distraire, mais ne s'amusant de rien, et murant sa coquille plutot que
de respirer l'air que respirent les autres.

"Avec cela, elle est bonne, en ce sens qu'elle est desinteressee,
liberale, et qu'elle plaint les malheureux en leur jetant sa bourse par
la fenetre. Elle est loyale d'intentions et croit ne jamais mentir,
parce qu'a force de se mentir a elle-meme elle a perdu la notion du
vrai. Elle est chaste et digne dans sa conduite, du moins elle l'a ete
longtemps; douce dans le fait, trop molle et trop fiere pour la
vengeance premeditee, elle ne tue qu'avec ses paroles, sauf a les
oublier ou a les retirer le lendemain.

"Il m'a fallu bien des jours passes a me debattre contre son prestige
pour la connaitre ainsi. Elle a ete longtemps un probleme que je ne
pouvais resoudre, parce que je ne pouvais me resigner a voir le cote
infirme et incurable de son ame. Je crois avoir tout tente pour la
guerir ou la modifier: j'ai echoue, et j'ai demande a Dieu la force
d'accepter sans colere et sans blaspheme la plus affreuse, la plus amere
de toutes les deceptions.

"Une seconde grossesse m'avait rendu de nouveau son esclave. Sa
delivrance fut la mienne, car il se passa alors dans notre interieur des
choses veritablement douloureuses et intolerables pour moi. Notre second
fils etait chetif et sans beaute. Elle m'en fit un reproche; elle
pretendit que celui-ci etait ne de mon mepris et de mon aversion pour
elle, qu'il lui ressemblait en laid, qu'il etait sa caricature, et que
c'est ainsi que je l'avais vue en la rendant mere pour la seconde fois.

"Les excentricites d'Alida ne sont pas de celles qu'on peut reprendre
avec gaiete et traiter d'enfantillages. Toute contradiction de ce genre
l'offense au dernier point. Je lui repondis que, si l'enfant avait
souffert dans son sein, c'est parce qu'elle avait doute de moi et de
tout: il etait le fruit de son scepticisme; mais il y avait encore du
remede. La beaute d'un homme, c'est la sante, et il fallait fortifier le
pauvre petit etre par des soins assidus et intelligents. Il fallait
suivre aussi d'un oeil attentif le developpement de son ame, et ne
jamais la froisser par la pensee qu'il put etre moins aime et moins
agreable a voir que son frere.

"Helas! je prononcais l'arret de cet enfant en essayant de le sauver.
Alida a l'esprit tres-faible; elle se crut coupable envers son fils
avant de l'etre, elle le devint par la peur de ne pouvoir echapper a la
fatalite. Ainsi tous mes efforts aggravaient son mal, et, de toutes mes
paroles, elle tirait un sens funeste. Elle s'acharnait a constater
qu'elle n'aimait pas le pauvre Paul, que je le lui avais predit, qu'elle
ne pouvait conjurer cette destinee, qu'elle frissonnait en voulant
caresser cette horrible creature, sa malediction, son chatiment et le
mien. Que sais-je! Je la crus folle, je la promenai encore et j'eloignai
l'enfant; mais elle se fit des reproches, l'instinct maternel parla plus
haut que les preventions, ou bien l'orgueil de la femme se revolta. Elle
voulut en finir avec l'esperance, ce fut son mot. Cela signifiait que,
n'etant plus aimee de moi, elle renoncait a me retenir a ses cotes. Elle
me demanda de lui faire arranger Valvedre, qu'elle avait vu un jour en
passant, et qu'elle avait declare triste et vulgaire. Elle voulait vivre
maintenant la avec mes soeurs, qui s'y etaient fixees. Je l'y conduisis,
je fis du petit manoir une riche residence, et je m'y etablis avec elle.

"Mon ami, tu le comprends maintenant, il n'y avait plus d'enthousiasme,
plus d'espoir, plus d'illusions, plus de flamme dans mon affection pour
elle; mais l'amitie fidele, un devouement toujours entier, un grand
respect de ma parole et de ma dignite, une compassion paternelle pour
cette faible et violente nature, un amour immense pour mes enfants avec
une tendresse plus raffinee peut-etre pour celui que ma femme n'aimait
pas, c'en etait bien assez pour me retenir a Valvedre. J'y passai une
annee qui ne fut pas perdue pour ma jeune soeur et pour mes fils. Je
donnai a Paule une direction d'idees et de gouts qu'elle a
religieusement suivie. J'enseignai a ma soeur ainee la science des
meres, que ma femme n'avait pas et ne voulait pas acquerir. Je
travaillais aussi pour mon compte, et, triste comme un homme qui a perdu
la moitie de son ame, je m'attachais a sauver le reste, a ne pas
souffrir en egoiste, a servir l'humanite dans la mesure de mes forces en
me devouant au progres des connaissances humaines, et ma famille, en
l'abritant sous la tendresse profonde et sous l'apparente serenite du
pere de famille.

"Tout alla bien autour de moi, excepte ma femme, que l'ennui consumait,
et qui, se refusant a mon affection toujours loyale, se plaisait a se
proclamer veuve et desheritee de tout bonheur. Un jour, je m'apercus
qu'elle me haissait, et je me renfermai dans le role d'ami sans rancune
et sans susceptibilite, le seul role qui put des lors me convenir. Un
autre jour, je decouvris qu'elle aimait ou croyait aimer un homme
indigne d'elle. Je l'eclairai sans lui laisser soupconner que j'eusse
constate son deplorable engouement. Elle fut effrayee, humiliee; elle
rompit brusquement avec sa chimere, mais elle ne me sut aucun gre de ma
delicatesse. Loin de la, elle fut offensee de mon apparente confiance en
elle. Elle eut ete consolee de son mecompte en me voyant jaloux.
Indignee de ne pouvoir plus me faire souffrir ou de ne pas reussir a me
le faire avouer, elle chercha d'autres distractions d'esprit. Elle
s'eprit tour a tour de plusieurs hommes a qui elle ne s'abandonna pas
plus qu'au premier, mais dont les soins, meme a distance, chatouillaient
sa vanite. Elle entretint beaucoup de correspondances avec des
adorateurs plus ou moins avouables; elle se plut a enflammer leur
imagination et la sienne propre en de feintes amities, ou elle porta une
immense coquetterie. Je sus tout. On peut me trahir, mais il est plus
difficile de me tromper. Je constatai qu'elle respectait nos liens a sa
maniere, et que mon intervention dans cette maniere d'entendre le devoir
et le sentiment ne servirait qu'a lui faire prendre quelque parti
facheux et contracter des liens plus compromettants qu'elle ne le
souhaitait elle-meme. J'etudiai et je pratiquai systematiquement la
prudence. Je fis le sourd et l'aveugle. Elle me traita de _savant_ dans
toute l'acception du mot, elle me meprisa presque..., et je me laissai
mepriser! N'avais-je pas jure a mon premier enfant, des le sein de sa
mere, que cette mere ne souffrirait jamais par ma faute?

"Tu sais, mon cher Henri, comme j'ai vecu depuis six ans que nous sommes
intimement lies. Je n'avais qu'un refuge, l'etude, et, devinant le vide
de mon interieur, tu t'es etonne quelquefois de me voir sacrifier la
pensee des longs voyages a la crainte de paraitre abandonner ma femme.
Tu comprends aujourd'hui que ce qui m'a retenu ou ramene pres d'elle
apres de mediocres absences, c'est le besoin de m'assurer d'abord que ma
soeur gouvernait mes enfants selon mon coeur et selon mon esprit,
ensuite la volonte d'oter tout pretexte a quelque scandale dans ma
maison. Je ne pouvais plus esperer ni desirer l'amour, l'amitie meme
m'etait refusee; mais je voulais que cette terrible imagination de femme
connut ou pressentit un frein, tant que mes enfants et ma jeune soeur
vivraient aupres d'elle. Je n'ai jamais entrave sa liberte au dehors, et
je dois dire qu'elle n'en a point abuse ostensiblement. Elle m'a hai
pour cette froide pression exercee sur elle, et que son orgueil ne
pouvait attribuer a la jalousie; mais elle a fini par m'estimer un
peu... dans ses heures de lucidite!

"A present, mes enfants sont ici, ma jeune soeur t'appartient, ma soeur
ainee est heureuse et vit pres de vous, ma femme est libre!

Valvedre s'arreta. J'ignore ce qu'Obernay lui repondit. Arrache un
instant a l'attention violente avec laquelle j'avais ecoute, je
m'apercus de la presence d'Alida. Elle etait derriere moi, tenant ma
lettre ouverte, que son mari avait lue. Elle venait m'annoncer
l'evenement et m'engager a fuir; mais, enchainee par ce que nous venions
d'entendre, elle ne songeait plus qu'a ecouter son arret.

Je voulus l'emmener. Elle me fit signe qu'elle resterait jusqu'au bout.
J'etais si accable de tout ce qui venait d'etre dit, que je ne me sentis
pas la force de prendre sa main et de la rassurer par une muette
caresse. Nous restames donc a ecouter, mornes comme deux coupables qui
attendent leur condamnation.

Quand les paroles qui se disaient de l'autre cote du mur et qui
echapperent un instant a ma preoccupation reprirent un sens pour moi,
j'entendis Obernay plaider jusqu'a un certain point la cause de madame
de Valvedre.

--Elle ne me parait, disait-il, que tres a plaindre. Elle ne vous a
jamais compris et ne se comprend pas davantage elle-meme. C'est bien
assez pour que vous ne puissiez plus vous donner du bonheur l'un a
l'autre; mais, puisqu'au milieu des egarements de son cerveau elle est
restee chaste, je trouverais trop severe de restreindre ou de
contraindre ses relations avec ses enfants. Mon pere, j'en suis certain,
aurait une extreme repugnance a jouer ce role vis-a-vis d'elle, et je ne
repondrais meme pas qu'il y consentit, quel que soit son devouement pour
vous.

--Il me suffira de m'expliquer, repondit Valvedre, pour que tu
comprennes mes craintes. La personne dont nous parlons est en ce moment
violemment eprise d'un jeune homme qui n'a pas plus de caractere et de
raison qu'elle. En proie a mille agitations et a mille projets qui se
contredisent, il lui ecrivait... _dernierement_..., dans une lettre que
j'ai trouvee sous mes pieds et qui n'etait meme pas cachetee, tant on se
raille de ma confiance: "Si tu le veux, nous enleverons tes fils, je
travaillerai pour eux, je me ferai leur precepteur..., tout ce que tu
voudras, pourvu que tu sois a moi et que rien ne nous separe, etc." Je
sais que ce sont la des paroles, _des mots, des mots!_ Je suis bien
tranquille sur le desir sincere que cet amant enthousiaste, enfant
lui-meme, peut avoir de se charger des enfants d'un autre; mais leur
mere peut, dans un jour de folie, prendre l'offre au serieux, ne fut-ce
que pour eprouver son devouement! Cela se reduirait probablement a une
partie de campagne. Las des marmots, on les ramenerait le soir meme;
mais crois-tu que ces pauvres innocents doivent etre exposes a entendre,
ne fut-ce qu'un jour, ces etranges dithyrambes?

--Alors, repondit Obernay, nous ferons bonne garde; mais le mieux serait
que vous ne partissiez pas encore.

--Je ne partirai pas sans avoir regle toutes choses pour le present et
l'avenir.

--L'avenir, ne vous en tourmentez pas trop! Le caprice qui menace sera
bientot passe.

--Cela n'est pas sur, reprit Valvedre. Jusqu'ici, elle n'avait encourage
que des hommages peu inquietants, des gens du monde trop bien eleves
pour s'exposer a des esclandres. Aujourd'hui, elle a rencontre un homme
intelligent et honnete, mais tres-exalte, sans experience, et, je le
crains, sans principes suffisants pour faire triompher les bons
instincts, son pareil, son ideal en un mot. Si elle cache soigneusement
cette intrigue, je feindrai d'y etre indifferent; mais, si elle prend
les partis extremes auxquels cet imprudent la convie, il faudra qu'il
s'attende a une repression de ma part, ou qu'elle cesse de porter mon
nom. Je ne veux pas qu'elle m'avilisse; mais, tant qu'elle sera ma
femme, je ne souffrirai pas non plus qu'elle soit avilie par un autre
homme. Voila ma conclusion.




VIII


Quand Valvedre et Obernay se furent eloignes et que je ne les entendis
plus, je me retournai vers Alida, qui s'etait toujours tenue derriere
moi; je la vis a genoux sur le gazon, livide, les yeux fixes, les bras
roides, evanouie, presque morte, comme le jour ou je l'avais trouvee
dans l'eglise. Les dernieres paroles de Valvedre, que dix fois j'avais
ete sur le point d'interrompre, m'avaient rendu mon energie. Je portai
Alida dans le casino, et, en depit des revelations qui m'avaient brise
un instant, je la secourus et la consolai avec tendresse.

--Eh bien, le gant est jete, lui dis-je quand elle fut en etat de
m'entendre, c'est a nous de le ramasser! Ce grand philosophe nous a
trace notre devoir, il me sera doux de le remplir. Ecrivons-lui tout de
suite nos intentions.

--Quelles intentions? quoi? repondit-elle d'un air egare.

--N'as-tu pas compris, n'as-tu pas entendu M. de Valvedre? Il t'a mise
au defi d'etre sincere, et moi, il m'a refuse la force d'etre devoue:
montrons-lui que nous nous aimons plus serieusement qu'il ne pense.
Permets-moi de lui prouver que je me crois plus capable que lui de te
rendre heureuse et de te garder fidele. Voila toute la vengeance que je
veux tirer de son dedain!

--Et mes enfants! s'ecria-t-elle, mes enfants! qui donc les aura?

--Vous vous les partagerez.

--Ah! oui, il me donnera Paolino!

--Non, puisque c'est celui qu'il prefere.

--Cela n'est pas! Valvedre les aime egalement, jamais il ne donnera ses
enfants!

--Tu as pourtant des droits sur eux. Tu n'as commis aucune faute que la
loi puisse atteindre?

--Non! Je le jure par mes enfants et par toi; mais ce sera un proces, un
scandale, au lieu d'etre une formalite que le consentement mutuel
rendrait tres-facile. D'ailleurs, je ne sais pas si leur loi protestante
n'attribue pas les fils au mari. Je ne sais rien, je ne me suis jamais
informee. Mes principes me defendent d'accepter le divorce, et je n'ai
jamais cru que Valvedre en viendrait la!

--Mais que veux-tu donc faire de tes enfants? lui dis-je, impatiente de
cette exaltation maternelle qui ne se reveillait devant moi que pour me
blesser. Sois donc sincere vis-a-vis de toi-meme, tu n'en aimes qu'un,
l'aine, et c'est justement celui qui, sous toutes les legislations,
appartient au pere, a moins qu'il n'y ait danger moral a le lui confier,
et ce n'est point ici le cas. D'ailleurs, de quoi te tourmentes-tu,
puisqu'en restant la femme de Valvedre, tu n'en as pas moins perdu a ses
yeux le droit de les elever... et meme de les promener? Le divorce ne
changera donc rien a ta situation, car aucune loi humaine ne t'otera le
droit de les voir.

--C'est vrai, dit Alida en se levant, pale, les cheveux epars, les yeux
brillants et secs. Eh bien, alors que faisons-nous?

--Tu ecris a ton mari que tu demandes le divorce, et nous partons; nous
attendons le temps legal apres la dissolution du mariage, et tu consens
a etre ma femme.

--Ta femme? Mais non, c'est un crime! Je suis mariee et je suis
catholique!

--Tu as cesse de l'etre le jour ou tu as fait un mariage protestant.
D'ailleurs, tu ne crois pas en Dieu, ma belle, et ce point-la doit lever
bien des scrupules d'orthodoxie.

--Ah! vous me raillez! s'ecria-t-elle, vous ne parlez pas serieusement!

--Je raille ta devotion, c'est vrai; mais, pour le reste, je parle si
serieusement, qu'a l'instant meme je t'engage ma parole d'honnete
homme...

--Non! ne jure pas! C'est par orgueil, ce que tu veux faire, ce n'est
pas par amour! Tu hais mon mari au point de vouloir m'epouser, voila
tout.

--Injuste coeur! Est ce donc la premiere fois que je t'offre ma vie?

--Si j'acceptais, dit-elle en me regardant d'un air de doute, ce serait
a une condition.

--Dis! dis vite!

--Je ne veux rien accepter de M. de Valvedre. Il est genereux, il va
m'offrir la moitie de son revenu; je ne veux meme pas de la pension
alimentaire a laquelle j'ai droit. Il me repudie, il me dedaigne, je ne
veux rien de lui! rien, rien!

--C'est justement la condition que j'allais poser aussi, m'ecriai-je.
Ah! ma chere Alida! combien je te benis de m'avoir devine!

Il y avait plus d'esprit que de sincerite dans ces derniers mots.
J'avais bien vu qu'Alida avait doute de mon desinteressement: c'etait
horrible qu'a chaque instant elle doutat ainsi de tout; mais, en ce
moment-la, comme il y avait aussi en moi plus de fierte blessee par le
mari que d'elan veritable vers la femme, j'etais resolu a ne m'offenser
de rien, a la convaincre, a l'obtenir a tout prix.

--Ainsi, dit-elle, non pas vaincue encore, mais etourdie de ma
resolution, tu me prendrais telle que je suis, avec mes trente ans, mon
coeur deja depense en partie, mon nom fletri probablement par le
divorce, mes regrets du passe, mes continuelles aspirations vers mes
enfants, et la misere par-dessus tout cela? Dis, tu le veux, tu le
demandes?... Tu ne me trompes pas? tu ne te trompes pas toi-meme?...

--Alida, lui dis-je en me mettant a ses pieds, je suis pauvre, et mes
parents seront peut-etre effrayes de ma resolution; mais je les connais,
je suis leur unique enfant, ils n'aiment que moi au monde, et je te
reponds de te faire aimer d'eux. Ils sont aussi respectables que
tendres; ils sont intelligents, instruits, honores. Je t'offre donc un
nom moins aristocratique et moins celebre que celui de Valvedre, mais
aussi pur que les plus purs... Le peu que ces chers parents possedent,
ils le partageront des a present avec nous, et, quant a l'avenir, je
mourrai a la peine ou tu auras une existence digne de toi. Si je ne suis
pas doue comme poete, je me ferai administrateur, financier, industriel,
fonctionnaire, tout ce que tu voudras que je sois. Voila tout ce que je
peux te dire de la vie positive qui nous attend et qui est la chose dont
jusqu'ici tu t'es le moins preoccupee.

--Oui, certes, s'ecria-t-elle; l'obscurite, la retraite, la pauvrete, la
misere meme, tout plutot que la pitie de Valvedre!... L'homme que j'ai
vu si longtemps a mes pieds ne me verra jamais aux siens, pas plus pour
le remercier que pour l'implorer! Mais ce n'est pas de moi, mon pauvre
enfant, c'est de toi qu'il s'agit! Seras-tu heureux par moi?
M'aimeras-tu a ce point de m'accepter avec l'horrible caractere et
l'absurde conduite que l'on m'attribue?

--Cette conduite..., quelle qu'elle soit, je veux l'ignorer, n'en
parlons jamais! Quant a ce caractere terrible..., je le connais, et je
ne crois pas etre en reste avec toi, puisque je suis _ton pareil_, comme
dit M. de Valvedre. Eh bien, nous sommes deux etres emportes,
passionnes, impossibles pour les autres, mais necessaires l'un a l'autre
comme l'eclair a la foudre. Nous nous devorerons sur le meme brasier,
c'est notre vie! Separes, nous ne serions ni plus tranquilles ni plus
sages. Va! nous sommes de la race des poetes, c'est-a-dire nes pour
souffrir et pour nous consumer dans la soif d'un ideal qui n'est pas de
ce monde. Nous ne le saisirons donc pas a toute heure, mais nous ne
cesserons pas d'y aspirer; nous le reverons sans cesse et nous
l'etreindrons quelquefois. Que veux-tu de mieux ailleurs, ame
tourmentee? Preferes-tu le neant de la desillusion ou les faciles amours
de la vie mondaine, la retraite a Valvedre ou l'equivoque existence de
la femme sans mari et sans amant? Sache que je me soucie fort peu des
jugements de M. de Valvedre sur ton compte. C'est peut-etre un grand
homme que tu n'as pas compris; mais il ne t'a pas mieux comprise, lui
qui n'a rien su faire de ton individualite, et qui a prononce l'arret de
son impuissance morale le jour ou il a cesse de t'aimer. Que n'etais-je
en face de lui et seul avec lui tout a l'heure! sais-tu ce que je lui
aurais dit? "Vous ne savez rien de la femme, vous qui voulez lui tracer
un role conforme a vos systemes, a vos gouts et a vos habitudes. Vous ne
vous faites aucune idee de la mission d'une creature exquise, et, en
cela, vous etes un pitoyable naturaliste. Vous etes leibnitzien, je le
vois de reste, et vous pretendez que la vertu consiste a concourir au
perfectionnement des choses humaines par la connaissance des choses
divines. Soit! vous prenez Dieu pour type absolu, et, de meme qu'il
produit et regle l'eternelle activite, vous voulez que l'homme cree ou
ordonne sans cesse la prosperite de son milieu par un travail sans
relache. Vous vous emerveillez devant l'abeille qui fait le miel, devant
la fleur qui travaille pour l'abeille; mais vous oubliez le role des
elements, qui, sans rien faire de logique en apparence, donnent a toutes
choses la vie et l'echange de la vie. Soyez un peu moins pedant et un
peu plus ingenieux! Comparez, la logique le veut, les ames passionnees a
la mer qui se souleve et au vent qui se dechaine pour balayer
l'atmosphere et maintenir l'equilibre de la planete. Comparez la femme
charmante, qui ne sait que rever et parler d'amour, a la brise qui
promene, insouciante, d'un horizon a l'autre, les parfums et les
effluves de la vie. Oui, cette femme, selon vous si frivole, est, selon
moi, plus active et plus bienfaisante que vous. Elle porte en elle la
grace et la lumiere; sa seule presence est un charme, son regard est le
soleil de la poesie, son sourire est l'inspiration ou la recompense du
poete. Elle se contente d'etre, et l'on vit, l'on aime autour d'elle!
Tant pis pour vous si vous n'avez pas senti ce rayon penetrer en vous et
donner a votre etre une puissance et des joies nouvelles!"

Je parlais sous l'inspiration du depit. Je croyais parler a Valvedre, et
je me consolais de ma blessure en bravant la raison et la verite. Alida
fut saisie par ce qu'elle prenait pour de l'eloquence veritable. Elle se
jeta dans mes bras; sensible a la louange, avide de rehabilitation, elle
versa des larmes qui la soulagerent.

--Ah! tu l'emportes, s'ecria-t-elle, et, de ce moment, je suis a toi.
Jusqu'a ce moment,--oh! pardonne-moi, plains-moi, tu vois bien que je
suis sincere!--j'ai conserve pour Valvedre une affection depitee, melee
de haine et de regret; mais, a partir d'aujourd'hui, oui, je le jure a
Dieu et a toi, c'est toi seul que j'aime et a qui je veux appartenir a
jamais. C'est toi le coeur genereux, l'epoux sublime, l'homme de genie!
Qu'est-ce que Valvedre aupres de toi? Ah! je l'avais toujours dit,
toujours cru, que les poetes seuls savent aimer, et que seuls ils ont le
sens des grandes choses! Mon mari me repousse et m'abandonne pour une
faute legere apres dix ans de fidelite reelle, et, toi qui me connais a
peine, toi a qui je n'ai donne aucun bonheur, aucune garantie, tu me
devines, tu me releves et tu me sauves. Tiens, partons! va m'attendre a
la frontiere; moi, je cours embrasser mes enfants et signifier a M. de
Valvedre que j'accepte ses conditions.

Transportes de joie et d'orgueil, alleges pour le moment de toute
souffrance et de toute apprehension, nous nous separames apres nous etre
entendus sur les moyens de hater notre fuite.

Alida alla rejoindre M. de Valvedre chez les Obernay, ou, en presence
d'Henri, elle devait lui parler, pendant que je quitterais le casino
pour n'y jamais rentrer. Moi aussi, je voulais parler a Henri, mais non
dans une auberge, car je ne devais pas laisser savoir a sa famille que
je fusse reste ou revenu a Geneve, et, le jour de la noce, j'avais ete
vu de trop de personnes de l'intimite des Obernay pour ne pas risquer
d'etre rencontre par quelqu'une d'entre elles. Je fis venir une voiture
ou je m'enfermai, et j'allai demander asile a Moserwald, qui me cacha
dans son propre appartement. De la, j'ecrivis un mot a Henri, qui vint
me trouver presque aussitot.

Ma soudaine presence a Geneve et le ton mysterieux de mon billet etaient
des indices assez frappants pour qu'il n'hesitat plus a reconnaitre en
moi le rival dont Valvedre, par delicatesse, lui avait cache le nom.
Aussi l'explication des faits fut-elle comme sous-entendue. Il contint
du mieux qu'il put son chagrin et son blame, et, me parlant avec une
brusquerie froide:

--Tu sais sans doute, me dit-il, ce qui vient de se passer entre M. de
Valvedre et sa femme?

--Je crois le savoir, repondis-je; mais il est tres-important pour moi
d'en connaitre les details, et je te prie de me les dire.

--Il n'y a pas de details, reprit-il; madame de Valvedre a quitte notre
maison, il y a une demi-heure, en nous disant qu'une de ses amies
mourante, je ne sais quelle Polonaise en voyage, la faisait demander a
Vevay, et qu'elle reviendrait le plus tot possible. Son mari n'etait
plus la. Elle a paru desirer le voir; mais, au moment ou j'allais le
chercher, elle m'a arrete en me disant qu'elle aimait mieux ecrire. Elle
a ecrit rapidement quelques lignes et me les a remises. Je les ai
portees a Valvedre, qui sur-le-champ est accouru pour lui parler. Elle
etait deja partie seule et a pied, laissant probablement ses
instructions a la Bianca, qui a ete impenetrable; mais Valvedre n'entend
pas que sa femme parte ainsi sans qu'il ait eu une explication avec
elle. Il la cherche. J'allais l'accompagner quand j'ai recu ton billet.
J'ai compris, j'ai pense, je pense encore que madame de Valvedre est
ici...

--Sur l'honneur, repondis-je a Obernay en l'interrompant, elle n'y est
pas!

--Oh! sois tranquille, je ne chercherai pas a la decouvrir, maintenant
que je te vois en possession du principal role dans celte triste
affaire! Vous y allez si vite, que je craindrais une rencontre facheuse
entre M. de Valvedre et toi. Quelque sage et patient que soit un homme
de sa trempe, on peut etre surpris par un acces de colere. Tu as donc
bien fait de ne pas te montrer. J'ai cache ta lettre a Valvedre, et il
ne s'avisera guere de te decouvrir ici.

--Ah! m'ecriai-je en bondissant de rage, tu crois que je me cache?

--Si tu n'avais pas cette prudence et cette dignite, reprit Henri avec
autorite, tu serais conduit par un mauvais sentiment a commettre une
mauvaise action!

--Oui, je le sais! Je ne veux pas inaugurer ma prise de possession par
un eclat. C'est pour te parler de ces choses que j'ai voulu te voir;
mais je dois te prier, quelle que soit ton opinion, de me menager. Je ne
suis pas aussi maitre de moi-meme que s'il s'agissait de faire une
analyse botanique!

--Ni moi non plus, reprit Obernay; mais je tacherai pourtant de ne pas
perdre la tete. Pourquoi m'as-tu appele? Parle, je t'ecoute.

--Oui, je vais parler; mais je veux savoir ce que contenait le billet
que madame de Valvedre t'a fait porter a son mari. Il a du te le
montrer.

--Oui. Il contenait ceci en propres termes: "J'accepte l'_ultimatum_. Je
pars! D'accord avec vous, je demande le divorce, et, selon vos desirs,
je compte me remarier."

--C'est bien, c'est tres-bien! m'ecriai-je soulage d'une vive anxiete:
j'avais craint un instant qu'Alida n'eut deja change d'intention et
trahi les serments de l'enthousiasme.--A present, repris-je, tu le vois,
tout est consomme! Je vais enlever cette femme, et, aussitot qu'elle
sera libre devant la loi, elle sera ma femme. Tu vois que la question
est nettement tranchee.

--La chose ne peut pas se passer ainsi, dit Henri froidement. Tant que
le divorce n'est pas prononce, M. de Valvedre ne veut pas qu'elle soit
compromise. Il faut qu'elle retourne a Valvedre, ou que tu t'eloignes.
C'est un peu de patience a avoir, puisque la realisation de votre
fantaisie ne peut souffrir d'empechement. Craignez-vous deja de vous
raviser l'un ou l'autre, si vous ne brulez pas vos vaisseaux par un coup
de tete?

--Point d'epigrammes, je te prie. L'avis de M. de Valvedre est fort
raisonnable a coup sur; mais il m'est impossible de le suivre. Il a
lui-meme cree l'empechement en me gratifiant de ses dedains, de ses
railleries et de ses menaces.

--Ou cela? quand cela donc?

--Sous la tonnelle de ton jardin, il y a une heure.

--Ah! tu etais la? tu ecoutais?

--M. de Valvedre n'avait aucun doute a cet egard.

--Au fait... oui, je me rappelle! Il tenait a parler la. J'aurais du
deviner pourquoi. Eh bien, apres? Il a parle de son rival, non pas comme
d'un homme raisonnable, ce qui eut ete bien impossible, mais comme d'un
honnete homme, et, ma foi...

--C'est plus que je ne merite selon toi?

--Selon moi? Peut-etre! nous verrons! Si tu te conduis en ecervele, je
dirai que tu es encore trop enfant pour avoir bien compris ce que c'est
que l'honneur. Que comptes-tu faire? Voyons! Te venger de ta propre
folie en bravant Valvedre, lui donner raison par consequent?

--Je veux le braver, m'ecriai-je. J'ai jure le mariage a sa femme et a
ma propre conscience; donc, je tiendrai parole; mais, jusque-la, je
serai son unique protecteur, parce que M. de Valvedre a predit que je
serais dupe et que je veux le faire mentir, parce qu'il a promis de me
tuer si je ne faisais pas sa volonte, et que je l'attends de pied forme
pour savoir qui des deux tuera l'autre, parce qu'enfin il ne me plait
pas qu'il pense m'avoir intimide, et que je sois homme a subir les
conditions d'un mari qui abdique et qui veut jouer pourtant le beau
role.

--Tu parles comme un fou! dit Obernay en levant les epaules. Si Valvedre
voulait avoir l'opinion pour lui, il laisserait sa femme chercher le
scandale.

--Valvedre ne craint peut-etre pas tant le blame que le ridicule!

--Et toi donc?

--C'est mon droit encore plus que le sien. Il a provoque mon
ressentiment, il devait en prevoir les consequences.

--Alors, c'est decide, tu enleves?

--Oui, et avec tout le mystere possible, parce que je ne veux pas
qu'Alida soit temoin d'une tragedie dont elle ne soupconne pas
l'imminence; et ce mystere, tu ne le trahiras pas, parce que tu n'as pas
envie d'etre le temoin de Valvedre contre moi, ton meilleur ami.

--Mon meilleur ami? Non! tu ne le serais plus; tu peux donner ta
demission, si tu persistes!

--Au prix de l'amitie, comme au prix de la vie, je persisterai; mais
aussitot que j'aurai mis Alida en surete, je reviendrai ici, et je me
presenterai a M. de Valvedre pour lui repeter tout ce que tu viens
d'entendre et tout ce que je te charge de lui dire aussitot que je serai
parti, c'est-a-dire dans une heure.

Obernay vit que ma volonte etait exasperee, et que ses remontrances ne
servaient qu'a m'irriter davantage. Il prit tout a coup son parti.

--C'est bien, dit-il. Quand tu reviendras, tu trouveras Valvedre dispose
a soutenir ta remarquable conversation, et, jusqu'a demain, il ignorera
que je t'ai vu. Pars le plus tot possible, je vais tacher de l'aider a
ne pas trouver sa femme. Adieu! Je ne te souhaite pas beaucoup de
bonheur; car, si tu en pouvais gouter au milieu d'un pareil triomphe, je
te mepriserais. Je compte encore sur tes reflexions et tes remords pour
te ramener au respect des convenances sociales. Adieu, mon pauvre
Francis! Je te laisse au bord de l'abime. Dieu seul peut t'empecher d'y
rouler.

Il sortit. Sa voix etait etouffee par des larmes qui me briserent le
coeur. Il revint sur ses pas. Je voulus me jeter a son cou. Il me
repoussa en me demandant si je persistais, et, sur ma reponse
affirmative, il reprit froidement:

--Je revenais pour te dire que, si tu as besoin d'argent, j'en ai a ton
service. Ce n'est pas que je ne me reproche de t'offrir les moyens de te
perdre, mais j'aime mieux cela que de te laisser recourir a ce
Moserwald..., qui est ton rival, tu ne l'ignores pas, je pense?

Je ne pouvais plus parler. Le sang m'etouffait d'une toux convulsive. Je
lui fis signe que je n'avais besoin de rien, et il se retira sans avoir
voulu me serrer la main.

Quelques instants apres, j'etais en conference avec mon hote.

--Nephtali, lui dis-je, j'ai besoin de vingt mille francs, je vous les
demande.

--Ah! enfin, s'ecria-t-il avec une joie sincere, vous etes donc mon
veritable ami!

--Oui; mais ecoutez. Mes parents possedent en tout le double de cette
somme, placee sous mon nom. Je n'ai pas de dettes et je suis fils
unique. Tant que mes parents vivront, je ne veux pas aliener ce capital,
dont ils touchent la rente. Vous me donnerez du temps, et je vais vous
faire une reconnaissance de la somme et des interets.

Il ne voulait pas de cette garantie. Je le forcai d'accepter, le
menacant, s'il la refusait, de m'adresser a Obernay, qui m'avait ouvert
sa bourse.

--Ne suis-je donc pas assez votre oblige, lui dis-je, vous qui, pour
croire a ma solvabilite, acceptez la seule preuve que je puisse vous en
donner ici, ma parole?

Au bout d'un quart d'heure, j'etais avec lui dans sa voiture fermee.
Nous sortions de Geneve, et il me conduisait a une de ses maisons de
campagne, d'ou je sortis en chaise de poste pour gagner la frontiere
francaise.

J'etais fort inquiet d'Alida, qui devait m'y rejoindre dans la soiree et
qui me semblait avoir quitte la maison Obernay trop precipitamment pour
ne pas risquer de rencontrer quelque obstacle; mais, en arrivant au lieu
du rendez-vous, je trouvai qu'elle m'avait devance. Elle s'elanca de sa
voiture dans la mienne, et nous continuames notre route avec rapidite.
Il n'y avait pas de chemins de fer en ce temps-la, et il n'etait pas
facile de nous atteindre. Cela n'eut pourtant pas ete impossible a
Valvedre. On verra bientot ce qui nous preserva de sa poursuite.

Paris etait encore, a cette epoque, l'endroit du inonde civilise ou il
etait le plus facile de se tenir cache. C'est la que j'installai ma
compagne dans un appartement mysterieux et confortable, en attendant les
evenements. Je placerai ici plusieurs lettres qui me furent adressees
par Moserwald poste restante. La premiere etait de lui.

"Mon enfant, j'ai fait ce qui etait convenu entre nous. J'ai ecrit a M.
Henri Obernay pour lui dire que je savais ou vous etiez, que je vous
avais donne ma parole de ne le confier a personne, mais que j'etais en
mesure de vous faire parvenir n'importe quelle lettre il jugerait a
propos de confier a mes soins. Des le jour meme, il a envoye chez moi le
paquet ci-inclus, que je vous transmets fidelement.

"Vous avez passe le Rubicon comme feu Cesar. Je ne reviendrai pas sur la
dose de satisfaction, de douleur et d'inquietude que cela me met sur
l'estomac... L'estomac, c'est bien vulgaire, et _on_ en rira sans pitie;
mais il faut que j'en prenne mon parti. Le temps de la poesie est passe
pour moi avec celui de l'esperance. Je m'etais pourtant senti des
dispositions pendant quelques jours... Le dieu m'abandonne, et je ne
vais plus songer qu'a ma sante. L'evenement auquel je m'attendais et
auquel je ne voulais pas croire, votre depart precipite avec _elle_, m'a
bouleverse, et j'ai ressenti encore quelques mouvements de bile; mais
cela passera, et la edition de don Quichotte que vous me faites me
donnera du courage. J'entends d'ici qu'_on_ rit encore; _on_ me compare
peut-etre a Sancho! N'importe, je suis a _vous_ (au singulier ou au
pluriel), a votre service, a votre discretion, a la vie et a la mort.

"NEPHTALI."

La lettre incluse dans celle-ci en contenait une troisieme. Les voici
toutes les deux, celle d'Henri d'abord:

"J'espere qu'en lisant la lettre que je t'envoie, tu ouvriras les yeux
sur ta veritable situation. Pour que tu la comprennes, il faut que tu
saches comment j'ai agi a ton egard.

"Tu es bien simple si tu m'as cru dispose a transmettre a M. de V... tes
offres provocatrices. Je me suis contente de lui dire, pour sauvegarder
ton honneur, qu'une tierce personne etait chargee de te faire tenir tout
genre de communications, et que, le jour ou il jugerait a propos d'avoir
une explication avec toi, j'etais charge personnellement de t'en
prevenir, enfin que, dans ce cas, tu accepterais n'importe quel
rendez-vous.

"Ceci etabli, je me suis permis de supposer que tu allais a Bruxelles
pour t'entretenir avec tes parens sur tes projets ulterieurs. Quant a
_madame_, j'ai fait, sans beaucoup de scrupule, un enorme mensonge. J'ai
pretendu savoir qu'elle s'en allait a Valvedre et, de la, en Italie,
pour s'enfermer dans un couvent jusqu'au jour ou son mari formerait le
premier la demande du divorce, que, jusque-la, la tierce personne
pouvait egalement lui faire connaitre toute resolution prise a son
egard.

"Il resulte de mon action que M. de Valvedre..., qui desirait parler a
_madame_, s'est rendu sur-le-champ a Valvedre, ou j'aimais mieux le
voir, pour sa dignite et pour ma securite morale, que sur les traces des
_aimables_ fugitifs.

"De Valvedre, il vient donc de m'ecrire, et si, quand _madame_ et toi
aurez lu, vous persistez a meconnaitre un tel caractere, je vous plains
et n'envie pas votre maniere de voir.

"Je ne me ferai pas ici l'avocat de la bonne cause; je regarde comme un
tres-grand bonheur pour mon ami de ne plus avoir dans sa vie ce lien qui
lui confere _la responsabilite sans la repression possible_: probleme
insoluble ou son ame se consume sans profit pour la science. Moins moral
et plus positif que lui en ce qui le concerne, je fais des voeux pour
que le calme et la liberte des voyages lui soient definitivement rendus.
Ceci n'est pas galant, et tu vas peut-etre m'en demander raison. Je
n'accepterai pas la partie; mais je dois t'avertir d'une chose: c'est
que, si tu persistais par hasard a demander reparation a M. de V... _de
l'injure qu'il t'a faite en ne te disputant pas sa femme_ (car c'etait
la ton theme), tu aurais en moi, non plus l'ami qui te plaint, mais le
vengeur de l'ami que tu m'aurais fait perdre. Valvedre est brave comme
un lion; mais peut-etre ne sait-il pas se battre. Moi, j'apprends,--au
grand etonnement de ma femme et de ma famille, qui t'envoient mille
amities. Braves coeurs, ils ne savent rien!"


DE M. DE V... A HENRI OBERNAY.

"Je ne l'ai pas trouvee ici; elle n'y est pas venue, et meme, d'apres
les informations que j'ai prises le long du chemin, elle a du suivre,
pour se rendre en Italie, une tout autre direction. Mais est-elle
reellement par la et a-t-elle jamais resolu serieusement de s'enfermer
dans un couvent, fut-ce pour quelques semaines?

"Quoi qu'il en soit, il ne me convient pas de la chercher davantage:
j'aurais l'air de la poursuivre, et ce n'est nullement mon intention. Je
souhaitais lui parler: une conversation est toujours plus concluante que
des paroles ecrites; mais le soin qu'elle a pris de l'eviter et de me
cacher son refuge decele des resolutions plus completes que je ne
croyais devoir lui en attribuer.

"D'apres les trois mots par lesquels elle a cru suffisant de clore une
existence de devoirs reciproques, je vois qu'elle craignait un eclat de
ma part. C'etait mal me connaitre. Il me suffisait, a moi, qu'elle sut
mon jugement sur son compte, ma compassion pour ses souffrances, les
limites de mon indulgence pour ses fautes; mais, puisqu'elle n'en a pas
juge ainsi, il me parait necessaire qu'elle reflechisse de nouveau sur
ma conduite et sur celle qu'il lui convient d'adopter. Tu lui
communiqueras donc ma lettre. J'ignore si, en te parlant, j'ai prononce
le mot de _divorce_, dont elle m'attribue la premeditation. Je suis
certain de n'avoir envisage cette eventualite que dans le cas ou,
foulant aux pieds l'opinion, elle me mettrait dans l'alternative ou de
contraindre sa liberte, ou de la lui rendre entiere. Je ne peux pas
hesiter entre ces deux partis. L'esprit de la legislation que j'ai
reconnue en l'epousant prononce dans le sens d'une liberte reciproque,
quand une incompatibilite eprouvee et constatee de part et d'autre est
arrivee a compromettre la dignite du lien conjugal et l'avenir des
enfants. Jamais, quoi qu'il arrive, je n'invoquerai contre celle que
j'avais choisie, et que j'ai beaucoup aimee, le pretexte de son
infidelite. Grace a l'esprit de la reforme, nous ne sommes pas condamnes
a nous nuire mutuellement pour nous degager. D'autres motifs
suffiraient; mais nous n'en sommes pas la, et je n'ai point encore de
motifs assez evidents pour exiger qu'_elle_ se prete a une rupture
legale.

"Elle a cru pourtant, dans un moment d'irritation, me donner ce motif en
m'ecrivant qu'elle comptait se remarier. Je ne suis pas homme a profiter
d'une heure de depit; j'attendrai une insistance calme et reflechie.

"Mais probablement elle tient a savoir si je desire le resultat qu'elle
provoque, et si j'ai aspire pour mon compte a la liberte de contracter
un nouveau lien. Elle tient a le savoir pour rassurer sa conscience ou
satisfaire sa fierte. Je lui dois donc la verite. Je n'ai jamais eu la
pensee d'un second mariage, et, si je l'avais eue, je regarderais comme
une lachete de ne l'avoir pas sacrifiee au devoir de respecter, dans
toute la limite du possible, la sincerite de mon premier serment.

"Cette limite du possible, c'est le cas ou madame de V... afficherait
ses nouvelles relations. C'est aussi le cas ou elle me reclamerait de
sang-froid, et apres mure deliberation, le droit de contracter de
nouveaux engagements.

"Je ne ferai donc rien pour agiter son existence actuelle et pour porter
a l'extreme des resolutions que je n'ai pas le droit de croire sans
appel. Je ne rechercherai et n'accepterai aucun pourparler avec la
personne qui m'a offert de se presenter devant moi. Je ne prevois pas,
de ce cote-la plus que de l'autre, des garanties d'association bien
durable, mais je n'en serai juge qu'apres un temps d'epreuve et
d'attente.

"Si on ne m'appelle pas, d'ici a un mois, devant un tribunal competent a
prononcer le divorce, je m'absenterai pour un temps dont je n'ai pas a
fixer le terme. A mon retour, je serai moi-meme le juge de cette
question delicate et grave qui nous occupe, et j'aviserai, mais sans
sortir des principes de conduite que je viens d'exposer.

"Fais savoir aussi a madame de V... qu'elle pourra faire toucher a la
banque de Moserwald et compagnie la rente de cinquante mille francs qui
lui etait precedemment servie, et dont elle-meme avait fixe le chiffre.
S'il lui convient d'habiter Valvedre ou ma maison de Geneve en l'absence
de toute relation compromettante pour elle, dis-lui que je n'y vois
aucun inconvenient; dis-lui meme que mon desir serait de la voir arriver
ici pendant le peu de jours que j'ai encore a y passer. Je n'ai pas
d'orgueil, ou du moins je n'en mets pas dans mes rapports avec elle.
J'ai du longtemps eviter des explications qui n'auraient servi qu'a
l'irriter et a la faire souffrir. A present que la glace est rompue, je
ne me crois susceptible d'etre atteint par aucun ridicule, si elle veut
entendre ce que j'ai desormais a lui dire. Il ne sera pas question du
passe, je lui parlerai comme un pere qui n'espere pas convaincre, mais
qui desire attendrir. Completement desinteresse dans ma propre cause,
puisque par le fait, et sans qu'il soit besoin de solennite, nous nous
separons, je sens que j'ai encore besoin, moi, de laisser sa vie, non
pas heureuse, elle ne le peut etre, mais aussi acceptable que possible
pour elle-meme. Elle pourrait encore gouter quelque joie intime dans la
gloire de sacrifier la fantaisie et ses redoutables consequences a
l'avenir de ses enfants et a sa propre consideration, a l'affection de
ta famille, au fidele devouement de Paule, au respect de tous les gens
serieux... Si elle veut m'entendre, elle retrouvera l'ami toujours
indulgent et jamais importun qu'elle connait bien malgre ses habitudes
de meprise... Si elle ne le veut pas, mon devoir est rempli, et je
m'eloignerai, sinon rassure sur son compte, du moins en paix avec
moi-meme."

La bonte comique de Moserwald m'avait fait sourire, la rudesse chagrine
et railleuse d'Obernay m'avait courrouce, la genereuse douceur de
Valvedre m'ecrasa. Je me sentis si petit devant lui, que j'eprouvai un
moment de terreur et de honte avant de faire lire a sa femme cette
requete a la fois humble et digne; mais je n'avais pas le droit de m'y
refuser, et je la lui envoyai par Bianca, qui etait venue nous rejoindre
a Paris.

Je ne voulais pas etre temoin de l'effet de cette lecture sur Alida.
J'avais appris a redouter l'imprevu de ses emotions et a en menager le
contre-coup sur moi-meme. Depuis huit jours de tete-a-tete, nous avions,
par un miracle de la volonte la plus tendue qui fut jamais, reussi a
nous maintenir au diapason de la confiance heroique. Nous voulions
croire l'un a l'autre, nous voulions vaincre la destinee, etre plus
forts que nous-memes, donner un dementi aux sombres previsions de ceux
qui nous avaient juges si defavorablement. Comme deux oiseaux blesses,
nous nous pressions l'un contre l'autre pour cacher le sang qui eut
revele nos traces.

Alida fut grande en ce moment. Elle vint me trouver. Elle souriait, elle
etait belle comme l'ange du naufrage qui soutient et dirige le navire en
detresse.

--Tu n'as pas tout lu, me dit-elle; voici des lettres qu'on avait
remises a Bianca pour moi au moment ou elle a quitte Geneve. Je te les
avais cachees; je veux que tu les connaisses.

La premiere de ces lettres etait de Juste de Valvedre.

"Ma soeur, disait-elle, ou etes-vous donc? Cette amie polonaise a quitte
Vevay; elle est donc guerie? Elle va en Italie et vous l'y suivez
precipitamment, sans dire adieu a personne! Il s'agit donc d'un grand
service a lui rendre, d'un grand secours a lui porter? Ceci ne me
regarde pas, direz-vous; mais me permettrez-vous de vous dire que je
suis inquiete de vous, de votre sante alteree depuis quelque temps, de
l'air agite d'Obernay, de l'air abattu de mon frere, de l'air mysterieux
de Bianca? Elle n'a pas du tout l'air d'aller en Italie... Chere, je ne
vous fais pas de questions, vous m'en avez denie le droit, prenant ma
sollicitude pour une vaine curiosite. Ah! ma soeur, vous ne m'avez
jamais comprise; vous n'avez pas voulu lire dans mon coeur, et je n'ai
pas su vous le reveler. Je suis une vieille fille gauche, tantot brusque
et tantot craintive. Vous aviez raison de ne pas me trouver aimable,
mais vous avez eu tort de croire que je n'etais pas aimante et que je ne
vous aimais pas!

"Alida, revenez, ou, si vous etes encore pres de nous, ne partez pas!
Mille dangers environnent une femme seduisante. Il n'y a de force et de
securite qu'au sein de la famille. La votre vous semble quelquefois trop
grave, nous le savons, nous essayerons de nous corriger... Et puis c'est
peut-etre moi qui vous deplais le plus... Eh bien, je m'eloignerai, s'il
le faut. Vous m'avez reproche de me placer entre vous et vos enfants et
d'accaparer leur affection. Ah! prenez ma place, ne les quittez pas, et
vous ne me reverrez plus; mais non, vous avez du coeur, et de tels
depits ne sont pas dignes de vous. Vous n'avez jamais pu croire que je
vous haissais, moi qui donnerais ma vie pour votre bonheur et qui vous
demande pardon a genoux, si j'ai eu envers vous quelques moments
d'injustice ou d'impatience. Revenez, revenez! Edmond a beaucoup pleure
apres votre depart, si peu prevu. Paolino a une idee fantasque, c'est
que vous etes dans le jardin qui est aupres du leur: il pretend qu'il
vous y a vue un jour, et on ne peut l'empecher de grimper au treillage
pour regarder derriere le mur ou il vous a revee, ou il vous attend
encore. Paule, qui vous aime tant, a beaucoup de chagrin; son mari en
est jaloux. Adelaide, qui me voit vous ecrire, veut vous dire quelques
mots. Elle vous dit, comme moi, qu'il faut croire en nous et ne pas nous
abandonner."

La lettre d'Adelaide, plus timide et moins tendre, etait plus touchante
encore dans sa candeur.

"Chere madame,

"Vous etes partie si vite, que je n'ai pas pu vous adresser une grave
question. Faut-il garnir les chemises de _ces messieurs_ (Edmond et
Paul) avec de la dentelle, avec de la broderie ou avec un ourlet? Moi,
j'etais pour les cols et manchettes bien fermes, bien blancs et tout
unis; mais je crois vous avoir entendu dire que cela ressemblait trop a
du papier et encadrait trop sechement ces aimables et cheres petites
figures rondes. Rosa, qui donne toujours son avis, surtout quand on ne
le lui demande pas, veut de la dentelle. Paule est pour la broderie;
mais moi, remarquez, je vous en prie, comme je suis judicieuse, je
pretends que c'est avant tout a leur petite maman que ces minois doivent
plaire, et qu'elle a, d'ailleurs, mille fois plus de gout que de simples
Genevoises de notre espece. Donc, repondez vite, chere madame. On est
d'accord pour desirer de vous complaire et de vous obeir en tout. Vous
avez emporte un morceau de notre coeur, et cela sans crier gare. C'est
mal a vous de ne pas nous avoir donne le temps de baiser vos belles
mains et de vous dire ce que je vous dis ici: Guerissez votre amie, ne
vous fatiguez pas trop et revenez vite, car je suis au bout de mes
histoires pour faire prendre patience a Edmond et pour endormir Paolino.
Paule vous ecrit. Mon pere et ma mere vous offrent leurs plus affectueux
compliments, et Rosa veut que je vous dise qu'elle a bien soin du gros
myrte que vous aimez, et dont elle veut mettre une fleur dans ma lettre
avec un baiser pour vous."

--Quelle confiance en mon retour! dit Alida quand j'eus fini de lire, et
quel contraste entre les preoccupations de cette heureuse enfant et les
eclairs de notre Sinai! Eh bien, qu'as-tu, toi? manques-tu de courage?
Ne vois-tu pas que plus il m'en faut, plus il m'en vient? Tu dois
trouver que j'ai ete bien injuste envers mon mari, envers la soeur ainee
et envers cette innocente Adelaide! Trouve, va! tu ne me feras pas plus
de reproches que je ne m'en fais! J'ai doute de ces coeurs excellents et
purs, je les ai nies pour m'etourdir sur le crime de mon amour! Eh bien,
a present que j'ouvre les yeux et que je vois quels amis je t'ai
sacrifies, je me reconcilie avec ma faute, et je me releve de mon
humiliation. Je suis contente de me dire que tu ne m'as pas ramassee
comme un oiseau chasse du nid et juge indigne d'y reprendre sa place. Tu
n'en as pas moins eu tout le merite de la pitie, et tu as trouve dans
ton coeur genereux la force de me recueillir, un jour que je me croyais
avilie et que tu m'avais vu fouler aux pieds. Mais, aujourd'hui, voila
Valvedre qui se recracte et qui m'appelle, voila Juste qui me tend les
bras en s'agenouillant devant moi, et la douce Adelaide qui me montre
mes enfants en me disant qu'ils m'attendent et me pleurent! Je puis
retourner aupres d'eux et y vivre independante, servie, caressee,
remerciee, pardonnee, benie! A present, tu es libre, cher ange; tu peux
me quitter sans remords et sans inquietude; tu n'as rien gate, rien
detruit dans ma vie. Au contraire, ce mari tres-sage, ces amis
tres-craintifs du _qu'en dira-t-on_ me menageront d'autant plus qu'ils
m'ont vue prete a tout rompre. Tu le vois, nous pouvons nous quitter
sans qu'on raille nos ephemeres amours. Henri lui-meme, ce Genevois
mal-appris, me fera amende honorable s'il me voit renoncer
volontairement a ce qu'il appelle mon caprice. Eh bien, que veux-tu
faire? Reponds! reponds donc! a quoi songes-tu?

Il est des moments dans les plus fatales destinees ou la Providence nous
tend la planche de salut et semble nous dire: "Prends-la, ou tu es
perdu." J'entendais cette voix mysterieuse au-dessus de l'abime; mais le
vertige de l'abime fut plus fort et m'entraina.

--Alida, m'ecriai-je, tu ne me fais pas cette offre-la pour que je
l'accepte? Tu ne le desires pas, tu n'y comptes pas, n'est-il pas vrai?

--Tu m'as comprise, repondit-elle en se mettant a genoux devant moi, les
mains dans mes mains et comme dans l'attitude du serment. Je
t'appartiens, et le reste du monde ne m'est rien! Tu es tout pour moi:
mon pere et ma mere qui m'ont quittee, mon mari que je quitte, et mes
amis qui vont me maudire, et mes enfants qui vont m'oublier. "Tu es mes
freres et mes soeurs, comme dit le poete, et Ilion, ma patrie que j'ai
perdue!" Non! je ne reviendrai plus sur mes pas, et, puisqu'il est dans
ma destinee de mal comprendre les devoirs de la famille et de la
societe, au moins j'aurai consacre ma destinee a l'amour! N'est-ce donc
rien, et celui qui me l'inspire ne s'en contentera-t-il pas? Si cela
est, si pour toi je suis la premiere des femmes, que m'importe d'etre la
derniere aux yeux de tous les autres? Si mes torts envers eux me sont
des merites aupres de toi, de quoi aurais-je a me plaindre? Si l'on
souffre la-bas et si je souffre de faire souffrir, j'en suis fiere,
c'est une expiation de ces fautes passees que tu me reprochais, c'est ma
palme de marytre que je depose a tes pieds.

Une seule chose peut m'excuser d'avoir accepte le sacrifice de cette
femme passionnee, c'est la passion qu'elle m'inspira des ce moment, et
qui ne fut plus ebranlee un seul jour. Certes, je suis bien assez
coupable sans ajouter au fardeau de ma conscience. Ma fuite avec elle
fut une mauvaise inspiration, une lache audace, une vengeance, ou du
moins une reaction aveugle de mon orgueil froisse. Meilleure que moi,
Alida avait pris mon devouement au serieux, et, si sa foi en moi fut un
acces de fievre, la fievre dura et consuma le reste de sa vie. En moi,
la flamme fut souvent agitee et comme battue du vent; mais elle ne
s'eteignit plus. Et ce ne fut plus la vanite seule qui me soutint, ce
fut aussi la reconnaissance et l'affection.

Des lors il se fit une sorte de calme dans notre vie, calme trompeur et
qui cachait bien des angoisses toujours renaissantes; mais l'idee de
nous raviser et de nous separer ne fut jamais remise en question.

Nous primes aussi, ce jour-la, de bonnes resolutions, eu egard a notre
position desesperee. Nous fimes de la prudence avec notre temerite, de
la sagesse avec notre delire. Je renoncai a mon hostilite contre
Valvedre, Alida a ses plaintes contre lui. Elle n'en parla plus qu'a de
rares intervalles, d'un ton doux et triste, comme elle parlait de ses
enfants. Nous renoncames aux reves de libre triomphe qui nous avaient
souri, et nous primes de grands soins pour cacher notre residence a
Paris et notre intimite. Alida prit la peine de s'expliquer avec son
mari dans une lettre qu'elle ecrivait a Juste, comme Valvedre s'etait
explique avec elle dans sa lettre a Obernay. Elle persista dans son
projet de divorce; mais elle promit de mener une existence si
mysterieuse, que nul ne pourrait se porter son accusateur devant
Valvedre.

"Je sais bien, disait-elle, que mon absence prolongee, mon domicile
inconnu, ma disparition inexpliquee pourront faire naitre des soupcons,
et qu'il vaudrait mieux que la femme de Cesar ne fut pas soupconnee;
mais, puisque Cesar ne veut pas repudier brutalement sa femme, et qu'il
s'agit pour tous deux de se quitter sans reproche amer, celle-ci
menagera les apparences et n'aflichera pas son futur changement de nom.
Elle le cachera au contraire; elle ne verra aucune personne qui pourrait
le deviner et le trahir; elle sera morte pour le monde pendant plusieurs
annees, s'il le faut, et il ne tiendra qu'a vous de dire qu'elle est
reellement dans un couvent, car elle vivra sous un voile et derriere
d'epais rideaux. Si ce n'est pas la tout ce que souhaite et conseille
Cesar, c'est du moins tout ce qu'il peut exiger, lui qui ne s'est jamais
couronne despote, et qui n'a pas plus tue la liberte dans l'hymenee
qu'il ne veut la tuer dans le monde.

"Qu'il me permette, ajoutait-elle, de me refuser a l'entretien qu'il me
demande. Je ne suis pas assez forte pour que le chagrin de resister a
son influence ne me fit pas beaucoup de mal; mais je le suis trop pour
qu'aucune consideration humaine put ebranler ma resolution."

Elle finissait, apres avoir, a son tour, demande pardon a sa belle-soeur
de ses injustices et de ses preventions, en lui signifiant qu'elle ne
voulait accepter aucun secours d'argent, quelque minime qu'il put etre.

Quand elle ecrivit a ses enfants, a Paule et a Adelaide, elle pleura au
point qu'elle trempa de larmes un billet a cette derniere ou elle
reglait, avec une gravite enjouee, la grande question des cols de
chemise. Elle fut forcee de le recommencer, faisant de genereux et naifs
efforts pour me cacher le dechirement de ses entrailles. Je me jetai a
ses genoux, je la suppliai de partir avec moi pour Geneve. Je
t'accompagnerai jusqu'a la frontiere, lui dis-je, ou je me cacherai dans
la maison de campagne de Moserwald. Tu passeras trois jours, huit jours
si tu veux, avec tes enfants, et nous nous sauverons de nouveau; puis,
quand tu sentiras le besoin de les embrasser encore, nous repartirons
pour Geneve. C'est absolument la vie que tu aurais menee, si tu etais
retournee a Valvedre. Tu aurais ete les voir deux ou trois fois par an.
Ne pleure donc plus, ou ne me cache pas tes larmes. J'avoue que je suis
content de te voir pleurer, parce que, chaque jour, je decouvre que tu
ne merites pas les reproches qu'on t'adressait, et que tu es une aussi
tendre mere qu'une amante loyale; mais je ne veux pas que tu pleures
trop longtemps quand je peux d'un mot secher tes beaux yeux. Viens,
viens! partons! Ne recommence pas tes lettres. Tu vas revoir tes amis,
tes fils, tes soeurs, et _Ilion_ que tu m'as sacrifiee, mais que tu n'as
pas perdue!

Elle refusa, sans vouloir s'expliquer sur la cause de son refus. Enfin,
pressee de questions, elle me dit:

--Mon pauvre enfant, je ne t'ai pas demande avec quoi nous vivions et ou
tu trouvais de l'argent. Tu as du engager ton avenir, escompter le
produit de tes futurs succes... Ne me le dis pas, va, je sais bien que
tu as fait pour moi quelque grand sacrifice ou quelque grande
imprudence, et je trouve cela tout simple venant de toi: mais je ne dois
pas, pour mes satisfactions personnelles, abuser de ton devouement. Non,
je ne le veux pas, n'insiste pas, ne m'ote pas le seul merite que j'aie
pour m'acquitter envers toi. Il faut que je souffre, vois-tu; cela m'est
bon, c'est la ce qui me purifie. L'amour serait vraiment trop facile, si
on pouvait se donner a lui sans briser avec ses autres devoirs. Il n'en
est pas ainsi, et Valvedre, s'il m'ecoutait, dirait que je proclame un
blaspheme ou un sophisme, lui qui ne comprenait pas que ce qu'il
appelait une oisivete coupable put etre l'ideal devouement que
j'exigeais de lui; mais, selon moi, le sophisme est de croire que la
passion ne soit pas l'immolation des choses les plus cheres et les plus
sacrees, et voila pourquoi je veux que tu me laisses venir a toi,
depouillee de tout autre bonheur que toi-meme...

Oui, je le crois aujourd'hui, moi aussi, que l'infortunee Alida
proclamait un effrayant sophisme, que Valvedre avait raison contre elle,
que le devoir accompli rend l'amour plus fervent, et que lui seul le
rend durable, tandis que le remords desseche ou tue; mais, dans le
triomphe de la passion, dans l'ivresse de la reconnaissance, j'ecoutais
Alida comme l'oracle des divins mysteres, comme la pretresse du dieu
veritable, et je partageais son reve immense, son aspiration vers
l'impossible. Je me disais aussi qu'il n'y a pas qu'une seule route pour
s'elever vers le vrai; que, si la perfection semble etre dans la
religion du droit et dans les sanctifiantes vertus de la famille, il y a
un lieu de refuge, une oasis, un temple nouveau pour ceux dont la
fatalite a renverse les autels et les foyers; que ce droit d'asile sur
les hauteurs, ce n'etait pas la froide abstinence, la mort volontaire,
mais le vivifiant amour. Transfuges de la societe, nous pouvions encore
batir un tabernacle dans le desert et servir la cause sublime de
l'ideal. N'etions-nous pas des anges en comparaison de ces viveurs
grossiers qui se depravent dans l'abus de la vie positive? Alida,
brisant toute son existence pour me suivre, n'etait-elle point digne
d'une tendre et respectueuse pitie? Moi-meme, acceptant avec energie son
passe douteux et le deshonneur qu'elle bravait, n'etais-je pas un homme
plus delicat et plus noble que celui qui cherche dans la debauche ou
dans la cupidite l'oubli de son reve et le debarras de son orgueil?

Mais l'opinion, jalouse de maintenir l'ordre etabli, ne veut pas qu'on
s'isole d'elle, et elle se montre plus tolerante pour ceux qui se
donnent au vice facile, au travers repandu, que pour ceux qui se
recueillent et cherchent des merites qu'elle n'a pas consacres. Elle est
inexorable pour qui ne lui demande rien, pour les amants qui ne veulent
pas de son pardon, pour les penseurs qui, dans leur entretien avec Dieu,
ne veulent pas la consulter.

Nous entrions donc, Alida et moi, non pas seulement dans la solitude du
fait, mais dans celle du sentiment et de l'idee. Restait a savoir si
nous etions assez forts pour cette lutte effroyable.

Nous nous fimes cette illusion, et, tant qu'elle dura, elle nous
soutint; mais il faut, ou une grande valeur intellectuelle, ou une
grande experience de la vie pour demeurer ainsi, sans ennui et sans
effroi, dans une ile deserte. L'effroi fut mon tourment, l'ennui fut le
ver rongeur de ma compagne infortunee. Elle avait fait les demarches
necessaires pour obtenir la dissolution de son mariage. Valvedre n'y
avait pas fait opposition; mais il etait parti pour un long voyage,
disait-on, sans presenter sa propre demande au tribunal competent.
Evidemment, il voulait forcer sa femme a reflechir longtemps avant de se
lier a moi, et, son absence pouvant se prolonger indefiniment, l'epreuve
du temps exige par la legislation etrangere menacait ma passion d'une
attente au-dessus de mes forces. Est-ce la ce que voulait cet homme
etrange, ce mysterieux philosophe? Comptait-il sur la chastete de sa
femme au point de lui laisser courir les dangers de mon impatience, ou
preferait-il la savoir completement infidele, et, par la, preservee de
la duree de ma passion? Evidemment, il me dedaignait fort, et j'etais
force de le lui pardonner, en reconnaissant qu'il n'avait d'autre
preoccupation que celle d'adoucir la mauvaise destinee d'Alida.

Cette pauvre femme, voyant des retards infinis a notre union, vainquit
tous ses scrupules et se montra magnanime. Elle m'offrit son amour sans
restrictions, et, vaincu par mes transports, je faillis l'accepter; mais
je vis quel sacrifice elle s'imposait et avec quelle terreur elle
bravait ce qu'elle croyait etre le dernier mot de l'amour. Je savais les
fantomes que pouvaient lui creer sa sombre imagination et la pensee de
sa decheance, car elle etait fiere de n'avoir jamais trahi _la lettre de
ses serments_; c'est ainsi qu'elle s'exprimait quand mon inquiete et
jalouse curiosite l'interrogeait sur le passe. Elle croyait aussi que le
desir est chez l'homme le seul aliment de l'amour, et par le fait elle
craignait le mariage autant que l'adultere.

--Si Valvedre n'eut pas ete mon mari, disait-elle souvent, il n'eut pas
songe a me negliger pour la science: il serait encore a mes pieds!

Cette fausse notion, aussi fausse a l'egard de Valvedre qu'au mien,
etait difficile a detruire chez une femme de trente ans, indocile a
toute modification, et je ne voulus pas d'un bonheur trempe de ses
larmes. Je la connaissais assez desormais pour savoir qu'elle ne
subissait aucune influence, qu'aucune persuasion n'avait prise sur elle,
et que, pour la trouver toujours enthousiaste, il fallait la laisser a
sa propre initiative. Il etait en son pouvoir de se sacrifier, mais non
de ne pas regretter le sacrifice, peut-etre, helas! a toutes les heures
de sa vie.

J'etais la dans le vrai, et, quand je repoussai le bonheur, fier de
pouvoir dire que j'avais une force surhumaine, je vis, au redoublement
de son affection, que je l'avais bien comprise. J'ignore si j'eusse
remporte longtemps cette victoire sur moi-meme; des circonstances
alarmantes me forcerent a changer de preoccupations.



IX


Depuis trois mois, nous vivions caches dans une de ces rues aerees et
silencieuses qui, a cette epoque, avoisinaient le jardin du Luxembourg.
Nous nous y promenions dans la journee, Alida toujours enveloppee et
voilee avec le plus grand soin, moi ne la quittant jamais que pour
m'occuper de son bien-etre et de sa surete. Je n'avais renoue aucune des
relations, assez rares d'ailleurs, que j'avais eues a Paris. Je n'avais
fait aucune visite; quand il m'etait arrive d'apercevoir dans la rue une
figure de connaissance, je l'avais evitee en changeant de trottoir et en
detournant la tete; j'avais meme acquis a cet egard la prevoyance et la
presence d'esprit d'un sauvage dans les bois, ou d'un forcat evade sous
les yeux de la police.

Le soir, je la conduisais quelquefois aux divers theatres, dans une de
ces loges d'en bas ou l'on n'est pas vu. Durant les beaux jours de
l'automne, je la menai souvent a la campagne, cherchant avec elle ces
endroits solitaires que, meme aux environs de Paris, les amants savent
toujours trouver.

Sa sante n'avait donc pas souffert du changement de ses habitudes, ni du
manque de distractions; mais, quand vint l'hiver, le noir et mortel
hiver des grandes villes du Nord, je vis sa figure s'alterer
brusquement. Une toux seche et frequente, dont elle ne voulait pas
s'occuper, disant qu'elle y etait sujette tous les ans a pareille
epoque, m'inquieta cependant assez pour que je la fisse consentir a voir
un medecin. Apres l'avoir examinee, le medecin lui dit en souriant
qu'elle n'avait rien; mais il ajouta pour moi seul en sortant:

--Madame votre soeur (je m'etais donne pour son frere) n'a rien de bien
grave jusqu'a present; mais c'est une organisation fragile, je vous en
avertis. Le systeme nerveux predomine trop. Paris ne lui vaut rien. Il
lui faudrait un climat egal, non pas Hyeres ou Nice, mais la Sicile ou
Alger.

Je n'eus plus des lors qu'une pensee, celle d'arracher ma compagne a la
pernicieuse influence d'un climat maudit. J'avais deja depense, pour lui
procurer une existence conforme a ses gouts et a ses besoins, la moitie
de la somme empruntee a Moserwald. Celui-ci m'ecrivait en vain qu'il
avait en caisse des fonds deposes par l'ordre de M. de Valvedre pour sa
femme: ni elle ni moi ne voulions les recevoir.

Je m'informai des depenses a faire pour un voyage dans les regions
meridionales. Les _Guides_ imprimes promettaient merveille sous le
rapport de l'economie; mais Moserwald m'ecrivait:

"Pour une femme delicate et habituee a toutes ses aises, n'esperez pas
vivre dans ces pays-la, ou tout ce qui n'est pas le strict necessaire
est rare et couteux, a moins de trois mille francs par mois. Ce sera
tres-peu, trop peu si vous manquez d'ordre; mais ne vous inquietez de
rien, et partez vite, si _elle_ est malade. Cela doit lever tous vos
scrupules, et, si vous poussez la folie jusqu'a refuser la pension du
mari, le pauvre Nephtali est toujours la avec tout ce qu'il possede, a
votre service, et trop heureux si vous acceptez!"

J'etais decide a prendre ce dernier parti aussitot qu'il deviendrait
necessaire. J'avais encore un avenir de vingt mille francs a aliener, et
j'esperais travailler durant le voyage, quand je verrais Alida retablie.

De l'Afrique, je ne vous dirai pas un mot dans ce recit tout personnel
de ma vie intime. Je m'occupai de l'etablissement de ma compagne dans
une admirable retraite, non loin de laquelle je pris pour moi un local
des plus humbles, comme j'avais fait a Paris, pour oter tout pretexte a
la malignite du voisinage. Je fus bientot rassure. La toux disparut;
mais, peu apres, je fus alarme de nouveau. Alida n'etait pas phthisique,
elle etait epuisee par une surexcitation d'esprit sans relache. Le
medecin francais que je consultai n'avait pas d'opinion arretee sur son
compte. Tous les organes de la vie etaient tour a tour menaces, tour a
tour gueris, et tour a tour envahis de nouveau par une debilitation
subite. Les nerfs jouaient en cela un si grand role, que la science
pouvait bien risquer de prendre souvent l'effet pour la cause. En de
certains jours, elle se croyait et se sentait guerie. Le lendemain, elle
retombait accablee d'un mal vague et profond qui me desesperait.

La cause! elle etait dans les profondeurs de l'ame. Cette ame-la ne
pouvait pas se reposer une heure, un instant. Tout lui etait sujet
d'apprehension funeste ou d'esperance insensee. Le moindre souffle du
vent la faisait tressaillir, et, si je n'etais pas aupres d'elle a ce
moment-la, elle croyait avoir entendu mes cris, le supreme appel de mon
agonie. Elle haissait la campagne, elle s'y etait toujours deplu. Sous
le ciel imposant de l'Afrique, en presence d'une nature peu soumise
encore a la civilisation europeenne, tout lui semblait sauvage et
terrifiant. Le rugissement lointain des lions, qui, a cette epoque, se
faisait encore entendre autour des lieux habites, la faisait trembler
comme une pauvre feuille, et aucune condition de securite ne pouvait lui
procurer le sommeil. En d'autres moments, sous l'empire d'autres
dispositions d'esprit, elle croyait entendre la voix de ses enfants
venant la voir, et elle s'elancait ravie, folle, bientot desesperee en
regardant les petits Maures qui jouaient devant sa porte.

Je cite ces exemples d'hallucination entre mille. Voyant qu'elle se
deplaisait a ***, je la ramenai a Alger, au risque de n'y pouvoir garder
l'incognito. A Alger, elle fut ecrasee par le climat. Le printemps, deja
un ete dans ces regions chaudes, nous chassa vers la Sicile, ou, pres de
la mer, a mi-cote des montagnes, j'esperais trouver pour elle un air
tiede et quelques brises. Elle s'amusa quelques instants de la nouveaute
des choses, et bientot je la vis deperir encore plus rapidement.

--Tiens, me dit-elle, dans un acces d'abattement invincible, je vois
bien que je me meurs!

Et, mettant ses mains pales et amaigries sur ma bouche:

--Ne te moque pas, ne ris pas! je sais ce que cette gaiete te coute, et
que, la nuit, seul avec la certitude inevitable, tu pleures ton rire!
Pauvre cher enfant, je suis un fleau dans ta vie et un fardeau pour
moi-meme. Tu ferais mieux, pour nous deux, de me laisser mourir bien
vite.

--Ce n'est pas la maladie, lui repondis-je navre de sa clairvoyance,
c'est le chagrin ou l'ennui qui te consume. Voila pourquoi je ris de tes
maux physiques pretendus incurables, tandis que je pleure de tes
souffrances morales. Pauvre chere ame, que puis-je donc faire pour toi?

--Une seule et derniere chose, dit-elle: je voudrais embrasser mes
enfants avant de mourir.

--Tu embrasseras tes enfants, et tu ne mourras pas! m'ecriai-je.

Et je feignis de tout preparer pour le depart; mais, au milieu de ces
preparatifs, je tombais brise de decouragement. Avait-elle la force de
retourner a Geneve? n'allait-elle pas mourir en route? Une autre terreur
s'emparait de moi, je n'avais plus d'argent. J'avais ecrit a Moserwald
de m'en preter encore, et je ne pouvais douter de sa confiance en moi.
Il n'avait pas repondu: etait-il malade ou absent? etait-il mort ou
ruine? Et qu'allions-nous devenir, si cette ressource supreme nous
manquait?

J'avais fait d'heroiques efforts pour travailler, mais je n'avais pu
rien continuer, rien completer. Alida, malade d'esprit autant que de
corps, ne me laissait pas un moment de calme. Elle ne pouvait supporter
la solitude. Elle me poussait au travail; mais, quand j'etais sorti de
sa chambre, elle divaguait, et Bianca venait me chercher bien vite.

J'avais essaye de travailler aupres d'elle, c'etait tout aussi
impossible. J'avais toujours les yeux sur les siens, tremblant quand je
les voyais briller de fievre ou se fixer, eteints, comme si la mort
l'eut deja saisie. D'ailleurs, j'avais bien reconnu une terrible verite:
c'est que ma plume, au point de vue lucratif, etait pour le moment, pour
toujours peut-etre, improductive. Elle eut pu me nourrir tres-humblement
si j'eusse ete seul; mais il me fallait trois mille francs par mois...
Moserwald n'avait rien exagere.

Apres avoir epuise tous les mensonges imaginables pour faire prendre
patience a ma malheureuse amie, il me fallut lui avouer que j'attendais
une lettre de credit de Moserwald pour etre a meme de la conduire en
France. Je lui cachai que j'attendais cette lettre depuis si longtemps
deja, que je n'osais plus l'esperer. Je m'etais decide a l'horrible
humiliation d'ecrire ma detresse a Obernay. Lui aussi etait-il absent?
Mais sans doute il allait repondre. Le temps de l'espoir n'etait pas
epuise de ce cote-la. Dans le doute, je surmontai la douleur de demander
a mes parents un sacrifice: quelques jours de patience, et une reponse
quelconque allait arriver. Je suppliai Alida de ne prendre aucune
inquietude.

Elle eut, ce jour-la, son dernier courage. Elle sourit de ce sourire
dechirant que je ne comprenais que trop. Elle me dit qu'elle etait
tranquille et qu'elle etait, d'ailleurs, resignee a accepter les dons de
son mari comme un pret que je serais certainement a meme de lui faire
rembourser plus tard. Elle menageait ainsi ma fierte; elle m'embrassa et
s'endormit ou feignit de s'endormir.

Je me retirai dans la chambre voisine. Depuis que je la voyais
s'eteindre, je ne quittais plus la maison qu'elle habitait. Au bout
d'une heure, je l'entendis qui causait avec Bianca. Cette fille, peu
scrupuleuse sur le chapitre de l'amour, mais d'un devouement admirable
pour sa maitresse, qui la maltraitait et la gatait tour a tour,
s'efforcait en ce moment de la consoler et de lui persuader qu'elle
reverrait bientot ses enfants.

--Non, va! je ne les reverrai plus, repondit la pauvre malade: c'est la
le chatiment le plus cruel que Dieu put m'infliger, et je sens que je le
merite.

--Prenez garde, madame, dit Bianca, votre decouragement fait tant de mal
a ce pauvre jeune homme!

--Il est donc la?

--Mais je crois que oui, dit Bianca en s'approchant du seuil de l'autre
chambre.

Je m'etais jete par hasard sur un fauteuil a dossier fort eleve. Bianca,
ne me voyant pas, crut que j'etais sorti, et retourna aupres de sa
maitresse en lui disant que j'allais certainement rentrer, et qu'il
fallait etre calme.

--Eh bien, quand tu l'entendras rentrer, dit Alida, tu me feras signe,
et je feindrai de dormir. Il se console et se rassure encore un peu
quand il s'imagine que j'ai dormi. Laisse-moi te parler, Bianchina; cela
me soulage, nous sommes si peu seules! Ah! ma pauvre enfant, toi-meme,
tu ne sais pas ce que je souffre et quels remords me tuent! Depuis que
j'ai tout quitte pour ce bon Francis, mes yeux se sont ouverts, et je
suis devenue une autre femme. J'ai commence a croire en Dieu et a
prendre peur; j'ai senti qu'il allait me punir et qu'il ne me
permettrait pas de vivre dans le mal.

Bianca l'interrompit.

--Vous ne faites point de mal, dit-elle; je n'ai jamais vu de femme
aussi vertueuse que vous! Et vous auriez tous les droits possibles
pourtant, avec un mari si egoiste et si indifferent!...

--Tais-toi, tais-toi! reprit Alida avec une force febrile; tu ne le
connais pas! tu n'es que depuis trois ans a mon service, tu ne l'as vu
que longtemps deja apres ma premiere infidelite de coeur et quand il ne
m'aimait plus. Je l'avais bien merite!... Mais, jusqu'a ces derniers
temps, j'ai cru qu'il ne savait rien, qu'il n'avait rien daigne savoir,
et que, ne pouvant pas me juger indigne de lui, son coeur s'etait retire
de moi par lassitude. Je lui en voulais donc, et, sans songer a mes
torts, je m'irritais des siens. Mes torts! je n'y croyais pas; je disais
comme toi: "Je suis si vertueuse au fond! et j'ai un mari si
indifferent!" Sa douceur, sa politesse, sa liberalite, ses egards, je
les attribuais a un autre motif que la generosite. Ah! pourquoi ne
parlait-il pas? Un jour enfin... Tiens, c'est aujourd'hui le meme jour
de l'annee!... il y a un an... Je l'ai entendu parler de moi et je n'ai
pas compris, j'etais folle! Au lieu d'aller me jeter a ses pieds, je me
suis jetee dans les bras d'un autre, et j'ai cru faire une grande chose.
Ah! illusion, illusion! dans quels malheurs tu m'as precipitee!

--Mon Dieu, reprit Bianca, vous regrettez donc votre mari a present?
Vous n'aimez donc pas ce pauvre M. Francis?

--Je ne peux pas regretter mon mari, dont je n'ai plus l'amour, et
j'aime Francis de toute mon ame, c'est-a-dire de tout ce qui m'est reste
de ma pauvre ame!... Mais, vois-tu, Bianca, toi qui es femme, tu dois
bien comprendre cela: on n'aime reellement qu'une fois! Tout ce qu'on
reve ensuite, c'est l'equivalent d'un passe qui ne revient jamais. On
dit, on croit qu'on aime davantage, on voudrait tant se le persuader! On
ne ment pas, mais on sent que le coeur contredit la volonte. Ah! si tu
avais connu Valvedre quand il m'aimait! Quelle verite, quelle grandeur,
quel genie dans l'amour! Mais tu n'aurais pas compris, pauvre petite,
puisque je n'ai pas compris moi-meme! Tout cela s'est eclairci pour moi
a distance, quand j'ai pu comparer, quand j'ai rencontre ces beaux
diseurs qui ne disent rien, ces coeurs enflammes qui ne sentent rien...

--Comment! Francis lui-meme?...

--Francis, c'est autre chose: c'est un poete, un vrai poete peut-etre,
un artiste a coup sur. La raison lui manque, mais non le coeur ni
l'intelligence. Il a meme quelque chose de Valvedre, il a le sentiment
du devoir. Il y a manque en m'enlevant au mien; il n'a pas les principes
de Valvedre, mais il a de lui les grands instincts, les sublimes
devouements. Cependant, Bianchina, il a beau faire, il ne m'aime pas,
lui, il ne peut pas m'aimer! Du moins, il ne m'aime pas comme il pourra
aimer un jour. Il avait reve une autre femme, plus jeune, plus douce,
plus instruite, plus capable de le rendre heureux, une femme comme
Adelaide Obernay. Sais-tu qu'il devait, qu'il pouvait l'epouser, et que
c'est moi qui fus l'empechement? Ah! je lui ai fait bien du mal, et j'ai
raison de mourir!... Mais il ne me le reproche pas, il voudrait me faire
vivre... Tu vois bien qu'il est grand, que j'ai raison de l'aimer... Tu
as l'air de croire que je me contredis... Non, non, je n'ai pas le
delire, jamais je n'ai vu si clair. Nous nous sommes monte la tete, lui
et moi; nous nous sommes brises contre le sort, et a present nous nous
pardonnons l'un a l'autre, nous nous estimons. Nous avons fait notre
possible pour nous aimer autant que nous le disions, autant que nous
nous l'etions promis..., et moi, pleurant Valvedre quand meme, lui,
regrettant Adelaide malgre tout, nous allons nous donner le baiser
d'adieu supreme... Tiens, cela vaut mieux que l'avenir qui nous
attendait certainement, et je suis contente de mourir...

En parlant ainsi, elle fondait en larmes. Bianca pleurait aussi, sans
rien trouver pour la consoler, et moi, j'etais paralyse par l'epouvante
et la douleur. Quoi! c'etait la le dernier mot de cette passion funeste!
Alida mourait en pleurant son mari, et en disant: "L'_autre_ ne m'aime
pas!" Certes, en voulant l'amour d'une femme dont l'epoux etait sans
reproche, j'avais cede a une mauvaise et coupable tentation, mais comme
j'etais puni!

Je fis un supreme effort, le plus meritoire de ma vie peut-etre: je
m'approchai de son lit, et, sans me plaindre de rien pour mon compte, je
reussis a la calmer.

--Tout ce que tu viens de rever, lui dis-je, c'est l'effet de la fievre,
et tu ne le penses pas. D'ailleurs, tu le penserais, que je n'y voudrais
pas croire. Ne te contrains donc plus devant moi, dis tout ce que tu
voudras, c'est la maladie qui parle. Je sais qu'a d'autres heures tu
verras autrement mon coeur et le tien. Que tu croies en Dieu, que tu
rendes justice a Valvedre, que tu te reproches de n'avoir pas compris un
mari qui n'avait que des vertus et qui savait peut-etre aimer mieux que
tout le monde, c'est bien, j'y consens, et je le savais. Ne m'as-tu pas
dit cent fois que cette croyance et ce remords te faisaient du bien, et
que tu m'en offrais la souffrance comme un merite et une reconciliation
avec toi-meme? Oui, c'etait bien, tu etais dans le vrai; mais pourquoi
perdrais-tu le fruit de ces bonnes inspirations? Pourquoi exciter ton
imagination pour t'oter justement a toi-meme le merite du repentir et
pour m'arracher l'esperance de ta guerison? Tout est consomme. Valvedre
a souffert, mais il est resigne depuis longtemps: il voyage, il oublie.
Tes enfants sont heureux, et tu vas les revoir; tes amis le pardonnent,
si tant est qu'ils aient quelque chose de personnel a te pardonner. Ta
reputation, si tant est qu'elle soit compromise par ton absence, peut
etre rehabilitee, soit par ton retour, soit par notre union. Rends donc
justice a ta destinee et a ceux qui t'aiment. Moi, soumis a tout, je
serai pour toi ce que tu voudras, ton mari, ton amant ou ton frere.
Pourvu que je te sauve, je serai assez recompense. Tu peux meme penser
ce que tu as dit, ne pas croire au _second amour_, et ne m'accorder que
le reste d'une ame epuisee par le premier, je m'en contenterai. Je
vaincrai mon sot orgueil, je me dirai que c'est encore plus que je ne
merite, et, si tu as envie de me parler du passe, nous en parlerons
ensemble. Je ne te demande qu'une chose: c'est de n'avoir pas de secrets
pour moi, ton enfant, ton ami, ton esclave; c'est de ne pas te combattre
et t'epuiser en douleurs cachees. Tu crois donc que je n'ai pas de
courage? Si, j'en ai, et pour toi j'en peux avoir jusqu'a l'heroisme. Ne
me menage donc pas, si cela te soulage un peu, et dis-moi que tu ne
m'aimes pas, pourvu que tu me dises ce qu'il faut faire et ce qu'il faut
etre pour que tu m'aimes!

Alida s'attendrit de ma resignation, mais elle n'avait plus la force de
se relever par l'enthousiasme. Elle colla ses levres sur mon front en
pleurant, comme un enfant, avec des cris et des sanglots; puis, ecrasee
de fatigue, elle s'endormit enfin.

Ces emotions la ranimerent un instant; le lendemain, elle fut mieux, et
je vis renaitre l'impatience du depart. C'est ce que je redoutais le
plus.

Nous demeurions pres de Palerme. Tous les jours, j'y allais en courant
pour voir s'il n'y avait rien pour moi a la poste. Ce jour-la fut un
jour d'espoir, un dernier rayon de soleil. Comme j'approchais de la
ville, je vis une voiture de louage qui en sortait et qui venait vers
moi au galop. Un avertissement mysterieux me cria dans l'ame que c'etait
un secours qui m'arrivait. Je me jetai a tout hasard, comme un fou, a la
tete des chevaux. Un homme se pencha hors de la portiere: c'etait lui,
c'etait Moserwald!

Il me fit monter pres de lui et donna l'ordre de continuer, car c'est
chez nous qu'il venait. Le trajet etait si court, que nous echangeames a
la hate les explications les plus pressees. Il avait recu ma lettre,
avec celle que je lui envoyais pour Henri, a deux mois de date, par
suite d'un accident arrive a son secretaire, qui, blesse et gravement
malade, avait oublie de la lui remettre. Aussitot que cet excellent
Moserwald avait connu ma situation, il avait jete au feu ma demande
d'argent a Obernay, il avait pris la poste, il accourait; argent, aide,
affection, il m'apportait tout ce qui pouvait sauver Alida ou prolonger
sa vie.

Je ne voulus pas qu'il la vit sans que j'eusse pris le temps de la
prevenir d'une rencontre amenee, a mon dire, par le hasard. On craint
toujours d'eclairer les malades sur l'inquietude dont ils sont l'objet.
Je craignais aussi que le feroce prejuge d'Alida contre les juifs ne lui
fit accueillir froidement cet ami si sur et si devoue.

Elle sourit de son sourire etrange, et ne fut pas dupe du motif qui
amenait Moserwald a Palerme; mais elle le recut avec grace, et je vis
bientot que la distraction de voir un nouveau visage et le plaisir
d'entendre parler de sa famille lui faisaient quelque bien. Quand je pus
etre seul avec Nephtali, je lui demandai son impression sur l'etat ou il
la trouvait.

--Elle est perdue! me repondit-il; ne vous faites pas d'illusion. Il ne
s'agit plus que d'adoucir sa fin.

Je me jetai dans ses bras et je pleurai amerement: il y avait si
longtemps que je me contenais!

--Ecoutez, reprit-il quand il eut essuye ses propres larmes, il faut, je
pense, avant tout, qu'elle ne voie pas son mari.

--Son mari? ou donc est-il?

--A Naples, il la cherche. Quoiqu'un qui vous a apercus quittant Alger
lui a dit que sa femme semblait mourante, et qu'on avait ete force de la
porter pour la conduire au rivage. Il etait alors a Rome, s'inquietant
d'elle et s'informant dans tous les couvents, car sa soeur ainee lui
avait laisse croire qu'elle n'etait pas avec vous et qu'elle s'etait
mise reellement en retraite.

--Mais vous avez donc vu Valvedre a Naples? vous lui avez donc parle?

--Oui; il m'a ete impossible de l'eviter. J'ai garde votre secret malgre
ses douces prieres et ses froides menaces. J'ai reussi ou j'ai cru avoir
reussi a lui echapper: il n'a pu me suivre; mais il est tres-tenace et
tres-fin, et, malheureusement, je suis tres-connu. Il s'informera, il
decouvrira aisement quelle direction j'ai prise. Il a certainement
devine que j'allais vous rejoindre. Je ne serais pas etonne de le voir
arriver ici peu de jours apres moi. Ne vous y trompez plus, il l'aime
encore, cette pauvre femme; il est encore jaloux... Malgre son air
tranquille, j'ai vu clair en lui. Il faut vous cacher, j'entends cacher
Alida plus loin de la ville, ou dans le port, sur quelque navire. J'en
ai la plus d'un a ma discretion. J'ai beaucoup d'amis, c'est-a-dire
beaucoup d'obliges partout.

--Eh bien, non, mon cher Nephtali, repondis-je; ce n'est pas la ce qu'il
faut faire, c'est tout le contraire: il faut que vous guettiez l'arrivee
de Valvedre, et que vous me fassiez avertir des qu'il abordera a
Palerme, afin que j'aille au-devant de lui.

--Ah! vous voulez encore vous battre? Vous ne trouvez pas que la pauvre
femme ait assez souffert?

--Je ne veux pas me battre, je veux conduire Valvedre aupres de sa
femme; lui seul peut la sauver.

--Comment? qu'est-ce a dire? elle le regrette donc? elle a donc a se
plaindre de vous?

--Elle n'a pas a se plaindre de moi, Dieu merci! mais elle regrette sa
famille, voila ce qui est certain. Valvedre sera genereux, je le
connais. Jaloux ou non, il consolera, il fortifiera la pauvre ame
navree!

Moserwald retourna a Palerme et mit en observation sur le port les plus
affides de ses gens; puis il revint occuper mon petit logement afin
d'etre a portee de nous servir a toute heure. Il fut admirable de bonte,
de douceur et de prevenances. Je dois le dire et ne jamais l'oublier.

Alida voulut le revoir et le remercier de son amitie pour moi. Elle ne
voulut pas avoir l'air un seul instant de soupconner qu'il eut ete ou
qu'il fut encore amoureux d'elle; mais, chose etrange et qui peint bien
cette femme puerile et charmante, elle eut avec lui un acces de
coquetterie au bord de la tombe. Elle se fit peindre les sourcils et les
joues par Bianca, et, couchee sur sa chaise longue, tout enveloppee de
fins tissus d'Alger, elle trona encore une fois dans la langueur de sa
beaute expirante.

Cela etait cruel sans doute, car, si elle ne rallumait plus les desirs
de l'amour, elle s'emparait encore de l'imagination, et je vis Moserwald
frappe d'une douloureuse extase; mais Alida ne songeait point a cela:
elle suivait machinalement l'habitude de sa vie. Elle fut coquette
d'esprit autant que de visage. Elle encouragea notre hote a lui raconter
les bruits de Geneve, et, pleurant lorsqu'elle revenait a parler de ses
enfants, elle eut des acces de rire nerveux quand, avec sa bonhomie
railleuse, Moserwald lui retraca les ridicules de certains personnages
de son ancien milieu.

En la voyant ainsi, Moserwald reprit de l'esperance.

--La distraction lui est bonne, me disait-il au bout de deux jours: elle
se mourait d'ennui. Vous vous etes imagine qu'une femme du monde,
habituee a sa petite cour, pouvait s'epanouir dans le tete-a-tete, et
vous voyez qu'elle s'y est fletrie comme une fleur privee d'air et de
soleil. Vous etes trop romanesque, mon enfant, je ne puis assez vous le
repeter. Ah! si c'etait moi qu'elle eut voulu suivre! je l'aurais
promenee de fete en fete, je lui aurais fait un milieu nouveau. Avec de
l'argent, on fait tout ce qu'on veut! Elle a des gouts aristocratiques:
l'hotel du juif serait devenu si luxueux et si agreable, que les plus
gros bonnets y fussent venus saluer la beaute reine des coeurs et la
richesse reine du monde! Et vous, vous n'avez pas voulu comprendre; vos
fiertes, vos cas de conscience, ont fait de votre interieur une prison
cellulaire! Vous n'avez pas pu y travailler, et elle n'a pas pu y vivre.
Et que vous fallait-il pour qu'elle fut enivree, pour qu'elle n'eut pas
le temps de se repentir et de regretter sa famille? De l'argent, rien
que de l'argent! Or, son mari lui en offrait, a elle, et vous, vous en
aviez, puisque j'en ai!

--Ah! Moserwald, lui repondis-je, vous me faites bien du mal en pure
perte! Je ne pouvais pas agir comme vous pensez, et, quand je l'aurais
pu, ne voyez-vous pas qu'il est trop tard?

--Non, peut-etre que non! Qui sait? je lui apporte peut-etre la vie,
moi, le gros juif si prosaique! Avant-hier, je l'ai cru au moment
d'expirer sous mes yeux; aujourd'hui, elle m'apparait comme ressuscitee.
Qu'elle se soutienne encore ainsi quelques jours, et nous l'emmenons,
nous l'entourons de douceurs et d'amusements. J'y depenserai des
millions s'il le faut, mais nous la sauverons!

En ce moment, Bianca vint m'appeler en criant que sa maitresse etait
morte. Nous nous precipitames dans sa chambre. Elle respirait, mais elle
etait livide, immobile et sans connaissance.

J'avais pour elle le meilleur medecin du pays. Il l'avait abandonnee en
ce sens qu'il n'ordonnait plus que des choses insignifiantes; mais il
venait la voir tous les jours, et il arriva au moment ou je l'envoyais
chercher.

--Est-ce la fin? lui dit tout bas Moserwald.

--Eh! qui sait? repondit-il en levant les epaules avec chagrin.

--Quoi! m'ecriai-je, vous ne pouvez pas la ranimer? Elle va mourir
ainsi, sans nous voir, sans nous reconnaitre, sans recevoir nos adieux?

--Parlez bas, reprit-il, elle vous entend peut-etre. Il y a la, je
crois, un etat cataleptique.

--Mon Dieu! s'ecria la Bianca en palissant et en nous montrant le fond
de la galerie, dont les portes etaient grandes ouvertes pour laisser
circuler l'air dans l'appartement; voyez donc _celui_ qui vient la!...

Celui qui venait comme l'ange de la mort, c'etait Valvedre!

Il entra sans paraitre voir aucun de nous, alla droit a sa femme, lui
prit la main et la regarda attentivement pendant quelques secondes; puis
il l'appela par son nom, et elle ouvrit les levres pour lui repondre,
mais sans que la voix put sortir.

Il se fit encore quelques instants d'un horrible silence, et Valvedre
dit de nouveau en se penchant vers elle, et avec un accent de douceur
infinie:

--Alida!

Elle s'agita et se leva comme un spectre, retomba, ouvrit les yeux, fit
un cri dechirant, et jeta ses deux bras au cou de Valvedre.

Quelques instants encore, et elle retrouva la parole et le regard; mais
ce qu'elle disait, je ne l'entendis pas. J'etais cloue a ma place,
foudroye par un conflit d'emotions inexprimables. Valvedre ne semblait,
m'a-t-on dit, faire aucune attention a moi. Moserwald me prit
vigoureusement le bras et m'entraina hors de la chambre.

J'y fus en proie a un veritable egarement. Je ne savais plus ou j'etais,
ni ce qui venait de se passer. Le medecin vint me secourir a mon tour,
et je l'aidai de tout l'effort de ma volonte, car je me sentais devenir
fou, et je voulais etre de force a accomplir jusqu'au bout mon affreuse
destinee. Revenu a moi, j'appris qu'Alida etait calme, et pouvait vivre
encore quelques jours ou quelques heures. Son mari etait seul avec elle.

Le medecin se retira, disant que le nouveau venu paraissait en savoir
autant que lui pour les soins a donner en pareille circonstance. Bianca
ecoutait a travers la porte. J'eus un acces d'humeur contre elle, et je
la poussai brusquement dehors. Je ne voulais pas me permettre d'entendre
ce que Valvedre disait a sa femme en ce moment supreme; la curiosite de
cette fille, quelque bien intentionnee qu'elle fut, me paraissait etre
une profanation.

Reste seul avec Moservald dans le salon qui touchait a la chambre
d'Alida, je demeurai morne et comme frappe d'une religieuse terreur.
Nous devions nous tenir la, tout prets a secourir au besoin. Moserwald
voulait ecouter, comme avait fait Bianca, et je savais qu'on pouvait
entendre en approchant de la porte. Je le gardai d'autorite aupres de
moi a l'autre bout du salon. La voix de Valvedre nous arrivait douce et
rassurante, mais sans qu'aucune parole distincte en put confirmer pour
nous les inflexions. La sueur me coulait du front, tant j'avais de peine
a subir cette inaction, cette incertitude, cette soumission passive en
face de la crise supreme.

Tout a coup, la porte s'ouvrit doucement, et Valvedre vint a nous. Il
salua Moserwald et lui demanda pardon de le laisser seul, en le priant
de ne pas s'eloigner; puis il s'adressa a moi pour me dire que madame de
Valvedre desirait me voir. Il avait la politesse et la gravite d'un
homme qui fait les honneurs de sa propre maison au milieu d'un malheur
domestique.

Il rentra chez Alida avec moi, et, comme s'il m'eut presente a elle:

--Voici votre ami, lui dit-il, l'ami devoue a qui vous voulez temoigner
votre gratitude. Tout ce que vous m'avez dit de ses soins et de son
affection absolue justifie votre desir de lui serrer la main, et je ne
suis pas venu ici pour l'eloigner de vous dans un moment ou toutes les
personnes qui vous sont attachees veulent et doivent vous le prouver.
C'est une consolation pour vos souffrances, et vous savez que je vous
apporte tout ce que mon coeur vous doit de tendresse et de sollicitude.
Ne craignez donc rien, et, si vous avez quelques ordres a donner qui
vous semblent devoir etre mieux executes par d'autres que moi, je vais
me retirer.

--Non, non, repondit Alida en le retenant d'une main pendant qu'elle
s'attachait a moi de l'autre; ne me quittez pas encore!... Je voudrais
mourir entre vous deux, lui qui a tout fait pour sauver ma vie, vous qui
etes venu pour sauver mon ame!

Puis, se soulevant sur nos bras et nous regardant tour a tour avec une
expression de terreur desesperee, elle ajouta:

--Vous etes ainsi devant moi pour que je meure en paix; mais a peine
serai-je sous le suaire, que vous vous vous battrez!

--Non! repondis-je avec force, cela ne sera pas, je le jure!

--Je vous entends, monsieur, dit Valvedre, et je connais vos intentions.
Vous m'offrirez votre vie, et vous ne la defendrez pas. Vous voyez bien,
ajouta-t-il en s'adressant a sa femme, que nous ne pouvons pas nous
battre. Rassurez-vous, _ma fille_, je ne ferai jamais rien de lache. Je
vous ai donne ma parole, ici, tout a l'heure, de ne pas me venger de
celui qui s'est devoue a vous corps et ame dans ces ameres epreuves, et
je n'ai pas deux paroles.

--Je suis tranquille, repondit Alida en portant a ses levres la main de
son mari. Oh! mon Dieu! vous m'avez donc pardonne!... Il n'y a que mes
enfants... mes enfants que j'ai negliges..., abandonnes..., mal aimes
pendant que j'etais avec eux..., et qui ne recevront pas mon dernier
baiser... Chers enfants! pauvre Paul! Ah! Valvedre, n'est-ce pas que
c'est une grande expiation et qu'a cause de cela tout me sera pardonne?
Si vous saviez comme je les ai adores, pleures! comme mon pauvre coeur
inconsequent s'est dechire dans l'absence! comme j'ai compris que le
sacrifice etait au-dessus de mes forces, et comme Paul, celui qui me
rendait triste, qui me faisait peur, que je n'osais pas embrasser, m'est
apparu beau et bon et a jamais regrettable dans mes heures d'agonie! Il
le sait, lui, Francis, que je ne faisais plus de difference entre eux,
et que j'aurais ete une bonne mere, si... Mais je ne les reverrai
pas!... Il faut rester ici sous cette terre etrangere, sous ce cruel
soleil qui devait me guerir, et qui rit toujours pendant qu'on meurt!...

--Ma chere fille, reprit Valvedre, vous m'avez promis de ne penser a la
mort que comme a une chose dont l'accomplissement est aussi eventuel
pour vous que pour nous tous. L'heure de ce passage est toujours
inconnue, et celui qui croit la sentir arriver peut en etre plus eloigne
que celui qui n'y songe point. La mort est partout et toujours, comme la
vie. Elles se donnent la main et travaillent ensemble pour les desseins
de Dieu. Vous aviez l'air de me croire tout a l'heure, quand je vous
disais que tout est bien, par la raison que tout renait et recommence.
Ne me croyez-vous plus? La vie est une aspiration a monter, et cet
eternel effort vers l'etat le meilleur, le plus epure et le plus divin,
conduit toujours a un jour de sommeil qu'on appelle mort, et qui est une
regeneration en Dieu.

--Oui, j'ai compris, repondit Alida... Oui, j'ai apercu Dieu et
l'eternite a travers tes paroles mysterieuses!... Ah! Francis, si vous
l'aviez entendu tout a l'heure, et si je l'avais ecoute plus tot,
moi!... Quel calme il a fait descendre, quelle confiance il sait donner!
_Confiance_, oui, voila ce qu'il disait,_ avoir foi_ dans sa propre
confiance!_... Dieu est le grand asile, rien ne peut etre danger, apres
la vie, pour l'ame qui se fie et s'abandonne; rien ne peut etre
chatiment et degradation pour celle qui comprend le bien et se desabuse
du mal!... Oui, je suis tranquille!... Valvedre, tu m'as guerie!

Elle ne parla plus, elle s'assoupit. Une molle sueur, de plus en plus
froide, mouilla ses mains et son visage. Elle vecut ainsi, sans voix et
presque sans souffle, jusqu'au lendemain. Un pale et triste sourire
effleurait ses levres quand nous lui parlions. Tendre et brisee, elle
essayait de nous faire comprendre qu'elle etait heureuse de nous voir.
Elle appela Moserwald du regard, et du regard lui designa sa main pour
qu'il la pressat dans la sienne.

Le soleil se levait magnifique sur la mer. Valvedre ouvrit les rideaux
et le montra a sa femme. Elle sourit encore, comme pour lui dire que
cela etait beau.

--Vous vous trouvez bien, n'est-ce pas? lui dit-il.

Elle fit signe que oui.

--Tranquille, guerie?

Oui encore, avec la tete.

--Heureuse, soulagee? Vous respirez bien?

Elle souleva sa poitrine sans effort, comme allegee delicieusement du
poids de l'agonie.

C'etait le dernier soupir. Valvedre, qui l'avait senti approcher, et
qui, par son air de conviction et de joie, en avait ecarte la terrible
prevision, deposa un long baiser sur le front, puis sur la main droite
de la morte. Il reprit a son doigt l'anneau nuptial qu'elle avait cesse
longtemps de porter, mais qu'elle avait remis la veille; puis il sortit,
il tira derriere lui les verrous du salon, et nous cacha le spectacle de
sa douleur.

Je ne le revis plus. Il parla avec Moserwald, qui se chargea de remplir
ses intentions. Il le priait de faire embaumer et transporter le corps
de sa femme a Valvedre. Il me demandait pardon de ne pas me dire adieu.
Il s'eloigna aussitot, sans qu'on put savoir quelle route de terre ou de
mer il avait prise. Sans doute, il alla demander aux grands spectacles
de la nature la force de supporter le coup qui venait de dechirer son
coeur.

J'eus l'atroce courage d'aider Moserwald a remplir la tache funebre qui
nous etait imposee: cruelle amertume infligee par une ame forte a une
ame brisee! Valvedre me laissait le cadavre de sa femme apres m'avoir
repris son coeur et sa foi au dernier moment.

J'accompagnai le depot sacre jusqu'a Valvedre. Je voulus revoir cette
maison vide a jamais pour moi, ce jardin toujours riant et magnifique
devant le silence de la mort, ces ombrages solennels et ce lac argente
qui me rappelaient des pensees si ardentes et des reves si funestes. Je
revis tout cela la nuit, ne voulant etre remarque de personne, sentant
que je n'avais pas le droit de m'agenouiller sur la tombe de celle que
je n'avais pu sauver.

Je pris la conge de Moserwald, qui voulait me garder avec lui, me faire
voyager, me distraire, m'enrichir, me marier, que sais-je?

Je n'avais plus le coeur a rien, mais j'avais une dette d'honneur a
payer. Je devais plus de vingt mille francs que je n'avais pas, et c'est
a Moserwald precisement que je les devais. Je me gardai bien de lui en
parler; il se fut reellement offense de ma preoccupation, ou il m'eut
trouve les moyens de m'acquitter en se trichant lui-meme. Je devais
songer a gagner par mon travail cette somme, minime pour lui, mais
immense pour moi qui n'avais pas d'etat, et lourde sur ma conscience,
sur ma fierte, comme une montagne.

J'etais tellement ecrase moralement, que je n'entrevoyais aucun travail
d'imagination dont je fusse capable. Je sentais, d'ailleurs, qu'il
fallait, pour me rehabiliter, une vie rude, cachee, austere; les
rivalites comme les hasards de la vie litteraire n'etaient plus des
emotions en rapport avec la pesanteur de mon chagrin. J'avais commis une
faute immense en jetant dans le desespoir et dans la mort une pauvre
creature faible et romanesque, que j'etais trop romanesque et trop
faible moi-meme pour savoir guerir. Je lui avais fait briser les liens
de la famille, qu'elle ne respectait pas assez, il est vrai, mais
auxquels, sans moi, elle ne se serait peut-etre jamais ouvertement
soustraite. Je l'avais aimee beaucoup, il est vrai, durant son martyre,
et je ne m'etais pas volontairement trouve au-dessous de la terrible
epreuve; mais je ne pouvais pas oublier que, le jour ou je l'avais
enlevee, j'avais obei a l'orgueil et a la vengeance plus qu'a l'amour.
Ce retour sur moi-meme consternait mon ame. Je n'etais plus orgueilleux,
helas! mais de quel prix j'avais paye ma guerison!

Avant de quitter le voisinage de Valvedre, j'ecrivis a Obernay. Je lui
ouvris les replis les plus caches de ma douleur et de mon repentir. Je
lui racontai tous les details de cette cruelle histoire. Je m'accusai
sans me menager. Je lui fis part de mes projets d'expiation. Je voulais
reconquerir, un jour, son amitie perdue.

Je mis trente heures a ecrire cette lettre; les larmes m'etouffaient a
chaque instant. Moserwald, me croyant parti, avait repris la route de
Geneve.

Quand j'eus reussi a completer et mon recit et ma pensee, je sortis pour
prendre l'air, et insensiblement, machinalement, mes pas me porterent
vers le rocher ou, l'annee precedente, j'avais dejeune avec Alida,
active, resolue, levee avec le jour, et arrivee la sur un cheval fier et
bondissant. Je voulus savourer l'horreur de ma souffrance. Je me
retournai pour regarder encore la villa. J'avais marche deux heures par
un chemin rapide et fatigant; mais, en realite, j'etais encore si pres
de Valvedre que je distinguais les moindres details. Que je m'etais
senti fier et heureux a cette place! quel avenir d'amour et de gloire
j'y avais reve!

--Ah! miserable poete, pensai-je, tu ne chanteras plus ni la joie, ni
l'amour, ni la douleur! tu n'auras pas de rimes pour cette catastrophe
de ta vie! Non, Dieu merci, tu n'es pas encore desseche a ce point. La
honte tuera ta pauvre muse: elle a perdu le droit de vivre!

Un son lointain de cloches me fit tressaillir: c'etait le glas des
funerailles. Je montai sur la pointe la plus avancee du rocher, et je
distinguai, spectacle navrant, une ligne noire qui se dirigeait vers le
chateau. C'etaient les derniers honneurs rendus par les villageois des
environs a la pauvre Alida; on la descendait dans la tombe, sous les
ombrages de son parc. Quelques voitures annoncaient la presence des amis
qui plaignaient son sort sans le connaitre, car notre secret avait ete
scrupuleusement garde. On la croyait morte dans un couvent d'Italie.

J'essayai pendant quelques instants de douter de ce que je voyais et
entendais. Le chant des pretres, les sanglots des serviteurs et meme, il
me sembla, des cris d'enfants montaient jusqu'a moi. Etait-ce une
illusion? Elle etait horrible, et je ne pouvais m'y soustraire. Cela
dura deux heures! Chaque coup de cette cloche tombait sur ma poitrine et
la brisait. A la fin, j'etais insensible, j'etais evanoui. Je venais de
sentir Alida mourir une seconde fois.

Je ne revins a moi qu'aux approches de la nuit. Je me trainai a la
Rocca, ou mes vieux hotes n'etaient plus qu'un. La femme etait morte. Le
mari m'ouvrit ma chambre sans s'occuper autrement de moi. Il revenait de
l'enterrement de _la dame_, et, veuf depuis quelques semaines, il avait
senti se rouvrir devant ces funerailles la blessure de son propre coeur.
Il etait aneanti.

Je delirai toute la nuit. Au matin, ne sachant ou j'etais, j'essayai de
me lever. Je crus avoir une nouvelle vision apres toutes celles qui
venaient de m'assieger. Obernay etait assis pres de la table d'ou je lui
avais ecrit la veille; il lisait ma lettre. Sa figure assombrie
temoignait d'une profonde pitie.

Il se retourna, vint a moi, me fit recoucher, m'ordonna de me taire, fit
appeler un medecin, et me soigna pendant plusieurs jours avec une bonte
extreme. Je fus tres-mal, sans avoir conscience de rien. J'etais epuise
par une annee d'agitations devorantes et par les atroces douleurs des
derniers mois, douleurs sans epanchement, sans relache et sans espoir.

Quand je fus hors de danger et qu'il me fut permis de parler et de
comprendre, Obernay m'apprit que, prevenu par une lettre de Valvedre, il
etait venu avec sa femme, sa belle-soeur et les deux enfants d'Alida
assister aux funerailles. Toute la famille etait repartie; lui seul
etait reste, devinant que je devais etre la, me cherchant partout, et me
decouvrant enfin aux prises avec une maladie des plus graves.

--J'ai lu ta lettre, ajouta-t-il. Je suis aussi content de toi que je
peux l'etre apres ce qui s'est passe. Il faut perseverer et reconquerir,
non pas mon amitie, que tu n'as jamais perdue, mais l'estime de
toi-meme. Tiens, voila de quoi t'encourager.

Il me montra un fragment de lettre de Valvedre.

"Aie l'oeil sur ce jeune homme, disait-il; sache ce qu'il devient, et
mefie-toi du premier desespoir. Lui aussi a recu la foudre! Il l'avait
attiree sur sa tete; mais, aneanti comme le voila, il a droit a ta
sollicitude. Il est le plus malheureux de tous, ne l'oublie pas, car il
ne se fait plus d'illusions sur l'oeuvre maudite qu'il a accomplie!

"Aux grandes fautes les grands secours avant tout, mon cher enfant! Ton
jeune ami n'est pas un etre lache ni pervers, tant s'en faut, et je n'ai
pas a rougir pour _elle_ du dernier choix qu'elle avait fait. Je suis
certain qu'il l'eut epousee si j'eusse consenti au divorce, et j'y eusse
consenti si elle eut longtemps insiste. Il faut donc remettre ce jeune
homme dans le droit chemin. Nous devons cela a la memoire de celle qui
voulait, qui eut pu porter son nom.

"S'il demandait, un jour, a voir les enfants, ne t'y oppose pas. Il
sentira profondement devant les orphelins son devoir d'homme et
l'aiguillon salutaire du remords.

"Enfin, sauve-le; que je ne le revoie jamais, mais qu'il soit sauve!
Moi, je le suis depuis longtemps, et ce n'est pas de moi, de mon plus ou
de mon moins de tristesse que tu dois t'occuper. S'oublier soi-meme,
voila la grande question quand on n'est pas plus fort que son mal!"




X


Sept ans me separaient deja de cette terrible epoque de ma vie quand je
revis Obernay. J'etais dans l'industrie. Employe par une compagnie, je
surveillais d'importants travaux metallurgiques. J'avais appris mon etat
en commencant par le plus dur, l'etat manuel. Henri me trouva pres de
Lyon, au milieu des ouvriers, noirci, comme eux, par les emanations de
l'antre du travail. Il eut quelque peine a me reconnaitre; mais je
sentis a son etreinte que son coeur d'autrefois m'etait rendu. Lui
n'etait pas change. Il avait toujours ses fortes epaules, sa ceinture
degagee, son teint frais et son oeil limpide.

--Mon ami, me dit-il quand nous fumes seuls, tu sauras que c'est le
hasard d'une excursion qui m'amene vers toi. Je voyage en famille depuis
un mois, et maintenant je retourne a Geneve; mais, sans la circonstance
du voyage, je t'aurais rejoint, n'importe ou, un peu plus tard, a
l'automne. Je savais que tu etais au bout de ton expiation, et il me
tardait de t'embrasser. J'ai recu ta derniere lettre, qui m'a fait grand
bien; mais je n'avais pas besoin de cela pour savoir tout ce qui te
concerne. Je ne t'ai pas perdu de vue depuis sept ans. Tu n'as voulu
recevoir de moi aucun service de fait; tu m'as demande seulement de
t'ecrire quelquefois avec amitie, sans te parler du passe. J'ai cru
d'abord que c'etait encore de l'orgueil, que tu ne voulais meme pas
d'assistance morale, craignant surtout de vivre sous l'influence
indirecte, sous la protection cachee de Valvedre. A present, je te rends
pleine justice. Tu as et tu auras toujours beaucoup d'orgueil, mais ton
caractere s'est eleve a la hauteur de la fierte, et je ne me permettrai
plus jamais d'en sourire. Ni moi ni personne ne te traitera plus
d'enfant. Sois tranquille, tu as su faire respecter tes malheurs.

--Mon cher Henri, tu exageres! lui repondis-je. J'ai fait bien
strictement mon devoir. J'ai obei a ma nature, peut-etre un peu ingrate,
en me derobant a la pitie. J'ai voulu me punir tout seul et de mes
propres mains en m'assujettissant a des etudes qui m'etaient
antipathiques, a des travaux ou l'imagination me semblait condamnee a
s'eteindre. J'ai ete plus heureux que je ne le meritais, car
l'acquisition d'un savoir quelconque porte avec elle sa recompense, et,
au lieu de s'abrutir dans l'etude ou l'on se sent le plus reveche, on
s'y assouplit, on s'y transforme, et la passion, qui ne meurt jamais en
nous, se porte vers les objets de nos recherches. Je comprends a present
pourquoi certaines personnes--et pourquoi ne nommerais-je pas M. de
Valvedre?--ont pu ne pas devenir materialistes en etudiant les secrets
de la matiere. Et puis je me suis rappele souvent ce que souvent tu me
disais autrefois. Tu me trouvais trop ardent pour etre un ecrivain
litteraire; tu me disais que je ferais de la poesie folle, de l'histoire
fantastique ou de la critique emportee, partiale, nuisible par
consequent. Oh! je n'ai rien oublie, tu vois. Tu disais que les
organisations tres-vivaces ont souvent en elles une fatalite qui les
entraine a l'exuberance, et qui hate ainsi leur destruction prematuree;
qu'un bon conseil a suivre serait celui qui me detournerait de ma propre
excitation pour me jeter dans une sphere d'occupations serieuses et
calmantes; que les artistes meurent souvent ou s'etiolent par l'effet
des emotions exclusivement cherchees et developpees; que les spectacles,
les drames, les operas, les poemes et les romans etaient, pour les
sensibilites trop aiguisees, comme une huile sur l'incendie; enfin que,
pour etre un artiste ou un poete durable et sain, il fallait souvent
retremper la logique, la raison et la volonte dans des etudes d'un ordre
severe, meme s'astreindre aux commencements arides des choses. J'ai
suivi ton conseil sans m'apercevoir que je le suivais, et, quand j'ai
commence a en recueillir le fruit, j'ai trouve que tu ne m'avais pas
assez dit combien ces etudes sont belles et attrayantes. Elles le sont
tellement, mon ami, que j'ai pris les arts d'imagination en pitie
pendant quelque temps... ferveur de novice que tu m'aurais pardonnee;
mais, aujourd'hui, tout en jouissant en artiste des rayons que la
science projette sur moi, je sens que je ne me detacherai plus d'une
branche de connaissances qui m'a rendu la faculte de raisonner et de
reflechir: bienfait inappreciable, qui m'a preserve egalement de l'abus
et du degout de la vie! A present, mon ami, tu sais que j'approche du
terme de ma captivite...

--Oui, reprit-il, je sais qu'avec des appointements qui ont ete
longtemps bien minimes, tu as reussi a t'acquitter peu a peu avec
Moserwald, lequel declare avec raison que c'est un tour de force, et que
tu as du t'imposer, pendant les premieres annees surtout, les plus dures
privations. Je sais que tu as perdu ta mere, que tu as tout quitte pour
elle, que tu l'as soignee avec un devouement sans egal, et que, voyant
ton pere tres-age, tres-use et tres-pauvre, tu t'es senti bien heureux
de pouvoir doubler pour lui, par un placement en viager, a son insu, la
petite somme qu'il te reservait, et qu'il t'avait confiee pour la faire
valoir. Je sais aussi que tu as eu des moeurs austeres, et que tu as su
te faire apprecier pour ton savoir, ton intelligence et ton activite au
point de pouvoir pretendre maintenant a une tres-honorable et
tres-heureuse existence. Enfin, mon ami, en approchant d'ici, j'ai su et
j'ai vu que tu etais aime a l'adoration par les ouvriers que tu
diriges,... qu'on te craignait un peu,... il n'y a pas de mal a cela,
mais que tu etais un ami et un frere pour ceux qui souffrent. Le pays
est en ce moment plein de louanges sur une action recente...

--Louanges exagerees; j'ai eu le bonheur d'arracher a la mort une pauvre
famille.

--Au peril de ta vie, peril des plus imminents! On t'a cru perdu.

--Aurais-tu hesite a ma place?

--Je ne crois pas! Aussi je ne te fais pas de compliments; je constate
que tu suis sans defaillance la ligne de tes devoirs. Allons, c'est
bien; embrasse-moi, on m'attend.

--Quoi! je ne verrai pas ta femme et tes enfants, que je ne connais pas?

--Ma femme et mes enfants ne sont pas la. Les marmots ne quittent pas si
longtemps l'ecole du grand-pere, et leur mere ne les quitte pas d'une
heure.

--Tu me disais etre en famille.

--C'etait une maniere de dire. Des parents, des amis... Mais je ne te
fais pas de longs adieux. Je reconduis mon monde a Geneve, et, dans six
semaines, je reviens te chercher.

--Me chercher?

--Oui. Tu seras libre?

--Libre? Mais non, je ne le serai jamais.

--Tu ne seras jamais libre de ne rien faire; mais tu seras libre de
travailler ou tu voudras. Ton engagement avec ta compagnie finit a cette
epoque; je viendrai alors te soumettre un projet qui te sourira
peut-etre, et qui, en te creant de grandes occupations selon tes gouts
actuels, te rapprochera de moi et de ma famille.

--Me rapprocher de vous autres? Ah! mon ami, vous etes trop heureux pour
moi! Je n'ai jamais envisage la possibilite de ce rapprochement qui me
rappellerait a toute heure un passe affreux pour moi; cette ville, cette
maison!...

--Tu n'habiteras pas la ville, et cette maison, tu ne la reverras plus.
Nous l'avons vendue, elle est demolie. Mes vieux parents ont regrette
leurs habitudes, mais ils ne regrettent plus rien aujourd'hui. Ils
demeurent chez moi, en pleine campagne, dans un site magnifique, au bord
du Leman. Nous ne sommes plus entasses dans un local devenu trop etroit
pour l'augmentation de la famille. Mon pere ne s'occupe plus que de nos
enfants et de quelques eleves de choix qui viennent pieusement chercher
ses lecons. Moi, je lui ai succede dans sa chaire. Tu vois en moi un
grave professeur es sciences que la botanique ne possede plus
exclusivement. Allons, allons, tu as assez vecu seul! Il faut quitter la
Thebaide; tu manques a mon bonheur complet, je t'en avertis.

--Tout cela est fait pour me tenter, mon ami; mais tu oublies que j'ai
un vieux pere infirme, qui vit encore plus seul et plus triste que moi.
Tout l'effort de ma liberte reconquise doit tendre a me rapprocher de
lui.

--Je n'oublie rien, mais je dis que tout peut s'arranger. Ne m'ote pas
l'esperance et laisse-moi faire.

Il me quitta en m'embrassant avec tant d'effusion, que la source des
douces larmes, depuis longtemps tarie, se rouvrit en moi. Je retournai
au travail, et, quelques heures apres, je vis, dans un de mes ateliers,
un jeune garcon, un enfant de quatorze ou quinze ans, de mine resolue et
intelligente, qui avait l'air de chercher quelqu'un, et dont je
m'approchai pour savoir ce qu'il voulait.

--Rien, me repondit-il avec assurance; je regarde.

--Mais savez-vous, mon beau petit bourgeois, lui dit en raillant un
vieil ouvrier, qu'il n'est pas permis de regarder comme ca ce qu'on ne
comprend pas?

--Et, si je comprends, reprit l'enfant, qu'avez-vous a dire?

--Et qu'est-ce que vous comprenez? lui demandai-je en souriant de son
aplomb. Racontez-nous cela.

Il me repondit par une demonstration chimico-physico-metallurgique si
bien recitee et si bien redigee, que le vieil ouvrier laissa tomber ses
bras contre son corps et resta comme une statue.

--Dans quel manuel avez-vous appris cela? demandai-je au petit,--car il
etait petit, fort et laid, mais d'une de ces laideurs singulieres et
charmantes qui sont tout a coup sympathiques. Je l'examinais avec une
emotion qui arrivait a me faire trembler. Il avait de tres-beaux yeux,
un peu divergents, et qui lui faisaient deux profils d'expression
differente, l'un bienveillant, l'autre railleur. Le nez, delicatement
decoupe, etait trop long et trop etroit, mais plein d'audace et de
finesse; le teint sombre, la bouche saine, garnie de fortes dents
bizarrement plantees, je ne sais quoi de caressant et de provoquant dans
le sourire, un melange de disgrace et de charme. Je sentis que je
l'aimais, et, si j'eus une terrible commotion de tout mon etre, je ne
fus presque pas surpris quand il me repondit:

--Je n'etudie pas les manuels, je recite la lecon de M. le professeur
Obernay, mon maitre. Le connaissez-vous par hasard, le pere Obernay? Il
n'est pas plus sot qu'un autre, hein?

--Oui, oui, je le connais, c'est un bon maitre! Et vous, etes-vous un
bon eleve, monsieur Paul de Valvedre?

--Tiens! reprit-il sans que son visage montrat aucune surprise, voila
que vous savez mon nom, vous? Comment donc est-ce que vous vous appelez?

--Oh! moi, vous ne me connaissez pas; mais comment etes-vous ici tout
seul?

--Parce que je viens y passer six semaines pour etudier, pour voir
comment on s'y prend et comment les metaux se comportent dans les
experiences en grand. On ne peut pas se faire une idee de cela dans les
laboratoires. Mon professeur a dit: "Puisqu'il mord a cette chose-la, je
voudrais qu'il put voir fonctionner quelque grande usine speciale." Et
son fils Henri lui a repondu: "C'est bien simple. Je vais du cote ou il
y en a, et je l'y conduirai. J'ai par la des amis qui lui montreront
tout avec de bonnes explications; et me voila."

--Et Henri est parti?... Il vous laisse avec moi?

--Avec vous! Ah! vous disiez que je ne vous connaissais pas! Vous etes
Francis! Je vous cherchais, et j'etais presque sur de vous avoir reconnu
tout de suite!

--Reconnu? Depuis...

--Oh! je ne me souvenais guere de vous; mais votre portrait est dans la
chambre d'Henri, et vous n'etes pas bien different!

--Ah! mon portrait est toujours chez vous?

--Toujours! Pourquoi est-ce qu'il n'y serait pas? Mais, a propos, j'ai
une lettre pour vous, je vais vous la donner.

La lettre etait d'Henri.

"Je n'ai pas voulu te dire ce qui m'amenait. J'ai voulu t'en laisser la
surprise. Et puis tu m'aurais peut-etre fait des observations. Il
t'aurait fallu peut-etre une heure pour _te ravoir_ de cette emotion-la,
et je n'ai pas une heure a perdre. J'ai laisse ma femme sur le point de
me donner un quatrieme enfant, et j'ai peur que son zele ne devance mon
retour. Je ne te dis pas d'avoir soin de notre Paolino comme de la
prunelle de tes yeux. Tu l'aimeras, c'est un demon adorable. Dans six
semaines, jour pour jour, tu me le rameneras a Blanville, pres des bords
du Leman."

J'embrassai Paul en fremissant et en pleurant. Il s'etonna de mon
trouble et me regarda avec son air chercheur et penetrant. Je me remis
bien vite et l'emmenai chez moi, ou son petit bagage avait ete depose
par Henri.

J'etais bien agite, mais, en somme, ivre de bonheur d'avoir a soigner et
a servir cet enfant, qui me rappelait sa mere comme une image confuse a
travers un rayon brise. Par moments, c'etait elle dans ses heures si
rares de gaiete confiante. D'autres fois, c'etait elle encore dans sa
reverie profonde; mais, des que l'enfant ouvrait la bouche, c'etait
autre chose: il avait, non pas reve, mais cherche et medite sur un fait.
Il etait aussi positif qu'elle avait ete romanesque, passionne comme
elle, mais pour l'etude, et ardent a la decouverte.

Je le promenai partout. Je le presentai aux ouvriers comme un fils de
l'atelier, et sur l'heure il fut pris en grande tendresse par ces braves
gens. Je le fis manger avec moi. Je le fis coucher dans mon lit. C'etait
mon enfant, mon maitre, mon bien, ma consolation, mon pardon!

Mais il se passa deux jours avant que j'eusse la force de lui parler de
ses parents. Il n'avait presque rien oublie de sa mere. Il se rappelait
surtout avoir vu revenir un cercueil apres un an d'absence. Il etait
retourne tous les ans a Valvedre depuis ce temps, avec son frere et sa
tante Juste; mais il n'y avait jamais revu son pere.

--Mon papa n'aime plus cet endroit-la, disait-il; il n'y va plus du
tout.

--Et ton pere..., lui dis-je avec une timidite pleine d'angoisse, il
sait que tu es avec moi?

--Mon pere? Il est bien loin encore. Il a ete voir l'Himalaya. Tu sais
ou c'est? Mais il est en route pour revenir. Dans deux mois, nous le
reverrons. Ah! quel bonheur! Nous l'aimons tant! Est-ce que tu le
connais, toi, mon pere?

--Oui! vous avez tous raison de l'aimer. Est-ce qu'il est absent
depuis...?

--Depuis dix-huit mois; cette fois-ci, c'est bien long! Les autres
annees, il revenait toujours au printemps. Enfin voila bientot
l'automne! Mais, dis donc, Francis, si nous allions un peu _piocher_, au
lieu de bavarder si longtemps?

"Qu'as-tu fait? ecrivais-je a Henri. Tu m'as confie cet enfant, que
j'adore deja, et son pere n'en sait rien! Et il nous blamera peut-etre,
toi de me l'avoir fait connaitre, moi d'avoir accepte un si grand
bonheur. Il commandera peut-etre a Paul d'oublier jusqu'a mon nom. Et,
dans six semaines, je me separerai de mon tresor pour ne le revoir
jamais!... Avais-je besoin de cette nouvelle blessure?... Mais non,
Valvedre pardonnera a notre imprudence; seulement, il souffrira de voir
que son fils a de l'affection pour moi. Et pourquoi le faire souffrir,
lui qui n'a rien a se reprocher!"

Peu de jours apres, je recevais la reponse d'Henri.

"Ma femme vient de me donner une ravissante petite fille. Je suis le
plus heureux des peres. Ne t'inquiete pas de Valvedre. Ne te souviens-tu
pas qu'aux plus tristes jours du passe, il m'ecrivait: "Laissez-lui
"voir les enfants, s'il le desire. Avant tout, qu'il soit "sauve, qu'il
fasse honneur a la memoire de celle "qui a failli porter son nom!" Tu
vois bien que, sans oser le dire, tu avais besoin de cela, puisque tu es
si heureux d'avoir Paolino! Tu verras l'autre aussi. Tu nous verras
tous. Le temps est le grand guerisseur. Dieu l'a voulu ainsi, lui dont
l'oeuvre eternelle est d'effacer pour reconstruire."

Les six semaines passerent vite.--J'avais pris pour mon eleve une
affection si vive, que j'etais dispose a tout pour ne pas me separer de
lui irrevocablement. Je refusai le renouvellement de mon emploi,
j'acceptai les offres d'Obernay sans les connaitre, a la seule condition
de pouvoir decider mon vieux pere a venir se fixer pres de moi. Ne
devant plus rien a personne, je n'etais pas en peine de l'etablir
convenablement et de lui consacrer mes soins.

Blanville etait un lieu admirable, avec une habitation simple, mais
vaste et riante. Les belles ondes du Leman venaient doucement mourir au
pied des grands chenes du parc. Quand nous approchames, Obernay arrivait
au-devant de nous dans une barque avec Edmond Valvedre, grand, beau et
fort, ramant lui-meme avec _maestria_. Les deux freres s'adoraient et
s'etreignirent avec une ardeur touchante. Obernay m'embrassa en toute
hate et pressa le retour. Je vis bien qu'il me menageait quelque
surprise et qu'il etait impatient de me voir heureux; mais le heros de
la fete fit manquer le coup de theatre qu'on me preparait. Plus
impatient que tous les autres, mon vieux pere goutteux, courant et se
trainant moitie sur sa bequille, moitie sur le bras jeune et solide de
Rosa, vint a ma rencontre sur la greve.

--Oh! mon Dieu, mon Dieu, c'est trop de bonheur! m'ecriai-je. Vous
trouver la, vous!

--C'est-a-dire m'y retrouver definitivement, repondit-il, car je ne m'en
vais plus d'ici, moi! On s'est arrange comme je l'exigeais; je paye ma
petite pension, et je ne regrette pas tant qu'on le croirait mes
brouillards de Belgique. Je ne serai pas fache de mourir en pleine
lumiere au bord des flots bleus. Tout cela, tu comprends? c'est pour te
dire tout de suite que tu restes et que nous ne nous quittons plus!

Paule arriva aussi en courant avec Moserwald, a qui elle reprochait
d'etre moins agile qu'une nourrice portant son poupon. Je vis du premier
coup d'oeil qu'on s'etait intimement lie avec lui et qu'il en etait
fier. L'excellent homme fut bien emu en me voyant. Il m'aimait toujours
et mieux que jamais, car il etait force de m'estimer. Il etait marie, il
avait epouse des millions israelites, une bonne femme vulgaire qu'il
aimait parce qu'elle etait sa femme et qu'elle lui avait donne un
heritier. Il avait fini le roman de sa vie, disait-il, sur une page
trempee de larmes, et la page n'avait jamais seche.

Le pere et la mere d'Obernay n'avaient presque pas vieilli; la securite
du bonheur domestique leur faisait un automne majestueux et pur. Ils
m'accueillirent comme autrefois. Connaissaient-ils mon histoire? Ils ne
me l'ont jamais laisse deviner.

Deux personnes l'ignoraient a coup sur, Adelaide et Rosa. Adelaide etait
toujours admirablement belle, et meme plus belle encore a vingt-cinq ans
qu'a dix-huit; mais elle n'etait plus, sans contestation, la plus belle
des Genevoises: Rosa pouvait, sinon l'emporter, du moins tenir la
balance en equilibre. Ni l'une ni l'autre n'etait mariee; elles etaient
toujours les inseparables d'autrefois, toujours gaies, studieuses, se
taquinant et s'adorant.

Au milieu de l'affectueux accueil de tous, je m'inquietais de celui qui
m'attendait de la part de mademoiselle Juste. Je savais qu'elle
demeurait a Blanville, et ne m'etonnais pas qu'elle ne vint pas a ma
rencontre. Je demandai de ses nouvelles. Henri me repondit qu'elle etait
un peu souffrante et qu'il me conduirait la saluer.

Elle me recut gravement, mais sans antipathie, et, Henri nous ayant
laisses seuls, elle me parla du passe sans amertume.

--Nous avons beaucoup souffert, me dit-elle,--et, quand elle disait
_nous_, elle sous-entendait toujours son frere;--mais nous savons que
vous ne vous etes ni epargne ni etourdi depuis ce temps-la. Nous savons
qu'il faut, je ne dis point oublier, cela n'est pas possible, mais
pardonner. Une grande force est necessaire pour accepter le pardon, plus
grande que pour l'offrir, je sais cela aussi, moi qui ai de l'orgueil!
Donc, je vous estime beaucoup d'avoir le courage d'etre ici. Restez-y.
Attendez mon frere. Affrontez le premier abord, quel qu'il soit, et,
s'il prononce ce mot terrible et sublime: _Je pardonne!_ courbez la tete
et acceptez.--Alors, seulement alors, vous serez absous a mes yeux... et
aux votres, mon cher monsieur Francis!

Valvedre arriva huit jours apres. Il vit ses enfants d'abord, puis sa
soeur ainee et Henri. Sans doute, celui-ci plaida ma cause; mais il ne
me convenait pas d'en attendre le jugement. Je le provoquai. Je me
presentai a Valvedre avant peut-etre qu'il eut pris une resolution a mon
egard. Je lui parlai avec effusion et loyaute, hardiment et humblement,
comme il me convenait de le faire.

Je mis a nu sous ses yeux tout mon coeur, toute ma vie, mes fautes et
mes merites, mes defaillances et mes retours de force.

--Vous avez voulu que je fusse sauve, lui dis-je; vous avez ete si grand
et si vraiment superieur a moi dans votre conduite, que j'ai fini par
comprendre le peu que j'etais. Comprendre cela, c'est deja valoir mieux.
Je l'ai compris chaque jour davantage depuis sept ans que je me chatie
sans menagement. Donc, si je suis sauve, ce n'est pas a ma douleur et a
la bonte tres-grande, il est vrai, des autres que je le dois; cette
bonte ne venait pas encore d'assez haut pour reduire un orgueil comme le
mien. Venant de vous, elle m'a dompte, et c'est a vous que je dois tout.
Eprouvez-moi, connaissez-moi tel que je suis aujourd'hui, et
permettez-moi d'etre l'ami devoue de Paul. Par lui, on m'a amene ici
malgre moi; on y a installe mon pere, sans que j'en fusse averti; on
m'offre un emploi important et interessant dans la partie que j'ai
etudiee et que je crois connaitre. On m'a dit que Paul avait une
vocation determinee pour les sciences auxquelles ce genre de travail se
rattache essentiellement, et que vous approuviez cette vocation. On m'a
dit encore que vous consentiriez peut-etre a ce qu'il fit aupres de moi,
et sous ma direction, son premier apprentissage... Mais cela, on a eu de
la peine a me le faire croire! Ce que je sais, ce que je viens vous
dire, c'est que, si ma presence devait vous eloigner de Blanville, ou
seulement vous en faire franchir le seuil avec moins de plaisir, si le
bien qu'on veut me faire vous semblait trop pres de ma faute, et que, me
jugeant indigne de me consacrer a votre enfant, vous desapprouviez la
confiance que m'accorde Obernay, je me retirerais aussitot, sachant
tres-bien que ma vie entiere vous est subordonnee, et que vous avez sur
moi des droits auxquels je ne puis poser aucune limite.

Valvedre me prit la main, la garda longtemps dans la sienne, et me
repondit enfin:

--Vous avez tout repare, et vous avez tant expie, qu'on vous doit un
grand soulagement. Sachez que madame de Valvedre etait frappee a mort
avant de vous connaitre. Obernay vient de me reveler ce que j'ignorais,
ce qu'il ignorait lui-meme, et ce qu'un homme de la science, un homme
serieux, lui a appris dernierement. Vous ne l'avez donc pas tuee...
C'est peut-etre moi! Peut-etre aussi l'eusse-je fait vivre plus
longtemps, si elle ne se fut pas detachee de moi. Ce mystere de notre
action sur la destinee, personne ne peut le sonder. Soumettons-nous au
fait accompli et ne parlons pas du reste. Vous voila. On vous aime, et
vous pouvez encore etre heureux; il est de votre devoir de chercher a
l'etre. Les malheureux volontaires ne sont pas longtemps utiles. Dieu
les abandonne; il veut que la vie soit une floraison et une
fructification. Mariez-vous. Je sais qu'Obernay, dans le secret de sa
pensee, vous destine une de ses soeurs; laquelle, je n'en sais rien, je
ne le lui ai pas demande. Je sais que ces enfants n'ont aucune notion de
son projet. Cette famille-la est trop religieuse pour qu'il s'y commette
des imprudences ou seulement des legeretes. Henri, dans la crainte de
vous creer un trouble en cas de repulsion de la part de la jeune fille
ou de la votre, ne vous en parlera jamais; mais il espere que
l'affection viendra d'elle-meme, et il sait que vous aurez cette fois
confiance en lui. Essayez donc de reprendre gout a la vie, il en est
temps; vous etes dans votre meilleur age pour fonder votre avenir. Vous
me consultez avec une deference filiale, voila mon conseil. Quant a
Paul, je vous le confie avec d'autant moins de merite que je compte
rester au moins un an a Geneve et que je pourrai voir si vous continuez
a faire bon menage ensemble. J'irai souvent a Blanville. L'etablissement
que vous allez faire valoir est bien pres de la. Nous nous verrons, et,
si vous avez d'autres avis a me demander, je vous donnerai non pas ceux
d'un sage, mais ceux d'un ami.

Pendant trois mois, je ne fus occupe que de mon installation
industrielle. J'avais tout a creer, tout a diriger; c'etait une besogne
enorme. Paul, toujours a mes cotes, toujours enjoue et attentif,
s'initiait a tous les details de la pratique, charmant par sa presence
et son enjouement l'exercice terrible de mon activite. Quand je fus au
courant, le chef principal de l'entreprise, qui n'etait autre que
Moserwald, m'assigna une jolie habitation et un traitement plus
qu'honorable.

Je revenais a la vie, a l'amitie, a l'epanouissement de l'ame. Chaque
jour eclaircissait le sombre nuage qui avait si longtemps pese sur moi,
chaque parole amie y faisait percer un rayon de soleil. J'en vins a
songer avec une emotion d'esperance et de terreur au projet d'Henri, que
m'avait revele Valvedre. Valvedre lui-meme y faisait souvent allusion,
et, un jour que, reveur, je regardais de loin les deux soeurs marcher,
radieuses et pures comme deux cygnes, sur les herbes du rivage, il me
surprit, me frappa doucement sur l'epaule et me dit en souriant:

--Eh bien, laquelle?

--Jamais Adelaide! lui repondis-je avec une spontaneite qui etait
devenue l'habitude de mon coeur avec lui, tant il s'etait empare de ma
foi, de ma confiance et de mon respect filial.

--Et pourquoi jamais Adelaide? Je veux savoir pourquoi! Allons, Francis,
dites!

--Ah! cela... je ne puis.

--Eh bien, moi, je vais vous le dire, car elle me l'a dit, _celle qui ne
souffre plus!_ Elle en etait jalouse, et vous craignez que son fantome
ne vienne pleurer et menacer a votre chevet! Rassurez-vous, ce sont la
des croyances impies. Les morts sont purs! Ils remplissent ailleurs une
mission nouvelle, et, s'ils se souviennent de nous, c'est pour benir, et
pour demander a Dieu de reparer leurs erreurs et leurs meprises en nous
rendant heureux.

--Etes-vous bien certain de cela? lui dis-je; est-ce la votre foi?

--Oui, inebranlable.

---Eh bien,... tenez! Adelaide, cette splendeur d'intelligence et de
beaute, cette serenite divine, cette modestie adorable... tout cela ne
s'abaissera jamais jusqu'a moi! Que suis-je aupres d'elle? Elle sait
toutes choses mieux que moi: la poesie, la musique, les langues, les
sciences naturelles,... peut-etre la metallurgie, qui sait? Elle verrait
trop en moi son inferieur.

--Encore de l'orgueil! dit Valvedre. Souffre-t-on de la superiorite de
ce qu'on aime?

--Mais... je ne l'aime pas, moi! je la venere, je l'admire, mais je ne
puis l'aimer d'amour!...

--Pourquoi?

--Parce qu'elle en aime un autre.

--Un autre? vous croyez?...

Valvedre resta pensif et comme plonge dans la solution d'un probleme. Je
le regardai attentivement. Il avait quarante-sept ans, mais il eut pu en
cacher dix ou douze. Sa beaute male et douce, d'une expression si haute
et si sereine, etait encore la seule qui put fixer les regards d'une
femme de genie; mais son ame etait-elle restee aussi jeune que son
visage? N'avait-il pas trop aime, trop souffert?

--Pauvre Adelaide! pensai-je, tu vieilliras peut-etre seule comme Juste,
qui a ete belle aussi, femme superieure aussi, et qui, peut-etre comme
toi, avait place trop haut son reve de bonheur!

Valvedre marchait en silence aupres de moi. Il reprit la conversation ou
nous l'avions laissee.

--Alors, dit-il, c'est Rosa qui vous plait?

--C'est a elle seule que j'oserais songer, si j'esperais lui plaire.

--Eh bien, vous avez raison; Rosa vous ressemble davantage. Il y a
toujours un peu de fougue dans son caractere, et ce ne sera pas un
defaut a vos yeux. Avec cela, elle est douce dans la pratique de la vie,
non pas resignee, non pas dominee par des convictions aussi arretees et
aussi raisonnees que celles de sa soeur, mais persuadee et entrainee par
la tendresse qu'elle ressent et qu'elle inspire. Moins instruite, elle
l'est assez pour une femme qui a les gouts du menage et les instincts de
la famille. Oui, Rosa est aussi un rare tresor, je vous l'ai deja dit,
il y a longtemps. Je ne sais si vous lui plairez. Il y a tant de calme
dans la chastete de ces deux filles! mais il y a un grand moyen pour
etre aime, vous le savez: c'est d'aimer soi-meme, d'aimer avec le coeur,
avec la foi, avec la conscience, avec tout son etre, et vous n'avez pas
encore aime ainsi, je le sais!

Il me quitta, et je me sentis vivifie et comme beni par ses paroles. Cet
homme tenait mon ame dans ses mains, et je ne vivais plus, pour ainsi
dire, que de son souffle bienfaisant. En meme temps que chaque apercu de
son lumineux esprit m'ouvrait les horizons du monde naturel et celeste,
chaque elan de son coeur genereux et pur fermait une plaie ou ranimait
une faculte du mien.

Je l'ouvris bientot, ce coeur renouvele, a mon cher Henri. Je lui dis
que j'aimais Rose, mais que jamais je ne le laisserais soupconner a
celle-ci sans l'autorisation de sa famille.

--Allons donc! dit Obernay en m'embrassant, voila ce que j'attendais! Eh
bien, la famille consent et desire. L'enfant t'aimera quand elle saura
que tu l'aimes. C'est ainsi chez nous, vois-tu! On ne se jette pas dans
les reves romanesques, meme quand on est dispose a se laisser
convaincre; on attend la certitude, et on ne palit ni ne maigrit en
attendant! Et pourtant on s'aime longtemps, toujours! Vois mon pere et
ma mere, vois Paule et moi... Ah! que Valvedre eut ete heureux!...

--S'il eut epouse Adelaide? Je me le suis dit cent fois!

--Tais-toi! dit Obernay en me serrant le bras avec force. Jamais un mot
la-dessus...

Je m'etonnais, il m'imposa encore silence avec autorite.

J'y revins pourtant; le lendemain de mon mariage avec ma bien-aimee
Rose, j'insistai. J'etais si heureux! J'aimais enfin, et je combattais
presque la passion, tant son frere aine, l'amour, me paraissait plus
beau et plus vrai. Aussi, loin d'etre porte a l'egoisme du bonheur, je
sentais l'ardent besoin de voir heureux tous ceux que j'aimais, surtout
Valvedre, celui a qui je devais tout, celui qui m'avait sauve du
naufrage, celui qui, par moi blesse au coeur, m'avait tendu sa main
liberatrice.

Obernay, vaincu par mon affection, me repondit enfin:

--Tu as cru deviner que, depuis longtemps, bien longtemps deja, dix ans
peut-etre, Valvedre et Adelaide s'aimaient d'un grand amour; tu ne t'es
peut-etre pas trompe. Et moi aussi, j'ai eu cent fois, mille fois cette
pensee, qui, en de certains moments, devenait une presque certitude.
Valvedre a preside a l'education de mes soeurs autant qu'a celle de ses
propres enfants. Il les a vues naitre; il a paru les aimer d'une egale
tendresse. Si Adelaide a recu de mon pere l'education la plus brillante
et de ma mere l'exemple de toutes les vertus, c'est a Valvedre qu'elle
doit le feu sacre, cette flamme interieure qui brule sans eclat, cachee
au fond du sanctuaire, gardee par une modestie un peu sauvage, le grain
de genie qui lui fait idealiser et poetiser saintement les etudes les
plus arides. Elle n'est donc pas seulement son eleve reconnaissante,
elle est son fervent disciple; il est, lui, sa religion, son revelateur,
l'intermediaire entre elle et Dieu. Cette foi date de l'enfance, et ne
perira qu'avec elle. Valvedre ne peut pas l'ignorer; mais Valvedre ne se
croit pas aime autrement que comme un pere, et, quoiqu'il ait ete plus
d'une fois, dans ces derniers temps surtout, tres-emu, plus que
paternellement emu en la regardant, il se juge trop age pour lui plaire.
Il a combattu sans relache son inclination et l'a si vaillamment
refoulee, qu'on eut pu la croire vaincue...

--Ami, dis-je en interrompant Obernay, puisque nous avons entame un
sujet aussi delicat, dis-moi tout... Deja j'ai ete allege d'un remords
affreux en apprenant, grace a tes investigations, que madame de Valvedre
etait mortellement atteinte avant de me connaitre. Dis-moi
maintenant,--ce que je n'ai jamais ose chercher a savoir,--ce que
Moserwald croyait avoir devine: dis-moi si Valvedre avait encore de
l'amour pour sa femme quand je l'ai enlevee.

--Non, repondit Obernay; je sais que non, j'en suis certain.

--Il te l'a dit, je le sais, il t'a parle d'elle avec le plus profond
detachement, il se croyait bien gueri; mais l'amour a des inconsequences
mysterieuses.

--La _passion_, oui; l'_amour_, non! La passion est illogique et
incomprehensible; c'est la son caractere, et je te dirai ici un mot de
Valvedre: "La passion est un amour malade qui est devenu fou!"

--On pourrait tout aussi bien dire que l'amour est une passion qui se
porte bien.

--On peut jouer sur tous les mots; mais Valvedre ne joue avec rien, lui!
Il etait trop grand logicien pour se mentir a lui-meme. L'ame d'un vrai
savant est la droiture meme, parce qu'elle suit la methode d'un esprit
adonne a la scrupuleuse clairvoyance. Valvedre est tres-ardent et meme
impetueux par nature. Son mariage irreflechi prouve la spontaneite de sa
jeunesse, et, dans son age mur, je l'ai vu aux prises avec la fureur des
elements, emporte lui-meme au dela de toute prudence par la fureur des
decouvertes. S'il eut eu de l'amour pour sa femme, il eut brise ses
rivaux et toi-meme. Il l'eut poursuivie, il l'eut ramenee et passionnee
de nouveau. Ce n'etait pas difficile avec une ame aussi flottante que
celle de cette pauvre femme; mais une pareille lutte n'etait pas digne
d'un homme detrompe, et il savait qu'Alida, rendue pour quelque temps a
ses devoirs, ne pouvait pas etre sauvee. Il craignait, d'ailleurs, de la
briser elle-meme en la domptant, et, avant tout, par instinct et par
principe, il a horreur de faire souffrir. N'exagere donc rien, calme
l'exces de tes remords, et d'etres humains ne fais pas des heros
fantastiques. Certes, Valvedre, amoureux de sa femme et te ramenant
aupres de son lit de mort pour te pardonner devant elle, serait plus
poetique; mais il ne serait pas vrai, et je l'aime mieux vrai, parce que
je ne puis aimer ce qui est contraire aux lois de la nature. Valvedre
n'est pas un dieu, c'est un homme de bien. Je me mefierais beaucoup d'un
homme qui ne pourrait pas dire: _Homo sum!_...

--Je te remercie de me dire tout cela, d'autant plus que cela n'ote rien
pour moi a la grandeur de Valvedre. Amoureux et jaloux, il eut pu, dans
sa generosite, ne ceder qu'aux faiblesses, qui sont, tout aussi bien que
les violences, du domaine de la passion. Cette grande amitie
compatissante qui, en lui, survivait a l'amour, ce besoin d'adoucir les
plaies des autres en respectant leur liberte morale, ce soin religieux
de conduire doucement a la tombe la mere de ses enfants, de sauver au
moins son ame, tout cela est au-dessus de la nature humaine ordinaire,
tu auras beau dire!

--Rien de ce qui est beau n'est au-dessus d'elle dans l'ordre des
sentiments vrais et de la part d'une ame d'elite. Aussi tu penses bien
que je ne fais plus la guerre a ton enthousiasme quand c'est Valvedre
qui en est l'objet. Te voila rassure sur certains points; mais il ne
faut pas aller d'un exces a l'autre. Si tu n'as pas inflige les tortures
de la jalousie, tu as profondement contriste et inquiete le coeur de
l'epoux, toujours ami, et du pere, soucieux de la dignite de sa famille.
Les grands caracteres souffrent dans toutes leurs affections, parce que
toutes sont grandes, de quelque nature qu'elles soient. A la mort de sa
femme, Valvedre a donc cruellement souffert de la pensee qu'elle avait
vecu sans bonheur, et qu'il n'avait pu, par aucun devouement, par aucun
sacrifice, lui donner autre chose qu'un instant de calme et d'espoir a
sa derniere heure. Voila Valvedre tout entier; mais Valvedre amoureux
d'un plus pur ideal redevient mysterieux pour moi. Le respect de cet
ideal va chez lui jusqu'a la peur. Moi, au refroidissement graduel de sa
familiarite avec Adelaide, qu'il tutoie encore, mais qu'il n'embrasse
plus au front comme il embrasse Rose, j'ai vu qu'elle n'etait plus pour
lui comme les autres enfants de la maison. J'ai cru voir aussi, a chaque
voyage qu'il a entrepris, au dernier surtout, un effort supreme, comme
un devoir accompli, mais plus penible de jour en jour. Enfin il l'aime,
je le crois; mais je ne le sais pas, et ma position m'empeche de le lui
demander. Il est fort riche, d'un nom celebre dans la science,
tres-au-dessus, selon le monde, de cette petite bourgeoise qui cache
avec un soin farouche ses talents et sa beaute. Je ne crains pas que lui
m'accuse jamais d'ambition; pourtant il est des convenances d'education
au-dessus desquelles je ne suis pas encore assez philosophe pour me
placer, et, si Valvedre me cache depuis si longtemps son secret, c'est
qu'il a des raisons que j'ignore, et qui rendraient mes avances penibles
pour lui, humiliantes pour moi.

--Ces raisons, je les saurai, m'ecriai-je, je veux les savoir.

--Ah! prends garde, prends garde, mon ami! Si nous nous trompions sur le
compte d'Adelaide! si, au moment ou, encourage et renaissant a
l'esperance, Valvedre s'apercevait qu'il n'est pas aime comme il aime!
Adelaide est un bien autre mythe que lui! Cette fille qui a l'air si
heureux, l'oeil si pur, le caractere si egal, l'esprit si studieux, la
joue si fraiche, que ni le desir, ni l'esperance, ni la crainte ne
semblent pouvoir atteindre; cette Andromede souriante au milieu des
monstres et des chimeres, sur son rocher d'albatre inaccessible aux
souillures comme aux tempetes... pourquoi a vingt-six ans n'est-elle pas
mariee? Elle a ete demandee par des hommes de merite places dans les
conditions les plus honorables, et, malgre les desirs de sa mere, malgre
mes instances, malgre les conseils de Juste et de ma femme, elle a souri
en disant: "Je ne veux pas me marier!--Jamais? lui a dit un jour
Valvedre.--Jamais!"

--Dis-moi, Henri, Alida vivait-elle alors?

--Oui.

--Et, depuis qu'elle n'est plus, Adelaide a-t-elle repete _jamais?_

--Maintes fois.

--Valvedre present?

--Je ne sais plus. Tu m'y fais songer! il etait peut-etre loin, elle
avait peut-etre reperdu l'esperance.

--Allons, allons! tu n'as pas encore assez bien observe. C'est a moi de
travailler a dechiffrer la grande enigme. La philosophie stoicienne,
acquise par l'etude de la sagesse, est une sainte et belle chose,
puisqu'elle peut alimenter des flammes si pures, si constantes et si
paisibles; mais toute vertu a son exces et son peril. N'en est-ce pas un
tres-grand que de condamner au celibat et a un eternel combat interieur
deux etres dont l'union semble etre ecrite a la plus belle page des lois
divines?

--Juste Valvedre a vecu tres-calme, tres-digne, tres-forte, tres-feconde
en bienfaits et en devouements,... et pourtant elle a aime sans bonheur
et sans espoir.

--Qui donc?

--Tu ne l'as jamais su?

--Et je ne le sais pas.

--Elle a aime le frere de ta mere, l'oncle qui te cherissait, l'ami et
le maitre de Valvedre, Antonin Valigny. Malheureusement, il etait marie,
et Adelaide a beaucoup reflechi sur cette histoire.

--Ah! voila donc pourquoi Juste m'a pardonne d'avoir tant offense et
afflige Valvedre! Mais mon oncle est mort, et la mort ne laisse pas
d'agitation. Sois sur, Henri, qu'Adelaide souffre plus que Juste. Elle
est plus forte que sa souffrance, voila tout; mais son bonheur, si elle
en a, est l'oeuvre de sa volonte, et j'ai cru, moi aussi, pendant sept
ans, qu'on pouvait vivre sur son propre fonds de sagesse et de
resignation. Aujourd'hui que je vis a deux, je sais bien qu'hier je ne
vivais pas!...

Henri m'embrassa et me laissa agir. Ce fut une oeuvre de patience, de
ruse innocente et d'obstination devouee. Il me fallut surprendre des
quarts de mots et des ombres de regard; mais ma chere Rose, plus hardie
et plus confiante, m'aida et vit clair avant moi.

Ils s'aimaient et ne se croyaient pas aimes l'un de l'autre. Le jour ou,
par mes soins et mes encouragements, ils s'entendirent fut le plus beau
de leur vie et de la mienne.

FIN

IMPRIMERIE DE L. TOINON ET Ce, A SAINT-GERMAIN.





End of the Project Gutenberg EBook of Valvedre, by George Sand

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Foundation as set forth in Section 3 below.

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public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
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that arise directly or indirectly from any of the following which you do
or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
http://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
business@pglaf.org.  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at http://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     gbnewby@pglaf.org


Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit http://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including including checks, online payments and credit card
donations.  To donate, please visit: http://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.


Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.


Most people start at our Web site which has the main PG search facility:

     http://www.gutenberg.net

This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
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