The Project Gutenberg EBook of Conscience, by Hector Malot

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Title: Conscience

Author: Hector Malot

Release Date: September 8, 2004 [EBook #13400]

Language: French

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CONSCIENCE

HECTOR MALOT


1888



PREMIERE PARTIE



I

Lorsque le boheme Crozat etait sorti de la misere par un bon mariage qui
le faisait bourgeois de la rue de Vaugirard, il n'avait pas rompu avec
ses anciens camarades; au lieu de les fuir ou de les tenir a distance,
il avait pris plaisir a les grouper autour de lui, tres content de leur
ouvrir sa maison, dont le confortable le jetait loin de la mansarde
de la rue Ganneron qu'il avait si longtemps habitee, et le flattait
agreablement.

Tous les mercredis, de quatre a sept heures, il y avait reunion chez
lui a l'_Hotel des Medicis_, et c'etait un jour sacre pour lequel on
se reservait: quand une idee nouvelle germait dans l'esprit d'un des
habitues, elle etait caressee, murie, etudiee en silence, afin d'etre
presentee dans sa fleur au cenacle. "J'en parlerai chez Crozat";
les levres prenaient un sourire d'esperance, et l'on s'endormait
tranquillement en ecoutant deja le tapage qui se ferait dans la petite
salle basse de l'hotel ou Crozat, les mains tendues, la figure ouverte,
recevait ses amis.

Elle etait aimable cette reception, simple comme l'homme, cordiale de la
part du mari ainsi que de celle de la femme, qui ayant ete comedienne,
avait garde la religion de la camaraderie. Sur une table, on trouvait
des cruchons de biere et des chopes; a longueur de bras, un vieux pot en
gres de Beauvais, plein de tabac. La biere etait bonne, le tabac sec;
les chopes ne restaient jamais vides; on pouvait mettre ses pieds
crottes sur les barreaux des chaises en causant librement entre hommes,
et cracher sans gene autour de soi.

Et ce n'etait point de niaiseries ou de futilites qu'on s'entretenait,
de bavardages mondains, de commerages sur les amis absents, ou de potins
de coteries, mais des grandes questions philosophiques, politiques,
sociales, religieuses, qui reglent l'humanite.

Forme d'abord d'amis ou tout au moins de camarades qui avaient travaille
et traine la misere ensemble, le cercle de ces reunions s'etait peu a
peu elargi, et si bien qu'un jour la salle de l'hotel des Medicis
etait devenue une "parlotte" ou les precheurs d'idees et de religions
nouvelles, les penseurs, les reformateurs, les apotres, les politiciens,
les estheticiens et meme simplement les bavards en quete d'oreilles plus
ou moins complaisantes se donnaient rendez-vous; venait qui voulait,
et, si l'on n'entrait point la tout a fait comme dans une brasserie, il
suffisait d'etre amene par un habitue pour avoir droit a la pipe, a la
biere et a la parole.

Mais, quoiqu'une certaine liberte reglat l'ordre du jour de cette
parlotte, on n'etait pas toujours certain d'arriver a placer le discours
prepare pour lequel on etait venu; car Crozat qui, selon ses propres
expressions, "poursuivait la conciliation de la science moderne avec
les religions, quelles qu'elles fussent", usait et meme abusait de
sa qualite de maitre de maison pour ne pas laisser les discussions
s'ecarter des sujets qui le passionnaient.

D'ailleurs, eut-il faibli en cedant a des considerations de
bienveillance, de politesse, ou meme de faiblesse qui etaient assez dans
son caractere, que le plus assidu de ses habitues, le pere Brigard, eut
montre de la fermete pour lui.

C'etait une sorte d'apotre que Brigard, qui s'etait acquis une celebrite
en mettant en pratique dans sa vie les idees qu'il professait et
prechait: comte de Brigard, il avait commence par renoncer a son
titre qui le faisait vassal du respect humain et des conventions
sociales;--repetiteur de droit, il eut pu facilement gagner mille ou
douze cents francs par mois, mais il avait arrange le nombre et le prix
de ses lecons de facon que sa journee ne lui rapportat, que dix francs,
pour n'etre pas l'esclave de l'argent;--vivant avec une femme qu'il
aimait, il avait toujours tenu, bien qu'il en eut deux filles, a rester
avec elle "en union libre" et a ne pas reconnaitre ses enfants, parce
que la loi eut affaibli les liens qui l'attachaient a elles et amoindri
ses devoirs; c'etait la conscience qui sanctionnait ces devoirs; et la
nature comme la conscience faisaient de lui le plus fidele des maris,
le meilleur, le plus affectueux, le plus tendre des peres. Grand, fier,
portant dans sa personne et ses manieres l'elegance native de sa race,
il s'habillait comme le commissionnaire du coin, remplacant seulement
le velours bleu par le velours marron, couleur moins frivole. Habitant
Clamart depuis vingt ans, il n'etait jamais venu a Paris qu'a pied,
et les seules concessions qu'il accordat au superflu ou au bien-etre
consistaient l'hiver, a faire le chemin en sabots, l'ete a porter sa
veste sur son bras.

Ainsi organise, il lui fallait des disciples, et il en cherchait
partout, dans les rues, ou il retenait par le bouton les gens qu'il
avait pu agripper sous les arbres du Luxembourg, et le mercredi chez
son ami, son vieux camarade Crozat. Combien n'en avait-il pas eu! Par
malheur, la plupart avaient mal tourne; quelques-uns etaient devenus
ministres; d'autres s'etaient laisses ensevelir dans les hautes places
de la magistrature inamovible; il y en avait qui remuaient des millions;
deux etaient a Noumea; l'un prechait dans la chaire de Notre-Dame.

Une apres-midi d'octobre, la petite salle etait pleine; la fin des
vacances avait ramene les habitues et pour la premiere fois on se
trouvait a peu pres en nombre pour ouvrir une discussion utile. Crozat,
pres de la porte, souriait aux arrivants en donnant des poignees de main
"retour de vacances"; et Brigard, son chapeau de feutre mou sur la tete,
presidait, assiste de ses deux disciples preferes en ce moment, l'avocat
Nougarede et le poete Glady qui, eux, ne tourneraient pas mal, il en
etait certain.

A la verite, pour ceux qui savaient regarder et voir, la mine bleme de
Nougarede, ses levres minces, ses yeux inquiets et une austerite de
tenue et de manieres qui jurait avec ses vingt-six ans, faisaient croire
a un ambitieux plutot qu'a un apotre. De meme, quand on savait que Glady
etait proprietaire d'une belle maison a Paris et d'immeubles en province
qui lui rapportaient une centaine de mille francs de rente, on imaginait
difficilement qu'il continuat le pere Brigard.

Mais voir n'etait pas la faculte dominante de Brigard, c'etait
raisonner, et le raisonnement lui disait que l'ambition ferait bientot
de Nougarede un depute, comme la fortune ferait un jour de Glady un
academicien, et alors, bien qu'il detestat les assemblees autant que
les academies, ils auraient deux tribunes elevees d'ou la bonne parole
tomberait sur la foule avec plus de poids. On pouvait compter sur eux.
Quand Nougarede avait commence a venir aux reunions du mercredi, il
etait creux comme un tambour, et, s'il parlait brillamment sur n'importe
quel sujet avec une faconde imperturbable, c'etait pour ne rien dire.
Dans le premier volume de Glady, on n'avait trouve que des mots
savamment arranges pour le plaisir des oreilles et des yeux. Maintenant,
des idees soutenaient les discours de l'avocat, comme les vers du poete
disaient quelque chose--et ces idees, c'etaient les siennes; ce quelque
chose, c'etait le parfum de son enseignement.

Depuis une demi-heure que les pipes brulaient avec un tirage force, la
fumee ne s'elevait plus que lourdement au plafond, et c'etait dans un
nuage qu'on voyait Brigard, comme un dieu barbu, proclamant sa loi, le
chapeau sur la tete, car, s'il avait pour regle de ne jamais l'oter, il
le manoeuvrait continuellement pendant qu'il parlait, le mettant
tantot en avant, tantot en arriere, a droite, a gauche, le relevant,
l'aplatissant selon les besoins de son argumentation.

Il est incontestable, disait-il, que nous eparpillons notre grande
force, quand nous devrions la concentrer.

Il enfonca son chapeau.

--En effet,--il le releva--l'heure est venue de nous affirmer comme
groupe, et c'est un devoir, pour nous, puisque c'est un besoin pour
l'humanite....

A ce moment, un nouveau venu se glissa dans la salle, sans bruit,
discretement, avec l'intention manifeste de ne deranger personne; mais
Crozat, qui etait assis pres de l'entree, l'arreta au passage et lui
serra la main:

--Tiens, Saniel! bonjour, docteur.

--Bonsoir, cher monsieur.

--Approchez de la table: la biere est bonne aujourd'hui.

--Je vous remercie: je serai tres bien ici.

Sans prendre la chaise que Crozat lui designait de la main, il s'accota
contre le mur: c'etait un grand et solide garcon d'une trentaine
d'annees, aux cheveux fauves tombant sur le collet de sa redingote, a la
barbe longue, frisante, a la figure energique, mais tourmentee, ravagee,
a laquelle des yeux bleu pale donnaient une expression de durete que
precisait encore une machoire osseuse et son allure decidee: en tout un
Gaulois, un vrai Gaulois des temps passes, fort, crane et resolu.

Brigard continuait:

--Il est incontestable,--c'etait sa formule, car tout ce qu'il disait
etait incontestable pour lui, par cela seul qu'il le disait,--il est
incontestable que, dans le desarroi ou l'humanite se debat, il importe
d'etablir le dogme de la conscience, ayant pour unique sanction le
devoir accompli et la satisfaction interieure....

--Le devoir accompli envers qui? interrompit Saniel se detachant du mur
pour faire un pas en avant.

--Envers soi-meme.

--Alors commencez par etablir quels sont nos devoirs, et pour cela
codifiez ce qui est bien et ce qui est mal.

--C'est facile, dit une voix.

--Facile si vous admettez un respect en quelque sorte inne de la vie
humaine, de la propriete et de la famille. Mais vous reconnaitrez que
tous les hommes n'ont pas ce respect. Combien ne croient pas que c'est
une faute de prendre la femme de leur ami, un crime de s'approprier une
chose dont ils ont besoin, de supprimer un ennemi! Alors ou sont
les devoirs de ceux qui raisonnent et sentent ainsi? Que vaut leur
satisfaction interieure? C'est pourquoi je n'admets pas que la
conscience soit un instrument de precision propre a qualifier ou a peser
nos actions.

Il s'eleva quelques exclamations que Brigard reprima.

--A quelle regle obeira l'humanite, je vous prie? demanda-t-il.

--A celle de la force, qui est le dernier mot de la philosophie de la
vie....

--....Ce qui conduit a une extermination progressive et savante. Est-ce
la ce que vous voulez?

--Pourquoi non? Je ne recule pas devant une extermination qui allege
l'humanite des non-valeurs qu'elle traine sans pouvoir avancer et se
degager, succombant a la peine. N'y a-t-il pas tout profit pour elle a
se debarrasser de ces non-valeurs qui obstruent son chemin?

--Au moins l'idee est bizarre chez un medecin, interrompit Crozat,
puisqu'elle supprime les hopitaux.

--Mais pas du tout: je les conserve pour l'etude des monstres.

--En mettant la societe sur ce pied d'antagonisme aigu, dit Brigard,
vous supprimez la societe meme, qui repose sur la reciprocite, sur la
solidarite, et vous creez ainsi pour vos forts un etat de mefiance qui
les paralyse. Carthage et Venise ont pratique cette selection par la
force, et elles se sont effondrees.

--Vous parlez de force, mon cher Saniel, interrompit une voix;
ou prenez-vous ca, la force des choses, le _fatum_; il n'y a pas
d'initiative, pas de volonte; ce sont les evenements qui veulent pour
nous, le climat, le temperament, le milieu.

--Donc, repliqua Saniel, il n'y a pas de responsabilite, et cet
instrument, la conscience, qui devrait tout peser, ne sert a rien. Sans
compter que les consequences des evenements, que le succes ou la defaite
viennent encore le fausser, car tel acte que vous avez cru condamnable
en l'accomplissant peut servir a l'espece, tandis que tel autre que vous
avez cru bienfaisant peut nuire; d'ou il resulte qu'on ne devrait juger
que les intentions et qu'il n'y a que Dieu qui peut sonder les coeurs.

Il se mit a rire:

--Le voulez-vous? Est-ce la votre conclusion?

Un garcon de l'hotel entra portant des cruchons de biere sur un plateau,
et la discussion fut forcement interrompue, tout le monde entourant la
table ou Crozat emplissait les chopes.

Alors des conversations particulieres s'etablirent, ceux qui avaient ete
en vacances racontant ce qu'ils avaient fait a ceux qui etaient restes a
Paris.

Saniel etait venu serrer la main de Brigard, qui l'avait accueilli
assez froidement; puis il s'etait rapproche de Glady avec l'intention
manifeste de chercher a l'accaparer; mais celui-ci avait annonce qu'il
etait oblige de partir, et Saniel alors avait dit qu'il ne pouvait pas
rester non plus et qu'il n'etait entre qu'en passant.

Quand ils furent tous deux sortis, Brigard, s'adressant a Crozat et a
Nougarede, en en moment pres de lui, declara que Saniel l'inquietait:

--C'est un garcon qui se croit plus fort que la vie, dit-il, parce qu'il
est solide et intelligent; qu'il prenne garde qu'elle ne l'ecrase!



II

Quand Saniel et Glady se trouverent sur le trottoir de la rue de
Vaugirard, la pluie qui tombait depuis le matin, fouettee par des
rafales de l'ouest, venait de s'arreter, et l'asphalte brillait propre
et luisant comme un miroir.

--Il fait bon marcher, dit Saniel.

--La pluie va reprendre, repondit Glady en regardant le ciel tout charge
de gros nuages noirs qui passaient sur la face de la lune, balayes par
le vent.

--Je ne crois pas.

Il etait evident que Glady ne demandait qu'a prendre une voiture; mais,
comme il n'en passait pas en ce moment, il fallut bien qu'il marchat a
cote de Saniel.

--Savez-vous, dit-il, que vous avez blesse Brigard?

--Sincerement, je le regrette; mais la salle de notre ami Crozat
n'est pas encore tout a fait une eglise, et je n'imaginais pas que la
discussion y fut defendue.

--Nier n'est pas discuter.

--Vous me dites cela comme si vous etiez fache contre moi.

--N'allez pas le croire; je suis fache que vous ayez blesse Brigard,
cela et rien de plus!

--C'est deja trop, car j'ai pour vous une sincere estime et, si vous me
permettez de le dire, une reelle amitie.

Mais Glady ne paraissait pas desirer que la conversation prit cette
tournure.

--Je crois que voici une voiture vide, dit-il en apercevant un fiacre
qui venait sur eux.

--Non, repondit Saniel, je vois la lueur d'un cigare derriere la vitre.

Glady eut un geste d'impatience auquel il ne s'abandonna pas, mais
que Saniel, qui l'observait, devait d'autant mieux remarquer qu'il le
guettait.

Riche et frequentant les besoigneux, Glady vivait dans la crainte
des emprunteurs. Il suffisait qu'on parut vouloir l'entretenir en
particulier pour qu'il crut aussitot qu'on allait lui demander cinquante
louis ou vingt francs, si bien que tout ami ou tout camarade etait un
ennemi contre qui il devait defendre sa bourse. Dans une reunion, s'il
sentait que des regards le cherchaient, aussitot il entrait en defiance.
Dans la rue, si l'on se dirigeait vers lui, tout de suite il se mettait
sur ses gardes. On lui souriait: il avait peur, et plus grande peur
encore quand on lui tendait la main, ne sachant jamais si c'etait pour
serrer la sienne ou pour qu'il mit quelque chose dedans. Et, pour n'y
rien mettre, il etait aux aguets comme si on allait lui sauter dessus,
l'oeil ouvert, l'oreille tendue, les deux mains sur ses poches. De la,
son attitude avec Saniel, en qui il flairait une demande d'argent, et
sa tentative pour y echapper en prenant une voiture. Le guignon voulait
qu'il n'en trouvat point, il tacha de se defendre autrement:

--Ne soyez pas surpris, dit-il avec volubilite, en homme qui parle pour
qu'on ne puisse pas placer un mot, que j'aie ete peine de voir Brigard
prendre a coeur une sortie qui, evidemment, n'etait pas dirigee contre
lui.

--Ni contre lui, ni contre ses idees.

--Je le reconnais; vous n'avez pas a vous defendre; mais j'ai tant
d'amitie, tant d'estime, tant de respect pour Brigard que tout ce qui le
touche retentit en moi. Et comment en serait-il autrement, quand on sait
ce qu'il vaut et quel homme il est? N'est-elle pas admirable, cette vie
de mediocrite qu'il s'est faite volontairement, pour assurer sa liberte?
Quel plus bel exemple!

--Tout le monde ne peut pas le suivre.

--Vous croyez qu'on ne peut pas se contenter de dix francs par jour.

--Je veux dire que tout le monde n'a pas la chance de gagner dix francs
par jour.

Les craintes vagues de Glady, qui ne reposaient que sur un
pressentiment, se preciserent par ce mot. Apres avoir descendu la rue
Ferou, ils etaient arrives a la place Saint-Sulpice.

--Je pense que je vais enfin trouver une voiture, dit-il precipitamment.

Mais cette esperance ne se realisa pas: il n'y avait pas une seule
voiture a la station; du coup, l'impatience s'accentua; il etait pris et
force de subir l'assaut de Saniel sans pouvoir se derober.

Ce fut ce que Saniel formula:

--Vous voila oblige de faire route avec moi, et, franchement, je m'en
rejouis, car j'ai a vous entretenir d'une affaire... serieuse... dont
depend mon avenir.

--Nous sommes bien mal ici pour causer serieusement.

--Je ne trouve pas.

--Nous pourrions prendre un rendez-vous.

--A quoi bon, puisque le hasard nous le donne?

Il fallait se resigner et mettre au moins, en attendant, de la bonne
grace dans les formes.

--Je suis tout a vous, dit-il, d'un ton gracieux qui contrastait avec
ses premieres resistances.

Saniel, si pressant quelques instants auparavant, resta un moment
silencieux, marchant a cote de Glady, qui regardait le bitume brillant;
enfin, il se decida:

--Je vous ai dit que de l'affaire dont je desirais vous entretenir
dependait mon avenir; la voici en un mot: si je ne trouve pas a me
procurer 3,000 francs avant deux jours, je suis oblige de quitter Paris,
de renoncer a mes etudes, a mes travaux en train, pour aller m'enfouir
dans mon pays natal et devenir medecin de campagne.

Glady ne broncha pas; car, s'il n'avait pas prevu le chiffre, il
attendait la demande: il continua de regarder le bout de ses pieds.

--Vous savez, continua Saniel, que je suis fils de paysans: mon
pere etait marechal, tout petit marechal dans un pauvre village de
l'Auvergne. A l'ecole je fis preuve d'une certaine aptitude pour le
travail que mes camarades n'avaient pas au meme degre. Notre cure me
prit en affection et voulut m'apprendre ce qu'il savait, ce qui ne
fut pas bien long. Alors il me fit entrer au petit seminaire. Mais je
n'avais pas la docilite d'esprit et la soumission de caractere qu'il
faut pour cette education, et apres quelques annees de tiraillements, si
on ne me renvoya pas, on me fit comprendre qu'on serait bien aise de
me voir partir. J'entrai alors comme maitre d'etude dans une petite
pension, sans appointements, bien entendu, pour la nourriture et le
logement. Je passai de bons examens, et je preparais ma licence quand,
a la suite d'une discussion, je quittai cette pension. J'avais gagne
quelque argent a donner des lecons particulieres et je me trouvais a la
tete d'environ quatre-vingts francs. Je partis pour Paris, ou j'arrivai,
un matin de juin, a cinq heures, sans y connaitre personne. J'avais une
petite caisse, avec quelques chemises dedans, qui m'obligeait a prendre
une voiture. Je dis au cocher de me conduire a un hotel du quartier
Latin. Quel hotel? dit le cocher. Cela m'est egal.--Voulez-vous l'hotel
Racine? Va--pour l'hotel Racine: le nom me plait. Nous roulions depuis
assez longtemps quand le cocher arreta son cheval et voulut revenir en
arriere. Qu'est-ce qu'il y a? J'ai depasse l'hotel Racine.--Continuez.
Je ne tiens pas plus a l'hotel Racine qu'a un autre.--Voulez-vous
l'hotel du Senat?--Le nom me va mieux encore; c'est peut-etre un
presage." Il me conduisit a l'hotel du Senat, ou avec ce qui me restait
de mes quatre-vingts francs, je payai un mois d'avance. J'y suis reste
huit ans.

--C'est drole.

--Que faire? Je connaissais le latin et le grec aussi bien qu'homme en
France, mais pour le reste j'etais ignorant comme un cuistre. Le matin
meme, je cherchai a tirer parti de ce que je savais, et m'en allai chez
un editeur de livres classiques dont j'avais entendu parler par mon
professeur de litterature grecque. Apres m'avoir interroge, il me donna
a preparer un Pindare avec des notes en latin et m'avanca trente francs
qui me firent vivre un mois. Ce qui m'avait amene a Paris, c'etait
l'envie de travailler, mais sans que je me fusse dit a l'avance a quoi
je travaillerais; j'allai partout ou des cours etaient ouverts: a
la Sorbonne, au College de France, a l'Ecole de droit, a l'Ecole
de medecine, et ce ne fut qu'apres un mois que je me decidai: les
subtilites du droit m'avaient deplu; au contraire, l'enseignement de
la medecine reposant sur l'observation des faits m'attirait: je serais
medecin.

--Tout a fait un mariage de raison, allez.

--Non, un mariage d'amour; car la raison, si je l'avais consultee,
m'aurait dit qu'epouser la medecine quand on n'a rien, ni famille pour
vous soutenir, ni relations pour vous pousser, c'est se condamner a une
vie d'epreuves, de luttes et de misere, dans laquelle les mieux trempes
laissent lambeau apres lambeau la sante physique aussi bien que la sante
morale, leur force comme leur dignite. Mon temps d'etudes fut heureux;
je travaillais; et avec quelques lecons de latin que je donnais j'avais
de quoi manger. Quand je touchai comme interne six cents francs, huit
cents francs, neuf cents francs, je crus que c'etait la fortune, et je
serais reste interne toute la vie si j'avais pu. Recu docteur, je dus
quitter l'hopital. Riche de quelques milliers de francs, j'aurais suivi
rigoureusement la voie que mon ambition avait revee, celle des concours.
Mais je n'avais pas un sou pour attendre. En soignant la maitresse d'un
de mes camarades, j'avais connu un tapissier qui me proposa de meubler
un appartement que je payerais plus tard....

--Comme pour une cocotte.

--Justement. Je me laissai tenter. N'oubliez pas que j'avais passe huit
ans a l'hotel du Senat et que je ne savais rien de la vie parisienne;
chez moi! dans mes meubles! un domestique dans mon antichambre, j'allais
etre quelqu'un. Mon tapissier aurait pu m'installer dans son quartier
qu'il m'aurait peut-etre trouve des malades dans la clientele de la
haute noce; mais il n'en eut pas l'idee, jugeant sans doute qu'avec ma
tournure lourdaude je n'etais pas fait pour reussir dans ce monde-la:
arrive, c'est une originalite d'etre paysan, on vous trouve fort; en
route, c'est une honte. Ce fut rue Louis-le-Grand, dans une maison
d'aspect grave, qu'il me choisit l'appartement qu'il meubla: un salon
magistral avec six fauteuils et deux canapes Louis XIV de grand style,
un cabinet austere et confortable a la fois, rien dans la salle a
manger, un petit lit en fer et une chaise de paille dans la chambre.
Me voila donc pret a descendre dans la lutte avec dix mille francs de
dettes derriere moi, les interets, les tres gros interets de cette
somme, un loyer de deux mille quatre cents francs, pas un sou en poche,
pas une relation...

--C'etait de la bravoure.

--Je ne savais pas que dans Paris tout se fait par relations, et
j'imaginais que des bras solides suffisent a un homme intelligent pour
s'ouvrir une trouee. L'experience allait m'instruire. Quand un nouveau
medecin arrive quelque part, ce n'est generalement pas avec sympathie
que ses confreres l'accueillent: "Que veut cet intrus? n'etions-nous pas
deja assez nombreux!" On le surveille, et, au premier malade qu'il perd,
on tire parti de son ignorance ou de son imprudence, de facon a lui
rendre la place difficile. Chez les pharmaciens de mon quartier,
auxquels je devais aussi une visite, la reception ne fut pas plus
chaude; on me fit sentir la distance qui separe un honorable commercant
d'un creve-la-faim, et je dus comprendre qu'on ne me protegerait que si
j'ordonnais les specialites qu'on exploitait, le fer de celui-ci, le
goudron de celui-la. En commencant, je n'eus donc pour clients que les
gens du quartier, dont le principe etait de ne pas payer leur medecin,
attendant l'arrivee d'un nouveau pour quitter l'ancien,--et l'espece
en est nombreuse partout. Le hasard avait voulu que mon concierge fut
Auvergnat comme moi, et il considera que c'etait un devoir pour lui de
me faire soigner gratis tous nos pays, qu'il racola dans le quartier et
partout, de sorte que j'eus la satisfaction patriotique de voir tous les
charbonniers de l'Auvergne se carrer dans mes beaux fauteuils. A la fin,
en restant religieusement chez moi les dimanches d'ete, pendant que mes
confreres etaient aux champs; en me levant vivement la nuit toutes les
fois que ma sonnette tintait, je finis par accrocher quelques clients
moins fantaisistes. J'obtins un prix a l'Academie. En meme temps je
faisais, au rabais, des cours d'anatomie dans les pensions de la
banlieue; je donnais des lecons, j'entreprenais tous les travaux
anonymes de librairie et de journalisme que je pouvais me procurer. Je
dormais cinq heures par jour, et en quatre ans j'arrivais a diminuer ma
dette de sept mille francs. Mon tapissier aurait voulu etre paye: j'en
serais venu a bout, mais telle n'etait pas son intention: ce qu'il veut,
c'est reprendre ses meubles, qui ne sont pas uses, et garder ce qu'il a
recu. Si je ne paye pas ces trois mille francs d'ici quelques jours, je
suis dans la rue. A la verite, j'ai a toucher un millier de francs, mais
les clients qui me doivent ne sont pas a Paris ou ne payeront qu'en
janvier. Voila ma situation: desesperee, car je n'ai personne a qui
m'adresser; ceux a qui j'ai fait appel ne m'ont pas ecoute; je vous ai
dit que je n'avais pas de relations, je n'ai pas non plus d'amis...
peut-etre parce que je ne suis pas aimable. C'est alors que j'ai pense a
vous. Vous me connaissez. Vous savez qu'on croit que j'ai de l'avenir:
avant trois mois, je serai medecin des hopitaux; mes concurrents
admettent que je ne raterai pas l'agregation; j'ai en train des
experiences qui me feront peut-etre un nom; voulez-vous me tendre la
main?

Glady la lui tendit.

--Je vous remercie de vous etre adresse a moi, c'est une preuve de
confiance qui me touche,--il serra chaleureusement la main qu'il avait
prise;--je vois que vous avez devine les sentiments d'estime que vous
m'inspirez.

Saniel respira.

--Malheureusement, continua Glady, je ne pourrais faire ce que vous
desirez qu'en me mettant en contradiction avec ma ligne de conduite. En
entrant dans la vie, j'ai oblige tous ceux qui s'adressaient a moi, et,
quand je n'ai pas perdu mes amis, j'ai perdu mon argent. Je me suis donc
jure de refuser tout pret. C'est un serment auquel je ne puis manquer.
Que diraient mes vieux amis s'ils apprenaient que j'ai fait pour un
jeune ce que je leur ai refuse?

--Qui le saurait?

--Ma conscience.

Ils arrivaient sur le quai Voltaire, ou stationnaient des fiacres.

--Voici enfin des voitures, dit Glady, pardonnez-moi de vous quitter, je
suis presse.



III

Glady etait monte si vivement en voiture, que Saniel restait sur le
trottoir, interloque; ce fut seulement quand la portiere se referma
qu'il comprit:

--Sa conscience! murmura-t-il; les voila donc! Tartufes!

Apres un moment d'hesitation, il continua son chemin et prit le pont des
Saints-Peres; mais il marchait a pas hesitants, en homme qui ne sait ou
il va. Bientot il s'arreta et, appuyant ses deux bras sur le parapet, il
regarda la Seine couler rapide, sombre, avec de petites vagues qui se
frangeaient d'ecume blanche a la circonference des remous. La pluie ne
tombait plus, mais le vent soufflait toujours en rafales, soulevant
la riviere et balancant dans l'obscurite les feux rouges et verts
des bateaux-omnibus. Des passants allaient et venaient, et plus d'un
l'examinait du coin de l'oeil, se demandant ce que faisait la ce grand
corps et s'il n'allait pas se jeter a l'eau.

Et pourquoi pas? Quoi de mieux a faire?

C'etait, en effet, ce que Saniel se disait en regardant l'eau couler: un
plongeon, et il en finissait avec la lutte ecrasante engagee follement
depuis quatre ans et qui, a la fin, affolait son esprit.

Ce n'etait pas la premiere fois que cette idee d'en finir le tentait,
et il ne l'avait ecartee qu'en inventant sans cesse de nouvelles
combinaisons qui, semblait-il au moment meme ou elles lui venaient a
l'esprit, pouvaient le sauver. Pourquoi s'abandonner avant d'avoir tout
essaye, tout epuise? Voila comment il en etait arrive a Glady. Il le
connaissait cependant et savait que sa reputation d'avarice, dont tout
le monde plaisantait, reposait sur des faits certains; mais il s'etait
dit que, si le proprietaire refusait obstinement tout pret amical, qui
ne devait servir qu'a payer des dettes de jeunesse, le poete pouvait
tres bien vouloir remplir le role de la Providence et sauver du
naufrage, sans rien risquer, un homme d'avenir qui, plus tard, lui
rendrait ce service recu. Et c'etait dans ces conditions qu'il avait
risque sa demande. Le proprietaire avait repondu; le poete s'etait tu.
Maintenant, rien a attendre de personne. Celui-la etait le dernier.

En expliquant sa situation a Glady, il en avait plutot attenue la misere
qu'il ne l'avait exageree. Ce n'etait pas seulement a son tapissier
qu'il devait, c'etait aussi a son tailleur, a son bottier, au
charbonnier, a son concierge, a tous ceux avec qui il etait en
relations. En realite, ses creanciers ne l'avaient pas trop harcele
jusqu'a ce jour, parce qu'ils comptaient etre payes, mais il n'en allait
plus etre de meme quand ils le verraient poursuivi: eux aussi mettraient
les huissiers en marche; alors comment se defendrait-il? Comment
vivrait-il? Il n'aurait d'autre ressource que de retourner a l'hotel du
Senat, ou ils ne le laisseraient pas tranquille, ou bien de s'en aller
dans son pays natal se faire medecin de campagne. Dans l'un comme dans
l'autre cas c'etait le renoncement a toutes ses ambitions. Mieux ne
valait-il pas la mort?

A quoi etait bonne la vie si elle ne lui donnait rien de ce qu'il avait
reve et de ce qu'il voulait?

Comme beaucoup de ceux qui sont en contact habituel avec la mort, la vie
etait en soi peu de chose pour lui, la sienne aussi bien que celle des
autres. Avec Hamlet il disait: "Mourir... dormir, rien de plus", mais
sans ajouter: "Mourir... dormir, rever peut-etre", bien certain que les
morts ne revait pas; et qu'y a-t-il de meilleur que de dormir pour ceux
dont la route a ete dure?

Il restait ainsi absorbe dans sa pensee, lorsqu'un corps, s'interposant
entre lui et le bec de gaz vacillant, projeta une ombre sur sa tete qui
machinalement le fit se redresser. Qui etait la? Simplement un sergent
de ville qui etait venu s'adosser au parapet sur lequel lui-meme
s'appuyait, il comprit: assurement son attitude etait celle d'un homme
qui va se jeter a la riviere et le sergent de ville se postait la pour
l'en empecher.

--Merci! dit-il au sergent de ville ebahi.

Et il reprit sa route, marchant vite, mais entendant distinctement
l'homme de police qui lui emboitait le pas, le prenant pour un fou qu'il
faut surveiller.

Quand il quitta le pont des Saints-Peres pour la place du Carrousel,
cette surveillance cessa, et il put revenir a ses reflexions librement,
au moins aussi librement que le permettaient son trouble et son
decouragement:

--Ce sont les faibles qui se tuent; les forts luttent jusqu'a leur
dernier souffle.

Et, si bas qu'il fut, il n'en etait pas encore a ce dernier souffle.

Lorsqu'il s'etait decide a s'adresser a Glady, il avait hesite
entre celui-ci et un usurier appele Caffie qu'il ne connaissait pas
personnellement, mais dont il avait souvent entendu parler comme d'un
vrai coquin s'occupant de toute sorte d'affaires, des mauvaises de
preference aux bonnes, de successions, de mariages, d'interdictions, de
chantages; et, s'il n'avait-point ete a lui, c'etait autant par crainte
d'etre refuse que par peur de se mettre dans de pareilles mains, au cas
ou elles voudraient bien l'accepter. Mais ces scrupules et ces craintes
n'etaient plus de saison: puisque Glady lui manquait, coute que coute
et quoi qu'il put en advenir, il fallait bien se retourner du cote du
coquin.

Il savait que Caffie demeurait rue Sainte-Anne, mais il ignorait son
numero: il n'eut qu'a entrer chez un de ses clients, marchand de vin,
rue Therese, pour le trouver en consultant le _Bottin_. C'etait a
deux pas; et tout de suite il decida de risquer l'aventure; l'affaire
pressait. Decourage par toutes les demarches qu'il avait essayees
jusqu'a ce jour, rebute par les espoirs trahis, irrite par les
rebuffades recues, il ne s'abusait pas sur les chances de cette derniere
tentative, mais enfin il devait la faire, si peu solides que fussent ces
chances.

C'etait une vieille maison de la butte des Moulins qu'habitait Caffie et
qui, autrefois, avait du etre un hotel particulier: elle se composait
de deux corps de batiment, l'un sur la rue, l'autre sur une cour
interieure. Une porte cochere donnait acces dans cette cour, et sous
sa voute, apres un escalier, se trouvait la loge du concierge. Ce fut
vainement que Saniel frappa a cette porte: fermee a clef, elle ne
s'ouvrit point; il dut attendre quelques instants et, dans son
impatience nerveuse, il se mit a marcher en long et en large dans la
cour. Enfin, une vieille femme cassee et voutee parut, un rat-de-cave a
la main, et s'excusa: seule, elle ne pouvait pas etre partout en meme
temps, a garder sa loge et a allumer dans l'escalier de la proprietaire.
C'etait au premier etage que demeurait Caffie, dans le corps de batiment
sur la rue.

Saniel monta au premier et sonna; un temps assez long, ou tout au moins
qui parut tres long a son inquietude, s'ecoula avant qu'on lui repondit;
a la fin, il entendit un pas lent et trainant sur le carreau, et la
porte s'entr'ouvrit, mais retenue par la main et par le pied:

--Qui demandez-vous?

--M. Caffie.

--C'est moi. Qui etes-vous?

--Le docteur Saniel.

--Je n'ai pas appele de medecin.

--Ce n'est pas comme medecin que je me presente, c'est comme client.

--Ce n'est pas l'heure de me consulter.

--Puisque vous etes chez vous.

--Au fait!

Et Caffie, se decidant a ouvrir la porte, livra passage a Saniel, puis
il la referma.

--Entrez dans mon cabinet.

Ils etaient dans une toute petite piece encombree de dossiers, qui
n'avait pour tout mobilier qu'un vieux bureau et trois chaises; elle
communiquait directement avec le cabinet de l'homme d'affaires,
plus grand, mais meuble avec la meme simplicite et tout encombre de
paperasses, qui degageaient une odeur de moisissure.

--Mon clerc est malade en ce moment, dit Caffie, et quand je suis seul
je n'aime pas a ouvrir.

Cette excuse donnee, il montra une chaise a Saniel et, s'asseyant
lui-meme devant son bureau, eclaire par une lampe dont il avait enleve
l'abat-jour, il dit:

--Docteur, je vous ecoute.

Il remit l'abat-jour sur la lampe.

Saniel exposa sa demande, non avec tous les developpements dans lesquels
il etait entre pour Glady, mais succinctement: il devait trois mille
francs au tapissier qui lui avait fourni son mobilier et, comme il
ne pouvait payer en ce moment, il etait sous le coup de poursuites
imminentes.

--Quel est ce tapissier? demanda Caffie en tenant sa joue gauche dans sa
main droite.

--Jardine, boulevard Haussmann.

--Connu. C'est son industrie de reprendre ainsi les meubles qu'il a
vendus quand ils sont aux trois quarts payes, et elle l'a enrichi.
Quelle somme lui avez-vous deja versee sur ce mobilier de dix mille
francs?

--Avec les acomptes et les interets, pres de douze mille.

--Et vous en redevez trois mille?

--Oui.

--C'est gentil.

Caffie parut plein d'admiration pour cette facon de proceder.

--Quelles garanties avez-vous a offrir pour cet emprunt de trois mille
francs?

--Pas d'autres que ma position presente, je l'avoue, et surtout mon
avenir.

Sur un signe de Caffie, il expliqua quel etait cet avenir, tandis que
l'homme d'affaires, sa joue dans sa main, ecoutait en poussant, de temps
en temps, un soupir etouffe, une sorte de plainte.

--Hum! hum! dit Caffie quand Saniel fut arrive au bout de son
explication; vous savez, mon cher monsieur, vous savez:

    Ma foi, sur l'avenir bien fou qui se fiera: Tel qui rit vendredi,
    dimanche pleurera.

Vous en etes a dimanche, mon cher monsieur.

--Mais je ne suis ni au bout de ma vie, ni au bout de mon energie, et je
vous assure que cette energie me rend capable de beaucoup de choses.

--Je n'en doute pas; je sais ce que peut l'energie: dites a un Grec
crevant de faim de monter au ciel, il y va:

    Greculus esuriens in caelum, jusseris, ibit.

Mais je ne vois pas que vous soyez parti pour le ciel.

Caffie eut un mauvais sourire accompagne d'une grimace: avant d'etre
l'usurier de la rue Sainte-Anne dont tout le monde parlait comme d'un
coquin, il avait ete avoue en province, juge suppleant, et si des
malheurs immerites l'avaient oblige a se demettre, pour venir cacher ses
desagrements a Paris, il ne perdait jamais l'occasion de montrer qu'il
etait, par l'education, au-dessus de sa situation presente trouvant
dans ce nouveau client un erudit, il etait bien aise de placer quelques
citations qui devaient lui valoir de la consideration.

--C'est peut-etre parce que je ne suis pas Grec, repondit Saniel; mais
je suis Auvergnat, et les gens de mon pays ont les reins solides.

Caffie secoua la tete:

--Mon cher monsieur, je dois vous dire franchement que je ne crois
pas l'affaire possible: je la ferais bien moi-meme, parce que, par
l'intelligence que je lis sur votre physionomie, la resolution qui se
montre dans toute votre personne, vous m'inspirez confiance; mais je
n'ai pas de fonds a mettre dans ces sortes d'operations; je ne puis
etre, comme toujours, qu'un intermediaire, c'est-a-dire proposer cet
emprunt a un de mes clients, et je ne vois pas qui se contentera de
garanties ne reposant que sur un avenir plus ou moins problematique; il
y a tant de medecins a Paris qui sont dans votre position!

Saniel se leva.

--Vous partez! s'ecria Caffie.

--Mais....

--Asseyez-vous donc, mon cher monsieur. Il ne faut pas ainsi jeter le
manche apres la cognee. Vous m'adressez une proposition, je vous montre
les difficultes qu'elle rencontrera selon moi, mais je ne dis pas qu'il
n'y a pas un moyen de vous tirer d'embarras; c'est a chercher. Il n'y a
que quelques minutes que je vous connais, mais il ne faut pas longtemps
pour apprecier les gens comme vous, et franchement vous m'inspirez un
tres vif interet.

Ou voulait-il en venir? Saniel n'etait pas un naif qui se laisse prendre
au premier mot, et il n'etait pas davantage un fat qui accepte bouche
beante les compliments qu'on lui adresse. Pourquoi inspirait-il ainsi un
interet subit a ce coquin, qui avait la reputation de pousser la durete
des hommes d'affaires jusqu'a la ferocite. C'etait a voir. En attendant
il devait se tenir sur ses gardes.

--Je suis tres touche de votre sympathie, dit-il.

--Je veux vous prouver qu'elle est reelle et qu'elle peut devenir
efficace. Vous venez a moi parce que vous avez besoin de trois mille
francs. Que je vous les trouve--et je vous promets de les chercher, bien
que cela me parait difficile, tres difficile--ils assureront votre
repos present; mais assureront-ils votre avenir, c'est-a-dire vous
permettront-ils de continuer les travaux importants dont vous venez de
me parler et sur lesquels votre ambition compte? Non. Les luttes dans
lesquelles vous vous debattez et vous usez, recommenceront bientot. Et
c'est de ces luttes que vous devez vous debarrasser pour vous assurer
la liberte de travail qui vous est indispensable si vous voulez marcher
droit et vite. Pour cela, je ne vois qu'un moyen:--vous marier.



IV

Saniel, qui etait sur ses gardes et s'attendait a quelque rouerie de
la part de l'agent d'affaires, n'avait pas du tout prevu que ces
temoignages d'interet aboutiraient a une proposition de mariage; une
exclamation de surprise lui echappa. Mais elle se perdit dans le
tintement de la sonnette.

Caffie se leva:

--Quel ennui de n'avoir pas de clerc! dit-il.

Il mit a aller ouvrir la porte un empressement qu'il n'avait pas eu pour
Saniel, et qui prouvait que, n'etant pas seul, il n'avait plus les memes
craintes d'introduire quelqu'un chez lui.

Ce fut un garcon de banque qui entra.

--Vous permettez, dit Caffie, revenant dans son cabinet et s'adressant a
Saniel; c'est l'affaire d'un instant.

Sous la lampe, le garcon de banque cherchait dans son portefeuille; il
en tira une traite qu'il presenta a Caffie.

--Les fonds sont faits, dit celui-ci.

--Avec vous, monsieur Caffie, les fonds sont toujours faits.

Caffie avait tire de la poche de son gilet une clef avec laquelle il
avait ouvert la caisse en fer placee derriere son bureau, et tournant le
dos a Saniel ainsi qu'au garcon de banque, il comptait des billets dont
ils entendaient le flat-flat. Il se redressa bientot et, repoussant la
porte de sa caisse, il posa sous la lampe les liasses qu'il venait de
compter. A son tour, le garcon les compta, et, les ayant placees dans
son portefeuille, il salua.

--Tirez la porte en sortant, dit Caffie qui avait deja repris son
fauteuil.

--N'ayez crainte.

Le garcon de banque parti, Caffie s'excusa pour cette interruption.

--Reprenons notre entretien si vous le voulez bien, mon cher monsieur.
Je vous disais donc qu'il n'y avait pour vous qu'un moyen d'etre tire a
jamais de vos embarras, et que ce moyen vous le trouveriez dans un
bon mariage qui mettrait _hic et nunc_ une somme raisonnable a votre
disposition.

--Mais ce serait folie a moi de me marier en ce moment, quand je n'ai
pas de position a offrir a ma femme.

--Et votre avenir, dont vous parliez tout a l'heure avec tant
d'assurance, n'y avez-vous pas foi?

--Une foi absolue, aussi ferme aujourd'hui que quand je suis entre dans
la lutte, mais plus eclairee. Cependant, comme les autres n'ont pas les
memes raisons que moi pour esperer et croire ce que j'espere et crois,
je trouve tout naturel qu'on doute de cet avenir: ce que vous avez fait
vous-meme, a l'instant, en ne le trouvant pas bon pour garantir un
simple pret de trois mille francs.

--Pret et mariage ne sont pas meme chose: un pret ne vous tire
d'embarras que momentanement, en vous laissant bien des chances pour que
vous soyez oblige d'en contracter successivement plusieurs autres: ce
qui, vous en conviendrez, attenue singulierement les garanties que vous
pouvez offrir; tandis qu'un mariage vous ouvre tout de suite la route
que votre reve ambitieux s'est promis de parcourir.

--Je n'ai jamais pense au mariage.

--Si vous y pensiez?

--Pour cela il faudrait tout d'abord une femme.

--Si je vous en proposais une, que diriez-vous?

--Mais....

--Vous etes surpris, n'est-ce pas?

--Je l'avoue.

--Mon cher monsieur, je suis l'ami de mes clients et pour
plusieurs,--j'ose le dire,--un pere. C'est ainsi qu'ayant beaucoup
d'affection pour une jeune dame--et la fille d'une de mes amies, j'ai
pense, en vous voyant et en vous ecoutant, que l'une ou l'autre pourrait
etre la femme qu'il vous faut; toutes deux ont de la fortune; elles sont
intelligentes et elles possedent des avantages physiques qu'un homme, un
bel homme comme vous, est en droit d'exiger. Au reste, j'ai precisement
leurs photographies, et vous pouvez voir vous-memes ce qu'elles sont.

Il ouvrit un tiroir de son bureau et en tira un paquet de photographies
dans lesquelles il se mit a chercher. Saniel, qui le suivait des yeux,
remarqua que toutes ces photographies etaient des portraits de femmes;
enfin il fit son choix et presenta deux cartes a Saniel.

L'une representait une femme de trente-huit a quarante ans, de forte
corpulence, d'apparence robuste, toute couverte d'une quincaillerie
d'horribles bijoux dont elle s'etait paree pour se faire portraiturer;
l'autre, une jeune personne d'une vingtaine d'annees, assez jolie,
habillee simplement, elegamment, et dont la physionomie distinguee et
discrete contrastait avec celle du premier portrait.

Pendant que Saniel regardait ces portraits, Caffie l'examinait,
cherchant a deviner l'effet que produisaient ses deux sujets.

--Maintenant que vous les avez vues, dit-il, parlons-en un peu. Si vous
me connaissiez mieux, mon cher monsieur, vous sauriez que je suis la
franchise meme et qu'en affaires j'ai pour principe de tout dire: le bon
et le mauvais, de facon que mes clients aient seuls la responsabilite de
la decision qu'ils prennent. En realite il n'y a rien de mauvais sur ces
deux personnes, car s'il y en avait, je ne vous les proposerais pas;
mais enfin il y a des cotes que ma delicatesse m'oblige a vous signaler,
ce que je fais sans inquietude, bien certain qu'un homme comme vous
n'est pas l'esclave d'etroits prejuges.

Il fit une grimace douloureuse et, de nouveau, se prit la machoire a
deux mains.

--Vous souffrez? demanda Saniel.

--Oui, des dents, cruellement, pardonnez-moi de le laisser paraitre; je
sais par moi-meme que rien n'est plus agacant que le spectacle de la
douleur d'autrui.

--Pas pour les medecins, en tout cas.

--Enfin, laissons cela et revenons a mes clientes. Celle-ci,--il
presenta le portrait de la femme aux bijoux,--est, comme vous l'avez
devine, une veuve, une tres aimable veuve. Peut-etre a-t-elle quelques
annees de plus que vous, mais ce n'est pas la, me semble-t-il, un grief
serieux que vous puissiez soulever, votre experience de la vie vous
ayant assurement appris que l'homme qui veut etre aime, tendrement aime,
choye, caresse, gate, doit prendre une femme plus agee que lui, qui le
traitera en mari et en fils. Son premier mari etait un commercant habile
qui, s'il eut vecu, eut fait une belle fortune dans la boucherie,--cela
fut mache plutot que nettement prononce,--mais qui, bien que mort au
moment ou ses affaires se developpaient, a laisse vingt belles mille
livres de rente a sa femme. Comme je dis le bon, je dois dire aussi
le regrettable. Entraine par les frequentations que necessitait
son commerce, cet homme tres intelligent avait pris des habitudes
d'intemperance facheuses que, du dehors, il avait apportees dans son
interieur et qu'il avait en quelque sorte imposees a sa femme. J'ai tout
lieu de croire qu'elle s'en est corrigee; mais, s'il en etait autrement,
vous pourriez facilement, vous medecin, l'en guerir....

--Vous croyez?

--Sans doute. Cependant, comme le contraire est possible, vous n'auriez
alors qu'a l'abandonner a son vice qui l'emporterait dans un assez
bref delai, et, comme le contrat serait regle par moi en vue de cette
eventualite, vous vous trouveriez investi de la fortune et debarrasse de
la femme.

--Si nous passions a l'autre? dit Saniel, qui avait ecoute sans
interrompre ce curieux expose de situation que Caffie faisait avec la
plus parfaite bonhomie; si graves que fussent les circonstances, il ne
pouvait pas ne pas s'amuser de cette diplomatie cousue de fil blanc.

--J'attendais votre demande, repondit l'homme d'affaires avec un sourire
grimacant, et, si je vous ai parle de cette aimable veuve, c'est plutot
par acquit de conscience que dans l'espoir de reussir: quelque degage de
prejuges qu'on soit, on en garde toujours quelques-uns. Je comprends les
votres, et je dirai plus, je les partage. Heureusement celle dont j'ai a
vous entretenir maintenant ne donne pas prise a des griefs de ce genre.
Prenez sa photographie, mon cher monsieur, et regardez-la pendant que je
parle. Physionomie charmante, n'est-il pas vrai? Education superieure,
faite dans un couvent a la mode. En un mot, une perle dont vous vous
parerez. Maintenant, je vais aller a la paille, car il y en a une.
Qui n'en a pas? Fille de comedienne, d'une de nos plus gracieuses
comediennes de genre. A sa sortie du couvent, la jeune fille a vecu chez
sa mere. C'est la, dans ce milieu... hem! hem! je dirai capiteux, si
vous voulez bien... qu'il lui est arrive un accident. Bref, un enfant,
un delicieux petit garcon, que le pere aurait surement reconnu, tant il
estimait la mere, si lui-meme n'avait ete marie. Au moins a-t-il assure
son sort par une donation de 200,000 francs, de sorte que celui qui
epousera la mere et legitimera l'enfant par mariage subsequent aura la
jouissance legale de ces deux cent-mille francs jusqu'a la majorite du
gamin... si celui-ci y arrive: ces petits etres sont si fragiles! vous,
medecin, vous le savez mieux que personne. Dans le cas d'un malheur, le
pere heriterait de son fils pour moitie; et, s'il est cruel pour un vrai
pere d'heriter de son vrai fils, la situation change du tout au tout
quand c'est d'un etranger qu'on recoit une fortune. Voila l'affaire,
mon cher monsieur, nette et franche, et je ne vous fais pas l'injure de
supposer que vous n'en voyez pas les avantages sans qu'il soit besoin
d'insister. Si je ne me suis pas plus clairement explique....

--Mais rien n'est plus clair.

--....La faute en est a cette fluxion qui me paralyse.

Il se prit la machoire en geignant.

--Vous avez une dent qui vous fait souffrir? demanda Saniel sur le ton
d'un medecin qui interroge un malade.

--Toutes les dents me font souffrir. A vrai dire, elles m'abandonnent.

--Vous avez consulte un medecin?

--Ni medecin, ni dentiste. Certainement je crois a la medecine; mais;
quand je me suis adresse a des medecins, ce qui ne m'est arrive que
rarement, j'ai remarque qu'ils pensaient a leurs propres affaires
beaucoup plus qu'a ce que je leur disais, et cela m'a eloigne d'eux;
moi, mon cher monsieur, quand un client me consulte, je me mets a sa
place et j'entre dans sa peau.

Pendant qu'il parlait, Saniel l'examinait, ce qu'il n'avait pas
fait jusqu'a ce moment, et il constatait en lui des signes d'un
amaigrissement rapide tout a fait caracteristiques; il flottait dans
ses vetements, faits pour un homme moitie plus gros qu'il ne l'etait
maintenant; son visage etait rouge et luisant comme s'il eut ete
recouvert d'une couche de sucre de cerise.

--Voulez-vous me montrer vos dents? demanda Saniel; il serait peut-etre
possible de soulager vos douleurs.

--Vous croyez....

Son examen ne fut pas long.

--Vous avez la bouche seche bien souvent, n'est-ce pas? demanda-t-il.

--Oui.

--Votre soif est vive?

--Vraiment genante.

--Dormez-vous bien?

--Non.

--Vous avez des troubles dans la vue?

--Oui.

--Ne vous etes-vous pas apercu que vous mettiez des taches poisseuses a
votre linge?

--Sans doute; mais je n'y ai pas attache d'importance.

--Mangez-vous bien?

--Je devore; et, plus je mange, plus je maigris; je tourne au squelette.

--Je vois que vous gardez a la nuque des cicatrices de furoncles.

--Ils m'ont fait assez souffrir, les coquins; mais ils sont partis comme
ils etaient venus. Dame! on n'est plus jeune a soixante et onze ans, on
a ses petits ennuis; car ce ne sont que des ennuis, n'est-ce pas?

--Assurement; avec quelques precautions et un regime que je vous
indiquerai, si vous le voulez bien, vous vous en debarrasserez
facilement. Je vais toujours vous faire une ordonnance pour calmer vos
douleurs de dents.

--Nous reparlerons du reste, car nous allons avoir occasion de nous
revoir si, comme je le presume, vous appreciez les avantages de la
proposition que je vous ai faite.

--Je voudrais y reflechir,

--Rien de plus juste; d'ailleurs il n'y a pas urgence.

--Ou il y a urgence, c'est avec moi; car, si je ne paye pas Jardine,
je me trouve dans la rue, ce qui n'est pas une position a offrir a une
femme.

--Dans la rue, dans la rue! Les choses n'iront pas aussi vite que cela.
Ou en sont les poursuites?

--Elles vont commencer; Jardine m'en a menace.

--Elles vont commencer; elles ne sont pas commencees. Si, comme je le
presume, il procede par une saisie-revendication, nous aurons du temps
avant le jugement. Devez-vous quelque chose a votre proprietaire?

--Le terme echu le 15.

--Ne le payez pas.

--Cela est facile; il n'y a meme que cela qui me soit facile.

--C'est un obstacle dans les jambes de votre Jardine et qui peut
l'arreter un moment. Nous pourrons ainsi manoeuvrer plus aisement.
L'essentiel est de m'avertir aussitot que le feu commencera. Au revoir
donc, cher monsieur.



V

Bien que Saniel n'eut aucune experience des affaires, il n'etait pas
assez naif pour ne pas comprendre que Caffie, en lui refusant ce pret,
voulait le tenir dans une dependance etroite.

--Le calcul est simple, se dit-il, en descendant l'escalier; il se
charge de ma defense et la conduit de telle sorte qu'un beau jour, qui
n'est pas loin, je ne peux me sauver qu'en tendant la main a la jeune
fille charmante. Quel gredin!

Cependant, telle etait la situation, qu'il devait se trouver heureux
d'obtenir le concours de ce gredin: au moins, c'etait du temps gagne, et
Jardine, en voyant qu'il n'avait plus devant lui un mouton dispose a se
laisser egorger, accepterait peut-etre un arrangement raisonnable;
le tout etait de manoeuvrer de facon que Caffie n'empechat pas cet
arrangement.

Par malheur, il se sentait peu propre a cette manoeuvre, ayant toujours
ete droit devant lui, l'oeil fixe sur son but, ne pensant qu'au travail
qui le lui ferait atteindre;--et voila que maintenant il fallait qu'il
s'improvisat diplomate; en se pliant a des finesses, a des roueries qui
n'etaient pas du tout dans sa nature brutale: il avait commence en ne
disant pas tout de suite a Caffie ce qu'il pensait de ses propositions;
mais il est plus difficile d'agir que de se contenir, de parler que de
se taire.

Que dirait-il, que ferait-il, quand le moment de l'action serait venu?

Il arriva chez lui sans avoir rien trouve, et, comme il passait devant
la loge du concierge, absorbe dans sa preoccupation, il entendit qu'on
l'appelait:

--Monchieur le docteur, voulez-vous bien entrer un moment, je vous prie?

Il pensa que c'etait quelque consultation qu'on voulait lui demander, un
pays qui attendait son retour comme cela se produisait si souvent, et,
bien qu'il ne fut pas en disposition d'ecouter patiemment des bavardages
imbeciles, il revint sur ses pas et entra dans la loge.

--C'est cha qu'on a apporte, dit le concierge en lui tendant une feuille
de papier timbre couverte d'une ecriture courue.

Cha, c'etait le commencement du feu dont Caffie avait parle. Sans la
lire jusqu'au bout Saniel la mit dans sa poche et se prepara a sortir;
mais le concierge le retint.

--Je voudrais dire deux mots a monchieur le docteur relativement a ce
papier.

--Vous l'avez lu?

--Pour cha non, mais j'ai cause avec le clerc d'huissier qui me l'a
remis "parlant a ma perchonne" et il m'a explique la situation. C'est-y
malheureux, monchieur le docteur!

Il ne manquait plus a Saniel que d'etre plaint par son concierge.

--Elle n'est pas ce qu'on vous a dit, repliqua-t-il avec hauteur.

--Allons, tant mieux! j'en suis bien content, pour vous et pour moi.
Vous pourrez me payer ma petite note.

--Vous me la donnerez.

--Je vous l'ai deja donnee deux fois, mais je l'ai refaite; la voila.

La reclamation d'un creancier paralysait Saniel ou bien il restait
bouche beante, etouffe par l'humiliation, ou bien il ne trouvait a
repondre que des maladresses. Prenant la note que le concierge lui
tendait, il la mit dans sa poche en balbutiant quelques mots.

--Voyez-vous, monchieur le docteur, faut que je vous dise ce que j'ai
sur le coeur depuis longtemps. Vous etes mon pays et je vous estime trop
pour ne pas parler. En prenant votre appartement, en vous engageant
avec votre tapissier vous avez fait plus que force: vous vous epuisez;
quittez cet appartement, prenez celui d'en face qui coute moitie moins,
et ca ira. Vous ne serez pas force d'abandonner le quartier. Qu'est-ce
que deviendraient les pays si vous nous quittiez? Vous etes un bon
medecin, tout le monde le reconnait et le dit, les pays s'entend.
Maintenant, pour ma petite note, il est convenu que je passerai le
premier, n'est-ce pas, comme de juste?

--Aussitot que j'aurai de l'argent, je vous payerai.

--C'est dit?

--Je vous le promets.

--Je vous remercie bien. Si ca pouvait etre demain, cha ferait mon
affaire; je ne suis pas riche, vous savez, et pourtant j'ai toujours
paye le gaz de vos experiences.

Son papier timbre dans sa poche, Saniel retourna chez Caffie qu'il
rencontra sous sa porte cochere, ou il lui remit l'exploit de
l'huissier.

--Je verrai ca ce soir, dit l'homme d'affaires; pour le moment, je vais
diner. Mais soyez tranquille, je ferai des demain matin le necessaire.
Bonsoir; je meurs de faim.

Si Saniel ne mourait pas de faim, il eut cependant, lui aussi, dine
volontiers, mais trois jours auparavant il s'etait saigne a blanc pour
adoucir son tapissier par un acompte aussi fort qu'il avait pu le faire,
ne gardant que cinq francs pour lui, et ce n'etait pas avec les quelques
sous qui lui restaient qu'il pouvait entrer dans un restaurant ni meme
dans une gargote, si miserable qu'elle fut. Il n'avait qu'a acheter un
pain dont il souperait en travaillant comme cela lui etait si souvent
arrive.

Mais en rentrant, il ne put pas, comme il le voulait, se mettre a
l'article qu'il devait ecrire et et livrer le soir meme. Parmi les
besognes dont il s'etait charge, il y en avait une, et non la moins
fastidieuse; qui consistait a donner, par correspondance, des
consultations aux abonnes d'un journal de modes ou, plus justement,
a recommander, en empruntant la forme de conseils medicaux, tous les
cosmetiques,--pates epilatoires, elixirs, eaux aromatiques, teintures,
essences, huiles, vinaigres, laits, cremes, savons, opiats, pommades,
glycerines, vaselines, sachets, pastilles, dentifrices, fards; et aussi
toutes les specialites pharmaceutiques--vins fortifiants, pilules
regeneratrices, pates pectorales, goudrons, fers, sirops, purgatifs,
auxquels leurs inventeurs voulaient donner une autorite que le public,
qui se croit malin, refuse a l'annonce toute simple de la derniere page.
Avec l'ambition qui etait sienne et la carriere qu'il voulait suivre,
il n'aurait jamais consenti a faire sous son nom cette correspondance;
aussi pour ce travail n'etait-il que le secretaire d'un de ses confreres
qui, simple medecin de quartier, n'avait pas les memes menagements a
garder et signait bravement ces consultations, trouvant que les clients
comme l'argent etaient toujours bons a prendre, d'ou qu'ils vinssent.
Pour ca peine. Saniel remplacait ce confrere les dimanches d'ete, et de
temps en temps recevait a titre gracieux une caisse de parfumerie ou de
produits pharmaceutiques, qu'il vendait au rabais quand l'occasion s'en
presentait.

Toutes les semaines, on lui donnait la liste des cosmetiques et des
specialites qui devaient figurer dans sa correspondance, et n'importe
comment il fallait les recommander, soit en repondant aux lettres qui
lui etaient reellement adressees, soit en inventant des questions lui
permettant de les introduire plus ou moins a propos.

Il commencait a consulter cette liste et la liasse de lettres des
abonnes que le journal lui avait envoyees, quand la sonnette de la
porte d'entree tinta; c'etait peut-etre un malade, le bon malade qu'il
attendait vainement depuis quatre ans: il quitta son bureau pour aller
ouvrir.

C'etait son charbonnier qui venait pour sa petite note.

--Je passerai un de ces jours chez vous, dit Saniel; ce soir, je suis
presse.

--C'est que, moi aussi, je suis presse: j'ai une echeance demain et j'ai
compte sur M. le docteur.

--Je n'ai pas d'argent ici.

--Que M. le docteur me donne seulement un acompte.

--Je vous dis que je n'ai pas d'argent ici.

--Alors c'est donc vrai ce qu'on raconte que M. le docteur va etre
poursuivi par les huissiers, qu'on va le vendre, ou lui reprendre ses
meubles. Il ne voudra pas me faire perdre mon argent; je suis un pere de
famille.

Saniel ne le savait que trop, qu'il etait pere de famille, ayant eu a
soigner depuis quatre ans cette famille, composee d'une mere et de trois
enfants constamment malades, sans qu'il eut jamais ete question de lui
payer ses visites.

Tant bien que mal, apres une interminable discussion, il parvint a
renvoyer le charbonnier, et rentra dans son bureau pour se mettre a son
article.

La premiere lettre qu'il prit, signee: "Parfum de cyclamen", demandait
des conseils pour les dents; il repondit:

"Parfum de cyclamen.--Abandonnez votre dentifrice, qui est dangereux et
vous ferait perdre toutes vos dents avant cinq ans, adoptez celui de la
pharmacie Durand, 215, rue Richelieu, dont je vous garantis les bons
effets....

"Jeune femme pale.--L'operation est radicale, sans danger pour la peau
et pour la sante; mais elle doit etre faite par une main habile a manier
l'electricite. Adressez-vous a moi, 117, Chaussee d'Antin, de deux a
quatre heures; j'aurai grand plaisir a vous voir."

Moi, ce n'etait pas lui Saniel, mais bien son confrere, celui qui
signait cette correspondance et qui, par ces amorces, pechait ainsi
quelques clients.

Il allait passer a la troisieme, signee: "Une affligee de vingt ans",
lorsque la sonnette retentit de nouveau. Cette fois, il n'ouvrirait pas:
encore un creancier sans doute. Et il ecrivit son conseil.

Pourtant? Depuis quatre ans, il attendait que la chance tirat pour lui
un bon billet a la loterie de la vie: une malade riche, atteinte d'un
kyste ou d'une tumeur qu'il conduisait chez un chirurgien a la mode,
lequel partageait avec lui les dix ou quinze mille francs, prix de
l'operation. Alors il etait sauve.

Il courut a sa porte. La malade au kyste se presenta sous la forme d'un
petit homme barbu, a la trogne allumee, portant par-dessus sa veste le
tablier en grosse toile noire des marchands de vin. C'etait en effet
le marchand de vin du coin qui ayant, lui aussi, appris la verite de
l'huissier, venait toucher sa petite note pour fournitures de vin et de
portions faites depuis trois mois pour les dejeuners de M. le docteur.

La scene qui s'etait passee avec le charbonnier recommenca plus vive,
plus violente, et il fallut que Saniel se fachat, menacat, pour mettre a
la porte le marchand de vin, qui ne partit qu'en promettant de revenir
le lendemain avec son huissier.

Saniel reprit son article

"Une Parisienne en perspective.--Puisque vous viendrez bientot a Paris,
je differe mon ordonnance jusqu'a votre arrivee: toutes les explications
ne valent pas un coup d'oeil. Que votre premiere visite soit pour le 117
de la Chaussee-d'Antin: vous etes certaine de me trouver de deux heures
a quatre heures.

"_Entre perruche et ouistiti_.--Faites usage des sachets de toilette de
la parfumerie du Magnolia, ils retarderont vos rides, que vous exagerez
certainement, votre style le dit."

Sa plume courait sur le papier, lorsqu'un bruit de pas lui fit lever la
tete: ou bien il avait mal ferme sa porte sur le dos du marchand de vin,
ou bien c'etait son domestique qui venait d'entrer avec sa clef....
Alors que voulait-il? Ce n'etait point toute la journee qu'il
l'employait, mais seulement a l'heure de sa consultation, pour le menage
et pour ouvrir aux clients quand il s'en presentait.

Comme il allait se lever pour voir qui marchait ainsi, on frappa a sa
porte: c'etait en effet son domestique, a l'air penaud et embarrasse.

--Qu'est-ce qu'il y a, Joseph?

--J'ai pense que je trouverais monsieur, et je suis venu.

--Pourquoi?

Joseph hesita; puis, prenant courage, il dit avec volubilite, en tenant
ses yeux baisses:

--Je viens demander a monsieur de me payer mon mois qui est echu du 15,
parce qu'il y a besoin d'argent a la maison tout de suite; s'il n'y
avait pas besoin d'argent, je ne serais pas venu.

Saniel le regarda.

--Vous ne savez pas qu'un huissier a laisse du papier timbre chez le
concierge.

--Qui est-ce qui a pu dire ca a monsieur?

--Le savez-vous ou ne le savez-vous pas?

--Eh bien, c'est vrai; alors, comme quand les huissiers sont quelque
part ils raflent tout, j'ai pense que monsieur, qui est si juste, ne
voudrait pas que je perde mon pauvre argent que j'ai eu tant de mal a
gagner. Alors je suis venu, et me voila.

--He bien, je n'ai pas d'argent; si j'en avais eu, j'aurais paye
l'huissier.

--Faut donc que je perde mes gages?

--Je vous payerai plus tard.

--Quand?

--Aussitot que je pourrai.

--Est-ce que les huissiers vous laisseront faire? Ils vont tout vendre
ici. Si monsieur voulait, je le tiendrais quitte....

--Comment?

--J'emporterais la redingote que monsieur m'a fait faire il y a deux
mois; bien sur qu'elle ne vaut pas ce qui m'est du, mais ce serait
toujours ca.

--Emportez la redingote.

Joseph eut vite pris sa redingote dans l'armoire de l'entree ou elle
etait accrochee, et il la roula dans un journal.

--Pour lors monsieur ne comptera pas sur moi demain, dit-il en deposant
sa clef sur un coffre; il faut que je cherche une place.

--C'est bien, je ne compterai pas sur vous.

--Bonsoir, monsieur.

Et Joseph fila au plus vite.

Reste seul, Saniel ne se remit pas tout de suite au travail; mais, se
renversant dans son fauteuil, il promena un regard melancolique dans son
cabinet et jusque dans le salon, dont la porte etait restee ouverte:
a la faible lueur de sa bougie, il voyait ses grands fauteuils
methodiquement alignes de chaque cote de la cheminee, les draperies des
fenetres noyees dans l'ombre et tout ce mobilier qui, depuis quatre
ans, lui avait coute tant d'efforts. C'etait de ce Louis XIV de camelote
qu'il avait ete si longtemps prisonnier, et par qui maintenant il allait
etre execute. La belle affaire, vraiment, intelligente et habile! Tout
cela n'avait servi qu'a de pauvres Auvergnats, sans que lui-meme en
jouit, n'ayant pas le gout bourgeois du bibelot, ni le besoin du
bien-etre. Un mouvement de colere et de revolte contre lui-meme lui fit
assener un coup de poing sur son bureau: quel naif il avait ete!

De nouveau la sonnette tinta. Cette fois, il n'entendrait pas, ne
comptant plus sur la cliente riche.

Apres un court instant, on tambourina doucement sur la porte. Alors, se
levant vivement, il courut ouvrir.

Une femme se jeta a son cou:

--Ah! mon cheri, que je suis contente de te trouver chez toi.



VI

Elle lui avait passe un bras autour de la taille, et, se serrant contre
lui, se pelotonnant, ils etaient entres dans le cabinet.

--Que je suis donc contente, repeta-t-elle; quelle bonne idee j'ai eue!

Et d'un brusque mouvement elle se debarrassa de la longue redingote en
drap gris qui l'enveloppait jusqu'aux pieds.

--Et toi, es-tu content, dit-elle en se placant devant lui pour le mieux
regarder.

--Peux-tu le demander?

--Simplement pour te l'entendre dire.

--N'es-tu pas ma seule joie, la douce lumiere qui m'eclaire au fond du
puits ou je pioche jour et nuit!

--Cher Victor!

C'etait une grande et svelte jeune femme aux cheveux chatains, qui la
coiffaient de boucles epaisses jusque sur les sourcils. De beaux yeux
sombres, un nez court, des dents superbes et des gencives couleur de
fraise lui donnaient l'air d'un joli chien; elle en avait la gaiete,
la vivacite, l'effronterie gracieuse, la caresse passionnee du regard.
Habillee a la diable, en Parisienne qui n'a pas le sou, mais qui pare
tout ce qu'elle porte, elle avait une desinvolture, une elegance
naturelles qui charmaient: avec cela, un ton bon enfant, un rire joyeux
et une expression de sensibilite repandue sur son visage frais.

--Je viens diner avec toi, dit-elle gaiement, et j'ai une faim!...

Il laissa echapper un mouvement qu'elle saisit.

--Je te gene? dit-elle inquiete.

--Mais pas du tout.

--Tu as a sortir?

--Non.

--Alors pourquoi as-tu fait un mouvement qui trahissait de l'ennui ou
tout au moins de l'embarras?

--Tu te trompes, ma petite Philis.

--Avec un autre, je me tromperais peut-etre; mais avec toi, est-ce
que c'est possible? Tu sais bien qu'entre nous il n'est pas besoin de
paroles, que je lis dans tes yeux ce que tu vas dire, sur ta physionomie
ce que tu penses comme ce que tu sens. Est-ce qu'il n'en est pas
toujours ainsi quand on aime... comme je t'aime?

Il la prit dans ses bras et longuement il l'embrassa; puis, allant a un
fauteuil sur lequel en rentrant il avait jete son pardessus, il tira
d'une poche le pain qu'il avait achete.

--C'est que voila mon diner, dit-il en montrant son pain.

--Oh! il faut que je te gronde: le travail te fait perdre la tete. Ne
peux-tu prendre le temps de manger?

Il eut un triste sourire:

--Ce n'est pas le temps qui m'a manque.

Il fouilla dans sa poche et en tira trois gros sous qui lui restaient:

--On ne dine pas au restaurant avec six sous.

Elle se jeta sur lui:

--Oh! cheri, pardonne-moi, s'ecria-t-elle. Pauvre cher martyr, cher
grand homme, c'est moi qui t'accuse, quand je devrais embrasser tes
genoux. Et tu ne me grondes pas; un triste sourire est toute ta reponse.
Eh quoi, tu en es la: pas meme de quoi manger!

--On mange tres bien avec du pain; que ne suis-je assure d'en avoir
toujours!

--Eh bien, aujourd'hui je veux qui tu aies mieux et plus. Ce matin, en
voyant le mauvais temps, il m'est venu une idee a laquelle tu etais
associe: c'est bien naturel, puisque tu ne quittes ni mon coeur ni ma
pensee: j'ai dit a maman que, si la bourrasque continuait, je coucherais
a la pension. Tu t'imagines avec quelle emotion j'ai ecoute le vent
toute la journee, en regardant la pluie tomber melee aux feuilles et aux
branches mortes qui passaient en tourbillons. Dieu merci, le temps a ete
assez mauvais pour que maman me croie bien tranquille a la pension; et
me voila a toi jusqu'a demain matin. Mais, comme nous ne pourrons pas
rester a jeun jusque-la, en nous contentant de ton pain, je vais aller
acheter a diner; nous ferons la dinette au coin du feu, ce sera bien
plus amusant que d'aller au restaurant.

Elle endossa vivement sa redingote.

--Mets la table pendant que je fais mes achats.

--J'ai mon article a finir qu'on va venir chercher a huit heures; pense
que j'ai encore a recommander trois vins toniques, cinq preparations de
fer, une teinture au henne, un lait mammaire, deux lotions capillaires,
un opiat, je ne sais combien de savons et de poudres de riz, et il faut
que, de force ou de bonne volonte, ils entrent dans mon article. Quel
metier!

--Eh bien, ne t'inquiete pas de la table; nous la mettrons ensemble
quand tu auras fini, ce qui ne sera que plus amusant.

--Tu prends tout par le bon cote, toi!

--Est-ce qu'il est meilleur de le prendre par le mauvais? A tout a
l'heure!

Elle allait tirer la porte.

--Ne fais pas de folies, dit-il.

--Il n'y a pas de danger, repondit-elle en frappant sur sa poche.

Puis, revenant a lui, elle l'embrassa passionnement:

--Travaille.

Et elle partit en courant.

Il y avait deux ans qu'ils s'aimaient. A cette epoque, Saniel allait
toutes les semaines, aux environs de Paris, faire, dans une pension,
un cours d'anatomie a l'usage des jeunes filles qui se preparaient aux
examens de l'Hotel de Ville, et chaque fois il se rencontrait avec une
jeune femme qu'il n'avait pas pu ne pas remarquer: elle partait et
revenait aux memes heures que lui, et donnait des lecons dans la pension
rivale de celle ou il professait: comme elle portait souvent sous le
bras un grand carton ou quelquefois un moulage en platre, il avait
conjecture, sans avoir besoin pour cela d'un effort, que c'etait le
dessin qu'elle enseignait. Tout d'abord il n'avait pas fait attention a
elle: que lui importait cette maitresse de dessin; il avait autre chose
en tete que les femmes. Mais peu a peu, precisement parce qu'elle etait
discrete et reservee, il avait ete frappe par la vivacite et la gaiete
de sa physionomie: il y avait vraiment plaisir a regarder cette jeune
femme jolie et surtout plaisante. Cependant il n'avait rien laisse voir
de ce qu'il pensait d'elle: si leurs yeux se souriaient lorsqu'ils se
rencontraient c'etait tout; eux, ils ne se connaissaient point. Quand
ils descendaient de wagon ils ne s'en allaient point cote a cote; quand
il prenait le trottoir de gauche, il etait certain d'avance qu'elle
prendrait celui de droite, et reciproquement. Les choses avaient
continue plusieurs mois ainsi sans que jamais un mot fut echange entre
eux: seulement par la force des choses ils avaient l'un et l'autre
appris qui ils etaient: elle, professeur de dessin comme il l'avait
devine, s'appelait mademoiselle Philis Cormier; elle etait la fille
d'un peintre mort depuis sept ou huit ans, qui avait eu une certaine
reputation; lui etait un medecin a qui on predisait un bel avenir, un
homme tres fort qu'on verrait un jour a l'oeuvre; et naturellement leur
attitude l'un envers l'autre etait restee la meme; il n'y avait pas la
de raisons particulieres pour qu'elle changeat. Le hasard avait fait
naitre ces raisons: un jour d'ete que le temps s'etait subitement mis
a l'orage a l'heure ou ils reprenaient ordinairement le train, Saniel,
revenant au chemin de fer, avait rejoint en route mademoiselle Philis
Cormier, qu'il voyait se hater devant lui; ils avaient encore cinq ou
six cents metres a parcourir a travers une plaine sans maisons avant
d'arriver a la station, c'est-a-dire plus que le temps d'etre inondes si
les nuages noirs que roulait le vent se decidaient a crever: lui avait
un parapluie qu'on venait de lui preter en quittant la pension; elle
n'en avait point. Pour la premiere fois, il s'etait decide a lui
adresser la parole:

--Il semble que l'orage va nous prendre avant que nous ayons gagne la
station; vous n'avez pas de parapluie: voulez-vous me permettre de
marcher pres de vous? je vous abriterai avec celui qu'on vient de me
preter.

Elle avait repondu par un sourire, et ils s'etaient mis a marcher cote
a cote jusqu'au moment ou la pluie s'etait abattue sur eux; alors elle
s'etait rapprochee de lui, et ils etaient entres dans la gare en causant
gaiement:

--Votre parapluie vaut mieux que la jupe de Virginie, dit-elle.

--Qu'est-ce que c'est que la jupe de Virginie?

--Vous n'avez pas lu _Paul et Virginie_?

--Non.

--Elle l'avait regarde avec un sourire un peu moqueur, se demandant ce
que les gens tres forts pouvaient bien lire.

Non-seulement Saniel n'avait pas lu le roman de Bernardin de
Saint-Pierre, pas plus celui-la que d'autres d'ailleurs, mais encore il
n'avait jamais aime, les choses du coeur n'etant pas plus son fait que
celles de l'imagination. Il faut du loisir pour les lectures d'agrement,
et plus encore pour l'amour, comme il leur faut une liberte d'esprit et
une independance de vie qu'il n'avait pas. Ou aurait-il trouve le temps
de lire des romans? Quand et comment se serait-il occupe d'une femme?
Celles qu'il avait eues depuis son arrivee a Paris n'avaient jamais
pris sur lui la plus legere influence, et il n'avait garde d'aucune un
souvenir bien distinct. Au contraire, pensant a cette promenade sous la
pluie, il avait retrouve cette jeune fille avec une surete de memoire
tout a fait extraordinaire chez lui; l'impression avait donc ete bien
forte qu'elle se continuait ainsi: il revoyait Philis avec son sourire
qui decouvrait ses dents eblouissantes, il entendait la musique de sa
voix, et cette plaine monotone, qu'il avait si souvent traversee sans
jamais la voir, lui apparaissait comme le plus joli paysage du monde.
Evidemment un changement s'etait fait en lui, quelque chose s'etait
eveille dans son esprit; pour la premiere fois, il s'etait apercu que
l'organe conoide creux et musculaire qu'on appelle le coeur peut servir
a autre chose qu'a la circulation du sang.

Quelle surprise et aussi quel desappointement! Allait-il etre assez naif
pour aimer cette jeune fille et empetrer d'une femme sa vie deja si
difficile et si lourdement remplie. La belle affaire, en verite, et
comme la nature l'avait bati pour jouer les amoureux! Il est vrai que
ceux-la seulement qui le veulent bien deviennent amoureux, et que, par
experience, il connaissait la force de volonte.

Mais il avait bientot fallu en rabattre de cette confiance en soi: loin
de Philis, il pouvait ce qu'il voulait; pres d'elle, c'etait elle qui
voulait; d'un regard elle etait maitre de lui; il arrivait furieux pour
l'influence qu'elle avait prise sur lui, et contre laquelle il s'etait
debattu depuis qu'ils ne s'etaient vus; il la quittait ravi de sentir
combien profondement il l'aimait.

Pour un homme dont la raison et la logique avaient regle la vie jusqu'a
ce moment, ces contradictions etaient exasperantes, et il ne se
pardonnait de les subir qu'en se disant qu'elles ne pouvaient modifier
en rien la ligne de conduite qu'il s'etait tracee, ni le faire devoyer
du chemin qu'il suivait.

Riche, ou simplement avec un peu de fortune, il eut pu--quand il etait
pres d'elle et en sa puissance--se laisser entrainer; mais ce n'etait
pas quand il crevait de faim qu'il allait faire la folie de prendre une
femme; qu'aurait-il a lui donner? sa misere, rien que sa misere; et la
honte, a defaut d'autre raison, l'empecherait a jamais de la lui offrir.

Depuis qu'ils se connaissaient, elle avait elle-meme, tout
naturellement, en causant, complete les renseignements qu'il avait eus
tout d'abord: elle etait bien, comme on le lui avait dit, la fille d'un
peintre; son pere, qui avait eu des commencements difficiles, etait
mort au moment ou, apres des annees de lutte acharnee, il arrivait a la
fortune; dix annees de plus de travail, et il laissait a sa famille,
sinon la richesse, au moins une tres belle aisance. En realite, il ne
lui avait laisse que la ruine; l'hotel qu'il s'etait fait construire
vendu, et les dettes payees, il ne leur etait reste que quelques
meubles. Il avait fallu travailler. ils etaient trois, une mere, un fils
et une fille; la mere, qui n'avait pas de metier, s'etait mise a des
travaux de lingerie; le fils avait quitte le college pour entrer clerc
chez un homme d'affaires appele Caffie; la fille, qui heureusement pour
elle avait appris a dessiner et a peindre sous la direction de son
pere, avait cherche des lecons, et, pour ajouter au peu qu'elles lui
procuraient, elle dessinait des menus de diner pour les papetiers et
peignait sur soie des coffrets et des eventails: ils vivaient, et bien
juste, avec une dure economie et des privations de toute sorte, encore
le frere, las de la triste existence et du labeur que lui imposait son
homme d'affaires, venait-il de les quitter pour aller tenter la fortune
en Amerique. Si Saniel se mariait jamais, ce dont il doutait, ce ne
serait pas, a coup sur, une femme dans ces conditions qu'il epouserait.

Cette reflexion le rassurant, il s'etait un peu plus livre avec elle;
pourquoi ne jouirait-il pas du plaisir tres doux qu'il avait a la voir
et a l'entendre? Sa vie n'etait pas deja si gaie et si heureuse; il
se sentait parfaitement sur de lui et, telle qu'il la connaissait
maintenant, il etait tout aussi sur d'elle: une brave et honnete fille;
d'ailleurs, comment eut-elle devine qu'il l'aimait?

Ils avaient donc continue a se voir avec un plaisir qui semblait egal
des deux cotes, allant l'un au devant de l'autre aussitot qu'ils
s'apercevaient dans la gare, s'attendant, montant dans le meme wagon,
s'arrangeant toujours pour faire route ensemble a l'aller comme au
retour, et s'entretenant librement, gaiement, oubliant si bien le temps,
qu'il etait rare que l'arrivee ne les surprit point.

Les choses avaient marche ainsi jusqu'a l'approche des vacances,
c'est-a-dire d'une separation momentanee, et, un peu avant ce moment,
ils avaient decide qu'apres leur derniere lecon, au lieu de prendre le
train a la station comme a l'ordinaire, ils iraient a une lieue de la
pour revenir a Paris par le tramway, ce qui leur ferait une promenade
d'une bonne heure a travers bois.

Le soleil etait chaud ce jour-la: a moitie chemin, Philis avait demande
a se reposer un moment; ils s'etaient assis dans un taillis, et bientot
ils s'etaient trouves aux bras l'un de l'autre.

Depuis, Saniel n'avait jamais parle de mariage et Philis n'en avait
jamais rien dit de son cote.

Ils s'aimaient.



VII

Saniel etait encore au travail quand Philis rentra.

--Tu n'as pas fini pauvre cher! demanda-telle.

--Le temps de soigner par correspondance une maladie pour laquelle
l'examen attentif de dix medecins ne suffirait peut-etre pas, et je suis
a toi.

En trois lignes l'affaire fut faite; il quitta son bureau:

--Me voila: que veux-tu que je fasse?

--Aide-moi a sortir ce qu'il y a dans mes poches.

Elle s'etait deja debarrassee d'une bouteille enveloppee dans une
feuille de papier qu'elle avait deposee sur le bureau.

--Comme tu es chargee! dit-il.

--Juste ce qu'il faut.

Elle avait des paquets sous les bras, et les poches de sa redingote
ainsi que de sa robe paraissaient remplies: ce fut un travail de les
vider.

--Ne serre pas trop fort, disait-elle a chaque paquet qu'il lui prenait.

A la fin, les poches furent vides.

--Ou dinons-nous? demanda-t-elle.

--Ici; puisque la salle a manger est transformee en laboratoire.

--Alors commencons par faire du feu; j'ai eu les pieds mouilles en
pataugeant sur la route de la station.

--Je ne sais pas s'il y a du bois.

--Allons voir.

Elle prit la bougie et ils passerent dans la cuisine qui, de meme que la
salle a manger etait un laboratoire, etait une etable ou Saniel elevait,
dans des cages, des cochons d'Inde et des lapins pour ses experiences,
et ou Joseph entassait pele-mele tout ce qui le genait, sans avoir a
prendre souci du fourneau ou de la grillade qui n'avaient jamais ete
allumes. Mais ils eurent beau fureter, leurs recherches furent vaines;
il y avait de tout dans cette cuisine, excepte du bois a bruler; de
vieux balais, des brosses a cirage, des choux pour les lapins, des
carottes pour les cochons d'Inde, des amas de journaux, des caisses et
des boites.

--Tu tiens a ces boites? demanda-t-elle en caressant un petit cochon
qu'elle avait pris dans ses bras.

--Nullement; elles ont servi a emballer de la parfumerie et des
specialites pharmaceutiques; elles sont maintenant inutiles.

--Eh bien, on peut tres joliment se chauffer avec ces planches; cassees,
elles feront un beau feu clair et flambant.

Un vieux couperet rouille se trouvait sur le fourneau; Saniel le prit et
rapidement il fendit assez de caisses pour avoir une bonne provision de
bois.

--Ce que c'est que d'etre Auvergnat! dit-elle en riant; c'est a croire
qu'en naissant vous recevez tous le genie du charbonnage.

--Alors tu te moques de moi?

--Non, mais tu coupes ton bois gravement, lugubrement, comme si tu
depecais un malade, et je voudrais te faire rire un peu, en riant
moi-meme de toi, de moi, de n'importe qui, pourvu que tu te derides.

Ils revinrent dans le cabinet, Saniel portant la provision de bois.

--Maintenant, mettons la table, dit-elle avec entrain.

Un petit gueridon pliant etait place devant la fenetre, et Saniel s'en
servait pour dejeuner bien souvent, avec l'assiette assortie que
Joseph allait lui chercher chez le charcutier, ou avec la portion que
fournissait le marchand de vin qui, quelques instants auparavant, etait
venu lui faire une scene; elle le prit et l'apporta devant la cheminee
ou elle l'ouvrit.

--Ou est le linge? demanda-t-elle.

--C'est que je ne suis pas riche en linge; cependant j'ai dans cette
armoire des serviettes que j'etale sur la poitrine et les epaules des
gens que j'ausculte; voyons s'il y en a de propres.

Justement il en restait quatre, c'est-a-dire une de plus qu'il ne
fallait.

--As-tu des assiettes, des couteaux, des fourchettes, des verres?

--Oui, dans une armoire de la salle a manger.

--Allons les chercher.

Cette salle a manger, ou l'on n'avait jamais mange, etait la piece la
plus curieusement meublee de l'appartement. Point de table, point de
chaises, point de buffet; mais, le long de la muraille, des planches
en bois blanc formant etagere, et, sur ces planches, des matras, des
ballons, des flacons a effilure horizontale ou verticale, des tubes de
culture, des filtres, une etuve a gaz, un microscope, des tranches de
pain, des morceaux de pomme de terre, ca et la des bocaux, des fioles,
et aussi quelques livres, enfin le materiel d'un petit laboratoire de
recherches bacteriologiques: voila, ce qu'etait en effet cette salle ou
Saniel travaillait plus souvent et plus longuement que dans son cabinet
de consultation.

C'etait dans un placard que se trouvaient les cinq ou six assiettes,
les trois couteaux, les verres qui composaient toute la vaisselle et la
verrerie de Saniel.

--Tu es sur qu'il n'y a pas de microbes dans les assiettes? demanda
Philis en prenant ce qu'il fallait pour servir la table.

--J'espere que non.

--Enfin, en les essuyant bien.

Le couvert fut promptement mis par Philis, qui allait, venait, tournait
autour de la table avec une legerete gracieuse que Saniel admirait.

--Alors toi tu ne fais rien, dit-elle.

--Je te regarde et je reflechis.

--Et le resultat de ces reflexions, peut-on le demander?

-C'est qu'il y a en toi un fonds de belle humeur et de gaiete, une
exuberance de vie a egayer un condamne a mort.

--Et que serions-nous devenus, je te prie, si j'avais ete une
melancolique et une decouragee quand nous avons perdu mon pauvre papa?
Il etait la joie meme, chantait toute la journee, s'eveillait une
chanson sur les levres et, tout en travaillant, riait, plaisantait, sans
jamais une minute de mauvaise humeur. C'est par lui et pres de lui que
j'ai ete elevee, et je lui ressemble. Quand, en quelques jours, il, nous
a ete enleve, tu peux t'imaginer comment, tombant de cette vie heureuse
dans la detresse et le chagrin, nous avons ete aneantis; maman, tu le
sais, est une melancolique et une inquiete, une timide disposee a voir
tout en noir; mon frere Florentin est comme elle. Ce fut un desespoir
morne: maman repetait du matin au soir que nous n'avions qu'a mourir de
faim; mon frere voulait s'engager; je ne m'abandonnai point, et, si je
ne pus pas rire et chanter, je me remuai assez cependant pour secouer
l'engourdissement de la desesperance: je fis obtenir une place a
Florentin, je trouvai du travail pour maman, et j'en trouvai pour moi
aussi; le courage revint a tout le monde et peu a peu avec lui le calme
de l'esprit.

Elle le regarda avec un sourire qui disait: "Veux-tu me laisser faire
pour toi ce que j'ai fait pour eux?"

Mais, ces paroles precises, elle ne les prononca point; au contraire,
elle chercha tout de suite a effacer leur impression si, comme elle le
croyait, il les avait devinees.

--Va donc chercher de l'eau, dit-elle; pendant ce temps, je vais allumer
le feu; maintenant c'est le moment.

Quand il revint, apportant une carafe pleine, le feu flambait en jetant
des petillements d'or qui illuminaient le cabinet. Assise devant le
bureau, Philis ecrivait.

--Que fais-tu donc la? demanda-t-il avec surprise.

J'ecris notre menu, car tu penses bien que nous n'allons pas nous mettre
comme ca tout bourgeoisement a table. Le voila: qu'en penses-tu.

Elle lut tout haut:

--Sardines de Nantes.

--Cuisse de dinde rotie.

--Terrine de pate de foie gras aux truffes du Perigord.

--Mais c'est un festin, ton diner!

--Croyais-tu que j'allais t'offrir une portion de fricandeau au jus?

Elle continua:

--Fromage de Brie,

--Choux a la creme vanillee,

--Pomme de Normandie,

--Vin....

--Ah! voila. Quel vin? Je ne voudrais pas te tromper. Mettons: "Vin du
marchand de vin du coin." Et maintenant, a table.

Comme il allait s'asseoir, elle l'arreta:

--Tu ne me donnes pas le bras pour me conduire a ma place? Si nous ne
faisons pas les choses serieusement, methodiquement, nous n'y croirons
pas, et les truffes du Perigord se changeront peut-etre en petits
morceaux noirs de n'importe quoi.

Quand ils furent assis en face l'un de l'autre, la serviette depliee,
elle continua sa plaisanterie:

--Allates-vous lundi a la representation de Don Juan, mon cher docteur?

Et Saniel qui, malgre tout, avait garde la mine sombre, se mit a rire
franchement.

--Allons donc! s'ecria-t-elle en frappant ses mains l'une contre
l'autre. Plus de preoccupation, n'est-ce pas, plus de souci! Tes yeux
dans les miens, cher Victor, et ne pensons qu'a l'heure presente; a la
joie d'etre ensemble, a notre amour. Est-ce dit?

Elle lui tendit la main par-dessus la table.

Il la prit et la serra:

--C'est dit.

Le diner continua gaiement, Saniel repondant aux sourires et a la gaiete
de Philis, qui conduisait l'entretien en ne le laissant pas languir:
elle le servait, lui versait a boire, et c'etaient des eclats de voix,
des rires comme ce cabinet n'en avait jamais entendu; de temps en temps,
elle quittait sa chaise et jetait une poignee de bois au feu qui, a
moitie eteint, reprenait ses petillements.

Cependant, elle remarqua que peu a peu la physionomie de Saniel,
un moment detendue, s'assombrissait et reprenait l'expression de
preoccupation et d'amertume qu'elle avait eu tant de peine a chasser;
elle voulut faire un nouvel effort.

--Est-ce que cette charmante dinette ne te donne pas l'idee de
recommencer bientot? demanda-telle,

--La recommencer! Comment? Ou?

--Mais si j'ai pu venir ce soir sans que maman s'en inquiete, je
trouverai bien un moyen, un pretexte, pour recommencer la semaine
prochaine.

Il secoua la tete.

--Tu ne seras pas libre la semaine prochaine? demanda-t-elle, inquiete.

--Ou serai-je la semaine prochaine, demain, dans quelques jours?

--Tu me fais peur! Explique toi, je t'en prie. Oh! Victor, aie pitie de
moi, ne me laisse pas dans l'angoisse.

--Tu as raison; je dois tout te dire et ne pas laisser ta tendresse
chercher des explications a ma preoccupation, qui ne peuvent que te
tourmenter.

--Si tu as des soucis, ne m'estimes-tu pas assez pour les partager avec
moi? Tu sais bien que je suis a toi, tout a toi, aujourd'hui, demain, a
jamais!

Sans lui laisser ignorer les difficultes de sa situation, il n'etait
jamais cependant entre dans des details precis, aimant mieux parler de
ses esperances que de sa misere presente.

Le recit qu'il avait deja fait a Glady et a Caffie, il le recommenca, en
ajoutant ce qui venait de se passer avec le concierge, le marchand de
vin, le charbonnier et Joseph.

Elle ecoutait aneantie.

--Il a emporte la redingote! murmura-t-elle.

--Il n'est venu que pour ca.

--Et demain?

--Ah! demain... demain!

--Avec tant de travail comment as-tu pu en arriver la?

--Comme toi, j'ai cru a la vertu du travail, et voila ou j'en suis!
Parce que je sentais en moi une volonte que rien n'affaiblirait, une
force que rien ne lasserait, un courage que rien ne rebuterait, je me
suis imagine que j'etais arme pour la lutte, de facon a ne pouvoir pas
etre vaincu, et je le sais, autant par la faute des circonstances que
par la mienne...

--Et de quoi es-tu coupable, pauvre cher?

--D'ignorance de la vie, de maladresse, de presomption, d'aveuglement.
Si j'avais ete moins naif, est-ce que je me serais laisse prendre aux
propositions de Jardine? Est-ce que j'aurais accepte ce mobilier, cet
appartement? Il me disait que les engagements qu'il me faisait signer
etaient de simples formalites, qu'en realite je le payerais quand je
pourrais, qu'il se contenterait d'un honnete interet: cela m'a paru
vraisemblable; je n'ai pas cherche au dela et j'ai accepte, heureux,
glorieux de m'installer... certain d'avoir les reins assez solides pour
porter ce fardeau. C'est une force d'avoir confiance en soi, mais c'est
aussi une faiblesse. Parce que tu m'aimes tu ne me connais pas, tu ne me
vois pas. En realite, je suis peu sociable, et je manque absolument de
souplesse, de finesse, de politesse, aussi bien dans le caractere
que dans les manieres: comment, avec cela, veux-tu qu'on fasse de la
clientele et qu'on reussisse si un coup d'eclat ne vous impose pas? Que
le coup d'eclat se produise, j'y compte bien; mais son heure n'a pas
encore sonne. Parce que je manque de souplesse, je n'ai pas su gagner la
sympathie ou l'interet de mes maitres; ils n'ont vu que ma raideur, et,
comme je n'allais pas a eux, plus encore par timidite que par fierte,
ils ne sont pas venus a moi,--ce qui est bien naturel, j'en conviens;
de plus comme je n'ai pas incline mes idees devant l'autorite de
quelques-uns, ceux-la m'ont pris en grippe, ce qui est plus naturel
encore. Parce que je manque de politesse et suis reste pour beaucoup de
choses l'Auvergnat lourd et gauche que la nature m'a fait, les gens du
monde m'ont dedaigne, s'en tenant a l'ecorce qu'ils voyaient et qui leur
deplaisait. Plus avise, plus malin, plus experimente, je me serais au
moins appuye sur la camaraderie; mais je n'en ai pas pris souci. A quoi
bon? je n'en avais pas besoin: ma force me suffisait; je trouvais plus
crane de me faire craindre que de me faire aimer. Ainsi bati, je n'avais
que deux partis a prendre: ou rester dans ma pauvre chambre de l'hotel
du Senat, en vivant de lecons et de besognes de librairie jusqu'au jour
du concours pour le bureau central et l'agregation; ou bien m'etablir
dans un quartier excentrique, a Belleville, Montrouge ou ailleurs, et
la faire de la clientele a la force du jarret avec des gens qui ne me
demanderaient ni politesse ni belles manieres. Comme ces partis etaient
raisonnables, je n'ai pris ni l'un ni l'autre:--Belleville parce que je
voulais pas ne plus travailler que des jambes, comme un de mes camarades
que j'ai vu fonctionner a la Villette: "Votre langue.--Bon.--Votre
bras.--Bon!--Et, tandis qu'il est cense tater le pouls a son malade,
de l'autre main il ecrit son ordonnance: "Vomitif, purgatif....--C'est
quarante sous."--Et il s'en va, sans jamais perdre cinq minutes pour son
diagnostic: il n'a pas le temps;--l'hotel du Senat, parce que j'en avais
assez, et qu'avec ses propositions Jardine me tentait. Voila ou il m'a
amene.

--Et maintenant?



VIII

A ce moment, la bougie qui eclairait la table, s'eteignit dans le
flambeau, sans que sa lueur vacillante depuis quelques instants deja les
eut avertis qu'elle allait mourir. Philis se leva:

--Ou y a-t-il des bougies? demanda-t-elle.

--Il n'y en a plus; celle-ci etait la derniere.

--Eh bien! il n'y a qu'a faire flamber le feu.

Elle jeta une petite poignee de bois dans l'atre; puis, au lieu de
reprendre sa chaise, elle alla chercher un coussin sur le divan et, le
deposant devant la cheminee, elle s'assit dessus en s'accoudant sur le
genou de Saniel.

--Et maintenant, repeta-t-elle, les yeux leves sur lui.

--Maintenant! je suppose qu'il ne me reste plus qu'a me sauver en
Auvergne et me faire medecin de campagne.

--Mon Dieu. est-ce possible? murmura-t-elle d'un ton qui surprit Saniel;
car, s'il y avait de la douleur dans ce cri, il y avait aussi un autre
sentiment qu'il ne comprenait pas.

--En quittant l'Ecole, je pouvais continuer a demeurer a l'hotel du
Senat et, en donnant des lecons pour vivre, preparer mes concours;
maintenant, apres avoir occupe une position jusqu'a un certain point
en vue, puis-je reprendre cette existence d'etudiant besoigneux? Mes
creanciers, qui se sont deja abattus sur moi ici, me harcelleront et mes
concurrents au concours exploiteront ma misere... qui n'a pas d'autre
cause que mes vices; on trouvera que je deshonorerais la Faculte et je
serai repousse. Ni medecin des hopitaux, ni agrege, j'en serais reduit a
n'etre que medecin de quartier; a quoi bon? l'epreuve a ete faite ici;
tu vois comme elle a reussi.

--Alors tu partirais?

--Non sans dechirement, sans desespoir, puisque ce serait notre
separation et le renoncement aux espoirs sur lesquels je vis depuis dix
ans, l'abandon de mes travaux, la mort; tu vois maintenant pourquoi,
malgre ta gaiete, je n'ai pas eu la force de te cacher ma preoccupation:
plus tu etais charmante, plus je sentais combien tu m'es chere, plus
j'etais desespere de cette separation.

--Pourquoi nous separer?

--Que veux-tu?

Elle se retourna vers lui:

--Partir avec toi. Tu me rendras ce temoignage que, jusqu'a cette heure,
jamais je ne t'ai parle de mariage et n'ai laisse paraitre la pensee
que tu pouvais faire de moi ta femme un jour. Dans la position ou tu te
trouvais, dans la lutte que tu soutenais, une femme eut ete un fardeau
qui t'eut paralyse, alors surtout que cette femme n'etait qu'une pauvre
miserable creature comme moi, qui n'apportait en dot que sa misere et
celle de sa famille. Mais les conditions ne sont plus les memes: te
voila, toi, aussi miserable et de plus desespere; dans ton pays, ou tu
n'as plus que des parents eloignes qui ne te sont rien, puisqu'ils n'ont
ni ton education, ni tes idees, ni tes besoins, ni tes habitudes, que
vas-tu devenir tout seul avec tes deceptions et tes regrets? Si tu
m'acceptes, je vais avec toi; a deux et quand on s'aime, on n'est nulle
part malheureux. Quant tu rentreras fatigue, tu me trouveras souriante
a ton retour; quand tu resteras a la maison, tu m'associeras a tes
pensees, a ton travail, et je tacherai de te comprendre. Je n'ai pas
peur de la pauvrete, tu sais, et je n'ai pas peur davantage de la
solitude; partout ou nous serons ensemble, je serai bien. Tout ce que je
te demande, c'est d'emmener ma mere avec nous, car tu sens bien que je
ne peux pas l'abandonner; en la soignant, tu as appris a la connaitre
assez pour savoir qu'elle n'est ni genante ni difficile; quant a
Florentin, il restera a Paris ou il trouvera a s'employer: son voyage
en Amerique l'a assagi et ses ambitions sont maintenant faciles a
contenter: gagner petitement sa vie est tout ce qu'il demande. Sans
doute, nous te serons une charge, mais pas aussi lourde qu'au premier
abord on pourrait le supposer: une femme, quand elle le veut, met
l'ordre et l'economie dans une maison, et je te promets que je serai
cette femme. Et puis je travaillerai: j'ai la certitude que mon papetier
me donnera des menus aussi bien quand je serai en Auvergne qu'il m'en
donne a Paris. Je pourrai aussi, sans doute, me procurer d'autres
travaux; c'est cent francs par mois, peut-etre cent cinquante, peut-etre
meme deux cents. En attendant que tu te sois cree une clientele, nous
vivrons avec cet argent; en Auvergne, la vie ne doit pas etre chere.

Elle lui avait pris les deux mains, et elle suivait anxieusement sur son
visage, qu'eclairait la flamme capricieuse de la cheminee, l'effet de
ses paroles: c'etait leur vie a tous deux qui allait se decider,
et l'emotion qui lui serrait le coeur faisait trembler sa voix.
Qu'allait-il repondre? Elle le voyait le visage bouleverse, sans pouvoir
lire plus loin.

Comme elle se taisait, il degagea ses deux mains et, lui prenant la
tete, il la regarda en silence pendant quelques instants:

--Comme tu m'aimes! dit-il.

--Donne-moi le moyen de le prouver autrement qu'en paroles.

--Ce serait une lachete de t'associer a ma misere.

--Ce serait m'estimer assez pour etre assure que j'en serai heureuse.

--Et moi?

--L'amour dans ton coeur ne l'emportera-t-il pas sur la fierte? Ne
sens-tu pas que depuis que je t'aime mon amour a pris toute ma vie, et
que rien au monde que ce qui est lui, que ce qui est toi, n'existe dans
le present comme dans l'avenir! Parce que je te vois quelques heures
de temps en temps a Paris, je suis heureuse; quelles que soient les
difficultes qui nous attendent, je serai plus heureuse encore en
Auvergne, par cela seul que nous nous verrons toujours.

Il garda pendant assez longtemps un morne silence:

--La-bas, pourrais-tu m'aimer? murmura-t-il.

Evidemment c'etait plutot a lui qu'a elle que s'adressait cette
question, qui resumait ses reflexions.

--Oh! cher Victor! s'ecria-t-elle, pourquoi douter de moi? L'ai-je
merite? Le passe, le present ne repondent-ils pas de l'avenir?

Il secoua la tete:

--L'homme que tu as aime, que tu aimes, ne s'est jamais montre a toi ce
qu'il est reellement. Malgre les difficultes et les tristesses de sa
vie, il a pu sourire a ton sourire, parce que, si cruelle que fut cette
vie, il etait soutenu par l'espoir et la confiance; en Auvergne il n'y
aura plus ni espoir, ni confiance, mais la rage d'une existence brisee
et l'accablement de l'impuissance. Quel homme serais-je? Pourrais-tu
l'aimer, celui-la?

--Mille fois plus encore, puisqu'il serait malheureux et que j'aurais a
le soutenir.

--En aurais-tu la force? A la longue, la lassitude te prendrait, car le
poids serait trop lourd, si grand que fut ton devouement, si profonde
que fut ta tendresse. Vois ma situation, vois mes esperances et,
descendant dans l'avenir, vois mon ecrasement. Tu me sais ambitieux mais
vaguement, n'est-ce pas? sans avoir jamais mesure la portee de cette
ambition et des espoirs, des reves, si tu veux, sur lesquels elle
repose. Comprends que ces reves sont a la veille de se realiser: encore
deux mois, en decembre ou en janvier, je passe le concours pour le
bureau central, qui me fait medecin des hopitaux, et a la meme epoque
celui pour l'agregation, qui m'ouvre la Faculte de medecine. Sans
illusion orgueilleuse, je me crois en etat de reussir,--ce que les gens
de sport appellent en condition. Donc quand je n'ai plus qu'une attente
de quelques jours, me voila abattu a jamais.

--Pourquoi a jamais?

--On vient de son village a Paris pour faire sa trouee, on n'en revient
pas quand la mauvaise chance ou l'impuissance vous y ont renvoye.
D'ailleurs, c'est seulement tous les quatre ans que s'ouvre un concours
pour l'agregation. Dans quatre ans, quelle serait ma condition morale ou
intellectuelle; comment aurais-je supporte cet exil de quatre ans; te
representes-tu ce que peuvent produire quatre annees d'isolement au fond
des montagnes. Mais ce n'est pas tout. A cote de ce but ostensible que
je poursuis depuis que j'ai debarque de mon village, j'ai mes travaux en
train qui exigent absolument Paris. Sans que je t'aie jamais assommee de
medecine, tu sais, n'est-ce pas? qu'elle est a la veille de subir une
revolution qui va la transformer. Jusqu'a present, il a ete enseigne
officiellement, en pathologie, que l'organisme humain portait en soi le
germe d'un grand nombre de maladies infectieuses qui s'y developpaient
spontanement dans certaines conditions: ainsi, la tuberculose est le
resultat de fatigues, de privations, de miseres physiologiques. Eh bien,
depuis un certain, temps, on admet, c'est-a-dire des revolutionnaires
admettent une origine parasitaire a ces maladies, et il y a en France,
en Allemagne, en Europe, toute une armee qui cherche ces parasites. Je
suis un soldat de cette armee, et c'est a ces recherches que me sert ce
laboratoire installe dans la salle a manger. C'est aux parasites de la
tuberculose et du cancer que je me suis attache, et, pour ce dernier,
depuis sept ans deja, ce qui, lorsque j'etais interne, m'avait fait
appeler par mes camarades "le topique du cancer". Pour la tuberculose,
je suis arrive a decouvrir son parasite, mais non encore a le
debarrasser de toutes ses impuretes par des procedes de culture. J'en
suis la. C'est-a-dire que je brule, et que, demain peut-etre, dans
quelques jours, je tiens une decouverte qui est une revolution et donne
la gloire a celui qui l'a faite. De meme pour le cancer, j'ai trouve
son micro-organisme. Mais tout n'est pas dit. Et voila ce qu'il me faut
abandonner en quittant Paris.

--Pourquoi abandonner? Ne peux-tu pas continuer tes recherches en
Auvergne?

-C'est impossible pour toute sorte de raisons trop longues a expliquer,
mais dont une seule suffira. Les cultures de ces parasites ne peuvent se
faire que dans certaines temperatures rigoureusement maintenues au degre
voulu, et ces temperatures ne peuvent etre obtenues que dans des etuves
comme celle de mon laboratoire, alimentees par le gaz dont l'entree est
reglee automatiquement par le plus ou moins de chaleur de l'eau. Comment
veux-tu que cette etuve fonctionne dans un pays ou il n'y a pas de gaz?
Non, non, si je quitte Paris, tout est fini position aussi bien que
travail; je deviens medecin de village et rien que medecin de village.
Que les huissiers me mettent dehors demain, et tout ce que j'ai accumule
depuis quatre ans dans ce laboratoire, tous mes travaux en train, ce qui
est acheve comme ce qui ne demande plus peut-etre que quelques jours,
que quelques heures, s'en va chez le brocanteur ou est jete a la rue. De
tant d'efforts, de tant de nuits passees, de tant de privations, de tant
d'esperances, il ne reste qu'un souvenir... pour moi. Et encore s'il ne
restait pas, peut-etre serais-je moins exaspere et accepterais je d'un
coeur moins ulcere la vie a laquelle je ne me resignerai jamais. Tu sais
bien, que je suis un revolte, non un resigne.

Elle se leva et, lui prenant la main qu'elle serra fortement:

--Il faut rester a Paris, dit-elle. Pardonne-moi d'avoir insiste tout a
l'heure pour te prouver que tu pouvais vivre dans ton village. C'etait
a moi que je pensais plus qu'a toi, a notre amour, a notre mariage;
c'etait une pensee egoiste, une mauvaise, pensee. Il faut chercher, il
faut trouver un moyen, n'importe lequel, quoi qu'il puisse couter, de ne
pas renoncer a tes travaux.

--Il faut! Mais comment? Crois-tu que je n'aie pas tout epuise?

Il raconta ses demarches aupres de Jardine, ses sollicitations, ses
prieres et aussi sa demande de pret a Glady, enfin sa visite a Caffie.

--Caffie! s'ecria-t-elle, comment l'idee t'est-elle venue de t'adresser
a Caffie?

--Un peu parce que tu m'avais souvent parle de lui.

--Mais je t'en ai parle comme du plus dur et du plus mechant des hommes,
capable de tout, si ce n'est de ce qui est bon et de ce qui est bien.

--Un peu aussi parce que je savais par un de mes clients qu'il pretait a
ceux qu'il pouvait exploiter.

--Et il t'a repondu?

--Qu'il ne trouverait sans doute personne pour consentir le pret que
je desirais; cependant il m'a promis de chercher, et il doit me rendre
reponse demain soir; il m'a promis aussi de me defendre contre Jardine.

--Tu t'es mis entre ses mains!

--Eh! que veux-tu? Dans ma position, je n'ai pas la liberte de
m'adresser a qui je veux et m'inspire confiance par son honorabilite.
Que j'aille chez un notaire, un banquier: ils ne m'ecouteront pas,
puisqu'au premier mot je serai oblige de leur repondre que je n'ai ni
gage ni garantie a offrir. C'est pour cela que les malheureux tombent
sous la coupe des coquins; au moins ceux-la les ecoutent et leur
accordent quelque chose, si peu que ce soit.

--Que t'a-t-il accorde?

--Ses conseils.

--Et tu les as acceptes?

--C'est toujours du temps de gagne. Demain peut-etre, on m'eut mis dans
la rue: Caffie m'obtiendra quelque repit.

--Et de quel prix payeras-tu cette defense?

--Il n'y a que ceux qui ont quelque chose qui s'inquietent du prix.

--Tu as ton nom, ton repos, ta dignite, ton honneur, et, une fois que tu
seras aux mains de Caffie, qui peut savoir ce qu'il exigera de toi, ce
qu'il te forcera a faire sans que tu puisses lui resister!

--Alors tu veux que je quitte Paris?

--Non certes; mais je veux que tu te tiennes en garde contre Caffie, que
tu ne connais pas et que je connais, moi, par tout ce que Florentin nous
racontait pendant qu'il etait chez lui. Si secret qu'il soit, un homme
d'affaires ne peut pas se cacher de son clerc: ce n'est pas seulement
de coquineries que Caffie est coupable, c'est aussi de vrais crimes; je
t'assure qu'il a merite dix fois la mort. Pour gagner cent francs il est
capable de tout: il faut qu'il gagne, qu'il amasse, rien que pour le
plaisir d'amasser, puisqu'il n'a ni enfant ni parent, ni heritier.

--Eh bien, je te promets de me tenir sur mes gardes, comme tu me le
conseilles; mais, si coquin que puisse etre Caffie, je crois que je dois
accepter le concours qu'il m'a offert. Qui sait ce qui peut se produire
pendant le temps qu'il me fera gagner? Car je n'ai pas a te dire,
n'est-ce pas, que je connais d'avance sa reponse pour le pret que je lui
ai demande: il n'aura trouve personne.

--Je viendrai quand meme demain soir pour connaitre cette reponse.



IX

Bien que Saniel ne se fit pas d'illusion sur la reponse de Caffie, il
alla le lendemain, a la meme heure que la veille, sonner a la porte de
l'homme d'affaires.

Comme la veille, il eut a attendre assez longtemps avant que la porte
s'ouvrit; a la fin il entendit un pas trainant sur le carreau.

--Qui est la? demanda la voix de Caffie.

Aussitot que Saniel eut repondu, le pene fut tire.

--Comme je n'aime pas etre derange le soir par des importuns, dit
Caffie, je n'ouvre pas toujours; mais j'ai pour mes clients un signal
qui me permet de les reconnaitre: apres avoir sonne, vous frappez du
doigt trois coups egalement espaces contre le bois de la porte.

Pendant cette explication, Saniel etait entre dans le cabinet de l'homme
d'affaires.

--Vous etes-vous occupe de ma demande? dit-il apres un moment d'attente,
car Caffie paraissait decide a ne pas engager l'entretien le premier.

--Oui, mon cher monsieur, j'ai couru toute la matinee pour vous; je ne
neglige jamais mes clients, leur affaire est la mienne.

Il fit une pause.

--Alors? demanda Saniel.

Caffie donna a sa physionomie une expression desolee.

--Que vous avais-je dit, mon cher monsieur, rappelez-vous-le, je
vous prie? Une experience comme la mienne ne parle pas a la legere,
faites-moi l'honneur de le croire. Eh bien, ce que j'avais prevu s'est
realise: partout la meme reponse: l'alea est trop grand; personne n'en
veut courir la chance.

--Meme pour un gros interet?

--Meme pour un gros interet: il y a tant de concurrence dans votre
profession? Moi, je crois a votre avenir et je vous l'ai prouve par
ma proposition; mais, moi, je ne suis que l'intermediaire et non le
bailleur de fonds, malheureusement.

Caffie avait insiste sur le mot "ma proposition" et du regard il l'avait
encore soulignee; mais Saniel ne parut pas avoir compris.

--Et l'assignation du tapissier? demanda-t-il.

--Soyez tranquille de ce cote, j'ai agi aussi; votre proprietaire, a qui
il est du un terme, va intervenir, et il faudra que votre creancier le
desinteresse avant d'aller plus loin. S'y resignera-t-il? C'est a
voir. Si oui, nous nous defendrons sur un autre terrain. Je ne dis pas
victorieusement, mais enfin de facon a gagner du temps.

--Combien de temps?

--Ca, mon cher monsieur, je ne peux pas le savoir: la chose depend de
notre adversaire et de ses conseils. D'ailleurs, qu'entendez-vous par
"combien de temps": l'eternite?

--J'entends jusqu'au mois d'avril.

--Alors c'est bien l'eternite. Croyez-vous donc etre en mesure de vous
liberer au mois d'avril? Si vous avez cette esperance--reposant sur des
garanties--il faut le dire, mon cher monsieur.

Cette question fut posee d'un ton tout a fait bienveillant auquel Saniel
se laissa prendre.

--Je n'ai pas ces garanties, dit-il; mais, par contre, il serait pour
moi d'une importance capitale que l'affaire trainat jusque-la. Comme je
vous l'ai explique, je suis a la veille de passer deux concours; ils
durent trois mois; et en mars, au plus tard en avril, je puis etre
medecin des hopitaux et agrege de la Faculte. Si cela est, j'offrirai
alors une surface aux preteurs qui vous permettra sans doute de me
trouver la somme necessaire pour payer Jardine et les frais qui auront
ete faits, y compris vos honoraires.

A mesure qu'il parlait, Saniel comprenait qu'il avait tort de se livrer
ainsi; cependant il alla jusqu'au bout.

--Je serais indigne de votre confiance, mon cher monsieur, repondit
Caffie, si je vous entretenais dans l'idee que nous pourrons gagner
cette epoque. Quoi qu'il m'en coute,--et il m'en coute beaucoup, je
vous assure,--je dois vous dire que c'est impossible, radicalement
impossible: quelques jours, oui, peut-etre quelques semaines, mais c'est
tout.

--Eh bien, obtenez-moi ces quelques semaines, dit Saniel en se levant,
ce sera toujours quelque chose.

--Et apres?

--D'ici la, nous verrons.

--Mon cher monsieur, ne partez pas; vous ne sauriez croire combien
vivement votre position me touche; je ne pense qu'a vous. Quand j'ai vu
que decidement je ne pouvais pas vous trouver la somme dont vous avez
besoin, j'ai ete faire une petite visite amicale a ma jeune cliente,
celle dont je vous ai parle...

--Qui a recu une education superieure dans un couvent a la mode?

--Precisement; et je lui ai demande ce qu'elle penserait d'un jeune
medecin plein d'avenir, futur professeur a la Faculte, actuellement
considere deja comme un savant de premier ordre, beau garcon--car vous
etes beau garcon, mon cher monsieur, ce n'est point de la flatterie de
le constater,--de bonne sante, paysan de naissance, qui se presenterait
comme mari. Elle a paru flattee, je vous le declare franchement. Mais
tout de suite elle m'a dit: "Et le petit?" A quoi j'ai repondu que je
vous savais trop grand, trop noble, trop genereux pour n'avoir point
cette indulgence des hommes superieurs qui leur fait accepter avec
serenite une faute involontaire. Ai-je ete trop loin?

Il n'attendit pas la reponse:

--Non, n'est-ce pas? Justement, le petit etait la, car la mere veille
sur lui avec une sollicitude toute pleine de promesse pour l'avenir, et
j'ai pu l'examiner a mon aise. Bien fragile, mon cher monsieur; il tient
de son pere, le pauvre bebe, et je doute que malgre tout votre savoir
de medecin vous puissiez le faire vivre: si par malheur sa mort arrive,
comme ce n'est que trop a craindre assurement, elle ne nuira pas a votre
reputation: vous donnez les soins, n'est-ce pas, non la vie!

--A propos de soins, interrompit Saniel, qui ne voulait pas repondre,
avez-vous fait ce que je vous ai conseille?

--Pas encore. Les pharmaciens de ce quartier sont des egorgeurs
patentes; mais j'irai ce soir chez un de mes clients, pharmacien aux
Batignolles, qui me traitera en ami.

--Je vous reverrai alors.

--Quand vous voudrez, mon cher monsieur, quand vous aurez reflechi;
maintenant vous avez le mot de passe.

Avant de sortir de chez lui, Saniel avait laisse sa clef a son concierge
pour que Philis ne l'attendit pas dans la rue si elle venait en son
absence; lorsqu'il rentra, le concierge lui dit que "madame" etait
montee depuis assez longtemps deja, et, a son coup de sonnette, ce fut
elle qui, vivement, lui ouvrit la porte.

--Eh bien? demanda-t-elle d'une voix fremissante avant meme qu'il fut
entre.

--Ce que je te disais hier: il n'a trouve personne.

Elle le serra dans une longue etreinte passionnee.

--Et pour le tapissier?

--Il a promis de gagner du temps.

Tout en parlant, ils etaient entres dans le cabinet: le feu brulait dans
la cheminee, et ce n'etait pas des morceaux de planches qui flambaient,
comme la veille, mais des buches de charme; sur la table, eclairee par
deux bougies, se montrait un beau poulet roti, entoure de cresson, et
une bouteille de vin rouge faisait vis-a-vis a la carafe d'eau.

Il la regarda surpris.

--J'ai mis la table, dit-elle, tu vois, je dine avec toi.

Et se jetant dans ses bras:

--Connaissant Caffie mieux que toi, j'avais devine sa reponse, et je ne
voulais pas que tu fusses seul en rentrant ici: j'ai encore trouve un
pretexte pour ne pas diner avec maman.

--Mais ce poulet?

--Il nous fallait bien un plat de resistance.

--Ce bois, ces bougies?

--Ca, c'est la fin de mes economies; j'aurais ete si heureuse qu'elles
fussent moins miserables et pussent te servir a quelque chose d'utile.

Comme la veille, ils s'assirent devant le feu, et tout de suite elle se
mit a parler de choses et d'autres pour l'occuper et le distraire: mais
ce que leurs levres ne disaient point, leurs regards, en se rencontrant,
l'exprimaient avec plus d'intensite que la parole; cependant, jusqu'a la
fin du diner, ils purent l'un et l'autre ne rien dire de decisif.

Ce fut lui qui, a un certain moment, trahit sa preoccupation.

--Ton frere avait bien observe Caffie, dit-il comme s'il se parlait a
lui-meme.

--N'est-ce pas?

--C'est assurement le plus parfait coquin que j'aie jusqu'a ce jour
rencontre.

--Il t'a propose quelque infamie, je suis sure?

--Il m'a propose de me marier.

--J'en avais le pressentiment.

--Et c'est pour cela qu'il me refuse le pret que je demande. J'ai eu la
simplicite de lui expliquer franchement ma situation; en meme temps,
je lui ai dit quelle importance il y avait pour moi a gagner le mois
d'avril, et il espere que, sous le coup des poursuites, quand je verrai
que je vais etre mis dans la rue, j'accepterai l'une des deux femmes
qu'il me propose: le couteau sur la gorge, il faudra bien que je cede;
c'est pour le tenir suspendu qu'il a promis de retarder les poursuites
de Jardine et de les trainer en longueur.

--Et ces femmes? demanda-t-elle, sans oser le regarder en face.

--Sois tranquille, tu n'as rien a craindre d'elles l'une est une
bouchere ivrogne, l'autre est une jeune fille qui a un enfant.

--Et ce sont la les femmes qu'il ose proposer a un homme comme toi!

--Ses propositions ne sont pas aussi nues que je te les presente; elles
sont accommodees a une sauce qui, selon son sentiment, doit les faire
passer. Si je ne gueris pas la bouchere de l'ivrognerie, je n'ai qu'a
l'abandonner a son vice qui l'emportera dans un bref delai, et, comme
le contrat sera regle en vue de cette eventualite, je me trouverai
l'heritier de ses vingt mille livres de rentes. Pour la vierge a
l'enfant, la combinaison est autre: cet enfant a ete dote par son vrai
pere de deux cent mille francs, et celui qui le legitimera en epousant
la mere aura la jouissance du revenu de ces deux cent mille francs
jusqu'a la majorite du petit..., si, toutefois, celui-ci parvient a
sa majorite, car il est bien fragile, si fragile meme que, si sa mort
arrivait, elle ne nuirait en rien a ma reputation de medecin.

--Tu, vois quel monstre il est!

--Pendant qu'il m'expliquait ainsi ses combinaisons, en m'offrant la
mort des autres, je pensais a la sienne, et me disais que, si on le
supprimait, il n'aurait vraiment que ce qu'il merite.

--Ca, c'est bien vrai.

--Pour moi, rien ne m'aurait ete plus facile, a un certain moment.
Comme il a mal aux dents, il me montra sa machoire: je n'avais qu'a
l'etrangler; nous etions seuls: un miserable diabetique comme lui qui,
j'en suis sur, n'a pas six mois a vivre, n'aurait pas resiste a une
poigne comme celle-ci. Je retirais de son gilet ses clefs, j'ouvrais sa
caisse, j'y prenais les trente, quarante, soixante mille francs que j'y
ai vus entasses: du diable si la justice aurait, jamais rien decouvert:
un medecin n'etrangle pas ses clients, il les empoisonne, il les tue
scientifiquement, non brutalement.

--Voila le malheur, c'est que ces moyens d'arranger les choses ne sont a
la portee que des gens qui n'ont par de conscience, et qu'ils n'existent
pas pour nous.

--Je t'assure bien que ce n'est pas la conscience qui m'aurait retenu.

--La peur du remords, si je me sers d'un mauvais mot.

--Mais les gens intelligents n'ont pas de remords, ma chere enfant,
attendu que chez eux le raisonnement precede le fait et ne le suit pas:
avant d'agir, ils pesent le pour et le contre, et savent quelles seront
les consequences de leurs actions pour les autres aussi bien que pour
eux; si cet examen prealable leur prouve que pour une raison quelconque
ils peuvent agir, ils seront a jamais tranquilles, assures de n'etre pas
exposes aux remords, qui ne sont que les reproches de la conscience.

--Sans doute, ce que tu dis la est juste, et pourtant il m'est
impossible de l'accepter. Si je n'ai pas commis de crimes dans ma vie,
j'ai fait cependant des sottises, meme des fautes, et pour quelques-unes
ca ete deliberement, apres cet examen prealable dont tu parles: j'aurais
donc du etre parfaitement tranquille et a l'abri des reproches de ma
conscience; cependant, le lendemain matin, je m'eveillais malheureuse,
tourmentee, bouleversee quelquefois, sans pouvoir etouffer la voix
mysterieuse qui m'accusait.

--Et au nom de qui parlait-elle, cette voix plus vague encore que
mysterieuse?

--Au nom de ma conscience, evidemment.

--"Evidemment" est de trop, et tu serais bien embarrassee de me
demontrer cette evidence, attendu que rien n'est plus incertain et
insaisissable que ce qu'on est convenu d'appeler la conscience, qui
n'est en realite qu'une affaire de milieu et d'education.

--Je ne comprends pas.

--Ta conscience te fait-elle un crime de m'aimer?

--Non, assurement.

--Tu vois donc que tu as une facon personnelle de comprendre ce qui est
bien et ce qui est mal qui n'est pas celle que suit notre pays, ou il
est admis, au point de vue religieux comme au point de vue social,
qu'une jeune fille est coupable quand elle a un amant. Par consequent,
tu vois aussi que la conscience est un mauvais instrument de pesage,
puisque chacun pour la faire fonctionner se sert de poids qu'il fabrique
lui-meme.

--Enfin, quoi qu'il en soit, tu as bien fait de ne pas etrangler
Caffie....

--Que tu as condamne a mort, toi-meme, cependant!

--Par la main de la justice providentielle ou humaine, mais non par la
tienne, pas plus que par celle de Florentin ou par la mienne, bien que
nous sachions mieux que personne qu'il ne merite aucune grace.

--Tu vois que j'ai prevu tes objections, puisque je n'ai pas serre sa
cravate.

--Heureusement.

--Est-ce bien "heureusement" qu'il faut dire?



X

Ce soir-la Philis devait rentrer de bonne heure: le diner ne se
prolongea donc pas tard comme la veille; cependant, avant de partir,
elle voulut desservir la table et tout remettre en ordre.

--Tu pourras tres bien dejeuner demain avec le reste du poulet, dit-elle
en le serrant dans le garde-manger, ou il alla rejoindre la boite de
sardines et la terrine de foie gras.

Et comme il l'accompagnait, un flambeau a la main pour l'eclairer, il
put voir que ce n'etait pas seulement a son dejeuner du lendemain et des
jours suivants qu'elle avait pense: dans la cuisine, une provision de
bois occupait un coin; sur une tablette etaient poses deux paquets de
bougies, et sur les coffres des lapins s'entassait une provision de
carottes suffisante pour les nourrir pendant plusieurs jours, eux et les
cochons d'Inde.

--Quel brave petit coeur tu es! dit-il.

--Parce que je pense aux lapins?

--Pour ta tendresse et ta discretion.

--Je voudrais tant t'etre bonne a quelque chose!

Lorsqu'elle l'eut quitte, il s'assit immediatement a son bureau et tout
de suite il commenca a travailler, presse de regagner le temps qu'il
venait de donner au sentiment. Que son travail ne dut servir a rien, et
que ses experiences fussent brusquement interrompues le lendemain
ou quelques jours plus tard, n'etait pas pour l'arreter: il avait a
travailler, il travaillait comme s'il avait la certitude de passer ses
concours, et aussi celle que les experiences qu'il poursuivait depuis
plusieurs annees seraient menees a bonne fin sans que personne put les
deranger.

C'etait en effet sa force que cette puissance de travail qui jamais ne
s'etait laisse distraire ou ecraser par rien, le plaisir pas plus que la
souffrance, les preoccupations pas plus que la misere et ses privations:
dans la rue, il pouvait penser a Philis, avoir faim, sentir le poids du
sommeil; a son bureau, il n'y avait plus pour lui ni Philis, ni faim, ni
sommeil, ni souci, ni souvenirs, il y avait son travail qui le prenait
tout entier.

C'etait sa force et aussi sa fierte, la seule superiorite dont il se
vantat; car, bien qu'il s'en reconnut d'autres, de celles-la il ne
parlait jamais, tandis qu'il disait volontiers a ses camarades:

--Moi, je travaille quand je veux et tant que je veux; ma volonte
appliquee au travail n'a jamais eu de defaillances; ce qu'on raconte
d'Alexandre le Grand qui, pour rester eveille la nuit, tenait dans sa
main une boule de metal au-dessus d'un bassin d'airain, prouve tout
simplement que le Macedonien etait un mollasse.

Ce soir-la, il en fut pendant une heure a peu pres comme il en etait
toujours: ni les huissiers, ni Jardine, ni Caffie ne le troublerent;
cependant, ayant eu une recherche a faire, il constata que sa memoire ne
lui obeissait point comme a l'ordinaire: elle hesitait, s'embrouillait,
surtout elle avait des distractions reellement etonnantes; il la
violenta et elle obeit, mais ce fut pour peu de temps: bientot elle le
trahit une seconde fois, puis une troisieme, une quatrieme.

Decidement il n'etait pas dans un etat normal et sa volonte obeissait au
lieu de commander.

Il y avait un nom et une phrase qu'il se repetait de temps en temps
machinalement; ce nom etait celui de Caffie; cette phrase, c'etait:
"Rien de plus facile".

Pourquoi cette hypothese d'etrangler Caffie, dont il n'avait parle qu'en
l'air et sans y attacher nulle importance au moment ou il l'avait emise,
lui revenait-elle ainsi comme une sorte d'obsession.

N'etait-ce pas bizarre?

Jamais, jusqu'a ce jour, il n'avait eu l'idee qu'il pouvait etrangler
un homme, si coquin que fut cet homme, et voila qu'en causant il avait
trouve des raisons qui rendaient toute naturelle et meme legitime la
mort de ce coquin.

Philis, elle-meme, ne l'avait-elle pas condamne?

A la verite, elle avait ajoute que la Providence ou la Justice devait
proceder a l'execution, mais c'etait le scrupule d'une conscience naive
qui s'etait formee dans un milieu dont lui ne subissait pas l'influence.

Est-ce qu'il avait de ces scrupules, le vieil homme d'affaires qui,
froidement, pour le seul interet d'un tant pour cent sur une dot,
conseillait de tuer une femme par l'ivrognerie, et un enfant n'importe
comment?

Avec lui on etait reellement a deux le jeu et au plus fort des deux.

Comme il en arrivait a cette conclusion, il s'arreta, se demandant s'il
etait fou de suivre une pareille idee; puis tout de suite, pour la
chasser, il se remit au travail qui, pendant un certain temps, mais
moins longuement que la premiere fois, l'absorba.

Puis, de nouveau, sa volonte lui echappant, il se reprit a penser a
Caffie.

Il n'etait que trop evident que, s'il avait realise l'idee d'etrangler
Caffie, toutes les difficultes contre lesquelles il se debattait et qui
allaient l'ecraser, sinon le lendemain, au moins dans quelques jours
auraient ete immediatement aplanies.

Plus d'huissiers, plus de creanciers! Quelle delivrance!

Le repos, la possibilite de passer ses concours avec un esprit
tranquille que la fievre des inquietudes materielles ne troublerait
point: dans ces conditions, son succes etait assure, il le sentait.

Et ses experiences! il ne courait plus le danger de les voir brusquement
interrompues, ses preparations n'etaient pas jetees dans la rue, ses
tubes de culture n'etaient pas brises, ses matras, ses ballons ne s'en
allaient point chez le brocanteur; il continuait ses recherches, elles
aboutissaient aux resultats qu'il poursuivait: pour lui, la gloire;
pour l'humanite, la guerison d'une des plus terribles maladies qui la
fauchent, et peut-etre de deux!

Ainsi la question se posait bien simple:

D'un cote, Caffie;

De l'autre, l'humanite et la science;

Un vieux coquin, qui avait merite vingt fois la mort, qui d'ailleurs
allait mourir naturellement dans un delai prochain;

Et l'humanite, la science qui allaient profiter d'une decouverte dont il
serait l'auteur.

Il s'apercut que la sueur perlait sur ses mains et lui coulait dans le
cou.

Pourquoi cette defaillance? Par horreur du crime dont il admettait la
possibilite? Ou par peur de voir ses experiences aneanties?

Il fallait reflechir, se rendre compte, s'observer.

Il avait dit a Philis que les gens intelligents, avant de s'engager dans
une action, en pesent le pour et le contre.

Contre la mort de Caffie, il ne voyait rien.

Pour, au contraire, tout se reunissait.

S'il avait eu les scrupules de Philis ou les croyances de Brigard, il
n'aurait eu qu'a s'arreter.

Mais, ne les ayant pas, ne serait-il pas naif de reculer?

Devant quoi reculerait-il? Pourquoi s'arreterait-il?

Le remords? Mais il etait convaincu que les gens intelligents n'ont pas
de remords quand ils se sont decides en connaissance de cause: c'est
avant qu'ils en ont, non apres; et justement il en etait a cette periode
de l'avant.

La peur de se faire prendre? Mais les gens intelligents ne se font pas
prendre. Ceux qui se perdent, ce sont ou les brutes qui vont tout droit,
ou les demi-intelligents qui mettent toute leur habilete, leur finesse,
a combiner une action compliquee ou romanesque dans laquelle on retrouve
leur main. Lui, il etait homme de science et de precision, et il ne
se compromettrait ni par l'acte, ni par le sentiment: rien a craindre
pendant, rien a craindre apres. Caffie etrangle, ce ne serait pas sur un
medecin que les soupcons se porteraient, ce serait sur une brute; quand
les medecins veulent tuer quelqu'un, ils operent savamment par le poison
ou tout autre mort scientifique; les brutes y vont brutalement; le
meurtre dit la profession de l'assassin.

Quelques instants auparavant, la sueur l'inondait; ce mot le glaca.

Il se leva nerveusement et se mit a marcher a grands pas saccades dans
son cabinet. Le feu etait eteint depuis longtemps deja; au dehors les
bruits de la rue avaient cesse, et dans son cerveau resonnait le mot
qu'il prononcait tout bas: assassin!

Etait-il homme a se laisser influencer et arreter par un mot? Ou sont
les enrichis, les parvenus, les arrives qui n'ont pas laisse derriere
eux des cadavres sur le chemin parcouru? Le succes les porte, et ils
n'ont eu le succes que parce qu'ils avaient la force.

Certainement la violence n'etait pas une recreation, et il serait plus
agreable de faire tranquillement son chemin, par la seule puissance, de
l'intelligence et du travail; que de se l'ouvrir a coups de poing;
mais on ne le choisit pas, ce chemin, on est jete dedans par les
circonstances, par les fatalites de la vie, et qui veut arriver au
bout n'a pas le choix de ses moyens; s'il faut marcher dans la boue,
qu'importe, quand on sait qu'on ne se crottera pas?

Si encore Caffie avait eu des heritiers, de pauvres gens sauves de la
misere par cette fortune sur laquelle ils comptaient, il se serait sans
doute laisse toucher par cette consideration: voleur, le mot etait
encore plus vilain que celui d'assassin; mais a qui manqueraient les
quelques billets de banque qu'il prendrait dans cette caisse? Voler,
c'est faire tort a quelqu'un. A qui ferait-il tort? Il ne le voyait pas.
Tandis qu'il voyait tres distinctement l'armee d'affliges a laquelle il
rendrait service.

Un coup de sonnette timide le fit sursauter; et il eprouva un mouvement
de colere de se sentir si nerveux, lui ordinairement maitre de son
esprit comme de son corps.

Il alla ouvrir: un homme vetu en ouvrier le salua humblement.

--Je vous demande bien pardon de vous deranger, monsieur le docteur.

--Qu'est-ce qu'il y a?

--C'est rapport a ma femme que je viendrais vous chercher si vous
vouliez bien venir.

--Qu'a-t-elle?

--Elle est en mal d'enfant; et ca ne va pas; la sage-femme n'y est plus;
elle veut un medecin.

--C'est la sage-femme qui vous a conseille de venir me chercher?

--Non, monsieur le docteur; elle m'a envoye chez M. Legrand.

--Eh bien?

--Son epouse m'a dit qu'il ne pouvait pas se lever rapport a sa
bronchique. Alors le pharmacien m'a donne votre adresse.

--C'est bon.

--Je vas vous dire, monsieur le docteur, je suis un honnete homme, moi;
nous ne sommes pas riches, nous ne pourrons pas vous payer... tout de
suite.

--J'y vais. Attendez-moi.

Saniel prit ses instruments et suivit l'ouvrier qui, en route, lui
expliqua ce qu'eprouvait sa femme.

--Ou allons-nous? demanda Saniel, interrompant ces explications.

--Rue de la Corderie.

C'etait derriere le marche Saint-Honore, au sixieme, sous les toits,
dans une chambre proprette malgre sa pauvrete. Quand Saniel entra, la
sage-femme vint au-devant de lui, et l'arretant, elle lui dit a voix
basse, sentencieusement:

--C'est un cas de dystocie par malformation du bassin.

--L'enfant est vivant?

--Oui.

--C'est bon, nous allons voir.

Il s'approcha du lit et examina longuement la malade, qui repetait:

--Je vais mourir! Sauvez-moi, monsieur le medecin.

---Mais certainement nous allons vous sauver, dit-il doucement; je vous
le promets.

Il s'etait releve, et il avait ote sa redingote, puis son gilet.

--Donnez-moi un tablier, dit-il a la sage-femme en retroussant les
manches de sa chemise.

Elle lui apporta ce tablier et, tandis qu'il le nouait sous ses bras:

--Eh bien? demanda-t-elle.

--Il n'y a qu'a tuer l'enfant pour sauver la mere; on n'a que trop
attendu.

--Vous allez pratiquer l'embryotomie!

--Avec ca que je vais me gener.

L'operation fut longue, difficile, penible, et, apres qu'elle fut
terminee, Saniel resta encore longtemps aupres de la malade; quand il
descendit dans la rue, cinq heures sonnaient a une horloge, et deja la
place du marche s'animait.

Mais dans les rues, retrouvant le silence et la solitude de la nuit, il
se prit a reflechir: ainsi il n'avait pas hesite a tuer cet enfant, qui
avait peut-etre soixante ou quatre-vingts annees de vie heureuse devant
lui, et il s'arretait devant la mort de Caffie, qui n'avait plus qu'une
miserable existence de quelques jours. L'interet d'une pauvre femme
debile et rachitique l'avait decide; le sien, celui de l'humanite, le
laissaient perplexe, irresolu, faible et lache. Quelle contradiction!

Il marchait les yeux baisses; a ce moment, sur la chaussee, devant lui,
il apercut un objet brillant sous le scintillement du gaz; il s'en
approcha C'etait un couteau de boucher, qu'un garcon allant a l'abattoir
ou venant au marche avait perdu.

Il hesita un moment s'il le ramasserait ou le laisserait la: puis,
regardant autour de lui et ne voyant personne dans la rue deserte,
n'entendant aucun bruit de pas dans le silence, il se baissa vivement et
le prit.

Le sort de Caffie etait decide.



XI

Quand, apres deux heures de sommeil, Saniel s'eveilla, il ne pensa pas
tout d'abord a ce couteau il etait las et ses idees confuses restaient
engourdies; machinalement il allait, venait dans la chambre, sans
se rendre compte de ce qu'il faisait, comme s'il etait en etat de
somnambulisme; et cela l'etonnait, car jamais il ne ressentait la
fatigue de l'esprit, pas plus que celle du corps, si peu qu'il eut
dormi.

Mais tout a coup, ses yeux ayant rencontre le couteau, qu'en rentrant il
avait depose sur le marbre de la cheminee, il recut une commotion qui
secoua son engourdissement et sa fatigue: ce fut comme un eclair qui
l'aurait ebloui.

Il le prit et, s'approchant de la fenetre, il l'examina a la clarte pale
du jour naissant; c'etait un instrument solide qui, en une main ferme,
serait une arme terrible: nouvellement aiguise, il avait le fil d'un
rasoir.

Alors l'idee, la vision qu'il avait eue deux heures auparavant, lui
revint nette et complete comme elle s'etait presentee: a la nuit
tombante, c'est-a-dire au moment ou la concierge se trouvait dans le
second corps de batiment, il montait chez Caffie, sans qu'on le vit
passer, et, avec ce couteau, il lui coupait la gorge; c'etait aussi
simple que facile, et ce couteau abandonne aupres du cadavre, de meme
que la nature de la plaie, disaient a la police qu'elle devait chercher
un boucher ou, du moins, un homme habitue a se servir d'un couteau de ce
genre.

Lorsqu'il avait discute, la veille, la mort de Caffie, le moment de
l'execution ainsi que le comment etaient restes dans le vague; mais,
maintenant le jour et le moyen etaient precises: ce serait avec ce
couteau et ce soir meme.

Cela le secoua de sa torpeur et lui donna un frisson.

Mais il se facha contre cette faiblesse: savait-il ou ne savait-il pas
ce qu'il voulait? Irresolu ou lache?

Alors, sautant d'une idee a une autre, il pensa a une observation qu'il
avait faite et qui semblait prouver que chez bien des sujets il y avait
moins de fermete le matin que le soir. Etait-ce la un resultat du
dualisme des centres nerveux, et la personnalite humaine etait-elle
double comme le cerveau? y avait-il des heures ou l'hemisphere droit est
le maitre de nos volontes; y en avait-il d'autres ou c'est le gauche;
l'un de ces hemispheres possede-t-il des qualites speciales que l'autre
n'a pas, et selon que c'est celui-ci ou celui-la qui est entre en
activite, a-t-on tel caractere ou tel temperament? Cela serait curieux
et reviendrait a dire que, mouton le matin, on peut etre tigre le soir.
Chez lui, c'etait un mouton qui s'eveillait, que dans la journee un
tigre devorait. A quel hemisphere appartenait l'une ou l'autre de ces
personnalites?

Mais il se facha de se laisser prendre par ces reflexions; c'etait bien
l'heure, vraiment, d'etudier cette question de psychologie; c'etait de
Caffie qu'il devait s'occuper et du plan qui, dans la rue, avant qu'il
se decidat a ramasser ce couteau, s'etait instantanement dessine dans
son esprit.

Evidemment, les choses n'etaient ni aussi simples ni aussi faciles que
tout d'abord il les avait vues, et pour que son plan reussit, il fallait
tout un concours de circonstances qui pouvaient tres bien ne pas se
trouver reunies.

La concierge ne le verrait-elle point passer? Quelqu'un ne monterait
ou ne descendrait-il pas l'escalier? Serait-il seul? Ouvrirait-il? Ne
sonnerait-on point quand ils seraient enfermes ensemble?

Il y avait la toute une serie de questions qui ne s'etaient pas tout
d'abord presentees a son esprit, mais qui maintenant s'imposaient.

Il fallait les examiner, les peser, et ne pas se jeter a l'etourdie dans
une aventure qui pouvait presenter de tels hasards.

Toute la journee etait a lui heureusement, et, comme dans l'etat
d'agitation ou il se trouvait il n'y avait pas a penser au travail, il
la donnerait a cet examen: l'enjeu en valait la peine; son honneur et sa
vie.

Aussitot qu'il fut habille, il sortit et s'en alla droit devant lui par
les rues dont le mouvement du matin encombrait deja les trottoirs.

Ce fut seulement quand il eut quitte le centre de Paris qu'il put
reflechir comme il le voulait, c'est-a-dire sans etre derange a chaque
instant par des gens presses qu'il devait eviter ou par des lecteurs de
journaux qui, ne regardant pas devant eux, se jetaient sur lui.

Evidemment les risques etaient autrement serieux qu'il n'avait imagine,
et, en les voyant se dessiner, il se demanda s'il devait aller plus
loin. Supprimer Caffie, bien; se faire prendre, non.

Alors il fut surpris de constater qu'il n'eprouvait aucune deception; au
contraire, c'etait plutot une sorte d'apaisement qui se faisait en lui.

--Si c'est impossible...

Il n'etait pas homme a s'acharner follement contre l'impossible: il
aurait fait un reve... un mauvais reve, et ce serait tout.

Il s'arreta et, apres un moment d'hesitation, tournant sur ses talons,
il rebroussa chemin: a quoi bon aller plus loin? Il n'avait plus a
reflechir ni a balancer le pour et le contre; Il fallait renoncer a ce
plan, decidement trop dangereux.

Mais il avait a peine fait quelques pas pour revenir chez lui qu'il se
demanda si, reellement, ces dangers etaient tels qu'il venait de
les entrevoir, et s'il se trouvait bien en face d'une impossibilite
radicalement demontree.

Sans doute, la concierge pouvait le remarquer quand il passerait devant
sa loge, soit en montant, soit en descendant; mais elle pouvait aussi ne
le point remarquer: cela, en realite, dependait de lui pour beaucoup, et
de la facon de proceder.

Tous les soirs, cette vieille concierge aux reins ankyloses avait a
allumer le gaz dans deux corps de batiment, celui de la rue et celui de
la cour. Elle commencait par celui de la rue et, avec la gene qu'elle
eprouvait a marcher, elle devait mettre un temps assez long a gravir
ses cinq etages ainsi qu'a les redescendre. Que de la rue on guettat
le moment ou, a la nuit tombante, elle sortirait de sa loge, son
rat-de-cave allume a la main; qu'on montat aussitot l'escalier derriere
elle, mais d'un peu loin et sans la rejoindre, de facon a se trouver
sur le palier du premier etage quand elle-meme arriverait sur celui du
second, et on aurait tout le temps, l'affaire faite, de regagner la rue
avant qu'elle fut revenue dans sa loge apres avoir allume le gaz de
ses deux escaliers. Il s'agissait pour cela de proceder regulierement,
methodiquement, sans se presser, mais aussi sans s'attarder.

Etait-ce impossible?

La precisement se trouvait le point delicat, celui qu'il fallait
examiner avec sang-froid, sans se laisser influencer par aucune autre
consideration que celle qui derivait du fait meme.

Il avait donc eu tort de ne pas continuer sa route, et le mieux etait
assurement de sortir de Paris: a la campagne, dans les champs ou les
bois, il trouverait le calme qui etait indispensable a son cerveau
surexcite, dans lequel les idees se choquaient comme les vagues d'une
mer demontee.

Il etait en ce moment au milieu du faubourg Saint-Honore: il prit une
rue qui devait le conduire aux Champs-Elysees, a cette heure matinale,
deserts assurement.

Longuement il examina toutes les hypotheses qui pouvaient se presenter,
et il arriva a la conviction que ce qui lui avait apparu impossible ne
l'etait nullement: qu'il conservat son calme, qu'il ne perdit pas
le sentiment du temps ecoule et il pouvait tres bien echapper a la
concierge,--ce qui etait le point capital.

A la verite, le danger de la concierge ecarte, tout n'etait pas dit; il
restait celui d'etre rencontre dans l'escalier par un locataire de la
maison; de meme restait aussi la mauvaise chance de ne pas trouver
Caffie chez lui ou qu'il ne fut pas seul, ou enfin qu'un coup de
sonnette arretat levee la main au moment decisif; mais, par cela
meme qu'elles dependaient uniquement du hasard, ces circonstances ne
pouvaient etre decidees a l'avance: c'etait un alea; si une d'elles se
realisait, il attendrait au lendemain; ce serait une journee d'agitation
de plus a passer.

Mais une question qui devait etre decidee a l'avance, parce que,
surement, elle se presenterait avec des dangers serieux, c'etait celle
de savoir comment il justifierait la venue entre ses mains d'une somme
d'argent qui, providentiellement et a point nomme, le tirait des
embarras contre lesquels il luttait:--Vous avez paye vos dettes, c'est
parfait; avec quoi? Vous etiez sans ressources, aux abois, noye; ou
avez-vous trouve celles qui miraculeusement vous ont sauve?

Il etait arrive au bois de Boulogne; il continua d'aller devant lui;
mais, en passant devant une fontaine dont le clapotement attira son
attention, il s'arreta: bien que le temps fut humide et froid sous
l'influence d'un fort vent d'ouest charge de pluie, il avait la langue
dessechee: il but deux gobelets d'eau, puis il reprit sa marche, sans
s'inquieter de savoir ou elle le porterait.

Alors il batit tout un arrangement qui lui parut ingenieux au moment ou
il lui vint a l'esprit: c'etait pour emprunter trois mille francs qu'il
s'etait presente chez Caffie; pourquoi celui-ci ne les lui aurait-il pas
pretes, sinon le premier jour, au moins le second? Ce serait avec cet
emprunt qu'il aurait paye ses dettes, si on l'interrogeait jamais sur ce
point; pour prouver ce pret, il n'avait qu'a souscrire un billet qu'il
placerait dans la caisse et qu'on trouverait la. Le premier soin de ceux
qui ont signe un engagement de ce genre n'est-il pas de le reprendre
quand l'occasion s'en presente? Puisqu'il n'aurait pas saisi cette
occasion et fait disparaitre son billet, ce serait la preuve qu'il
n'aurait pas ouvert cette caisse.

Entre autres avantages, cet arrangement avait celui de supprimer le vol:
ce n'etait plus qu'un emprunt; plus tard il rendrait ces trois mille
francs aux heritiers de Caffie; tant pis pour celui-ci si c'etait un
emprunt force!

En rentrant dans Paris, il acheterait une feuille de papier timbre, et,
comme il avait fait la veille une visite dont il avait touche le prix,
cette depense lui etait possible.

Arrive a Saint-Cloud, il entra dans un cabaret et se fit servir un
morceau de pain avec du fromage et du vin; mais, s'il but beaucoup, il
ne put que tres peu manger, sa gorge serree se refusant a avaler le
pain.

Il reprit sa route et s'engagea dans les chemins glaiseux qui courent
sur les pentes du mont Valerien; mais il etait insensible au desagrement
et a la fatigue des glissades sur un sol detrempe, et il allait toujours
au hasard, n'ayant d'autre souci que de ne pas trop s'eloigner de la
Seine, afin de pouvoir rentrer a Paris avant la nuit.

Depuis qu'il s'etait arrete a cette combinaison du billet, il s'y
complaisait; mais, a force de l'examiner et de la retourner, il
s'apercut qu'elle n'etait pas aussi ingenieuse qu'il avait cru, et meme
qu'elle pouvait le perdre. Est-ce que les debitants de papier timbre ne
numerotent pas bien souvent leur papier? Avec ce numero, on pourrait
remonter a celui qui avait vendu la feuille sur laquelle le billet
etait ecrit et par lui a celui qui l'avait achetee. Et puis, etait-il
vraisemblable qu'un homme d'affaires meticuleux comme Caffie n'inscrivit
pas sur un carnet ou sur un livre les prets qu'il consentait, et
l'absence de cette inscription, alors qu'on trouverait un billet, ne
serait-elle pas un indice suffisant pour eveiller les soupcons et les
guider?

Decidement, il n'echappait a un danger que pour tomber dans un autre:
partout des chausse-trapes.

Il eut un mouvement de decouragement, mais sans aller jusqu'a la
defaillance. Son erreur avait ete de s'imaginer que l'execution de
l'idee qui lui etait venue a l'esprit en ramassant le couteau etait
aussi simple que facile: mais, pour compliquee et perilleuse qu'elle
fut, elle n'etait pas impossible: qui n'a pas ses dangers?

La question qui, en fin de compte, se posait etait celle de savoir s'il
y avait en lui la force necessaire pour faire tete a ces dangers, et sur
ce terrain l'hesitation n'etait pas possible: vouloir tout prevoir a
l'avance etait folie; ce qu'il n'aurait pas pense se produirait.

Il revint vers Paris et, par le pont de Suresnes, rentra dans le bois
de Boulogne; comme il n'etait pas encore trois heures, il avait tout
le temps d'arriver rue Sainte-Anne avant la nuit; mais, en route, une
averse le forca de s'abriter sous un champignon: et il resta la assez
longtemps a regarder la pluie tomber, se demandant si ce hasard qu'il
n'avait pas prevu n'allait pas deranger son plan, au moins pour ce soir
meme: un homme qui aurait recu cette averse ne pourrait pas se promener
dans la rue, devant la porte de Caffie, sans attirer l'attention des
passants, et justement ce qui importait, c'etait qu'il ne provoqua
l'attention de personne.

Enfin, la pluie cessa, et, a quatre heures quarante il arrivait chez
lui: il lui restait quinze ou vingt minutes de jour, c'etait plus qu'il
ne lui en fallait.

Il piqua la pointe du couteau dans un bouchon et, apres l'avoir place,
entre les feuilles repliees d'un journal, dans la poche interieure du
cote gauche de sa redingote, il partit.



XII

Quand il arriva devant la porte de Caffie, la nuit n'etait point encore
tout a fait etablie, et, si le gaz des boutiques flambait deja, celui
des lanternes de la rue n'avait pas encore ete allume.

Le mieux et le plus sur pour lui eut ete de stationner devant la porte
cochere et du cote oppose; de la il guettait la concierge, qui n'aurait
pas pu sortir de sa loge sans qu'il la vit. Mais bien que les passants
fussent peu nombreux a ce moment, ils l'auraient peut-etre remarque:
juste en face de cette porte cochere se trouvait un petit cafe, dont
la devanture brillante de gaz le mettrait trop en pleine lumiere. Il
continua donc son chemin, mais lentement et presque aussitot il revint
sur ses pas.

Toute irresolution, toute hesitation avaient disparu, et le seul point
sur lequel il s'interrogeat encore portait sur l'etat dans lequel il se
trouvait en ce moment meme: il se sentait ferme, et son pouls, il en
avait la certitude, battait son mouvement regulier: il etait tel qu'il
avait imagine qu'il serait; l'experience confirmait ses previsions: sa
main ne tremblerait pas plus que sa volonte.

Comme il repassait devant la maison, il vit la concierge sortir
lentement de sa loge et fermer avec soin sa porte, dont elle mit la
clef dans sa poche; de la main gauche, elle tenait quelque chose de
blanchatre que dans l'obscurite il distinguait mal, mais qui devait etre
un rat-de-cave, qu'elle n'avait point allume de peur sans doute que le
vent qui s'engouffrait sous la voute de la porte cochere ne l'eteignit.

C'etait la une circonstance favorable qui lui donnait une ou deux
minutes en plus de celles sur lesquelles il avait compte, puisque dans
l'escalier elle serait obligee de frotter des allumettes pour allumer
son rat-de-cave; et, dans l'execution de son plan, deux minutes, une
seule minute meme, pouvaient avoir une importance decisive.

A pas trainants, le dos voute, elle disparut par le vestibule de
l'escalier; alors il continua son chemin comme un simple passant, afin
qu'elle eut le temps de monter le premier etage; puis, tournant sur
lui-meme, il revint a la porte-cochere et la franchit vivement: a la
lueur du bec de gaz du vestibule, il vit a sa montre, qu'il tenait dans
la main, qu'il etait cinq heures quatorze minutes; il fallait donc, si
son calcul etait juste, qu'a cinq heures vingt-quatre ou vingt-cinq
minutes il passat devant la loge, qui devait etre vide encore a ce
moment.

Au-dessus de lui il entendit, dans l'escalier, le pas lourd de la
concierge; elle venait d'allumer le bec du premier etage et continuait
son ascension lentement. A pas rapides mais legers, il monta derriere
elle, et, en arrivant a la porte de Caffie, il sonna en s'appliquant a
ce que ce ne fut ni trop brutalement ni trop timidement; puis il frappa
a coups egalement espaces, comme il lui avait ete indique.

Caffie etait-il seul?

Jusque-la, tout avait marche a souhait: personne sous le
vestibule, personne dans l'escalier; la chance etait pour lui;
l'accompagnerait-elle jusqu'au bout?

Pendant qu'il attendait a la porte, se posant cette question, une idee
lui traversa l'esprit: il ferait une derniere tentative; si Caffie
consentait le pret, il se sauvait lui-meme; s'il le refusait, il se
condamnait.

Apres quelques secondes qui lui parurent longues comme des heures, son
oreille aux aguets percut des bruits qui annoncaient que Caffie etait
chez lui: un grattement de bois sur le carreau disait qu'un siege avait
ete repousse; des pas lourds trainerent, puis le pene grinca et la porte
s'entr'ouvrit avec precaution.

--Ah! c'est vous, mon cher monsieur! dit Caffie avec surprise.

Saniel etait entre vivement et avait lui-meme referme la porte en
l'appuyant bien.

--Est-ce que nous avons du nouveau? demanda Caffie, en passant de
l'entree dans son cabinet.

--Non, repondit Saniel.

--Eh bien, alors? demanda Caffie en prenant place dans son fauteuil
devant son bureau, qu'eclairait une lampe, c'est donc pour ma jeune
personne que vous venez; cet empressement est d'un heureux augure.

--Non, ce n'est pas de cette jeune personne que je veux vous
entretenir...

--Je le regrette.

Saniel avait tire sa montre en s'asseyant vis-a-vis de Caffie; deux
minutes s'etaient ecoulees depuis qu'il avait quitte le vestibule; il
fallait se hater... De peur de ne pas se rendre compte du temps ecoule,
il garda sa montre dans sa main.

--Vous etes presse?

--Oui, et je viens tout de suite au fait: c'est de moi qu'il s'agit, de
ma position, et c'est un dernier appel que je veux vous adresser. Il
faut jouer cartes sur table. Vous pensez sans doute, que pousse par ma
detresse et voyant que je vais etre a jamais perdu, je me deciderai a
accepter ce mariage qui me sauverait?

--Pouvez-vous supposer ca, mon cher monsieur? s'ecria Caffie.

Mais Saniel l'arreta:

--Le calcul est trop naturel pour que vous ne l'ayez pas fait. Eh bien,
je dois vous dire qu'il est faux: jamais je ne me preterai a pareil
marche. Renoncez donc a votre projet, et revenons a ma demande: j'ai
absolument besoin de ces trois mille francs, et je les payerai le prix
que vous-meme fixerez.

--Je n'ai pas trouve de bailleur, mon cher monsieur; j'en ai ete bien
peine, je vous assure; mais que voulez-vous?

--Que vous fassiez un effort vous-meme.

--Moi! mon cher monsieur?

--C'est a vous que je m'adresse.

--Mais je n'ai pas d'argent liquide!

--C'est un appel desespere que je tente. Je comprends que la longue
pratique des affaires vous ait rendu peu sensible aux miseres que vous
voyez tous les jours....

--Insensible! Dites qu'elles me navrent, mon cher monsieur.

--... Mais ne vous laisserez-vous pas toucher par celle d'un homme
jeune, intelligent, courageux, qui va se noyer faute d'une main
tendue vers lui? Pour vous, ce secours que je vous demande avec cette
insistance n'est rien....

--Trois mille francs, ce n'est rien! Bigre! comme vous y allez!

--Pour moi, si vous me les refusez, c'est la mort.

Saniel avait commence a parler les yeux fixes sur les aiguilles de sa
montre, mais bientot, entraine par la fievre de la situation, il les
avait releves pour regarder Caffie et voir l'effet qu'il produisait
sur lui; dans ce mouvement il avait fait une decouverte qui detruisait
toutes ses combinaisons.

Le cabinet de Caffie etait une piece plus longue que large qui, par une
fenetre haute, prenait jour sur la cour; n'etant venu dans ce cabinet
que la nuit, il n'avait point fait attention que cette fenetre n'etait
fermee ni par des volets, ni par des rideaux, pas plus de mousseline
que d'etoffe drapee: le vitrage tout simple. A la verite, deux grands
rideaux de damas de laine pendaient de chaque cote de la fenetre; mais
ils n'etaient pas tires. S'adressant a Caffie, place entre lui et cette
fenetre, Saniel s'etait tout a coup apercu que, de l'autre cote de la
cour, dans le second corps de batiment, au deuxieme etage, deux fenetres
eclairees faisaient vis-a-vis au cabinet et que de la on plongeait dans
ce cabinet de maniere a voir tout ce qui s'y passait. Comment executer
son plan sous les yeux des gens qu'il voyait aller et venir dans cette
chambre? Ce serait surement se perdre. En tout cas, c'etait risquer une
aventure si hasardeuse qu'il aurait fallu etre fou pour la tenter, et
il ne l'etait point; jamais meme il ne s'etait senti si maitre de son
esprit et de ses nerfs.

Aussi n'etait-ce plus pour sauver la vie de Caffie qu'il plaidait,
c'etait pour se sauver lui-meme en arrachant ce pret.

--Je ne puis, a mon grand regret, que vous repeter ce que je vous ai
deja dit, mon cher monsieur: pas d'argent liquide!

Et il se prit la machoire en geignant comme si ce refus reveillait ses
douleurs de dents.

Saniel s'etait leve: evidemment il ne lui restait qu'a partir: c'etait
fini et, au lieu d'en etre desespere, il en eprouvait comme un
soulagement.

Mais, pret a se diriger vers l'entree, un eclair lui traversa l'esprit.

Vivement il regarda sa montre, que depuis un certain temps deja il ne
consultait plus; elle marquait cinq heures vingt minutes: il lui restait
donc quatre minutes, cinq au plus.

--Pourquoi ne fermez-vous pas ces grands rideaux? dit-il; je suis sur
que vos douleurs sont causees pour beaucoup par le vent que donne cette
fenetre mal close.

--Vous croyez?

--J'en suis sur; vous avez besoin de chaleur a la tete et vous devez
eviter les courants d'air.

Passant derriere le dos de Caffie, il alla a la fenetre pour tirer les
rideaux, mais les cordons resisterent.

--C'est qu'il y a des annees qu'ils n'ont ete fermes, dit Caffie; sans
doute les cordons sont emmeles. Je vais vous eclairer.

Et, prenant la lampe, il vint a la fenetre, la tenant haut pour eclairer
les cordons.

En un tour de main, Saniel eut detresse les cordons, et les rideaux
qu'il tira glisserent sur leurs tringles en fermant a peu pres la
fenetre.

--C'est vrai qu'il venait beaucoup de vent par cette fenetre, dit
Caffie; je vous remercie, mon cher docteur.

Tout cela avait ete fait avec une rapidite fievreuse qui etonna Caffie.

--Decidement vous etes presse? dit-il.

--Oui, tres presse.

Il regarda sa montre.

--Pourtant j'ai encore le temps de vous donner une consultation si vous
le desirez.

--Je ne voudrais pas abuser...

--Vous n'abusez pas.

--Mais si!

Asseyez-vous dans votre fauteuil et montrez-moi votre bouche.

Pendant que Caffie s'asseyait, Saniel continuait d'une voix vibrante:

--Vous voyez que je fais le bien pour le mal:

--Comment cela, mon cher monsieur?

--Vous me refusez un service qui aurait pu me sauver, et moi, je vous
donne une consultation; il est vrai que c'est la derniere.

--Et pourquoi la derniere, mon cher monsieur?

--Parce que la mort est entre nous.

--La mort!

--Ne la voyez-vous point?

--Non.

--Moi, je la vois.

--Il ne faut pas avoir de des idees-la, mon cher monsieur; on ne meurt
pas parce qu'on ne peut pas payer trois mille francs.

Le fauteuil dans lequel Caffie avait pris place etait un vieux voltaire
au dos incline, et il se tenait dedans renverse: comme il portait des
cols de chemise trop larges depuis son amaigrissement, et des cravates
etroites a peine nouees, il tendait la gorge autant que la machoire.

Saniel, derriere le fauteuil, avait de sa main droite tire le couteau,
en meme temps que de la gauche il appuyait fortement sur le front de
Caffie, et d'un coup puissant, rapide comme l'eclair, il avait tranche
le larynx au-dessous de la glotte, ainsi que les deux arteres carotides
avec les veines jugulaires; de cette blessure terrible s'etait echappe
un gros jet de sang qui, traversant le cabinet, avait ete s'ecraser
contre la porte d'entree; pas un cri n'avait pu etre forme par la
trachee, coupee net, et dans son fauteuil Caffie etait agite de
convulsions generales qui lui secouaient tout le corps, les jambes et
les bras.

Sortant de derriere le fauteuil, Saniel, qui avait jete le couteau a
terre, l'observait la montre a la main, comptant les battements de
l'aiguille des secondes, et a mi-voix, il les notait: une, deux,
trois....

A quatre-vingt-dix, les convulsions cesserent. Il etait cinq heures
vingt-trois minutes: maintenant il importait de se presser et de ne pas
perdre une seconde.

Le sang, apres avoir jailli en gros jet, avait coule le long du corps et
mouille la poche du gilet dans laquelle devait se trouver la clef de la
caisse; mais le sang ne produit pas le meme effet sur un medecin ou sur
un boucher que sur ceux qui ne sont pas habitues a sa vue, a son odeur
et a son toucher: malgre la mare tiede dans laquelle elle baignait,
Saniel prit la clef, et apres s'etre essuye la main a l'un des pans de
la redingote de Caffie, il l'introduisit dans la serrure.

Le pene allait-il jouer librement, ou bien le mecanisme etait-il ferme
par une combinaison? La question etait poignante.... La clef tourna et
la porte s'ouvrit. Sur une tablette et dans une sebille etaient les
liasses de billets de banque et les rouleaux d'or qu'il avait vus le
soir ou le garcon de recette etait venu toucher une traite: brusquement,
sans compter, au hasard, il les fourra dans ses poches et, sans refermer
la caisse, il courut a la porte d'entree, ayant soin seulement de ne pas
marcher dans les filets de sang qui, sur le carreau en pente, avaient
coule vers cette porte. L'heure pressait.

C'etait maintenant le moment du plus grand danger, celui d'une rencontre
derriere cette porte ou dans l'escalier: il ecouta, aucun bruit;
il sortit: personne. Sans courir, mais en se hatant, il descendit
l'escalier. Regarderait-il dans la loge ou detournerait-il la tete? Il
regarda et ne vit pas la concierge.

Une seconde apres, il se trouvait dans la rue, mele aux passants, et
respirait.



XIII

Il n'avait plus a s'observer, a ecouter, a tendre ses nerfs, a retenir
son coeur, il pouvait marcher librement et reflechir.

Sa premiere pensee fut de chercher a se rendre compte de ce qu'il
eprouvait, et il trouva que c'etait un immense soulagement, quelque
chose d'analogue sans doute a l'etat de l'asphyxie qui revient a la vie:
physiquement, il avait repris son calme; moralement, il ne sentait en
lui aucun trouble, aucun remords: il ne s'etait donc pas trompe dans sa
theorie quand il avait explique a Philis que chez l'homme intelligent le
remords precede l'action et ne la suit pas.

Mais ou il s'etait trompe, c'etait en s'imaginant qu'il apporterait
dans son acte un sang-froid et une force qui en realite lui avaient
completement manque.

Allant d'une idee a une autre, ballotte par l'irresolution, il n'avait
nullement ete l'homme fort qu'a l'avance il croyait etre: celui qui
marche au but sans s'emouvoir, pret a faire face a toute attaque d'ou
qu'elle vienne, maitre de ses nerfs comme de sa volonte, en pleine
possession de tous ses moyens. Au contraire, il avait ete le jouet de
l'agitation et de la faiblesse. Si un danger serieux s'etait dresse sur
sa route, il n'aurait su de quel cote l'aborder, la peur l'eut paralyse
et incontestablement il se serait perdu lui-meme.

A la verite, sa main avait ete ferme, mais sa tete avait ete affolee.

Il y avait la quelque chose d'humiliant qu'il fallait qu'il s'avouat
et, ce qui etait plus grave, d'inquietant; car, par cela que tout avait
marche a souhait jusqu'a present, tout n'etait pas fini et meme rien
n'etait commence.

Si les recherches que la justice allait entreprendre venaient jusqu'a
lui, comment se defendrait-il?

Il se croyait bien certain de n'avoir pas ete vu dans la maison de
Caffie au moment ou le crime avait ete commis; mais sait-on jamais si on
a ete vu ou si on ne l'a pas ete?

De meme il y avait la provenance de l'argent qu'il allait employer pour
payer ses dettes qui pouvait devenir une accusation contre laquelle il
lui serait difficile de se defendre. "Vous etiez sans ressources hier,
aux abois; comment, du jour au lendemain, vous etes-vous procure les
sommes considerables pour vous, avec lesquelles vous avez desinteresse
vos creanciers?"--Cette question, il l'entendait sans plus lui trouver
de reponse maintenant qu'au moment ou pour la premiere fois il l'avait
examinee; et ce n'etait plus pour un jour indetermine qu'il fallait la
resoudre, c'etait pour demain; en tout cas, il devait se tenir pret
comme si certainement c'eut ete pour le lendemain. Et ce qui pouvait la
compliquer, c'etait que Caffie, en homme de precaution qu'il etait, eut
pris soin de relever, sur un livre qu'on trouverait, les numeros de ses
billets de banque.

En quittant la rue Sainte-Anne il avait pris la rue
Neuve-des-Petits-Champs pour rentrer chez lui deposer ses billets
de banque, faire disparaitre les taches de sang qui avaient du
l'eclabousser et laver ses mains, surtout la droite, encore rouge; mais
tout a coup l'idee lui passa par l'esprit qu'il pouvait etre suivi et
que ce serait folie de dire ou il demeurait. Alors, pressant assez le
pas pour forcer a courir celui qui le suivrait, il se lanca devant lui,
n'ayant d'autre souci que de prendre des rues mal eclairees, celles
ou il y avait peu de chances pour qu'on vit les taches, si elles se
montraient sur ses vetements, son linge ou ses chaussettes. Il marcha
ainsi pendant une demi-heure environ, tournant et retournant sur sa
piste, la brouillant, et apres avoir traverse deux fois la place Vendome
ou il avait pu voir loin derriere lui, il s'etait decide a rentrer,
ne sachant trop s'il devait etre satisfait d'avoir ainsi deroute les
recherches ou s'il ne devait pas plutot etre furieux d'avoir cede a une
sorte de panique.

Comme il passait devant la loge sans s'arreter, son concierge l'appela
et, sortant aussitot, lui remit une lettre avec un empressement peu
ordinaire; Saniel, qui voulait echapper a tout examen, la prit vivement
et la fourra dans sa poche.

--C'est une lettre importante, dit le concierge; le domestique qui me
l'a remise m'a dit qu'elle renfermait de l'argent.

Il fallait cette recommandation pour qu'en un pareil moment Saniel eut
la pensee de l'ouvrir,--ce qu'il fit en entrant chez lui.

"Je ne veux pas, mon cher docteur, quitter Paris pour Monaco, ou je vais
passer deux ou trois mois, sans vous adresser tous nos remerciements.

" Votre bien reconnaissant

" C. DUPHOT."

Ces remerciements etaient representes par deux billets de cent francs,
paiement plus que suffisant pour les soins que Saniel avait donnes,
quelques mois auparavant, a la maitresse de cet ancien camarade. Que lui
importaient maintenant ces deux cents francs qui, quelques jours plus
tot, lui eussent ete si utiles; il les jeta sur son bureau; et tout de
suite, apres avoir allume deux bougies, il passa l'inspection de ses
vetements et de son linge.

La precaution qu'il avait prise de se placer derriere le fauteuil lui
avait reussi; le sang, en jaillissant en avant et de chaque cote,
ne l'avait pas atteint; seules, la main qui tenait le couteau et la
manchette de la chemise avaient ete eclaboussees; mais cela etait sans
consequence: un medecin a bien le droit d'avoir du sang sur ses manches,
et cette chemise allait rejoindre celle avec laquelle il avait, la nuit
precedente, delivre la femme de la rue de la Corderie.

Degage de ce souci, il ne l'etait point de celui de l'argent qui
chargeait encore ses poches; il les vida sur son bureau, ou il compta le
tout: cinq rouleaux d'or de mille francs et trois liasses de dix mille
francs chacune en billets de banque.

Comment se debarrasser tout de suite de cette somme, pour lui
considerable, et comment, plus tard, justifier de sa provenance quand le
moment serait venu... s'il venait?

La question etait complexe, et, malheureusement pour lui, il n'etait
guere en etat de l'examiner froidement.

Pour l'or, il n'avait qu'a bruler tout de suite les papiers des
rouleaux; les louis n'ont ni numeros ni marques particulieres; mais les
billets en ont: ou les cacher en attendant qu'il sut par les journaux si
Caffie avait ou n'avait pas note ces numeros?

Tout en brulant les papiers sur lesquels Caffie avait ecrit de sa main
"1,000 francs." il cherchait la cachette qu'il lui fallait: derriere une
glace, sous le chambranle de la cheminee qu'il souleverait, sous une
feuille de parquet, dans ses livres: mais tous ces moyens ne lui
paraissaient pas assez surs pour que, dans une perquisition bien
conduite, on ne decouvrit pas cette cachette, ce qui le perdrait.

Comme il promenait ses regards autour de lui, demandant aux choses une
inspiration que son cerveau ne lui fournissait pas, ils tomberent sur la
lettre qu'il venait de recevoir, et ce fut elle qui lui en suggera une
moins banale: Duphot etait a Monaco pour jouer; pourquoi n'irait-il pas
aussi et ne jouerait-il pas?

N'ayant ni parents ni amis aupres desquels il put se procurer une
certaine somme, sa seule ressource etait de la demander au jeu, et, dans
la position desesperee qui etait la sienne au vu et au su de tout le
monde, rien de plus naturel que cette tentative: il venait de recevoir
deux cents francs qui ne pouvaient pas le sauver de ses creanciers; il
les risquait a la roulette de Monaco. Qu'il gagnat ou qu'il perdit, peu
importait; il aurait joue. Cela suffisait. On l'aurait vu au jeu. Qui
saurait s'il y avait perdu ou gagne? Il raconterait qu'il avait gagne;
personne pour le contredire. De Monaco, il ferait payer Jardine par un
mandat telegraphique, sur les cinq mille francs en or, qui seraient
plus que suffisants pour cela; et, quand il rentrerait a Paris, il se
debarrasserait de ses autres creanciers avec ce qui lui resterait.

L'affaire de la provenance tranchee, et il lui sembla qu'elle l'etait
intelligemment, ne resolvait pas celle des billets de banque qui, etales
devant ses yeux, le genaient. Qu'en faire? Il eut ete vraiment plus sage
a lui de ne pas les prendre dans la caisse. Si legeres que fussent en
realite ces trois liasses, elles l'ecrasaient, et sous leur poids, il se
sentait paralyse. Un moment, il pensa a allumer du feu et a les jeter
dedans. Mais la reflexion le retint: ne serait-ce pas folie d'aneantir
cette fortune; en tout cas, ne serait-ce pas la marque d'un esprit
borne, peu fertile en ressources? Il fallait chercher; il fallait
trouver; et en cherchant bien, un moyen se presenterait assurement.

Il chercha donc; mais, si profondement absorbe qu'il voulut etre, il ne
parvenait pas a chasser une pensee qui s'imposait a son esprit: Que se
passait-il maintenant rue Sainte-Anne? La mort etait-elle decouverte?

C'etait la qu'il aurait du etre pour voir, au lieu de se tenir
poltronnement enferme dans ce cabinet ou il se devorait.

Pendant quelques instants, il essaya de resister a cette obsession; mais
elle etait plus forte que sa volonte et que son raisonnement: tant qu'il
serait sous son influence, il ne trouverait rien.

Bon gre, mal gre, que ce fut fou ou cense, il fallait qu'il y allat.

Il se lava les mains, changea de chemise et, apres avoir jete les
billets et l'or dans un tiroir, il partit.

Il se rendait tres bien compte qu'il y avait un certain danger a laisser
chez lui ces preuves du crime, qui, trouvees dans une perquisition,
l'accablaient sans qu'il put se defendre; mais il se disait que cette
perquisition immediate etait invraisemblable et que, s'il ne faisait pas
entrer la vraisemblance dans ses calculs, le probable et l'improbable,
mieux valait pour lui ne pas raisonner: c'etait une chance qu'il
courait, mais combien de bonnes n'avait-il pas de son cote!

Il avait parcouru la rue Neuve-des-Petits-Champs a pas presses; mais,
en approchant de la rue Sainte-Anne, il ralentit sa marche, regardant
devant lui, autour de lui, ecoutant: rien d'insolite ne le frappa; de
meme quand il tourna dans la rue Sainte-Anne, il lui trouva son aspect
ordinaire: peu de passants, pas de curieux, pas de groupes sur les
trottoirs, pas de boutiquiers sur le pas de leurs portes; rien que ce
qui se voyait tous les jours.

Sans aucun doute, on n'avait rien decouvert encore. Alors il s'arreta,
jugeant inutile d'aller plus loin; deja il n'avait passe que trop de
fois devant la porte de Caffie, et quand on etait bati comme lui, d'une
taille au-dessus de la moyenne, avec une physionomie et une tournure qui
n'etaient pas celles de tout le monde, on devait eviter de provoquer
l'attention.

Pendant quelques minutes, il se promena a petits pas, allant, revenant
de la rue Neuve-des-Petits-Champs a la rue du Hasard; de la il voyait
jusqu'a la maison de Caffie, et il en etait cependant assez eloigne pour
qu'on n'imaginat pas qu'il montait la garde devant.

Mais cette promenade, toute naturelle cependant et que dans des
circonstances ordinaires il eut continuee, pendant une heure sans penser
qu'on pouvait s'en etonner, ne tarda pas a l'inquieter: il lui sembla
qu'on le regardait, et, deux passants s'etant arretes pour causer, il se
demanda si ce n'etait pas de lui: pourquoi ne continuaient-ils pas leur
chemin? Pourquoi de temps en temps tournaient-ils la tete de son cote?
Des commis qui rentraient un etalage dans leur magasin l'inquieterent
plus encore: ils ne se pressaient point d'achever leur besogne et,
chaque fois qu'ils revenaient sur le trottoir, ils le poursuivaient
de leurs regards curieux; plus tard, ils pourraient etre de dangereux
temoins.

Il abandonna la place et, comme il ne voulait pas, comme il ne pouvait
pas se decider a s'eloigner de "la maison", il trouva ingenieux d'aller
s'attabler dans le petit cafe qui lui faisait vis-a-vis.

En entrant, il s'assit pres de la porte, a une table appuyee contre
la devanture et qui lui parut un excellent observatoire, d'ou il
surveillerait facilement la rue.

--Il faut servir a monsieur? demanda le garcon.

--Du cafe.

Ce fut machinalement qu'il fit cette reponse, sans savoir ce qu'il
disait, et il n'y pensa qu'apres l'avoir lachee, se demandant s'il etait
naturel de prendre du cafe a cette heure: les gens attables dans
la salle buvaient des aperitifs ou de la biere; n'etait-ce pas une
maladresse?

Mais tout lui semblait une maladresse, comme tout lui semblait
dangereux; ne pourrait-il donc reprendre son sang-froid et sa raison?
Il but son cafe lentement, a petits coups; puis il se fit donner un
journal, pour prendre une contenance. La rue etait toujours calme, et
les gens sortaient du cafe les uns apres les autres; sur une table du
fond, on servit le diner pour le personnel du cafe.

Et lui, derriere son journal, reflechissait: c'etait sa fievre de
curiosite qui lui avait fait admettre que la mort de Caffie devait etre
decouverte dans la soiree; en realite, elle pouvait tres bien ne l'etre
que le lendemain: autant de raisons se presentaient pour une hypothese
que pour l'autre, et il ne pouvait pas rester dans ce cafe jusqu'au
lendemain, ni meme jusqu'a minuit; peut-etre n'y etait-il deja reste que
trop longtemps.

Cependant il ne voulut pas encore partir et, comme il ne pouvait pas,
croyait-il, lire indefiniment, il demanda ce qu'il fallait pour ecrire
et paya le garcon, de facon a sortir au plus vite si quelque incident se
produisait.

Quoi ecrire? Barbouiller simplement du papier. Il voulut se forcer a
mettre en ordre un travail pret, pour lequel le temps lui avait manque:
ce serait une epreuve qui lui dirait de quoi il etait capable. Chose
curieuse, il put en ecrivant suivre ses idees et trouver le mot propre,
mais, quand il se relisait, sa volonte lui echappait: il etait dans la
rue.

Le temps cependant s'ecoulait; tout a coup, il se fit un mouvement sous
la porte cochere de "la maison", et un homme traversa la rue en courant;
trois ou quatre personnes s'arreterent et se grouperent.

--Il sortit sans trop se presser et, d'une voix qu'il affermit, il
demanda ce qui se passait.

--Un agent d'affaires a ete assassine chez lui: on est parti chercher la
police au bureau de la rue du Hasard.



XIV

Saniel etait venu la pour voir et savoir, sans avoir arrete, pendant sa
longue attente, ce qu'il devrait faire. Instantanement, avec un esprit
de decision qui lui avait si souvent manque depuis la veille, il resolut
de monter chez Caffie avec la police: n'etait-il pas medecin, et, de
plus, medecin de la victime?

--Un homme d'affaires! dit-il; est-ce M. Caffie?

--Precisement.

--Mais je suis son medecin!

--Un medecin! voici un medecin! crierent quelques voix.

On s'ecarta et Saniel entra sous la porte cochere, ou la concierge, a
demi defaillante, etait assise sur une chaise, entouree de toutes
les bonnes de la maison et de quelques voisins a qui elle racontait
l'aventure.

En jouant des coudes, il parvint a s'approcher d'elle.

--Qui a dit que M. Caffie etait mort? demanda-t-il avec autorite.

--Personne n'a dit qu'il etait mort; pas moi au moins.

--Alors?

--Alors, il y a une tache de sang qui, de son cabinet, a coule sur le
palier, meme que ca ressemble aux ordures d'un chat, sans y ressembler,
et comme il est chez lui, puisque de la cour on voit faiblement la
lumiere de sa lampe, qu'il ne laisse jamais bruler quand il va diner...
on croit qu'il y a du malheur; et puis pourquoi que ses rideaux sont
fermes? Lui, les laissait toujours ouverts.

A ce moment, deux sergents de ville entrerent sous la porte, precedant
un serrurier arme d'un trousseau de crochets, et un petit homme a
lunettes, a la mine fine et futee, coiffe d'un chapeau mecanique sous
lequel tombaient des cheveux blonds frisants--le commissaire de police,
probablement.

--A quel etage? demanda-t-il a la concierge.

--Au premier.

--Venez avec nous.

Il commencait a monter l'escalier, accompagne de la concierge, du
serrurier et d'un agent; Saniel voulut les suivre; le second agent lui
barra le passage.

--Pardon, monsieur le commissaire, dit Saniel.

--Que voulez-vous, monsieur?

--Je suis le medecin de M. Caffie.

--Monsieur?

--Le docteur Saniel.

--Laissez passer monsieur le docteur, dit le commissaire, mais seul;
faites sortir tout le monde et qu'on ferme la porte cochere!

En arrivant sur le palier, le commissaire s'arreta pour regarder la
tache brune qui, en coulant sous la porte, s'etait etalee sur le
carreau, Caffie n'ayant jamais eu de paillasson.

--C'est bien une tache de sang, dit Saniel, qui s'etait baisse pour
l'examiner et avait trempe son doigt dedans.

--Ouvrez la porte, commanda le commissaire au serrurier; elle doit
n'etre fermee qu'au demi-tour.

Le serrurier examina l'entree, chercha dans ses crochets, en choisit un
et au premier essai la porte s'ouvrit.

--Que personne n'entre! dit le commissaire. Monsieur le docteur,
veuillez me suivre.

Et, passant le premier, il penetra dans le premier cabinet, celui du
clerc, suivi de Saniel. Deux petits ruisseaux de sang deja epaissi,
partant du fauteuil de Caffie et courant sur la pente du carreau qui
s'inclinait du cote de l'escalier, s'etaient reunis en cette tache qui
avait fait decouvrir le crime; le commissaire et Saniel eurent soin de
ne pas marcher dedans.

--Le malheureux a eu le cou coupe, dit Saniel. La mort remonte a deux ou
trois heures; rien a faire.

--Pour vous, monsieur le docteur, mais pas pour moi.

Et, se baissant, il ramassa le couteau aupres du fauteuil.

--N'est-ce pas un couteau de boucher? demanda Saniel, qui n'etait venu
la que pour jeter ce mot.

--Cela en a tout l'air.

Il avait releve la tete de Caffie et il examinait la blessure:

--Vous voyez, dit-il, que la victime a ete egorgee; le coup a ete porte
de gauche a droite par une main ferme qui devait etre habituee a manier
ce couteau; mais ce n'est pas seulement une main forte et exercee qui
a tue, c'est aussi une intelligence qui savait comment elle devait
proceder pour que la mort fut rapide, presque foudroyante et en meme
temps silencieuse.

--Vous croyez a un boucher?

--A un tueur de profession: le larynx a ete tranche au-dessous de la
glotte, et du meme coup les deux arteres carotides avec les veines
jugulaires. Comme l'assassin avait du relever la tete, la victime n'a pu
pousser aucun cri; il y a eu un jet de sang considerable, et la mort a
du arriver en une ou deux minutes.

--La scene me parait tres bien reconstituee, dit le commissaire.

--Le sang a du jaillir dans cette direction, continua Saniel en montrant
l'entree; mais, comme la porte de cette entree etait ouverte, on ne vit
rien.

Pendant, que Saniel parlait, le commissaire jetait autour de lui un
regard circulaire, ce regard du policier qui voit tout et ramasse tout.

--La caisse est ouverte, dit-il; l'affaire se caracterise: assassinat
suivi de vol.

Une porte faisait vis-a-vis a celle de l'entree, le commissaire
l'ouvrit: c'etait celle de la chambre a coucher de Caffie.

--Je vais vous donner un homme pour vous aider a transporter le cadavre
dans cette chambre, ou vous pourrez continuer votre examen plus a
l'aise, tandis que, moi, je pourrai plus facilement aussi me livrer a
mes investigations dans ce cabinet.

Saniel aurait voulu rester dans le cabinet pour assister a ces
investigations; mais soulever une objection etait impossible. Le
fauteuil fut roule dans la chambre, ou les bougies de la cheminee
avaient ete allumees, et, quand le cadavre eut ete etendu sur le lit, le
commissaire retourna dans le cabinet.

Saniel fit durer son examen aussi longtemps qu'il put, afin de ne pas
quitter la maison, mais cependant il ne pouvait pas le prolonger au dela
de certaines limites; lorsqu'elles furent atteintes, il revint dans le
cabinet du clerc, ou le commissaire s'etait installe, et recevait la
deposition de la concierge.

--Ainsi, disait-il, de cinq a sept heures personne ne vous a demande M.
Caffie?

--Personne; mais je suis sortie de ma loge a cinq heures un quart pour
allumer le gaz de mes escaliers; ca m'a bien pris vingt minutes, parce
que je ne suis plus souple, et pendant ce temps-la on a pu monter et
descendre l'escalier sans que je voie ceux qui passent devant la loge.

--Eh bien, demanda le commissaire a Saniel avez-vous trouve quelque
chose de caracteristique?

--Non; il n'y a pas d'autre blessure que celle du cou.

--Voulez-vous rediger votre rapport medico-legal pendant que je continue
mon enquete?

--Volontiers.

Et, sans attendre, il s'assit au bureau du clerc, faisant vis-a-vis au
secretaire du commissaire, arrive depuis quelques instants.

--Je vais vous faire preter serment, dit le commissaire.

Quand cette formalite fut accomplie, Saniel commenca son rapport:

--Nous soussigne, Victor Saniel, docteur en medecine de la Faculte de
Paris, demeurant a Paris, rue Louis-le-Grand, apres avoir prete serment
de remplir en honneur et conscience la mission qui nous est confiee..."

Tout en ecrivant, il etait attentif a ce qui se disait autour de lui et
ne perdait pas un mot de la deposition de la concierge.

--Je suis certaine, disait-elle, que de cinq heures et demie a
maintenant il n'a passe par l'escalier que des gens de la maison.

--Mais avant cinq heures et demie?

--Je vous ai-dit que, de cinq heures un quart a cinq heures et demie; je
n'etais pas dans ma loge.

--Et avant cinq heures un quart?

--Il a passe bien des personnes que je ne connais pas.

--Parmi ces personnes s'est-il trouve quelqu'un qui vous ait demande M.
Caffie?

--Non; c'est-a-dire, si. Il y a quelqu'un qui m'a demande si M. Caffie
etait chez lui; mais, celui-la, je le connais bien; c'est pour cela que
je repondais non.

--Et quel est ce quelqu'un?

--Un ancien clerc de M. Caffie.

--Il s'appelle?

--M. Florentin... M. Florentin Cormier.

La main de Saniel s'arreta, mais il eut la force de ne pas lever la
tete.

--A quelle heure est-il venu? demanda le commissaire.

--Vers les trois heures, plutot avant qu'apres.

--L'avez-vous vu repartir?

--Bien sur; meme qu'il m'a parle.

--Quelle heure etait-il?

--Trois heures et demie.

--Croyez-vous que la mort puisse remonter a ce moment? demanda le
commissaire en s'adressant a Saniel.

--Non; je crois qu'elle peut etre fixee entre cinq et six heures.

--Il ne faut pas que M. le commissaire puisse soupconner M. Florentin,
s'ecria la concierge; c'est un bon jeune homme, incapable de faire du
mal a une puce. Et puis, il y a une bonne raison pour que la mort ne
remonte pas a trois heures ou trois heures et demie: c'est que la lampe
de M. Caffie etait allumee, et vous savez, le pauvre monsieur, c'etait
pas un homme a allumer sa lampe en plein jour; regardant qu'il etait...
comme il convient.

Brusquement, elle s'interrompit en se donnant un coup de poing au front.

--V'la que ca me revient et vous allez voir que M. Florentin n'est pour
rien dans l'affaire. Comme je montais l'escalier a cinq heures un quart
pour allumer mon gaz, quelqu'un est monte derriere moi et a sonne a la
porte de M. Caffie en frappant trois ou quatre coups espaces, ce qui
etait le signal pour se faire ouvrir.

De nouveau, la plume de Saniel s'arreta, et il fut oblige d'appuyer sa
main sur la table pour l'empecher de trembler.

--Qui etait ce quelqu'un?

Saniel n'eut pas la force de ne pas regarder la concierge.

--Ah! ca, je ne sais pas, repondit-elle; je ne l'ai pas vu, mais je l'ai
entendu, un pas d'homme. C'est le coquin qui a fait le coup, vous pouvez
en etre sur.

Cela etait en effet vraisemblable.

--Il sera sorti pendant que j'etais dans l'autre escalier; il
connaissait bien les habitudes de la maison.

Saniel avait repris la redaction de son rapport.

Apres avoir tourne et retourne la concierge sans pouvoir lui en faire
dire davantage, le commissaire la renvoya, et laissant Saniel a
sa besogne, il passa dans le cabinet de Caffie, ou il resta assez
longtemps.

Quand il revint, il apportait un petit carnet qu'il consulta: sans
doute, c'etait le livre de caisse de Caffie, simple et primitif comme
tout ce qui touchait aux habitudes du vieil homme d'affaires, reglees
par la plus etroite economie; aussi bien dans les depenses que dans le
travail.

--De ce carnet, dit le commissaire a son secretaire, il semble resulter
qu'on aurait pris dans la caisse 35 ou 36,000 francs; mais on y a laisse
des titres et des valeurs pour une somme qui parait considerable.

Saniel, qui avait termine son rapport, ne quittait pas des yeux le
carnet, et ce qu'il pouvait voir etait pour le rassurer. Evidemment,
cette comptabilite etait reduite au minimum: une date, un nom, une
somme, et apres cette somme un P majuscule qui, sans doute, voulait dire
_paye_, ou un autre signe hieroglyphique, et c'etait tout; il paraissait
donc peu vraisemblable qu'avec un pareil systeme, Caffie eut jamais pris
la peine d'inscrire le numero des billets qui lui passaient par les
mains; en tout cas, s'il le faisait, ce n'etait point sur ce carnet. En
trouverait-on un autre?

Mon rapport est termine, dit-il, le voici.

--Puisque je vous ai, pouvez-vous me donner quelques renseignements sur
les habitudes de la victime et sur les personnes qu'il recevait.

--Pas du tout, je ne le connaissais que depuis peu, et il n'etait mon
client que comme j'etais le sien, par hasard: il s'occupait d'une
affaire pour moi, et je lui avais donne simplement quelques conseils; il
etait diabetique au dernier degre; l'assassin n'a avance sa mort que de
tres peu de temps, de peu de jours.

--C'est egal, il l'a avancee.

--Oh! parfaitement. D'ailleurs, s'il est habile pour couper le cou des
gens, peut-etre l'est-il moins pour diagnostiquer leurs maladies.

--C'est probable, repondit le commissaire en souriant.

--Vous croyez a un boucher?

--Il y a des presomptions.

--Le couteau?

--Il peut avoir ete vole ou trouve.

--Mais la facon d'operer?

--C'est il me semble, le point d'ou nous devons partir.

Saniel ne pouvait rester plus longtemps, il se leva pour se retirer.

--Vous savez mon adresse, dit-il; mais je dois vous prevenir que,
si vous aviez besoin de moi, je pars demain pour Nice; je ne serai
d'ailleurs absent que le temps juste d'aller et de revenir.

--Si nous avons besoin de vous, ce ne sera pas sans doute avant
plusieurs jours; nous n'allons pas marcher bien vite dans l'inconnu ou
nous nous trouvons.



XV

En suivant la rue des Petits-Champs pour rentrer chez lui, Saniel
marchait allegrement. Si, plus d'une fois, son emotion avait ete
poignante pendant cette longue seance, en somme il ne pouvait etre que
satisfait de ses resultats: la concierge ne l'avait pas vu, cela etait
desormais acquis; l'hypothese du couteau de boucher etait posee de facon
a faire son chemin; enfin, il semblait vraisemblable que Caffie n'avait
pas pris les numeros de ses billets.

Mais eussent-ils ete notes et dut-on decouvrir plus tard le carnet qui
les contenait, que ce danger n'etait pas immediat. En effet, pendant
qu'il redigeait son rapport et qu'il ecoutait la deposition de la
concierge, son esprit, au lieu de se tendre sur ces deux choses, avait,
par une anomalie bizarre, couru a une troisieme: alors, comme par une
sorte d'inspiration, il avait trouve le moyen qui s'etait toujours
derobe a lui lorsqu'il le cherchait de toutes les forces de son
application,--et qui consistait a se debarrasser le soir meme des
billets de banque, sans les detruire; pour cela il n'avait qu'a les
diviser en petits paquets, a les mettre sous enveloppe, et a les
confier, sous diverses initiales, a la poste restante, qui les lui
garderait fidelement jusqu'au jour ou il pourrait les lui redemander
sans se compromettre.

Dans la deposition de la concierge, dans la piste indiquee par le
couteau, dans l'invention de la poste restante, il y avait donc de
justes motifs de satisfaction qui pouvaient rendre sa respiration libre;
decidement la chance semblait etre avec lui, et il aurait pu se dire
que tout etait pour le mieux, s'il n'avait point commis l'imprudence
vraiment folle d'entrer dans ce cafe. Qu'avait-il besoin de s'etablir la
et d'y rester assez longtemps pour provoquer l'attention? Pour eviter
celle des passants, il avait ete s'exposer a la curiosite du personnel
de ce cafe; la belle affaire en verite, et bien digne d'un imbecile
qui a perdu la tete! On lui aurait raconte cela d'un homme a peu pres
intelligent, qu'il se serait refuse a le croire, et pour lui c'etait
vrai cependant. Quelles consequences aurait cette maladresse? C'etait
ce qu'on ne pouvait prevoir. Aucune, peut-etre. Et peut-etre de tres
graves. Dans ces conditions d'incertitude, le mieux etait donc de faire
comme s'il ne l'avait pas commise, et de tacher de l'oublier; ce qui
pressait pour le moment, c'etaient les billets de banque, et il ne
devait penser qu'a eux.

Rentre chez lui et sa porte fermee, il mit tout de suite son idee a
execution: des trois liasses de billets il fit dix paquets, de facon
a ne former qu'un petit volume, plia chacun d'eux dans une feuille de
papier fort, le placa sous enveloppe simplement gommee, et sur cette
enveloppe il ecrivit deux lettres de l'alphabet se suivant en commencant
par A, et deux chiffres commencant par 1 et se suivant aussi: A. B.
12,--C. D. 34,--E. F. 56;--puis il les adressa poste restante dans les
dix premiers bureaux de Paris inscrits sur son almanach. Cet ordre
logique et facile a retenir lui permettait de ne pas garder une note de
cette combinaison, et de defier ainsi toute recherche si jamais on en
faisait. Sans doute un ou plusieurs de ces paquets pouvaient etre voles
ou egares, mais c'etait la une consideration peu importante pour lui:
ce n'etait pas pour trente mille francs qu'il avait tue Caffie, c'etait
simplement pour trois mille; et puisqu'il avait eu la pensee de bruler
ces billets, il pouvait maintenant, sans souci, s'exposer a en perdre
quelques-uns.

Quand cette idee de la poste restante lui etait venue, il s'etait dit
qu'il jetterait ses enveloppes dans la boite la plus voisine de chez
lui, ce qui terminerait tout; mais, au moment de partir, il reflechit
que ces dix lettres ayant une suscription a peu pres pareille, trouvees
en tas dans la meme boite, pourraient provoquer la curiosite, et il
resolut de les diviser dans cinq ou six bureaux, ou il allait les porter
lui-meme, a pied, sans prendre une voiture, bien qu'il eut maintenant de
quoi la payer, car le cocher qui l'aurait conduit pourrait devenir un
jour un temoin redoutable.

Apres la course folle de la journee a travers les bois et les champs,
apres ses emotions de la soiree, il se sentait brise et las d'une
fatigue qu'il ne connaissait point, mais il comprenait qu'il n'avait pas
la liberte d'ecouter cette lassitude. Une nouvelle situation lui etait
faite qui avait cela de particulier qu'il cessait de s'appartenir pour
etre desormais, et pour rester jusqu'a la fin de sa vie, le prisonnier
de son crime; ce serait ce crime qui, a partir de cette soiree,
commanderait, a lui qu'il faudrait obeir.

De cela, il eut une perception tres nette qui le frappa: comment
n'avait-il pas prevu cette situation quand, pesant si longuement le pour
et le contre, en homme intelligent qui peut scruter l'avenir sous
toutes ses faces, il avait examine ce qui _devrait_ arriver? Mais
pour surprenante qu'elle fut, la decouverte n'en avait pas moins une
certitude incontestable, et la preuve qui s'en degageait, facheuse et
troublante, etait que, si intelligent qu'on soit ou qu'on se croie, on a
toujours a apprendre de l'experience.

Qu'apprendrait-il encore? Il fallait qu'il s'avouat qu'il se trouvait en
face de l'inconnu, et tout ce qu'il pouvait souhaiter, c'etait que cette
lecon qu'il recevait des faits fut la plus dure; quant a s'imaginer
qu'elle etait la derniere, c'eut ete folie: on verrait.

Pour le moment, il ne s'agissait que des lettres qu'il avait preparees,
et, qu'il fut ou ne fut pas fatigue, il devait au plus vite s'en
debarrasser: il les prit et tout de suite il se mit en route, allant,
par les rues qui commencaient a se faire desertes et sombres, du bureau
de la rue Cambon a celle de la place Ventedour, de la rue de Choiseul a
la place de la Bourse, et continuant ainsi jusqu'a ce qu'il eut fini.

Quand il rentra, une heure du matin etait sonnee depuis assez longtemps
deja; il se coucha tout de suite, et dormit d'un lourd sommeil, sans
reveils et sans reves.

Il faisait grand jour lorsqu'il ouvrit les yeux le lendemain; surpris
d'avoir dormi si tard, il sauta a bas du lit: sa montre marquait huit
heures; mais, comme il ne devait partir qu'a onze heures quinze minutes,
il avait du temps devant lui.

A quoi l'employer?

C'etait la premiere fois, depuis des annees, qu'il se posait une
pareille question, lui qui, chaque matin, trouvait toujours qu'il lui
manquerait trois ou quatre heures pour remplir son programme.

Il s'habilla lentement, c'est-a dire lentement pour lui qui, d'ordinaire
mettait dix minutes a sa toilette, mais cela ne faisait encore que huit
heures vingt.

Alors il pensa a ecrire a Philis pour la prevenir de son voyage; puis
tout de suite il changea d'idee en decidant d'aller le lui annoncer
lui-meme.

L'annee precedente, il avait soigne madame Cormier, atteinte d'une
attaque de paralysie, et il pouvait, a condition de ne pas repeter trop
souvent ses visites, se presenter chez elle sans paraitre venir voir
Philis: c'etait en passant, pour prendre des nouvelles d'une malade a
laquelle il s'interessait par cela meme qu'il l'avait guerie, et dont il
voulait suivre la guerison.

Au moment ou il l'avait soignee, madame Cormier habitait aux
Batignolles, rue des Moines, un petit rez-de-chaussee au fond d'un
jardin, qu'il lui avait fait quitter parce qu'il etait trop humide, pour
la faire monter a un cinquieme etage ou elle trouvait de l'air et de la
lumiere. A neuf heures, il frappait a sa porte.

--Entrez, repondit une voix d'homme.

Il fut surpris, car, au temps ou il venait presque tous les jours, il
n'avait jamais rencontre d'homme. Qui etait celui-la qui repondait comme
s'il etait chez lui? Il tourna la clef dans la serrure et se trouva
dans un vestibule noir d'ou etait partie evidemment cette voix et ou
cependant il ne vit personne, celui qui avait repondu etant sans doute
cache par un rideau qui partageait le vestibule en deux. De plus en plus
surpris, car il n'avait pas encore vu ce rideau, il frappa a la porte
de la salle a manger; cette fois, ce fut la voix claire de Philis qui
repondit:

--Entrez.

Il ouvrit et, devant une grande table posee contre la fenetre, il vit
Philis, habillee d'une blouse grise, qui travaillait. Sur la table
etaient etales de petits cartons, et a portee de la main elle avait une
boite a aquarelle avec un verre dont l'eau etait salie par le lavage des
pinceaux.

Au bruit des pas sur le parquet, elle retourna la tete, et
instantanement elle fut debout; mais elle retint le cri, le nom qui lui
etait monte aux levres:

--Maman, dit-elle, c'est M. le docteur Saniel.

Aussitot madame Cormier, sortant de la cuisine, entra dans la salle en
marchant difficilement; car, si Saniel l'avait remise sur pied, il ne
lui avait rendu ni la souplesse ni l'aisance de la jeunesse.

Les premieres politesses echangees, Saniel expliqua que, ayant une
visite a faire aux Batignolles, il n'avait pas voulu venir aupres de sa
malade sans la voir et lui demander comment elle se trouvait.

Pendant que madame Cormier expliquait, avec la prolixite des malades, ce
qu'elle eprouvait et aussi ce qu'elle etait etonnee de n'eprouver point,
Philis regardait Saniel, inquiete de lui trouver la physionomie si
convulsee. Assurement il s'etait passe quelque chose de tres grave; sa
visite le disait, d'ailleurs. Mais quoi? Son angoisse etait d'autant
plus vive qu'il evitait assurement de la regarder. Pourquoi? Elle
n'avait rien fait et ne trouvait aucun reproche a s'adresser.

A ce moment la porte du vestibule s'ouvrit, et un homme jeune encore, de
grande taille, a la barbe blonde frisee, entra dans la salle: celui du
vestibule, pensa Saniel en l'examinant.

--Mon fils, dit madame Cormier.

--Mon frere Florentin, dont nous avons si souvent parle, dit Philis.

Florentin! Il etait donc devenu imbecile de n'avoir pas pense que cet
homme que le rideau lui avait cache et qui repondait en maitre quand
on frappait, ne pouvait etre que le frere de Philis? Etait-il si
profondement bouleverse qu'un raisonnement aussi simple lui etait
impossible? Decidement il importait qu'il partit au plus vite; le voyage
calmerait sa machine nerveuse affolee.

--On m'a ecrit, dit Florentin, et depuis mon retour, on m'a raconte
combien vous aviez ete bon pour ma mere. Permettez-moi de vous en
remercier d'un coeur emu et reconnaissant; j'espere que bientot cette
reconnaissance ne restera pas un vain mot.

--Ne parlons pas de cela, dit Saniel, en regardant Philis avec une
franchise et un visage ouvert qui, jusqu'a un certain point, la
rassurerent; c'est moi qui suis l'oblige de madame Cormier. Si le mot
n'etait pas barbare; je dirais que sa maladie a ete une bonne fortune
pour moi.

Puis, pour detourner la conversation, et surtout pour tacher de dire a
Philis qu'il voulait l'entretenir en particulier un court instant, il
s'approcha de la table:

--Et que faites-vous la de charmant, mademoiselle? demanda-t-il.

--Oh! charmant! Je ne sais pas si, en travaillant consciencieusement, je
serais jamais arrivee a avoir un talent qui me permit de faire charmant;
mais c'est au metier que je suis reduite, et le metier doit se contenter
de l'a-peu-pres. Voyez ces douze menus: ils n'ont tous les douze qu'un
seul et meme dessin, et voila comment je dois proceder pour gagner
quelque chose au bout de ma journee.

Disant cela, elle trempa son pinceau dans sa boite a couleurs, etablit
la nuance qu'elle voulait sur le fond d'une assiette cassee qui lui
servait de palette, et rapidement elle appliqua cette nuance sur chacun
de ces douze menus.

--Economie de temps et de couleur, dit-elle; mais avec de pareils
procedes, qui sont une necessite, comment penser a faire charmant? je
voudrais bien essayer pourtant... si j'en avais le loisir.

--La vie a de ces duretes et pour tout le monde. Il faudrait ne
travailler que pour le plaisir....

--Alors on ne ferait rien, dit Florentin avec beatitude.

--Veux-tu te taire, paresseux! s'ecria Philis.

Saniel donna quelques conseils a madame Cormier, puis il se leva pour
partir.

Philis le suivit, et Florentin parut vouloir les accompagner; mais elle
l'arreta:

--J'ai une question a adresser a M. Saniel, dit-elle.

Quand ils furent arrives sur le palier elle tira la porte du vestibule
de facon a la fermer completement.

--Qu'est-ce qu'il y a? demanda-t-elle d'une voix hatee qui tremblait.

--J'ai voulu t'avertir que je pars a onze heures pour Monaco.

--Tu pars?

--J'ai recu 200 francs, d'un client et je vais les risquer au jeu. Deux
cents francs ne peuvent pas payer Jardine ni les autres; au jeu, ils
peuvent me donner quelques milliers de francs.

--Oh! pauvre cher, comme il faut que tu sois desespere pour avoir, toi,
tel que tu es, une pareille idee!

--J'ai tort?

--Jamais tort a mes yeux, pour mon coeur, pour mon amour! Que la
fortune, o mon bien-aime, soit avec toi?

--Donne-moi ta main.

Elle regarda autour d'elle en ecoutant: personne, aucun bruit.

Alors, l'attirant, elle lui mit ses levres sur les levres:

--Toute a toi, avec toi!

--Je serai de retour mardi.

--Mardi, a cinq heures, j'arriverai.



XVI

Personne ne connaissait le jeu aussi peu que Saniel: il savait qu'on
jouait a Monaco, voila tout; et a Paris il avait pris son billet pour
Monaco, ou il descendit de wagon.

En sortant de la gare, il regarda autour de lui pour s'orienter;
ne voyant rien qui ressemblat a une maison de jeu telle qu'il la
comprenait, c'est-a-dire au casino de Royat, le seul etablissement de ce
genre qu'il eut jamais vu, il s'adressa a un passant:

--La maison de jeu, je vous prie?

--On ne joue pas a Monaco.

--Je croyais.

--C'est a Monte-Carlo qu'on joue.

--Et c'est loin, Monte-Carlo?

--La-bas.

De la main, le passant lui indiqua, sur la pente de la montagne, un
endroit verdoyant ou, au milieu du feuillage, se montraient les toits et
les facades de constructions importantes.

Il remercia et se dirigea de ce cote, tandis que le passant, en appelant
un autre, racontait la demande qui venait de lui etre adressee; et tous
deux riaient en haussant les epaules: pouvait-on etre bete comme ces
Parisiens! Encore un qui allait se faire plumer et qui arrivait de Paris
expres pour ca! Etait-il drole avec ses grandes jambes et ses grands
bras!... Est-ce qu'on joue avec une pareille tournure!...

Sans s'inquieter de ces rires qu'il entendait derriere lui, Saniel
continua son chemin en regardant la mer bleue miroiter sous les rayons
obliques du soleil deja bas a l'horizon. Malgre sa nuit passee en wagon,
il ne ressentait aucune fatigue; au contraire, il se trouvait dispos de
corps et d'esprit; le voyage avait calme l'agitation de ses nerfs, et
c'etait avec une tranquillite parfaite qu'il envisageait ce qui s'etait
passe avant son depart. Dans l'etat d'apaisement qui etait le sien
presentement, il n'avait plus a craindre de maladresse ou de coups de
folie, et, puisqu'il avait ressaisi sa volonte, tout irait bien: plus
de regards en arriere, encore moins en avant, le present seul devait
l'occuper.

Le present, a cette heure, c'etait le jeu. Comment jouait-on? A quoi
jouait-on? A la roulette, il le savait; mais, ce qu'etait la roulette,
il l'ignorait. Il ferait comme ses voisins. Si on se moquait de lui, peu
importait; et meme, en realite, il devait desirer qu'on s'en moquat: on
se rappelle avec plaisir ceux dont on a ri; ce qu'il venait chercher
dans ce pays, c'etait justement qu'on se souvint de lui.

Quand il entra dans les salons de jeu, il remarqua qu'il y regnait un
silence religieux: autour d'une grande table recouverte d'un tapis en
drap vert que partageaient des dessins et des chiffres, des gens etaient
assis sur les chaises hautes d'ou ils paraissaient officier; d'autres
sur des chaises plus basses ou simplement debout autour de la table
poussaient ou ramassaient des louis et des billets de banque sur le drap
vert, et une voix forte repetait d'un ton monotone: "Messieurs, faites
votre jeu!... Le jeu est fait!... Rien ne va plus?..." alors une petite
boule d'ivoire etait lancee dans un cylindre ou elle roulait avec un
bruit metallique. Bien qu'il n'eut jamais vu de roulette, il n'eut pas
un effort d'intelligence a faire pour deviner que c'en etait une.

Et, avant de mettre sur la table les quelques louis qu'il tenait deja
dans sa main, il regarda autour de lui comment on procedait. Mais il eut
beau s'appliquer, apres la dixieme partie il n'avait pas mieux compris
qu'apres la premiere: avec des rateaux les croupiers ramassaient
l'enjeu de certains joueurs; avec ces memes rateaux, ils doublaient,
decuplaient, ou meme payaient dans des proportions dont il ne se rendait
pas compte certains autres, et c'etait tout.

Enfin, peu importait; croyant avoir vu comment on mettait son argent sur
la table, cela suffisait. Il avait cinq louis dans la main, quand le
croupier dit "Messieurs, faites votre jeu"; il les posa sur le numero 32
ou, tout au moins, il crut qu'il les placait sur ce numero. "Rien ne va
plus!..." La boule roula dans le cylindre que le croupier avait fait
tourner.

--31! appela le croupier qui ajouta quelques autres mots que Saniel
entendit mal ou qu'il ne comprit pas.

Si peu qu'il connut la roulette, il crut qu'il avait perdu: il avait
place sa mise sur le 32, c'etait le 31 qui sortait, la banque gagnait.
Il fut surpris de voir le croupier lui pousser un tas d'or qui devait
former une centaine de louis, ou a peu pres, et accompagner ce mouvement
d'un coup d'oeil qui, sans que le doute fut possible, voulait dire: "A
vous, monsieur!"

Que devait-il faire? Puisqu'il avait perdu, il ne pouvait pas ramasser
cet argent qu'on lui envoyait par erreur.

Il avait depose sa mise en se penchant pardessus l'epaule d'un monsieur
a la chevelure et a la barbe d'un noir invraisemblable, qui, sans jouer,
piquait une carte avec une epingle. Ce monsieur se tourna vers lui et,
avec un sourire tout a fait aimable, du ton le plus gracieux:

--A vous, monsieur, dit-il.

Decidement, il s'etait trompe en croyant qu'il avait perdu, et il devait
ramasser ce tas de louis; ce qu'il fit, mais en oubliant de ramasser
aussi sa premiere mise.

La roulette tournait de nouveau.

32! appela le croupier.

Saniel venait de s'apercevoir que ses cinq louis etaient restes sur le
32, il crut qu'il avait gagne puisque c'etait ce numero qui venait
de sortir, et son ignorance n'allait pas jusqu'a ne pas savoir qu'un
numero, a la roulette, est paye trente-six fois sa mise: c'etait donc
cent quatre-vingts louis que le rateau du croupier allait lui pousser.

Mais, a sa grande surprise, il ne lui en poussa pas plus qu'au premier
coup. Cela devenait incomprehensible: on le payait quand il avait perdu,
et quand il avait gagne on ne lui donnait que la moitie de son du.

Sa physionomie trahit si bien son etonnement qu'il vit un sourire
moqueur dans les yeux du monsieur a la chevelure noire, qui s'etait de
nouveau tourne vers lui.

Comme il jouait pour jouer, et non pour gagner ou pour perdre, il
empocha ce qu'on venait de lui envoyer, ainsi que sa mise.

--Puisque vous ne jouez plus, dit le monsieur aimable en quittant sa
chaise, voulez-vous me permettre de vous dire un mot?

Saniel s'inclina et ils s'eloignerent de la table; quand ils furent
assez a l'ecart pour ne pas troubler le recueillement des joueurs, le
monsieur salua ceremonieusement:

--Permettez-moi de me presenter moi-meme: prince Mazzazoli.

Saniel crut qu'il devait repondre en donnant son nom et sa qualite.

--Eh bien, monsieur le docteur, dit le prince avec un fort accent
italien, vous me pardonnerez, je l'espere, une simple observation que
mon age autorise peut-etre: vous jouez comme un enfant.

--Comme un ignorant, repondit Saniel sans se facher, car, si insolite
que fut cette observation, il avait deja calcule qu'il pouvait etre bon
pour l'avenir d'avoir a invoquer le temoignage d'un prince.

--Je suis sur que vous en etes encore a vous demander pourquoi on vous
a paye dix-huit fois votre mise au premier coup que vous avez joue, et
pourquoi on ne vous l'a pas payee trente-six fois au second.

--C'est vrai.

--Eh bien, je vais vous le dire. C'est que, au lieu de placer votre
argent en plein sur le numero que vous aviez choisi, vous l'avez place
a cheval sur le 31 et le 32: par une chance qu'on peut vous envier, le
resultat a ete le meme pour vous; mais que ne donnerait pas cette chance
si, au lieu de s'en remettre au hasard, elle etait eclairee! Car la
roulette n'est pas un jeu de hasard, comme on le croit a tort: tout
y est calcul et combinaison. Ainsi, en placant votre argent sur deux
numeros, vous aviez cinq chances contre vous, comme vous en auriez eu
six et demie sur trois numeros, sept sur quatre. Voila ce qu'il faut
savoir avant de rien risquer, et ce que je vous offre si vous voulez que
nous formions une association jusqu'a ce soir. Votre chance unie a mon
experience, nous faisons sauter la banque.

Saniel n'avait pas attendu cette conclusion pour deviner a peu pres ce
qu'elle allait etre: un mendiant, ce vieux prince italien si bien teint.

--Mon intention est de ne plus jouer, dit-il.

--Avec votre chance, ce serait plus qu'une faute.

--J'avais besoin d'une certaine somme, je l'ai gagnee, elle me suffit.

--Vous ne ferez pas la folie de refuser la main que la Fortune vous
tend.

--Etes-vous sur qu'elle me la tend? dit Saniel, qui trouvait que c'etait
le prince.

--N'en doutez pas; je vais vous le demontrer....

--Je vous remercie; je ne reviens jamais sur ce que j'ai arrete.

En tout autre moment, Saniel eut tourne le dos a cet importun; mais
c'etait un temoin qu'il fallait menager.

--Je n'ai plus rien a faire ici, dit-il poliment; permettez que je me
retire apres vous avoir remercie de votre offre, dont j'apprecie la
gracieusete.

--Eh bien, s'ecria le prince, puisque vous ne voulez pas epuiser votre
chance, laissez-moi le faire pour vous; cet argent peut etre un fetiche,
prenez dessus cinq louis, cinq louis seulement: confiez-les-moi; je les
joue d'apres mes combinaisons, qui sont certaines, et ce soir je vous
remets votre part de benefices. Ou etes-vous descendu? Moi j'habite la
_Villa des Palmes._

--Nulle part; j'arrive.

--Alors trouvez-vous ce soir, a dix heures, dans cette salle et nous
liquiderons notre association.

Son premier mouvement fut de refuser. A quoi bon faire la charite a ce
vieux singe? Mais, apres tout, ce n'etait pas bien cher que de payer son
temoignage cinq louis, et il les lui donna.

--Mille graces! Ce soir, a dix heures.

Comme Saniel allait sortir de la salle, il se trouva face a face
avec son ancien camarade Duphot, qui entrait accompagne d'une
femme,--celle-la meme qu'il avait soignee.

--Comment! vous ici? Ah! par exempte, elle est bien bonne.

Et tous deux, l'amant et la maitresse, s'exclamerent.

Saniel raconta pourquoi il etait a Monaco et ce qu'il avait fait depuis
son arrivee.

--Avec mon argent! Ah! elle est bien bonne, s'ecria Duphot.

--Et vous ne jouez plus? demanda la femme.

--J'ai ce qu'il me faut.

--Alors vous allez jouer pour moi.

Il voulut se defendre, mais ils l'entrainerent a la table de la roulette
et lui mirent chacun un louis dans la main.

--Jouez.

--Comment?

--Comme l'inspiration vous conseillera: vous avez la veine.

Mais sa veine n'avait guere de souffle; les deux louis qu'ils avaient
jetes au hasard furent perdus.

On lui en donna deux autres; cette fois ils en gagnerent huit.

--Vous voyez, cher ami.

Il continua avec des chances diverses, gagnant, perdant.

Au bout d'un quart d'heure on lui permit d'abandonner le jeu.

--Et qu'allez-vous faire maintenant? demanda Duphot.

--Envoyer ce que je dois a mon creancier par mandat telegraphique.

--Vous savez ou est le telegraphe?

--Non.

--Je vais vous conduire.

C'etait un second temoin dont Saniel n'avait garde de refuser le
concours.

Quand il eut envoye son mandat a Jardine, il n'avait plus rien a faire a
Monte-Carlo, et comme il ne pouvait partir que le soir, a onze heures,
il resta desoeuvre, ne sachant a quoi employer son temps. Alors il
acheta un journal de Nice et alla s'asseoir dans le jardin, sous un bec
de gaz, en face de la mer tranquille et sombre. Peut-etre trouverait-il
dans ce journal quelque depeche telegraphique qui lui apprendrait ce qui
s'etait passe rue Sainte-Anne depuis son depart.

Il chercha assez longtemps; puis a la fin du journal, aux _Dernieres
nouvelles_, il lut: "Le crime de la rue Sainte-Anne parait entrer dans
une voie nouvelle; des recherches faites avec plus de soin ont amene la
decouverte d'un bouton de pantalon auquel adhere un morceau d'etoffe. Il
est donc demontre qu'avant le crime il y a eu lutte entre la victime
et son assassin. Comme ce bouton porte certaines lettres et certaines
marques, c'est un indice precieux pour la police."

Cette preuve d'une lutte entre la victime et son assassin fit sourire
Saniel: si la police entrait dans cette voie, elle ferait un joli bout
de chemin avant d'arriver a un resultat. Qui pouvait savoir depuis
combien de temps ce bouton se trouvait dans cette piece peu balayee? De
qui provenait-il?

Tout a coup, quittant brusquement son banc, il entra dans un bosquet et
vivement il se tata: n'etait-ce pas lui qui avait perdu ce bouton?

Mais il fut bien vite honteux de ce mouvement inconscient: le bouton que
la police etait si fiere d'avoir decouvert ne lui appartenait point; ce
ne serait pas a lui que conduirait la nouvelle voie sur laquelle elle
venait de s'engager.



XVII

Le mardi, un peu avant cinq heures, Philis, comme elle l'avait promis,
sonnait a sa porte; et il sortait de son laboratoire, ou il s'etait
remis au travail, pour aller lui ouvrir.

Elle lui sauta au cou:

--Eh bien? demanda-t-elle d'une voix fremissante.

Il raconta comment il avait joue, comment il avait gagne, mais sans
preciser la somme; et il raconta aussi les propositions d'association
du prince Mazzazoli, la rencontre de Duphot, l'envoi du mandat
telegraphique a Jardine.

--Oh! quel bonheur, dit-elle en le serrant dans ses bras; te voila
libre.

--Plus de creanciers! Maitre de moi: tu vois que j'ai eu une bonne
inspiration.

--La justice des choses le voulait.

Puis, s'interrompant:

--A propos de justice, tu ne m'as pas parle de Caffie, le matin de ton
depart.

--J'etais sous le coup de preoccupations qui ne me laissaient pas la
liberte de penser a Caffie.

--Est-ce curieux, cette coincidence de sa mort avec la condamnation que
nous avions portee contre lui: est-ce que cela precisement ne prouve pas
cette justice des choses?

--Si tu veux.

--Comme l'argent que tu as gagne a Monaco le prouve pour toi: ce qui est
juste arrive necessairement. Caffie a ete puni de toutes ses coquineries
et de ses crimes; toi, tu as ete recompense de tes souffrances.

--Est-ce qu'il n'aurait pas ete juste que Caffie fut puni plus tot, et
que moi, je souffrisse moins longtemps?

Elle resta sans repondre.

--Tu vois, dit-il en souriant, que ta philosophie reste court.

--Ce n'est pas a ma philosophie que je pense, c'est a Caffie et a nous.

--En quoi Caffie peut-il etre associe a toi ou aux tiens?

--Il l'est ou plutot il pourrait l'etre, si cette justice, a laquelle je
crois, malgre tes plaisanteries, permettait qu'il le fut.

--Tu conviendras que cela ressemble a une enigme.

--Qu'est-ce que tu as appris de Caffie depuis ton depart?

--Rien ou presque rien.

--Tu sais qu'on croit que le crime a ete commis par un boucher.

--Le commissaire a ramasse le couteau devant moi, et c'est bien un
couteau de boucher; de plus, le coup qui a tranche la gorge de Caffie
a ete porte par une main habituee a l'egorgement; c'est ce que j'ai
indique dans mon rapport.

--Depuis, des recherches plus attentives que celles du premier moment
ont fait decouvrir sous un meuble un bouton de pantalon...

--Qui aurait ete arrache dans une lutte entre Caffie et son assassin,
j'ai lu cela dans un journal; mais, pour moi, je ne crois pas a cette
lutte: la position de Caffie dans le fauteuil ou il a ete frappe et ou,
il est mort indique que le vieux coquin a ete surpris; d'ailleurs s'il
ne l'avait pas ete, s'il avait lutte, il aurait crie, et sans doute il
se serait fait entendre.

--Si tu savais comme je suis heureuse de t'entendre dire cela,
s'ecria-t-elle.

--Heureuse! Qu'est-ce que cela peut te faire?

Il l'examina surpris.

--Que t'importe que Caffie ait ete tue avec ou sans lutte? Tu l'avais
condamne, il est mort; cela doit te suffire.

--J'ai eu bien tort de porter cette condamnation, en causant et sans y
attacher d'importance.

--Crois-tu que c'est elle qui ait amene son execution?

--Je n'ai pas cette simplicite, mais enfin j'aimerais mieux ne pas
l'avoir condamne?

--Tu le regrettes?

--Je regrette qu'il soit mort.

--Decidement l'enigme continue; mais tu sais que je n'y suis pas du
tout; et, si tu veux, nous en resterons la; nous avons mieux a faire que
de nous entretenir de Caffie.

--Permets-moi d'en parler, au contraire, car nous avons besoin de tes
conseils.

De nouveau, il la regarda en tachant de lire en elle et de deviner
pourquoi elle tenait tant a parler de Caffie, alors que lui justement
aurait voulu n'en pas parler. Que pouvait-il se trouver sous cette
insistance?

--Je t'ecoute, dit-il, et, puisque tu as un conseil a me demander a ce
sujet, tu aurais du me dire tout de suite ce dont il s'agit.

--Tu as raison, et je l'aurais deja fait si je n'etais retenue par un
sentiment d'embarras... et de honte que je me reproche, car avec toi je
ne dois avoir ni embarras ni honte.

--Assurement.

--Mais avant tout il faut que je te dise, il faut que tu saches que mon
frere Florentin est un bon et brave garcon; il faut que tu le croies,
que tu en sois convaincu.

--Je le suis, puisque tu me le dis; d'ailleurs il m'a produit la
meilleure impression pendant le peu de temps que je l'ai vu l'autre
matin chez toi.

--N'est-ce pas qu'on voit tout de suite que c'est une bonne nature?

--Certainement.

--Et franc, et droit; faible, c'est vrai, et un peu mou aussi,
c'est-a-dire manquant de ressort et de volonte, se laissant entrainer...
par bonte et par tendresse. Cette faiblesse lui a fait commettre une
faute avant son depart pour l'Amerique. Je te l'ai cachee jusqu'a cette
heure, mais il faut que tu la connaisses maintenant: aimant une femme
qui le dominait et lui faisait faire ce qu'elle voulait, il s'est laisse
entrainer a... detourner une somme de quarante-cinq francs qu'elle lui
demandait, qu'elle exigeait le soir meme, esperant pouvoir la remettre
trois jours apres, sans que son patron s'en apercut.

--Son patron etait Caffie?

--Non; il avait quitte Caffie depuis trois mois et il etait entre chez
un autre homme d'affaires dont je ne t'ai jamais parle, tu comprends
maintenant pourquoi. L'argent sur lequel il avait compte pour remplacer
celui qu'il avait donne a cette femme lui manqua. Au lieu de s'adresser
a nous, il chercha ailleurs, ne trouva pas, perdit la tete, si bien
qu'on decouvrit son detournement et que son patron, qui n'etait pas
moins dur que Caffie, deposa une plainte contre lui. Comment nous
parvinmes a la faire retirer et a empecher le pauvre garcon de passer
en justice, ce serait trop long. Enfin nous reussimes, et, desespere,
mourant de honte, il partit pour l'Amerique, malgre nous, autant pour
n'avoir a rougir devant personne que pour faire fortune, car son
caractere est aussi facile a l'illusion qu'a la desesperance. Maintenant
que tu as vu Florentin, tu admettras qu'on peut etre coupable de la
faute qu'il a commise, sans etre capable... de devenir un assassin.

Il allait repondre, elle lui ferma les levres d'un geste rapide:

--Tu vas voir pourquoi je parle de cela, et tu vas comprendre aussi que
je ne me suis ecartee ni de Caffie, ni de ce bouton sur lequel la police
compte pour retrouver le coupable: ce bouton appartenait a Florentin.

--A ton frere?

--Oui, a Florentin, qui, le jour meme du crime, a ete chez Caffie.

--C'est vrai; la concierge a dit au commissaire de police qu'il etait
venu vers trois heures.

Philis poussa un cri desespere:

--On sait qu'il est venu, voila qui est encore plus grave que ce que
nous pouvions imaginer et craindre.

--Le commissaire, interrogeant la concierge pour savoir quelles
personnes Caffie avait recues dans la journee, a nomme ton frere; mais,
comme cette visite a eu lieu entre trois heures et trois heures et
demie, et que le crime a certainement ete commis entre cinq heures
et cinq heures et demie, personne ne peut accuser ton frere d'etre
l'assassin, puisqu'il etait parti avant que Caffie allumat sa lampe.
Comme cette lampe n'a pas pu s'allumer toute seule, il en resulte qu'il
ne peut pas avoir egorge un homme qui etait encore vivant une heure
apres que la concierge eut vu ton frere et lui eut parle.

--Ce que tu me dis est un grand soulagement; si tu savais quelle peur
nous avons eue!

--Vous avez ete bien promptes a vous alarmer.

--Trop promptes; mais quand Florentin, nous lisant le journal tout haut,
est arrive a l'histoire du bouton et s'est ecrie: "Mais c'est a moi, ce
bouton!" nous avons tous eprouve un saisissement qui nous a fait perdre
la tete. Nous avons vu la police tombant chez nous, interrogeant
Florentin, lui reprochant le passe qui serait etale au grand jour dans
tous les journaux, et tu dois sentir quelle a ete notre emotion.

--Mais ton frere peut, n'est-ce pas, expliquer comment il a perdu ce
bouton chez Caffie?

--Bien sur, et de la facon la plus naturelle. Comme la concierge l'a
raconte, il a ete, le jour de l'assassinat, chez Caffie, pour demander
a celui-ci un certificat constatant qu'il avait ete son clerc pendant
plusieurs annees. Caffie lui a fait ce certificat, qui devait remplacer
celui que Florentin avait perdu; puis, tout en causant, Caffie lui a
parle d'un dossier qu'il ne pouvait pas retrouver et dont il avait
besoin. C'etait Florentin qui s'etait occupe de cette affaire plus que
Caffie lui-meme, et, quand elle avait ete terminee, il avait range le
dossier, qui etait volumineux et ne pouvait pas entrer dans les cases ou
on les classe ordinairement, sur une planche au haut d'une armoire. Le
hasard voulut qu'il s'en souvint; il le dit a Caffie qui repondit qu'il
avait cherche dans cette armoire sans rien trouver. "C'est que vous avez
mal cherche, dit Florentin, ou que le dossier a ete derange par mon
successeur.--J'ai bien cherche, repliqua Caffie, et votre successeur ne
l'a jamais vu.--Eh bien, alors, dit Florentin, je vais le trouver." Et
allant chercher une petite echelle, il monta dessus pour atteindre le
haut de l'armoire. Sa memoire ne l'avait pas trompe: le dossier etait
bien ou il croyait, mais une epaisse couche de poussiere noire avait
obscurci la fiche sur laquelle etaient inscrites les indications qui
devaient le faire reconnaitre. Il le prit pour le descendre, fit un faux
pas et, dans un brusque mouvement pour se retenir, un des boutons de son
pantalon fut arrache.

--Et il ne l'a pas ramasse?

--Il ne s'en est meme pas apercu tout d'abord; c'est plus tard, dans
la rue, en voyant qu'une jambe de son pantalon etait plus longue que
l'autre et trainait sur ses bottines, qu'il a pense a l'echelle et qu'il
a constate qu'un bouton lui manquait. Il n'allait pas retourner chez
Caffie pour le chercher, n'est-ce pas?

--Assurement.

--Comment prevoir que Caffie allait etre assassine; que le crime serait
assez habilement combine et execute pour laisser echapper le coupable;
que, deux jours apres, la police aux abois trouverait un bouton sur
lequel elle batirait toute une histoire; que, de cette histoire, il
resulte qu'il y a eu lutte entre l'assassin et sa victime; que dans
cette lutte un bouton a ete arrache, et que celui qui l'a perdu est
necessairement celui qui a coupe le cou a Caffie? Florentin n'a pas
pense a tout cela.

--Ca se comprend.

--Il a lui-meme, le soir, remplace son bouton par un autre, et c'est
seulement en lisant le journal qu'il a senti ce qu'il pouvait y avoir
de grave dans ce fait en apparence insignifiant, et comme lui, en meme
temps que lui, nous avons partage son emoi.

--Vous n'avez parle a personne de ce bouton?

--Certes non; nous n'avions garde; et je ne t'en ai parle que parce
que je te dis tout, et aussi parce que, si nous etions menaces, nous
n'aurions de secours a attendre que de toi. Florentin est un bon garcon,
mais c'est un mouton qui ne sait que tendre le dos quand il lui pleut
dessus; maman est comme lui sous plus d'un rapport, et moi, quoique je
sois plus resistante, j'avoue qu'en face de la loi et de la police je
perdrais facilement la tete, comme les enfants qui se mettent a hurler
quand on les laisse dans l'obscurite; la loi, n'est-ce pas la
nuit, quand on ne la connait pas, et une nuit troublante, pleine
d'effarements, toute peuplee de fantomes?

--Je ne crois pas que vous soyez menaces comme tu l'as imagine dans un
premier moment d'emotion....

--Bien naturelle.

--Bien naturelle, j'en conviens, mais dont la reflexion montre le peu de
fondement. Ce bouton ne porte pas le nom du tailleur qui l'a fourni....

--Non, mais il porte des initiales et une marque de fabrique: un A et un
P avec une couronne et un coq.

--Eh bien! comment veux-tu que la police trouve, parmi les deux ou
trois mille tailleurs de Paris, ceux qui emploient les boutons ainsi
marques; et comment ces tailleurs trouves pourraient-ils designer celui
de leurs clients a qui appartient ce bouton, celui-la precisement et non
un autre? C'est chercher une aiguille dans une botte de foin. Ou
ton frere a-t-il fait faire ce pantalon? Ne l'a-t-il pas rapporte
d'Amerique?

--Le pauvre garcon n'a rien rapporte d'Amerique, si ce n'est de
miserables vetements bien uses, et nous avons du commencer par
l'habiller des pieds a la tete. Nous avons ete a l'economie, et c'est un
petit tailleur de l'avenue de Clichy, appele Valerius, qui lui a fait ce
costume.

--Il ne me parait guere probable que la police trouve ce petit tailleur
de l'avenue de Clichy, bien qu'il eut mieux valu que ce pantalon vint de
la _Belle Jardiniere_ ou d'un autre grand magasin: mais le decouvrit-on
et le tailleur reconnut-il que le bouton provient de sa provision que
cela ne designerait pas ton frere. Enfin, arrivat-on jusqu'a lui, il
faudrait encore prouver qu'il y a eu lutte comme on le suppose, que le
bouton a ete arrache dans cette lutte, et que ton frere se trouvait rue
Sainte-Anne entre cinq et six heures, alors que sans doute il lui sera
facile, a lui, de prouver ou il etait a ce moment.

--Mais chez nous, avec maman!

--Tu vois donc que vous pouvez etre tranquilles.



XVIII

Rassuree, Philis avait hate de revenir rue des Moines pour faire
partager a sa mere et a son frere la confiance que Saniel lui avait mise
au coeur: ce fut a pas presses qu'elle remonta la rue Louis-le-Grand
aux Batignolles et d'une main fievreuse qu'elle tira le cordon de leur
sonnette.

Car le temps n'etait plus ou, dans cette maison tranquille dont tous les
locataires se connaissaient, on laissait la clef sur la porte et ou il
n'y avait qu'a frapper avant d'entrer. Depuis que les journaux parlaient
du bouton trouve chez Caffie, la liberte et la securite qui regnaient
dans cet interieur ou jusqu'a ce moment, on n'avait rien a craindre pas
plus qu'a cacher, avaient disparu; plus de clef sur la porte d'entree,
plus d'entretien a haute voix, plus de rires: maintenant, la porte
restait toujours fermee; on ne riait plus; et quand on parlait, quand
on lisait les journaux qu'on achetait matin et soir, c'etait a mi-voix,
comme si, derriere les murs, des oreilles avaient ete aux aguets; que
la sonnette tintat et l'on se regardait avec emoi, en se demandant d'un
coup d'oeil craintif si ce n'etait pas l'annonce d'un danger.

Quand son frere vint lui ouvrir la porte, elle trouva la table servie:
on l'attendait.

--J'avais peur qu'il ne te fut arrive quelque chose, dit madame Cormier.

--J'ai ete retenue.

Vivement elle s'etait debarrassee de son chapeau et de sa redingote.

--Tu n'as rien appris: demanda madame Cormier en apportant la soupe sur
la table.

--Non.

--On ne t'a parle de rien? continua Florentin a voix basse.

--On ne m'a parle que de ca; ou je n'ai entendu parler que de ca quand
on ne s'adressait pas a moi directement.

--Que dit-on?

--Personne n'admet que les recherches de la police aboutissent pour le
bouton.

--Tu vois, Florentin, interrompit madame Cormier en souriant a son fils.

Mais celui-ci secoua la tete.

--Cependant l'opinion de tous a une valeur, s'ecria Philis.

--Parle donc plus bas, dit Florentin.

--On soutient qu'il est impossible que la police trouve, parmi les deux
ou trois mille tailleurs de Paris, tous ceux qui emploient des boutons
marques A.P.; et l'on dit que, les trouvat-on, ils ne pourraient pas
designer ceux de leurs clients a qui ils ont fourni des boutons de ce
genre; de sorte que c'est chercher reellement une aiguille dans une
botte de foin.

--Quand on veut bien y mettre le temps, on trouve une aiguille dans une
botte de foin, dit Florentin.

--Tu me demandes ce que j'ai entendu, je te le repete. Mais je ne
m'en suis pas tenu a cela. Comme je passais aux environs de la rue
Louis-le-Grand, je suis monte chez M. Saniel: c'etait l'heure de sa
consultation et j'esperais le trouver.

--Tu lui as avoue la situation? s'ecria Florentin.

Dans toute autre circonstance, elle eut repondu franchement, en
expliquant qu'on pouvait avoir confiance en Saniel; mais ce n'etait pas
quand elle voyait l'agitation de son frere qu'elle allait l'exasperer
par cet aveu, alors surtout qu'elle ne pouvait pas donner en meme temps
les raisons de sa foi en Saniel; il fallait donc qu'elle le rassurat
avant tout.

--Non, dit-elle; mais je pouvais parler de Caffie avec M. Saniel
sans qu'il s'en etonnat; puisque c'est lui qui a fait les premieres
constatations, n'etait-il pas tout naturel que ma curiosite voulut en
apprendre un peu plus que ce que racontent les journaux?

--C'est egal; la demarche peut paraitre etrange.

--Je ne crois pas; mais, en tout cas, l'interet que nous avions a nous
renseigner m'a fait passer sur cette consideration, et, je crois que,
quand je t'aurai dit l'opinion de M. Saniel, tu ne regretteras plus ma
visite.

--Et cette opinion? demanda madame Cormier.

--Son opinion est qu'il n'y a pas eu de lutte entre Caffie et
l'assassin, attendu que la position de Caffie dans le fauteuil ou il a
ete frappe prouve qu'il a ete surpris; donc, s'il n'y a pas eu de lutte,
il n'y a pas eu de bouton arrache, et tout l'echafaudage de la police
s'ecroule.

Madame Cormier poussa un profond soupir de delivrance:

--Tu vois! dit-elle a son fils.

--Et l'opinion de M. Saniel n'est pas celle du premier venu, ce n'est
meme pas celle d'un medecin quelconque: c'est celle du medecin qui a
constate la mort et qui, plus que personne, a qualite, a autorite pour
dire comment elle a ete donnee,--par surprise, sans lutte, sans bouton
arrache.

--Ce n'est pas M. Saniel qui dirige les recherches de la police, ni qui
les inspire, repondit Florentin; son opinion ne donne pas un coupable,
tandis que le bouton peut en donner un, au moins pour ceux qui croient
a la lutte, et entre les deux la police ne peut pas hesiter: deja on la
raille dans les journaux de n'avoir pas encore decouvert l'assassin, qui
va rejoindre tous ceux qu'elle a laisses echapper, il faut qu'elle suive
la piste sur laquelle elle s'est engagee, et cette piste....

Il baissa la voix:

--C'est ici qu'elle peut l'amener.

--Pour cela, il faudrait qu'elle passat par l'avenue de Clichy, et c'est
ce qui parait invraisemblable.

--C'est le possible qui me tourmente, ce n'est pas le vraisemblable, et
tu ne peux pas ne pas reconnaitre que ce que je crains est possible:
j'ai ete chez Caffie le jour du crime, j'y ai perdu un bouton arrache
avec violence, ce bouton ramasse par la police prouve, selon elle la
culpabilite de celui a qui il a appartenu; qu'elle trouve que je suis
celui-la...

--Elle ne le trouvera pas.

--....Admettons qu'elle le trouve, comment me defendrais-je?

--En prouvant que tu n'etais pas rue Sainte-Anne entre cinq et six
heures, puisque tu etais ici.

--Et quels temoins attesteront cet alibi? Je n'en ai qu'un: maman. Que
vaut le temoignage d'une mere en faveur de son fils dans de pareilles
circonstances?

--Tu auras celui du docteur affirmant qu'il n'y a pas eu lutte, ni, par
consequent, de bouton arrache.

--Affirmant, mais n'apportant aucune preuve a l'appui de son sentiment;
opinion de medecin que l'opinion d'un autre medecin peut combattre et
detruire! Et puis, pour demontrer qu'il n'y a pas eu lutte, M. Saniel
met en avant la surprise. Qui a pu surprendre Caffie? Ce n'est-pas le
premier venu, n'est-ce pas? De meme, ce n'est pas non plus le premier
venu qui a pu s'introduire dans la maison, entrer et sortir en echappant
a la surveillance de la concierge. Celui-la, bien sur, etait au courant
des habitudes de la maison. De plus, il savait que, pour se faire ouvrir
la porte par Caffie quand le clerc etait sorti, il fallait sonner
d'abord et ensuite frapper trois coups d'une certaine maniere. Qui mieux
que moi savait tout cela?

C'etait pied a pied que Philis defendait le terrain contre son
frere; mais peu a peu la confiance qui, tout d'abord, la soutenait
s'affaiblissait. Chez Saniel, pres de lui, elle etait vaillante;
entre son frere et sa mere, dans cette salle qui deja avait vu leurs
inquietudes, n'osant pas elever la voix, elle se troublait et se
laissait gagner par l'anxiete des siens:

--Vraiment, dit-elle, il semble que nous soyons des coupables et non des
innocents!

--Et tandis que nous sommes la a nous tourmenter, le coupable,
probablement, dans une tranquillite parfaite, rit des recherches de la
police; il n'avait pas pense a ce bouton, le hasard le met dans son jeu;
la chance est pour lui, elle est contre nous... une fois de plus.

C'etait la plainte qui revenait le plus souvent sur les levres de
Florentin. Bien qu'il n'eut jamais ete joueur, et pour cause, tout pour
lui se decidait par la chance. Il y a des gens qui sont nes sous une
bonne etoile, d'autres sous une malheureuse; il y en a qui, dans la
bataille de la vie, recoivent les coups sans se decourager, parce qu'ils
attendent tout du lendemain, comme il y en a qui faiblissent, parce
qu'ils n'attendent rien de bon et qu'ils savent, par experience, que
demain sera pour eux ce qu'est le jour present, ce qu'a ete la veille.
Il etait de ceux-la. Qu'avait-il eu de bon depuis que la bataille etait
en engagee? Pourquoi leur pere etait-il mort juste au moment ou, apres
de rudes epreuves, il arrivait a force de perseverance et de travail,
a mettre le pied a l'echelle? Encore quelques annees et c'etait d'une
fortune, c'etait d'un nom glorieux qu'heritaient ses enfants, tandis
qu'il ne leur avait laisse que ce qu'il avait toujours eu: la misere.
Pourquoi lui-meme n'avait-il pas pu achever ses etudes, au lieu de
devenir un pauvre clerc d'hommes d'affaires qu'on accablait de besognes
fastidieuses du matin au soir, et de fatigues au point qu'il ne lui
restait pas une heure de liberte pour travailler utilement? Ne devait-il
pas, comme ses camarades, passer des examens qui lui auraient donne
une situation analogue a celles qu'occupaient ces camarades, ni plus
intelligents ni plus courageux que lui? Pourquoi, au lieu de trouver un
brave homme de patron, ce qui n'avait rien d'impossible, etait-il tombe
sur Caffie qui l'avait martyrise et abeti? Pourquoi sa mere, nee a la
campagne, solide, d'une bonne et belle sante, avait-elle tout a coup
ete frappee de paralysie? Enfin pourquoi Philis, belle fille comme elle
etait, gaie malgre tout, intelligente, douee de toutes les qualites qui
font la vie heureuse dans un menage, ne trouvait-elle pas un mari
assez degage de prejuges et d'etroits calculs pour l'epouser? Pourquoi
fallait-il que, du matin au soir; sans repos, sans lassitude, elle
travaillat penchee sur sa table, ou courut les rues de Paris comme une
pauvre ouvriere qui va chercher ou reporter de l'ouvrage?

--Que ne suis je reste en Amerique! dit-il.

--Puisque tu etais trop malheureux, mon pauvre garcon! dit madame
Cormier, dont le coeur maternel avait ete remue par ce cri.

--Suis-je plus heureux ici? le serai-je demain? Que nous reserve-t-il,
ce demain plein d'incertitude et de dangers?

--Pourquoi veux-tu qu'il n'ait que des dangers? dit Philis d'un ton
conciliant et caressant.

--Tu attends toujours le bon, toi.

--Au moins je l'espere, et n'admets pas de parti pris qu'il est
impossible. Je ne dis pas que la vie soit toujours rose, mais elle n'est
pas non plus toujours noire; et je crois qu'il en est d'elle comme
des saisons: apres l'hiver, qui est vilain, je te l'accorde, vient le
printemps, l'ete et l'automne.

--Eh bien si j'avais l'argent necessaire au voyage, j'irais passer la
fin de l'hiver dans un pays ou il serait moins desagreable qu'ici et
surtout moins dangereux pour ma constitution.

--Tu ne dis pas cela serieusement, j'espere? s'ecria madame Cormier.

--Tres serieusement, au contraire.

--Nous sommes a peine reunis, et tu penses a une nouvelle separation,
dit madame Cormier tristement.

--Ce n'est pas a une separation que Florentin pense, s'ecria Philis,
c'est a la fuite.

--Et pourquoi pas?

--Parce qu'il n'y a que les coupables qui se sauvent.

--C'est justement le contraire; les coupables intelligents restent, en
vertu de ton axiome, et, comme generalement ce sont des gens resolus ils
savent d'avance qu'ils pourront faire face au danger; tandis que les
innocents qui sont tout le monde, des timides comme moi ou des pas
chanceux perdent la tete et se sauvent, parce qu'ils savent a l'avance
aussi que, si un danger les menace, il les ecrasera sans qu'ils puissent
lui echapper. C'est pourquoi je retournerais en Amerique si je pouvais
payer mon voyage au moins j'y serais tranquille.

Il se fit un moment de silence et chacun resta les yeux fixes sur son
assiette, comme s'il n'avait d'autre souci que d'achever de diner.

--En constatant que ce projet n'etait pas realisable, reprit bientot
Florentin, il m'est venu une autre idee.

--Pourquoi as-tu des idees? demanda Philis.

--Je voudrais que tu fusses a ma place, nous verrions si tu n'en aurais
pas.

--Je t'assure que j'y suis, a ta place, et que ton inquietude est la
mienne; seulement elle ne se traduit pas de la meme maniere. Enfin
quelle est-elle ton idee?

--C'est d'aller trouver Valerius et de tout lui raconter.

--Et qui nous repond-de la discretion de Valerius? demanda madame
Cormier; ne serait-ce pas la plus grosse imprudence que tu pourrais
commettre? On ne joue pas avec un secret de cette importance.

--Valerius est un brave homme.

--C'est parce qu'il ne peut pas travailler quand les affaires politiques
ou plutot patriotiques vont mal, que tu dis ca.

--Et pourquoi non? Chez un pauvre miserable qui vit si petitement de
son travail, ce souci et cette fierte de la patrie ne sont-elles pas la
marque d'un coeur eleve?

--Je t'accorde cette elevation; mais c'est une raison de plus pour etre
prudent avec lui, dit Philis. Precisement parce qu'il peut etre ce que
tu crois, la reserve nous est imposee. Tu lui dis ce qui s'est passe: il
l'accepte et il accepte ton innocence, c'est parfait; il ne trahira ton
secret ni volontairement ni par maladresse. Mais il ne l'accepte pas;
il cherche les dessous; il suppose que tu as voulu le tromper; il te
soupconne; alors ne va-t-il pas tout raconter au commissaire de police
de notre quartier? Pour moi, j'estime que c'est un danger qu'il serait
fou de provoquer.

--Et, selon toi, que faut-il faire?

--Rien; c'est-a-dire attendre, puisqu'il y a mille chances contre une
pour que nos inquietudes, que nous exagerons les uns les autres, ne se
realisent jamais.

--Eh bien, attendons, dit-il; au surplus, j'aime autant cela; au moins
je n'ai pas de responsabilite. Il adviendra ce qui pourra.



XIX

Pour que le bouton trouve chez Caffie mit sur la piste de l'assassin, il
fallait qu'il sortit des mains d'un tailleur parisien, ou tout au moins
francais, et que le pantalon n'eut point ete vendu par un magasin de
vetements confectionnes, ou l'on ne garde ni le nom ni le souvenir des
acheteurs qui passent.

La tache de la police etait donc difficile, comme faibles etaient ses
chances de succes.

Qu'elle se fut adressee, ainsi que l'imaginait Saniel, a chacun des
trois mille tailleurs de Paris, pour connaitre ceux d'entre eux qui
employaient des boutons au Coq et a la Couronne marques A.P., elle eut
reellement cherche une aiguille dans une botte de foin.

Mais ce n'etait point de cette facon qu'elle avait procede: au lieu de
courir apres ceux qui employaient ces boutons, elle avait cherche ceux
qui les fabriquaient ou les vendaient, et tout de suite, sans aller plus
loin que le _Bottin_, elle avait trouve ce fabricant: A. Pelinotte;
_manufacture de boutons metal pour pantalons, marque de fabrique A. P.,
Couronne et Coq_, faubourg du Temple.

Tout d'abord, ce fabricant s'etait montre assez peu dispose a repondre
aux questions de l'agent qui s'etait rendu chez lui; mais, quand il
avait commence a comprendre qu'il pouvait retirer un avantage de
l'affaire, en bon commercant qu'il etait, jeune et actif, il avait
mis ses livres et ses placiers a la disposition de la justice. Sa
pretention, en effet, etait que ses boutons, grace a une barrette en
cuivre, autour de laquelle le fil s'enroulait au lieu de passer dans des
trous, ne coupaient jamais le fil et qu'ils etaient incassables: quand
ils sautaient, c'etait avec un morceau de l'etoffe. Quelle meilleure
justification de ses pretentions, quelle meilleure reclame que ce bouton
arrache avec un morceau du pantalon de l'assassin? Il fallait que
l'affaire vint aux assises et que, dans tous les journaux, on parlat des
boutons A.P.; pour ce resultat, il eut paye un bon prix.

On ne lui avait demande que son concours, et, au bout de quelques
jours, les recherches avaient pu commencer, guidees par une liste dont
l'exactitude epargnait les demarches inutiles.

Un matin, un agent de la surete arriva avenue de Clichy et trouva le
tailleur Valerius dans sa boutique, occupe a lire son journal. Car ce
n'etait pas seulement quand la patrie etait en danger que Valerius se
passionnait pour la lecture des journaux, c'etait tous les matins et
tous les soirs: quand les affaires politiques allaient mal, il prenait
si tragiquement les soucis qu'elles lui causaient qu'il fallait les
conversations et surtout les consommations du cafe pour l'en distraire,
et alors, bien entendu, il ne travaillait pas; au contraire,
lorsqu'elles allaient a peu pres bien, personne n'etait plus applique
que lui a la besogne, il ne sortait pas de sa petite boutique et, la
lecture du journal du matin finie, il ne quittait ses ciseaux que pour
s'asseoir a sa machine a coudre, et, tout en appuyant sur la pedale,
il ruminait ce qu'il avait lu: politique, polemique, faits divers,
tribunaux et feuilleton.

Rien de ce qui se publiait dans les journaux ne lui echappait; aussi aux
premiers mots de l'agent comprit-il tout de suite de quoi il allait etre
question:

C'est pour l'affaire de la rue Sainte-Anne que vous avez besoin de ces
renseignements? demanda-t-il.

--Franchement, oui.

--Eh bien, franchement aussi, je ne sais si le secret professionnel me
permet de vous repondre.

L'agent, qui n'etait pas bete, sentit tout de suite a qui il avait
affaire, et, au lieu de s'abandonner a l'envie de rire qu'avait
provoquee cette reponse faite noblement, par ce bonhomme dont la longue
barbe noire touffue et la calvitie accentuaient la gravite, il prit une
figure de circonstance:

--C'est a discuter, dit-il.

--Alors discutons: un client confiant dans ma probite et ma discretion
me donne un pantalon a faire; il me paye comme il convient, sans rien
rabattre et au jour dit; les choses se passent entre nous loyalement; je
lui donne un bon pantalon honnetement confectionne, il me paye en bon
argent. Nous sommes quittes; ai je le droit ensuite, par des paroles
imprudentes ou autrement, de fournir des armes contre lui? Le cas est
delicat.

--Mettez-vous l'interet de l'individu au-dessus de celui de la societe?

--Quand il s'agit du secret professionnel, oui. Ou irions-nous si
l'avocat, le notaire, le medecin, le confesseur, le tailleur pouvaient
accepter des compromissions sur ce point de doctrine? A l'anarchie tout
simplement, et, en fin de compte, ce serait l'interet de la societe qui
en souffrirait.

L'agent, qui n'avait pas de temps a perdre, commencait a s'impatienter.

--Je vous ferai remarquer, dit-il, que le tailleur, quelle que soit
l'importance de sa profession, n'est pas tout a fait dans les memes
conditions que le medecin ou le confesseur, qui ne tiennent pas une
comptabilite pour ce que leur confient leurs clients. Vous, n'est-ce
pas, vous avez un livre sur lequel vous inscrivez les commandes de vos
clients?

--Certainement.

--De sorte que si, mal inspire et perseverant dans une theorie poussee a
l'extreme, vous ne voulez pas repondre a mes questions, je n'aurais
qu'a aller chercher le commissaire de votre quartier qui, en vertu des
pouvoirs que la loi lui confere, saisirait vos livres....

--Ce serait de la violence, et ma responsabilite se trouverait degagee.

--Et sur ces livres M. le juge d'instruction verrait a qui vous avez
fourni un pantalon de cette etoffe; il ne resterait plus qu'a decouvrir
dans quel interet vous avez voulu egarer les recherches de la justice.

Disant cela, il avait pris dans sa poche une petite boite et,
developpant un papier de soie, il en avait tire un bouton auquel
adherait un morceau d'etoffe bleu marine.

Valerius, que la menace du commissaire n'avait nullement emu, car il
etait homme a braver le martyre, regardait curieusement la boite;
quand l'agent en sortit delicatement le bouton, il laissa echapper un
mouvement de vive surprise.

--Vous voyez, s'ecria l'agent, que vous connaissez cette etoffe!

--Voulez-vous me permettre de la regarder? dit Valerius.

--Volontiers, mais a condition de n'y pas toucher; elle est precieuse.

Valerius prit la boite et, s'approchant de la devanture, il regarda le
bouton et le morceau d'etoffe.

--C'est bien un bouton marque A. P., comme vous le constatez, et nous
savons que vous employez ces boutons.

--Je ne le nie pas; ce sont de bons boutons, et je ne donne que du bon a
ma clientele.

Rendant la boite a l'agent, il avait ete prendre un gros livre qu'il
s'etait mis a feuilleter; des morceaux d'etoffe etaient colles sur les
pages, et a cote se trouvaient quelques lignes d'une grosse ecriture.
Arrive a une page ou se voyait un morceau de drap bleu, il prit la botte
et compara ce morceau a celui du bouton, en le regardant au jour.

--Monsieur, s'ecria-t-il, je vais vous dire des choses graves.

--Je vous ecoute.

--Nous tenons l'assassin de la rue Sainte-Anne, et c'est moi qui vais
vous donner le moyen de le decouvrir.

--Vous avez fait un pantalon de cette etoffe? J'en ai fait trois; mais
il n'y en a qu'un qui vous interesse, celui de l'assassin. Je vous ai
dit tout a l'heure que le secret professionnel m'empechait de repondre a
vos questions; mais ce que je viens de voir delie ma conscience. Comme
je vous l'ai explique, quand j'ai confectionne un bon pantalon pour un
client qui me l'a paye en bon argent, je ne crois pas avoir le droit de
reveler a qui que ce soit au monde, meme a la justice, les affaires de
ce client.

--J'ai compris, interrompit l'agent que l'impatience gagnait.

--Mais cette reserve de ma part repose sur la reciprocite: a bon client,
bon tailleur. Si le client n'est pas bon, la reciprocite cesse, ou
plutot elle continue sur un autre terrain,--celui de la guerre: on
s'est mal conduit avec moi, je rends la pareille. Le pantalon auquel
appartient cette etoffe,--il montra le bouton,--je l'ai fait pour un...
particulier que je ne connaissais pas, et qui se presentait a moi comme
Alsacien, ce que j'acceptai d'autant plus facilement qu'il s'exprimait
avec un fort accent etranger. Ce pantalon, je n'ai pas a vous dire comme
je l'ai soigne: je suis patriote, monsieur. Il avait ete convenu qu'il
serait paye contre livraison. Quand cette livraison eut lieu, la jeune
apprentie qui en etait chargee eut la faiblesse de ne pas exiger
l'argent: on allait me l'apporter a l'instant, enfin toutes les roueries
des mauvais debiteurs. J'y courus. Je fus mal recu et ne pus rien
obtenir; ce serait pour le lendemain sans faute. Le lendemain on menaca
de me jeter du haut en bas des escaliers. Le surlendemain, on avait
demenage a la cloche de bois. Plus personne. Disparu; sans laisser
d'adresse comme vous pouvez le penser.

--Et ce client?

--Je vous livre son nom sans hesitation aucune: Fritzner, non un
Alsacien, comme j'avais cru, mais un Prussien a coup sur, qui
certainement a fait le coup, sa disparition le lendemain du crime en est
la preuve.

--Vous dites que vous n'avez pu vous procurer son adresse?

--Mais vous qui disposez d'autres moyens que moi, vous la trouverez:
vingt-sept a trente ans, taille moyenne, yeux bleus, barbe blonde et
complet bleu de cette etoffe.

L'agent ecrivait ce signalement sur son carnet a mesure que le tailleur
le donnait.

--S'il n'a pas quitte Paris avec les trente-cinq mille francs voles,
nous le trouverons, dit-il, et ce sera grace a vous.

--Heureux de vous etre bon a quelque chose.

L'agent allait sortir; il se ravisa:

--Vous disiez que vous aviez fait trois costumes de cette etoffe.

--Oui, mais il n'y a que celui du Fritzner qui compte; les deux autres
l'ont ete pour d'honnetes gens bien connus dans le quartier, et qui
m'ont loyalement paye.

--Puisqu'ils ne peuvent pas etre inquietes, vous ne devez pas avoir de
scrupules a les nommer: ce n'est pas pour la justice que je vous
demande leurs noms, c'est pour moi; ils feront bien dans mon rapport et
prouveront que mes recherches ont ete poussees a fond.

--L'un est un commercant de la rue Truffant, il se nomme M. Blanchet;
l'autre est un jeune homme qui arrive d'Amerique et se nomme M.
Florentin Cormier.

--Vous dites Florentin Cormier? demanda l'agent, qui se rappela que ce
nom etait celui d'une personne qu'on avait vue chez Caffie le jour du
crime; vous le connaissez?

--Pas precisement; c'est la premiere fois que je l'habille; mais je
connais sa mere et sa soeur, qui habitent la rue des Moines depuis cinq
ou six ans au moins; de bien honnetes gens qui travaillent dur et ne
doivent rien a personne.

Le lendemain matin, vers dix heures, peu de temps apres le depart de
Philis, Florentin, qui lisait le journal dans la salle a manger,
pendant que madame Cormier preparait le dejeuner, entendit des pas, qui
voulaient se faire legers, s'arreter sur le palier devant leur porte.
Son oreille, depuis quelques jours, s'etait trop habituee aux bruits de
la maison pour se tromper: il y avait dans ces pas une hesitation ou une
precaution qui trahissaient evidemment un etranger; et avec le peu de
relations qu'ils avaient, un etranger etait surement un ennemi,--celui
qu'il attendait.

Un coup de sonnette donne d'une main ferme le fit sauter sur sa chaise;
il n'y avait pas a hesiter lentement et en prenant un air indifferent,
il alla ouvrir.

Il trouva devant lui un homme d'une quarantaine d'annees, vetu d'un
veston court, coiffe d'un chapeau melon, au visage affable et fin.

--Monsieur Florentin Cormier?

--C'est moi.

Il le fit entrer dans la salle a manger.

--M. le juge d'instruction vous prie de passer a son cabinet.

Madame Cormier sortit de la cuisine pour entendre ces quelques mots,
et, si Florentin, qui la regardait, ne lui avait pas fait un geste
energique, elle se serait trahie; les paroles qu'elle avait sur les
levres "Vous venez arreter mon fils!" lui auraient echappe; elle les
refoula.

--Et pouvez-vous me dire pour quelle affaire M. le juge d'instruction me
convoque? demanda Florentin en affermissant sa voix.

--Pour l'affaire Caffie.

--Et a quelle heure dois-je me presenter devant M. le juge
d'instruction?

--Tout de suite.

--Mais mon fils n'a pas dejeune! s'ecria madame Cormier. Au moins prends
quelque chose avant de partir, mon cher enfant.

--Ce n'est pas la peine.

Il lui fit un signe pour qu'elle n'insistat pas: sa gorge etait trop
serree pour avaler un morceau de pain, et il importait de ne pas trahir
son emotion devant cet agent.

--Je suis a vous, dit-il.

Venant a sa mere, il l'embrassa, mais legerement, sans epanchement,
comme s'il ne sortait que pour une courte absence.

--A tout a l'heure!

Elle etait eperdue: mais, comprenant qu'elle compromettait son fils si
elle s'abandonnait, elle se contint.



XX

Puisque c'etait un role qu'il remplissait, Florentin se dit qu'il
devait le jouer jusqu'au bout de son mieux, en entrant dans la peau du
personnage qu'il voulait etre, et ce role etait celui de temoin.

Il avait ete le clerc de Caffie; la justice voulait l'interroger sur son
ancien patron, rien n'etait plus naturel; c'etait cela seulement,
et rien que cela, qu'il pouvait admettre; par consequent, il devait
s'interesser aux recherches de la police, et avoir la curiosite
d'apprendre ou elles en etaient.

Ce fut la question qu'il posa a l'agent lorsqu'ils marcherent cote a
cote dans la rue:

--Avancez-vous dans l'affaire Caffie?

--Je ne la connais pas, dit l'agent, qui trouvait prudent de rester sur
la reserve, et je n'en sais pas plus que ce que racontent les journaux.

En sortant de la maison de sa mere, Florentin avait remarque sur le
trottoir oppose un homme qui paraissait etre la en station; au bout de
quelques minutes, en tournant une rue, il vit que cet homme les suivait
a une certaine distance: donc ce n'etait point une simple comparution
devant le juge d'instruction, car on ne prend pas ces precautions avec:
un temoin.

Lorsqu'ils arriverent place Clichy, l'agent lui demanda s'il voulait
monter en voiture, mais il n'accepta point. A quoi bon? c'etait une
depense inutile.

Alors il vit l'agent lever son chapeau comme s'il saluait quelqu'un,
mais sans que ce salut bien certainement s'adressat a personne; et
aussitot l'homme qui les suivait se rapprocha. Ce coup de chapeau etait
un signal: comme, des quartiers deserts des Batignolles, ils entraient
dans la foule, on craignait qu'il n'essayat de se sauver; le caractere
de l'arrestation s'accentuait.

Apres les pressentiments et les craintes qui l'avaient tourmente en
ces derniers jours, cela n'etait pas pour l'etonner, mais puisque l'on
gardait ces menagements avec lui c'est que tout n'etait pas encore
decide: il devait donc se defendre de son mieux. Affole avant le danger,
il se sentait moins faible maintenant qu'il etait dedans.

En arrivant au palais de Justice, il fut immediatement introduit dans
le cabinet du juge d'instruction. Mais celui-ci ne s'occupa pas de lui
aussitot: il etait en train d'interroger une femme; il continua, et
Florentin put l'examiner a la derobee: c'etait un homme de tournure
elegante et aisee, jeune encore, qui avait plutot l'air d'un
boulevardier ou d'un sportsman que d'un magistrat, sans rien de solennel
ni d'imposant.

Tout en continuant son interrogatoire, lui aussi examinait Florentin,
mais d'un coup d'oeil rapide, sans insister, comme par hasard, et
simplement parce que ses regards la rencontraient. Devant une table, un
greffier ecrivait, et pres de la porte deux gendarmes attendaient avec
la physionomie ennuyee et vide de gens qui sont ailleurs.

Bientot le juge d'instruction leva la tete vers eux:

--Vous pouvez emmener l'inculpee.

Puis tout de suite s'adressant a Florentin, il lui demanda son nom, ses
prenoms, et son domicile.

--Vous avez ete le clerc de l'agent d'affaires Caffie; pourquoi
l'avez-vous quitte?

--Parce que mon travail etait trop penible.

--Vous craignez le travail?

--Non, quand il n'est pas excessif; il l'etait chez M. Caffie et ne
me laissait pas le temps de travailler pour moi: je devais arriver a
l'etude le matin a huit heures, j'y dejeunais et n'en partais qu'a sept
heures pour aller diner chez ma mere aux Batignolles; j'avais une heure
et demie pour cela; a huit heures et demie il fallait que je fusse de
retour et je restais jusqu'a dix heures ou dix heures et demie. En
acceptant cette place j'avais cru que je pourrais achever mon education
interrompue par la mort de mon pere, faire mon droit, et devenir mieux
qu'un miserable clerc d'homme d'affaires; cela n'etait pas possible avec
M. Caffie: je le quittai, et ce fut cette seule raison qui nous separa.

--Ou avez-vous ete ensuite?

C'etait la la question delicate, celle que Florentin redoutait, car elle
pouvait soulever contre lui des preventions que rien ne detruirait;
cependant il ne pouvait pas ne pas repondre, car ce qu'il ne dirait pas
lui-meme d'autres le reveleraient: une enquete sur ce point etait trop
facile.

--Chez un autre homme d'affaires, M. Savoureux, rue de la Victoire, ou
je ne devais pas travailler le soir. J'y suis reste trois mois environ
et suis parti pour l'Amerique.

--Pourquoi?

--Parce que, lorsque j'ai voulu me mettre serieusement au travail je me
suis apercu que mes etudes avaient ete interrompues trop longtemps pour
qu'il me fut possible de les reprendre: j'avais oublie une bonne
partie de ce que j'avais mal appris; j'echouerais sans doute a mon
baccalaureat, je ne pourrais commencer mon droit que trop tard. Je
quittai la France pour l'Amerique, ou j'esperais trouver une bonne
situation.

--Vous etes revenu a Paris.

--Il y a trois semaines.

--Et vous avez ete chez Caffie?

--Oui.

--Quoi faire?

--Lui demander un certificat qui remplacat celui qu'il m'avait donne et
que j'avais perdu.

--C'est le jour du crime.

--Oui.

--A quelle heure?

--Je suis arrive chez lui vers deux heures quarante-cinq minutes, et
j'en suis reparti vers trois heures et demie.

Vous a-t-il donne le certificat que vous demandiez?

--Oui; le voici.

Et, le tirant de sa poche, il le presenta au juge d'instruction: c'etait
une attestation disant que, pendant tout le temps que M. Florentin
Cormier avait ete son clerc, Caffie n'avait eu qu'a se louer de lui, de
son travail comme de son exactitude et de sa probite.

--Et vous n'etes pas revenu chez lui dans la soiree? demanda le juge
d'instruction.

--Pourquoi y serais-je revenu? j'avais obtenu ce que je desirais.

--Enfin y etes-vous ou n'y etes-vous pas revenu?

--Je n'y suis pas revenu.

--Vous souvenez-vous de ce que vous avez fait en sortant de chez Caffie?

Si Florentin avait pu se faire la moindre illusion sur sa comparution
devant le juge d'instruction, la facon dont etait conduit son
interrogatoire la lui aurait enlevee: ce n'etait pas un temoin qu'on
questionnait, c'etait un inculpe; il n'avait pas a eclairer la justice,
il avait a se defendre.

--Parfaitement, dit-il; il n'y a pas si longtemps. En sortant de la rue
Sainte-Anne, comme je n'avais rien a faire, je suis descendu sur les
quais, et j'ai bouquine depuis le port Royal jusqu'a l'Institut; mais a
ce moment une averse est survenue et je suis remonte aux Batignolles ou
je suis reste avec ma mere.

--Quelle heure etait-il lorsque vous etes arrive chez madame votre mere?

--Cinq heures et quelques minutes.

--Ne pouvez-vous pas preciser?

--Cinq heures un quart a quelques minutes pres, soit avant, soit apres.

--Et vous n'etes pas ressorti?

--Non.

--Est-il venu quelqu'un chez madame votre mere, apres que vous avez ete
rentre?

--Personne; ma soeur est rentree a sept heures comme toujours,
lorsqu'elle revient de sa lecon.

--Avant de monter chez vous, avez-vous parle a quelque locataire de la
maison?

--Non.

Il y eut une pause et Florentin sentit les yeux du juge fixes sur
lui avec une persistance genante: il semblait que ce regard, qui
l'enveloppait de la tete aux pieds, voulut le deshabiller.

--Autre chose, dit le juge d'instruction; vous n'avez pas perdu un
bouton de pantalon pendant que vous etiez chez Caffie?

Florentin attendait cette question; et depuis longtemps il avait examine
la reponse qu'il lui ferait. Nier etait impossible. Il serait trop
facile de le convaincre de mensonge, car, par cela seul qu'on la lui
poserait, ce serait dire qu'on avait en main la preuve que ce bouton lui
appartenait. Il fallait donc confesser la verite, si grave qu'elle put
etre.

--Effectivement, dit-il, et voici comment...

Il raconta en detail l'histoire du dossier classe sur la plus haute
planche d'un casier; sa quasi-chute; l'arrachement du bouton dont il ne
s'etait apercu que dans la rue.

Le juge d'instruction ouvrit un tiroir et en tira une petite boite dans
laquelle il prit un bouton qu'il presenta a Florentin.

--Est-ce celui-ci? demanda-t-il.

Florentin le regarda.

--Il m'est assez difficile de repondre, dit-il enfin; un bouton
ressemble a un autre.

--Pas toujours.

--Il faudrait pour cela que j'eusse remarque la forme de celui que j'ai
perdu, et je n'y ai prete aucune attention: il me semble que personne ne
sait au juste comment et en quoi sont faits les boutons qu'il porte.

De nouveau le juge d'instruction l'examina:

--Mais le pantalon que vous avez aujourd'hui n'est-il-pas le meme que
celui auquel ce bouton a ete arrache?

--C'est celui que je portais le jour ou j'ai ete chez M. Caffie.

--Alors il est tout simple de comparer le bouton que je vous montre a
ceux de votre pantalon, et votre reponse devient facile.

Il etait impossible d'echapper a cette verification.

--Deboutonnez votre gilet, dit le juge, et faites votre comparaison
avec soin, avec tout le soin que vous jugerez bon: la question a son
importance.

Florentin ne la sentait que trop, l'importance de cette question;
mais, telle qu'elle lui etait posee, il ne pouvait pas ne pas repondre
franchement.

Il deboutonna son gilet et compara le bouton trouve avec les siens.

--Je crois que c'est bien le bouton que j'ai perdu, dit-il.

Bien qu'il se fut applique a ne pas trahir son angoisse, il sentit que
sa voix tremblait et qu'elle avait un accent rauque; alors il voulut
expliquer cette emotion:

--C'est la un hasard vraiment terrible pour moi, dit-il.

Le juge d'instruction ne repondit pas.

--Mais parce que j'ai perdu un bouton chez M. Caffie, il n'en resulte
pas que ce bouton m'ait ete arrache dans une lutte!

--Vous avez votre systeme, vous le ferez valoir ce n'est pas ici le
lieu; je n'ai plus qu'une question a vous poser: Par quel bouton
avez-vous remplace celui que vous aviez perdu?

--Par le premier venu.

--Qui l'a cousu?

--Moi.

--C'est votre habitude de recoudre vos boutons vous meme?

Bien que le juge d'instruction n'eut insiste, sur cette derniere
question ni par le ton ni par la forme qu'il lui donnait, Florentin
voyait l'accusation que sa reponse allait formuler.

--Quelquefois, dit-il.

--Cependant, en rentrant chez vous, vous avez trouve votre mere,
m'avez-vous dit; avait-elle des raisons pour ne pouvoir pas vous
recoudre elle-meme ce bouton?

--Je ne lui ai pas demande de le faire.

--Mais quand elle vous a vu le coudre, elle ne vous a pas pris
l'aiguille des mains?

--Elle ne m'a pas vu.

--Pourquoi?

--Elle etait occupee a preparer notre diner.

--Il suffit.

--J'etais dans l'entree de notre logement ou depuis mon retour on m'a
etabli un lit; ma mere etait dans la cuisine.

-La cuisine et l'entree ne communiquent pas entre elles?

--La porte etait fermee.

Tout un flot de paroles lui monta aux levres pour protester contre les
conclusions qui semblaient resulter de ses reponses, mais il s'arreta;
il se voyait pris dans un engrenage, et tous ses efforts pour s'en
degager ne faisaient que l'etreindre plus fortement.

Puisqu'on ne le questionnait plus, le meilleur, semblait-il, etait de ne
rien dire; et il garda le silence pendant un temps assez long, dont
il n'apprecia que vaguement la duree: le juge parlait a mi-voix, le
greffier ecrivait rapidement, et il n'entendait qu'un murmure monotone
que dechiraient les grincements d'une plume sur le papier.

--On va vous lire votre interrogatoire, dit le juge.

Il voulait tendre toute son attention sur cette lecture, mais il ne
tarda pas a en perdre le fil: quand les questions passaient d'un fait a
un autre, il restait a celui qui venait d'etre examine et arrivait trop
tard a celui qu'on abordait: l'impression qu'il eprouva cependant fut
que ce qu'il avait dit avait ete fidelement reproduit ou resume; il
signa.

--Maintenant, dit le juge d'instruction, mon devoir m'oblige, en
presence des charges qui ressortent de votre interrogatoire, a delivrer
contre vous un mandat de Depot.

Florentin recut le coup sans broncher.

--Je sais, dit-il, que toutes les protestations que je ferais entendre
n'auraient en ce moment aucun effet; je vous les epargnerai donc; mais
j'ai une faveur... une grace a vous demander: c'est de me permettre
d'annoncer mon arrestation a ma mere et a ma soeur... qui m'aiment
tendrement. Oh! vous lirez ma lettre.

--Faites, monsieur.



XXI

Apres le depart de son fils et de l'agent, madame Cormier etait restee
aneantie: son fils! son Florentin! le pauvre enfant! et elle s'etait
abimee dans son desespoir.

N'avaient-ils pas assez souffert! Leur fallait-il cette nouvelle
epreuve! Pourquoi la vie leur etait-elle si impitoyablement cruelle?

Tout une serie de plaintes qui s'enchainaient l'avait fait remonter
d'annee en annee jusqu'a la mort de son mari,--le point de depart de
leurs malheurs. Qu'avait-elle eu de bon depuis ce jour? Apres tant
d'autres, ce dernier coup qui s'abattait sur elle etait le plus dur et
l'ecrasait. Ah! pourquoi le docteur Saniel ne l'avait-il pas laissee
mourir; au moins elle n'aurait pas vu cette derniere catastrophe, cette
honte: son fils accuse d'assassinat, en prison, aux assises!

Et, ces plaintes, elle les repetait tout haut en pleurant, avec le
soulagement d'une douleur qui s'abandonne: elle etait seule dans son
logement desert; personne pour l'entendre, la regarder, la gronder.

Car, lorsqu'elle se laissait ainsi prendre par le chagrin, Philis la
grondait toujours, tendrement il est vrai, avec de douces paroles, avec
des caresses, mais enfin elle la grondait: une surveillance de tous les
instants, pas une minute de liberte quand elle etait a la maison. Qu'un
soupir lui echappat, qu'une contraction plissat ses levres, que ses yeux
fussent voiles de tristesse, aussitot Philis s'en apercevait et, d'un
coup d'oeil, d'un mot: "Maman!" elle lui rappelait qu'il ne fallait pas
s'abandonner.

Et pourquoi ne s'abandonnerait-elle pas? Elle n'etait vraiment pas
raisonnable, Philis, de vouloir qu'on ne se plaignit jamais de la vie et
de l'injustice des choses. Pour resister, il faut avoir des nerfs qui
permettent la resistance; et, ces nerfs solides, elle ne les avait
point, pauvre femme qu'elle etait.

Maintenant qu'elle etait seule, elle pouvait au moins pleurer a son
aise, et se plaindre et gemir.

Elle pleura, elle gemit; mais il arriva un moment, ou apres avoir ete a
l'extreme du desespoir qui lui montrait son fils condamne comme assassin
et execute, elle s'arreta en se demandant si elle n'allait pas trop
loin. Ce n'etait plus Philis qui lui disait qu'il est mauvais de
s'abandonner, c'etait elle-meme.

Pour etre appele devant le juge d'instruction, il n'en resultait pas que
Florentin ne dut pas revenir et qu'il fut perdu, comme son affolement
maternel l'avait imagine.

Sans bien connaitre les habitudes de la justice, elle croyait qu'on ne
procedait point avec les gens qu'on arrete comme cet agent l'avait fait:
"Monsieur le juge d'instruction vous prie de passer a son cabinet"; ce
n'etaient point des manieres de gendarme.

Il allait revenir; certainement elle pouvait l'attendre.

Et elle l'avait attendu sans vouloir dejeuner; il serait content, le
pauvre enfant, quand il rentrerait, de ne pas se mettre a table tout
seul. D'ailleurs, elle etait trop profondement bouleversee pour pouvoir
manger. Avec soin, elle avait couvert de cendres le charbon du fourneau
pour que son haricot de mouton restat chaud: c'etait son plat favori,
avec des navets, et, justement elle en avait trouve d'excellents,
tendres et frais, le matin, au marche; quelle faim il aurait!

Le temps s'etait ecoule, les minutes, les heures, et il n'arrivait pas;
il avait fallu allumer d'autres charbons, les couvrir aussi, et malgre
toutes ces precautions la sauce avait tourne: quel ennui!

Alors ses angoisses l'avaient reprise: un temoin n'est pas retenu ainsi
par un juge d'instruction, et, bien que Florentin en eut long a raconter
sur Caffie, bien qu'on ne pensat pas a l'interrompre lorsqu'il parlait,
il devenait de plus en plus impossible d'admettre qu'il ne se fut point
passe quelque chose d'extraordinaire. On l'aurait donc arrete? Mais
alors qu'allait-il advenir de lui?

Elle etait retombee dans une crise de larmes et de desespoir, mais cette
fois sans eprouver du soulagement a etre seule; au contraire, elle
aurait voulu que Philis fut la: avec elle on ne perdrait pas la tete;
elle savait toujours se tirer d'affaire; elle trouvait quelque chose a
dire; peut-etre, apres tout, les choses n'etaient-elles pas aussi graves
qu'elles paraissaient.

Heureusement, elle ne devait pas rentrer tard ce jour-la: il n'y aurait
qu'a l'attendre et a ne pas desesperer jusqu'a ce qu'elle arrivat.

Elle attendit, et depuis plusieurs annees elle avait si bien pris
l'habitude de compter pour tout sur sa fille, qu'elle se rassura presque
a se dire qu'elle allait arriver.

Enfin un bruit de pas legers et hates se fit entendre sur le palier:
aussi vivement qu'elle le put, Madame Cormier alla ouvrir la porte et
fut stupefaite de voir la figure convulsee de sa fille: evidemment
Philis avait ete surprise par la brusque ouverture de la porte.

--Tu sais donc tout? s'ecria madame Cormier.

Philis la prit dans ses bras et l'entraina dans la salle a manger ou
elle la fit asseoir:

--Calme-toi, dit-elle, rassure-toi, on ne le gardera pas.

--Tu as un moyen?

--Nous trouverons; je te promets qu'on ne le gardera pas.

--Tu en es sure?

--Je te le promets.

--Tu me rends la vie. Mais comment as-tu su?

--Il m'a ecrit: le concierge m'a remis, comme je passais, sa lettre qui
venait d'arriver.

--Que dit-il?

Madame Cormier prit la lettre que Philis lui tendait, mais le papier
tremblait tellement dans sa main agitee qu'elle ne put pas lire.

--Lis-la-moi.

Philis la reprit et lut:

      Chere petite soeur,

      Apres m'avoir entendu, le juge d'instruction me
      garde. Adoucis pour maman la douleur de ce coup;
      fais-lui comprendre qu'on ne peut pas ne pas
      reconnaitre bientot la faussete de cette accusation
      et, de ton cote, emploie-toi a rendre evidente cette
      faussete, tandis que, du mien, je vais travailler a
      prouver mon innocence.

      Embrasse bien la pauvre maman pour moi, et
      trouve dans ta tendresse, dans ta force et ta bonte
      des consolations pour elle; la mienne sera de penser
      que tu es pres d'elle, chere petite soeur bien-aimee.

      FLORENTIN.

--Et c'est ce brave garcon qu'on accuse d'un assassinat! s'ecria madame
Cormier en fondant en larmes.

Il fallut plusieurs minutes a Philis pour calmer un peu cette crise.

--C'est a lui qu'il faut penser, maman; ne nous abandonnons pas.

--Tu vas faire quelque chose, n'est-ce pas, ma petite Philis?

--Je vais aller trouver M. Saniel.

--M. Saniel est medecin, il n'est pas avocat.

--Justement c'est comme medecin que M. Saniel peut sauver Florentin.
Il sait que Caffie a ete tue sans lutte entre lui et son assassin,
consequemment sans arrachement du bouton. Qu'il le dise, qu'il le prouve
au juge d'instruction et l'innocence de Florentin est demontree. Je vais
chez lui.

--Je t'en prie, ne me laisse pas seule trop longtemps.

--Je reviens tout de suite.

Ce fut en courant que Philis descendit des Batignolles a la rue
Louis-le-Grand. A son coup de sonnette saccade, Joseph qui avait repris
sa place dans l'antichambre, ouvrit vivement, et, comme Saniel n'avait
personne, elle entra tout de suite dans son cabinet.

--Qu'as-tu? demanda-t-il en voyant son agitation.

--Mon frere est arrete.

--Ah! le pauvre garcon.

Ce que Saniel avait dit a Philis pour expliquer que cette arrestation ne
pouvait pas avoir lieu etait sincere, il le croyait, et meme il faisait
plus que de le croire, il le voulait. Quand il s'etait decide a
supprimer Caffie, il n'avait pas admis que la justice put jamais
decouvrir un coupable: ce serait un crime qui resterait impuni, comme il
y en a tant, et personne ne serait inquiete. Voila que maintenant elle
en trouvait un qui etait arrete, et ce coupable etait le frere de la
femme qu'il aimait. Il fut un moment deconcerte.

--Comment a-t-il ete arrete? demanda-t-il, autant pour savoir que pour
se remettre.

Elle raconta ce qu'elle savait et lut la lettre de Florentin.

--C'est un bon garcon que ton frere, dit-il, comme s'il se parlait a
lui-meme.

--Tu vas le sauver.

--Comment cela.

Ce fut un cri qui lui echappa sans qu'elle en comprit la portee, sans
qu'elle devinat davantage l'expression de curiosite inquiete du regard
qu'il avait attache sur elle.

--A qui veux-tu que je m'adresse, si ce n'est a toi? N'es-tu pas tout
pour moi! mon appui, ma direction, non conseil, mon Dieu!

Elle expliqua ce qu'elle attendait de lui.

Une fois encore, une exclamation echappa a Saniel:

--Tu veux que j'aille chez le juge d'instruction, moi!

--Qui mieux que toi peut expliquer comment les choses se sont passees?

Saniel, qui etait revenu de son premier mouvement de surprise, ne
broncha pas; evidemment elle parlait avec une entiere bonne foi, sans
rien soupconner, et ce serait folie de chercher autre chose que ce
qu'elle disait.

--Mais on ne se presente pas ainsi devant un juge d'instruction,
repondit-il; c'est lui qui vous appelle.

--Pourquoi n'irais-tu pas au-devant de sa convocation, puisque tu sais
des choses qui peuvent l'eclairer?

--Est-il vraiment habile de devancer cette convocation? En allant le
trouver, je me fais le defenseur de ton frere....

--C'est cela precisement que je te demande.

--....Et, par cela seul que je me presente en defenseur, j'enleve du
poids a ma deposition, qui aurait plus d'autorite si elle etait celle
d'un simple temoin.

--Mais quand te demandera-t-on cette deposition? Pense aux souffrances
de Florentin pendant ce temps d'attente, a celles de maman, aux miennes.
Il peut perdre la tete. Il peut se tuer. Son ame n'est pas ferme; celle
de maman qui n'est pas non plus bien solide, resistera-t-elle a tout
ce que vont publier les journaux? Il y a ce malheureux passe qu'on va
rappeler et qui nous couvrira de honte.

Saniel hesita un moment.

--Eh bien! j'irai, dit-il, non ce soir meme, il est trop tard, mais
demain matin.

--Oh! cher Victor, s'ecria-t-elle en le serrant dans ses bras, je savais
bien que tu le sauverais: nous te devrons sa vie, comme nous te devons
deja, celle de maman, comme je te dois le bonheur; n'ai-je pas raison de
dire que tu es mon Dieu?

Quand elle fut partie pour revenir au plus vite pres de sa mere, il eut
un moment de retour sur soi qui lui fit regretter cette faiblesse; car
c'etait bien une faiblesse une sensiblerie bete, indignes d'un homme
fort, qui ne se serait pas laisse ainsi toucher et entrainer. Quel
besoin avait-il d'aller provoquer le danger quand il pouvait rester bien
tranquille, sans que personne pensat a lui? N'etait-ce pas une folie? La
justice voulait un coupable; il en fallait un a la curiosite publique:
pourquoi leur enlever celui qu'elles avaient? Qu'il y reussit, n'en
chercheraient-elles pas un autre? La etait l'imprudence et--a dire le
vrai mot--la demence. Maintenant qu'il n'etait plus sous l'influence
des beaux yeux eplores de Philis, il n'allait pas commettre cette
imprudence. Toute la soiree il s'affermit dans cette idee; et quand
il se coucha, sa resolution etait prise: il n'irait pas chez le juge
d'instruction.

Mais en s'eveillant il eut la surprise de constater que cette resolution
du soir n'etait plus celle du matin, et que ce dualisme de personnalite
qui deja l'avait frappe s'affirmait de nouveau: c'etait la nuit qu'il
avait resolu la mort de Caffie et le soir qu'il l'avait executee;
c'etait le matin qu'il en avait abandonne l'idee, comme c'etait le
matin qu'il revenait sur la decision prise la veille de ne pas aller
au secours de ce pauvre garcon, De quoi donc etait faite la volonte de
l'homme, ondoyante comme la mer et variable comme le vent, qu'il avait
eu la folie de croire si ferme chez lui?

A midi, il arrivait au Palais de Justice et faisait passer au juge
d'instruction sa carte, sur laquelle il avait simplement ecrit trois
mots: "Pour l'affaire Caffie."

Presqu'aussitot il fut recu, et brievement il exposa comment, selon lui,
Caffie avait ete tue d'une mort rapide et foudroyante, par une main
ferme en meme temps qu'intelligente, celle d'un tueur de profession.

--C'est la conclusion de votre rapport, dit le juge d'instruction.

--Ce que je n'ai pas pu indiquer dans mon rapport, puisque je ne
connaissais pas la trouvaille du bouton et les conclusions auxquelles
elle a conduit, c'est qu'il n'y a pas eu lutte, comme on le suppose,
entre l'assassin et sa victime.

Et medicalement, il demontra comment cette lutte avait ete impossible.

Le juge d'instruction l'ecouta attentivement, sans un mot, sans un geste
d'interruption.

--Vous connaissez ce jeune homme? dit-il.

--Je l'ai vu une seule fois; mais je connais sa mere, que j'ai soignee,
et c'est a son instigation que je me suis decide a vous presenter ces
observations.

--Sans doute, elles ont leur valeur; mais je vous ferai remarquer
qu'elles ne tendent a rien moins qu'a detruire notre hypothese.

--Si elle n'est pas fondee!

--Je vous ferai remarquer que vous etes negatif, monsieur le docteur,
et non suggestif. Nous avons un coupable et vous n'en avez pas. En
voyez-vous un?

Saniel crut s'apercevoir que le juge d'instruction le regardait avec une
persistance inquietante:

--Non, dit-il vivement.

Puis, s'etant leve, il ajouta avec plus de calme:

--Ce n'est pas dans mon role.

Il n'avait qu'a se retirer, ce qu'il fit, et en suivant le long
vestibule sonore il se dit que ce magistrat avait raison: il tenait un
coupable, croyait-il; pourquoi l'aurait-il lache?

Pour lui, il avait fait ce qu'il pouvait.


FIN DE LA PREMIERE PARTIE.





DEUXIEME PARTIE



I

Saniel avait passe les premieres epreuves de ses deux concours si
brillamment que les resultats n'en etaient douteux ni pour l'un ni pour
l'autre. En soutenant sa these pour l'agregation, il avait force son
auditoire a l'admiration: tour a tour agressif, hargneux, ironique,
eloquent, il avait si bien reduit son adversaire aux abois que celui-ci,
ecrase a la fin, n'avait rien pu repondre. Dans sa lecon d'une heure
qu'il avait faite sur la mort dans les maladies du coeur, il avait
deploye tant de clarte dans la demonstration, une si belle sobriete de
paroles, une eloquence scientifique si ferme, si simple, si sure que,
ses adversaires les plus injustes avaient du reconnaitre qu'il possedait
les qualites des grands professeurs: un brutal mais quelqu'un. Brutal,
il l'avait ete aussi dans les epreuves pour le concours des hopitaux:
comme son diagnostic etait oppose a celui de ses juges, sans
menagements, sans compliments, rien que pour l'amour du vrai, il avait
accumule tant de preuves fortes a l'appui de son opinion, une logique si
serree, une argumentation si entrainante, que le jury avait decide de
retourner au lit du malade, et qu'apres un nouvel examen, dans lequel il
avait reconnu son erreur, le president lui avait dit: "Quand je serai
malade, c'est vous qui me soignerez."

Que pouvait peser la mort de Caffie mise en balance avec tous ces
resultats? Si peu, qu'elle ne comptait meme pas et n'aurait tenu aucune
place dans ses preoccupations, si elle ne s'etait trouvee melee a
l'accusation qui allait faire passer Florentin aux assises.

Degagee de ce fait, la mort du vieil homme d'affaires ne lui passait que
rarement par l'esprit: il avait autre chose en tete, vraiment, que ce
souvenir qui ne s'imposait ni par un regret ni par un remords, et ce
n'etait pas au moment ou il touchait au but qu'il allait, avec Caffie,
embarrasser ou attrister son triomphe.

Un peu avant que le delai de deux mois pendant lequel la poste restante
garde les lettres fut pres d'expirer, il avait ete reclamer celles qui
contenaient les trente mille francs dans les divers bureaux ou il les
avait adressees, et, remettant les billets sous de nouvelles enveloppes,
il les avait expediees comme la premiere fois, mais en commencant par
les bureaux les derniers inscrits sur son almanach, puis il n'y avait
plus pense.

Qu'avait-il besoin de cet argent qui, en realite, lui etait une gene?
Depuis qu'il l'avait, ses habitudes etaient restees les memes, si ce
n'est qu'il ne se debattait plus contre ses creanciers. Il se fut juge
lache et miserable de l'employer a se donner un bien-etre dont la misere
l'avait jusqu'a ce moment prive, et l'idee ne lui en etait meme pas
venue. Comme aux jours de detresse, il continuait a dejeuner avec la
portion de boeuf nature ou de fricandeau au jus que Joseph allait lui
chercher a la gargote du coin, et le seul changement a la tradition
etait que maintenant on payait comptant et de force, car le gargotier
qui exigeait l'argent quand on ne lui en offrait point, n'en voulait
plus depuis qu'on ne demandait plus credit: "On portera ca sur la note."
Et ce qu'il faisait pour les choses materielles de la vie se repetait
pour tout; non par prudence, non pour ne pas attirer l'attention, mais
simplement parce qu'il n'y avait pour lui ni desir ni necessite de rien
changer a ce qui se faisait autrefois: son ambition etait ailleurs et
plus haut que dans les petites satisfactions, tres petites pour lui, que
peut donner l'argent.

Il n'eut point eu a s'occuper de Florentin que certainement il eut passe
des journees entieres, peut-etre meme des series de jours, sans donner
une pensee a Caffie; mais Florentin et surtout Philis lui rappelaient
que, cette tranquillite dont il jouissait maintenant, c'etait a la mort
de Caffie qu'il la devait, et elle s'en trouvait relativement troublee.

Que les recherches de la justice vinssent maintenant jusqu'a lui, il ne
le croyait pas: tout se reunissait pour le confirmer dans sa securite.
Ce qu'il avait si laborieusement arrange aurait reussi a souhait, et la
seule imprudence qu'un moment d'aberration lui eut fait commettre ne
paraissait pas avoir ete remarquee; personne n'avait signale sa presence
au cafe, en face de la maison de Caffie, et personne non plus ne s'etait
etonne de son obstination a rester la a une heure si caracteristique.

Mais il ne suffisait pas qu'il fut lui-meme a l'abri de ces recherches,
il fallait encore qu'il empechat Florentin d'etre injustement condamne
pour un crime dont il etait innocent: c'etait deja beaucoup que le
pauvre garcon fut emprisonne et que sa soeur fut desesperee, sa mere
malade de chagrin; mais qu'il fut, en plus, envoye a l'echafaud ou au
bagne, ce serait trop; en soi la mort de Caffie serait peu de chose:
elle devenait atroce si elle amenait un pareil denouement.

Il ne fallait pas, il ne voulait pas que cela fut; et il devait tout
faire, non seulement pour que la condamnation n'eut pas lieu, mais
encore pour que la detention ne se prolongeat pas.

C'etait a ce sentiment qu'il avait obei en allant expliquer au juge
d'instruction que les charges contre Florentin resultant de la
trouvaille du bouton ne reposaient sur rien, puisqu'il n'y avait pas eu
lutte; mais la facon dont on avait accueilli son intervention, en lui
montrant que la justice n'etait pas disposee a laisser deranger son
hypothese par une simple demonstration medicale, l'avait jete dans
l'inquietude et la perplexite.

Sans doute, un autre a sa place eut laisse les choses continuer leur
cours et, puisque la justice avait un coupable dont elle se contentait,
n'eut rien fait pour le lui enlever; tandis qu'elle suivait son
hypothese pour prouver la culpabilite de celui qu'elle tenait, elle
ne cherchait point ailleurs; quand elle l'aurait fait condamner, tout
serait fini; enterree, l'affaire Caffie, comme Caffie etait lui-meme
enterre; le silence se faisait avec l'oubli et pour lui la securite. Le
crime etait puni, la conscience publique satisfaite ne reclamait plus
rien, pas meme de savoir si la dette avait ete acquittee par celui qui
la devait reellement, il y avait eu payement, cela suffisait. Mais il
n'etait pas cet autre, et, s'il trouvait legitime la mort de ce vieux
coquin, c'etait a condition qu'on ne la fit pas payer a Florentin, a qui
elle n'avait profite en rien.

Il fallait donc que Florentin fut relache au plus vite, et c'etait son
devoir de s'y employer, son devoir imperieux,--non seulement envers
Philis, mais encore envers lui-meme.

Telle que l'affaire s'etait trouvee engagee apres la demarche aupres
du juge d'instruction, il avait compris et il avait fait comprendre a
Philis eperdue que, jusqu'au jour de la comparution de Florentin devant
les jures, il ne pouvait plus rien ou presque rien directement. Ce
jour-la, il est vrai, il reprendrait son autorite, et, en parlant au nom
de la science, il prouverait aux jures que l'histoire du bouton etait
une invention de policiers aux abois qui ne supportait pas l'examen:
mais jusque-la, le pauvre garcon restait a Mazas, et, si assure qu'on
put etre d'un acquittement a ce moment, mieux valait une ordonnance de
non-lieu immediate, si on pouvait l'obtenir.

Pour cela l'intervention et la direction d'un medecin etaient de peu
d'utilite; c'etait celle d'un avocat qu'il fallait.

Lequel prendre? Philis aurait voulu qu'on s'adressat au plus illustre,
a celui qui, par son talent, son autorite, ses succes, devait gagner
toutes ses causes. Mais il lui avait represente que ces faiseurs de
miracles n'existaient probablement pas plus au barreau qu'en medecine,
ou l'on ne pouvait appeler un medecin qui ne perdit pas de malades, et
que, existat-il d'ailleurs, ni elle ni lui ne possedaient la grosse
somme dont il faudrait le payer. A la verite, il eut volontiers
abandonne les trente mille francs que la poste restante gardait, ou une
forte partie de cette somme, pour que Florentin fut mis en liberte;
mais, outre qu'il eut ete imprudent de tirer les billets de leur
cachette en ce moment, il ne pouvait pas avouer qu'il avait trente mille
francs ni meme dix mille: comment se les serait-il procures? Du plus
illustre des avocats, ils avaient donc du descendre a un modeste,
et comme, pour faire ce choix, Saniel ne se reconnaissait aucune
competence, il avait decide avec Philis de consulter Brigard, qui, mieux
que personne, apres avoir fabrique depuis trente ans toute une armee
d'avocats, avait qualite pour en trouver et en indiquer un bon.

Un mercredi, il etait donc retourne a la parlotte de la rue Vaugirard,
ou il n'avait pas remis les pieds depuis sa tentative aupres de Glady;
comme a l'ordinaire, il avait ete recu affectueusement par Crozat, qui
l'avait gronde de se faire si rare, et, comme a l'ordinaire aussi, pour
ne pas troubler la discussion engagee par une entree bruyante, il etait
reste debout pres de la porte: la reunion finie, il entretiendrait
Brigard en particulier.

Ce soir-la, c'etait une phrase de Chateaubriand qui servait de theme aux
discours: "Le tigre tue et dort; l'homme tue et veille", et, en ecoutant
les developpements auxquels elle pretait, Saniel se disait tout bas que
c'etait vraiment dommage de ne pouvoir pas repondre par un simple fait
d'experience personnelle a toute cette rhetorique: jamais il n'avait si
bien dormi, si tranquillement, que depuis que, par la mort de Caffie, il
s'etait debarrasse de tous les soucis qui en ces derniers mois, avaient
tant tourmente et abrege son sommeil. Glady s'etait particulierement
distingue et, du choc de cette antithese, il avait fait jaillir des
images qui avaient ete chaudement applaudies ou soulignees par de petits
cris d'admiration dont Brigard donnait le signal. A travers la fumee,
Saniel avait cherche Nougarede, pour voir quel effet produisait sur lui
ce succes de son rival, mais il ne l'avait pas trouve.

A la fin, Brigard avait resume la discussion en constatant que rien
ne prouvait mieux la puissance de la conscience humaine que cette
difference entre l'homme et la bete; puis, apres que les cruchons de
biere avaient ete vides, on s'etait retire: Glady le premier, la peur
d'avoir a subir un nouvel assaut de Saniel faisant passer avant la joie,
de gouter son triomphe celle d'echapper a un emprunt.

Alors Saniel, restant seul avec Brigard et Crozat, avait expose sa
demande.

--Mais c'est l'affaire Caffie?

--Precisement.

Et longuement il avait explique l'interet qu'il portait a Florentin,
fils d'une de ses clientes, ainsi que la situation de cette cliente.

--Eh bien, mon cher, le conseil que j'ai a vous donner, c'est de confier
l'affaire a Nougarede. Vous me direz: Nougarede, est ceci et cela.
Tout ce que vous voudrez, si vos objections remontent a deux ans; a ce
moment, j'en conviens, elles etaient fondees: un peu creux et vide,
c'est vrai. Mais depuis il s'est forme; sa parole n'a rien perdu de son
charme entrainant, et son esprit s'est affermi; il a gagne en etendue
autant qu'en profondeur; enfin, selon moi, c'est l'homme qu'il vous
faut. Je l'ai entendu, dans ses deux dernieres affaires aux assises;
avec sa faconde meridionale, ses manieres seduisantes et calines, la
sympathie qu'il inspire a premiere vue, la chaleur, l'emotion, la
tendresse dont il use sans en abuser, il a enleve le jury. Sans doute,
ce n'est pas un maitre; mais votre cliente peut-elle se payer un maitre,
et ce maitre, occupe de cinquante affaires importantes, se donnerait-il
a la votre comme le fera Nougarede? Sans compter que Nougarede subira
votre influence, la mienne, et, qu'il s'emploiera a obtenir une
ordonnance de non-lieu si c'est possible, ce qui vaudra mieux qu'un
acquittement.

Crozat avait appuye dans ce sens, en recommandant d'aller voir Nougarede
des le lendemain:

--Le matin, n'est-ce pas? parce qu'apres le Palais Nougarede est tout a
son mariage, qui, comme vous le voyez, l'a empeche de venir ce soir.

--Comment! Nougarede se marie? s'etait ecrie Saniel, surpris que le
disciple prefere donnat ce dementi a la doctrine et aux exemples du
maitre.

--Mon Dieu, oui; il ne faut pas trop lui en vouloir. Il subit les
fatalites d'un milieu special. Sans que nous le sachions, Nougarede, on
peut le dire maintenant et meme on doit le dire, etait l'amant heureux
d'une jeune personne charmante, fille d'une de nos plus gracieuses
comediennes de genre et elevee dans un couvent a la mode; vous voyez
la situation. De cette liaison etait ne un enfant, un delicieux petit
garcon. Il semblait tout naturel, n'est-ce pas, qu'ils vecussent en
union libre, puisqu'ils s'aimaient, et n'affaiblissent point par des
liens legaux, la force de ceux qui les attachaient a cet enfant. Mais
il y avait la mere, comedienne comme je vous l'ai dit, et qui en cette
qualite, pour son passe, pour son milieu, voulait que sa fille recut
tous les sacrements que la loi--et l'Eglise peuvent conferer. Elle a si
bien manoeuvre que le pauvre Nougarede a cede; il va a la mairie, il va
a l'eglise, il legitime l'enfant, et meme il accepte une dot de deux
cent mille francs. Je le plains, le malheureux; mais j'avoue que j'ai la
faiblesse de ne pas le condamner comme il le meriterait sil se mariait
dans un milieu honnete.

Saniel avait ete un peu surpris de ces points de ressemblance avec la
jeune personne charmante que Caffie lui avait proposee. Fille d'une de
nos plus gracieuses comediennes de genre, elevee dans un couvent a la
mode, mere d'un delicieux petit garcon, dotee de deux cent mille francs:
la rencontre etait pour le moins curieuse; mais, s'il s'agissait d'une
seule et meme femme, il n'etait pas fache de voir que Nougarede avait
ete moins difficile que lui.



II

En se rendant chez Nougarede, Saniel s'imaginait vaguement que l'avocat
allait lui dire qu'un acquittement etait certain si Florentin passait
aux assises et meme qu'une ordonnance de non-lieu etait probable. Mais
son esperance ne s'etait point realisee.

--L'aventure du bouton nous serait arrivee, a vous ou a moi, qu'elle
n'aurait pas la meme gravite que pour ce garcon; nous n'avons pas
d'antecedents sur lesquels on puisse etablir des presomptions, lui en
a: les quarante-cinq francs qui constituent un detournement par homme
a gages seront certainement le point de depart de l'accusation; on
commence par une faiblesse, on finit par un crime. Entendez-vous
l'avocat general? il debute par le portrait du clerc d'autrefois,
laborieux, exact, scrupuleux, content de peu et mettant sa satisfaction
dans le devoir accompli; puis, en opposition, il passe a celui du clerc
d'aujourd'hui: aussi irregulier dans son travail que dans sa conduite,
devore de besoins, presse de jouir, mecontent de tout et de tous, des
autres comme de lui-meme. "Est-il exemple plus frappant que celui que
vous avez en ce moment devant vous, messieurs les jures? Le voila cet
irregulier dont je vous parlais; sans instruction speciale, il a la
bonne fortune inesperee de trouver une situation honorable; mais il
faut travailler et le travail le gene, surtout parce qu'il l'empeche de
s'amuser; ce qu'il veut, ce sont les plaisirs de la vie mondaine, celle
des heureux de ce monde qu'il envie. Sa situation, il la quitte pour
une autre qui lui laissera la liberte de satisfaire ses appetits. Qu'en
fait-il, de cette, liberte? Il se livre a la debauche et se plonge
dans cette existence desordonnee qu'il voulait. De dangereuses sirenes
l'attirent, le charment, le fascinent, et il est perdu. Elles aussi
sont devorees par le besoin du luxe. Ou trouverait-il l'argent qu'elles
exigent de lui, et que sa passion n'a pas la force de refuser? Dans la
caisse de son patron. Il commence par detourner quarante-cinq francs et
finit par en voler trente-cinq mille apres un assassinat." Soyez sur
que, si l'affaire vient aux assises, comme je le crois, vous entendrez
ces paroles, ou tout au moins ce theme, et je vous affirme que nous
aurons du mal a detruire l'impression qu'il aura produite sur les jures;
mais nous y arriverons... je l'espere.

Il avait fallu renoncer a l'ordonnance de non-lieu et se dire que
l'affaire viendrait aux assises; mais de ce qu'on est accuse il n'en
resulte pas qu'on sera condamne, et Saniel avait persiste dans sa
croyance que Florentin ne pouvait pas l'etre: assurement la prison
preventive etait dure pour le pauvre garcon, et la comparution devant le
jury, avec toute l'ignominie qui en est l'accompagnement oblige, serait
plus dure encore; mais enfin tout cela disparaitrait dans la joie de
l'acquittement: a ce moment on trouverait bien quelque idee ingenieuse,
sympathie, appui effectif, pour lui payer ce qu'il aurait souffert.
Certainement les choses se passeraient ainsi, et l'acquittement serait
enleve haut la main.

Il se l'etait dit et redit sur tous les tons, et, du jour ou il avait
remis l'affaire a Nougarede, il avait ete souvent voir celui-ci pour se
l'entendre repeter.

--N'est-ce pas qu'il ne peut pas etre condamne?

--On peut toujours etre condamne, meme quand on est innocent, comme on
peut toujours mourir, vous le savez, meme avec une excellente sante.

Cette reserve, qui l'avait contrarie, ne l'avait pas autrement inquiete
sur le resultat final: Nougarede, en malin qu'il etait, exagerait le
danger possible pour grandir son importance et, en fin de compte, son
succes.

Dans une de ces visites, il s'etait rencontre avec madame Nougarede,
mariee depuis quelques jours, et, en reconnaissant en elle la jeune
vierge a l'enfant dont Caffie lui avait montre le portrait, il s'etait
affermi dans son idee que la conscience, telle qu'on la comprend, etait
decidement un singulier instrument de pesage, a qui l'on faisait dire
ce qu'on voulait: a quoi bon toutes ces hypocrisies et qui croyait-on
tromper?

Bien qu'il eut toujours repete a Philis que l'acquittement etait
certain, et qu'il lui eut promis de s'occuper de Florentin,--ce qu'il
avait reellement fait d'ailleurs,--elle ne s'en etait completement
remise ni a lui ni a Nougarede du soin de defendre son frere, et avec
eux elle avait travaille a cette defense.

Ce qui avait retarde le renvoi devant les assises, croyait Nougarede,
c'etaient les recherches tentees pour savoir si, pendant son sejour en
Amerique, Florentin n'avait pas travaille dans quelque grande usine de
viande, dans quelque bergerie, quelque garderie de troupeaux, ou il
aurait appris a se servir du couteau des egorgeurs de bestiaux, ce qui
etait le point capital pour l'accusation. Afin de parer a ce danger,
Philis, de son cote, avait ecrit dans les diverses villes ou Florentin
avait passe, pour prouver que, pendant ces deux annees de sejour, son
temps avait ete employe de telle sorte qu'il n'avait pas pu faire
cet apprentissage: a la verite, il avait travaille a la Plata comme
comptable, pendant six mois, dans les bureaux d'une grande bergerie de
Bahia-Blanca; mais de ce qu'il avait tenu les ecritures d'une bergerie
il ne resultait pas qu'il en eut jamais egorge les moutons.

Quand elle recevait une lettre, elle l'apportait tout de suite a Saniel,
puis apres a Nougarede; et, en meme temps, de tous les cotes, a Paris,
parmi ceux qui avaient eu des relations avec son frere, elle cherchait
des temoignages qui prouvassent au jury qu'il ne pouvait pas etre
l'homme que l'accusation croyait. C'etait ainsi que, toute seule, sans
autres moyens d'action que ceux qu'elle trouvait dans sa tendresse
fraternelle et sa vaillance, elle avait organise une instruction
parallele a celle de la justice, qui, au jour du jugement, peserait d'un
certain poids, semblait-il, sur la conviction du jury, en lui montrant
quelle avait ete la vie vraie de cet irregulier et de ce debauche,
capable de tout pour assouvir son appetit et satisfaire ses besoins.

Chaque fois qu'elle avait obtenu une deposition favorable, elle
accourait chez Saniel pour lui en faire part, et alors en duo ils se
repetaient qu'une condamnation etait impossible.

--Tu crois, n'est-ce pas?

--Ne l'ai-je pas toujours dit?

Il avait dit aussi qu'on ne pouvait pas arreter Florentin en basant
l'accusation sur le bouton arrache; de meme il avait dit que
certainement une ordonnance de non-lieu serait rendue par le juge
d'instruction; mais ils ne voulaient s'en souvenir ni l'un ni l'autre.

Les choses en etaient la quand, un samedi soir, Saniel avait vu Philis
tomber chez lui radieuse.

Des la porte, elle s'ecria:

--Il est sauve!

--Ordonnance de non-lieu?

--Non, mais maintenant peu importe; nous pouvons aller aux assises.

Elle poussa un soupir qui disait combien etaient grandes ses craintes,
malgre la confiance qu'elle affirmait quand elle repetait qu'une
condamnation etait impossible.

Il avait quitte le bureau devant lequel il travaillait et, venant a
elle, il l'avait prise dans son bras pour la faire asseoir pres de lui
sur le divan:

--Tu vas voir que je ne me laisse pas enlever par l'illusion et que,
comme je te le dis, il est sauve, bien sauve. Tu sais qu'un journal
illustre a publie son portrait?

--Je ne lis pas les journaux illustres.

--Tu aurais pu le voir a la montre des kiosques ou il s'etale; c'est
la que je l'ai vu, moi, hier matin, en sortant, et je suis restee
petrifiee, rouge de honte, eperdue, ne sachant ou me cacher: "Florentin
Cormier, l'assassin de la rue Sainte-Anne." N'est-ce pas infame qu'on
puisse ainsi deshonorer un innocent? C'etait ce que je me disais en
baissant les yeux devant les kiosques que je rencontrais sur mon chemin,
sans me douter de la joie qu'allait m'apporter la publication de ce
portrait. Ou le journal s'est-il procure la photographie d'apres
laquelle la gravure a ete executee? je n'en sais rien. On etait venu
nous en demander une; mais tu peux imaginer comment j'avais accueilli
celui qui s'etait presente, n'imaginant pas qu'il put resulter quelque
chose de bon pour nous de ce que je considerais comme une honte.

--Et qu'est-il resulte?

--La preuve que ce n'est pas Florentin qui etait chez Caffie au moment
ou l'assassinat a ete commis. Toute la journee d'hier et toute la
matinee d'aujourd'hui, j'etais restee sous l'impression de honte qui me
poursuivait, quand a trois heures j'ai recu ce petit mot de la concierge
de la rue Sainte-Anne.

Elle sortit de sa poche un morceau de papier plie en forme de lettre,
avec une adresse grossierement ecrite, qu'elle tendit a Saniel.

      "Mademoiselle,

      Si vous voulez passer rue Sainte-Anne, j'ai
      quelque chose a vous apprendre qui vous fera
      bien plaisir, a ce que je crois.

      Je suis votre servante.

      Veuve ANAIS BOUCHU."

--Tu sais que la vieille concierge aux reins ankyloses n'a jamais voulu
admettre que mon frere pouvait etre coupable. Florentin avait ete poli
et bon avec elle pendant son sejour chez Caffie, et elle lui en est
restee reconnaissante. Bien souvent, elle m'avait dit qu'elle etait
certaine qu'on decouvrirait le coupable, que les cartes l'annoncaient,
et que, quand cela arriverait, elle me priait de l'en avertir. Au lieu
que ce soit moi qui ait eu a lui apporter cette bonne nouvelle, c'est
elle, comme tu le vois, qui m'a ecrit de venir la recevoir d'elle.
Tu penses comme je suis descendue vivement des Batignolles a la rue
Sainte-Anne. Si loin qu'allat mon imagination, elle restait cependant
au-dessous de la realite: je comptais sur quelque indice favorable, une
decouverte, un temoignage, non sur une preuve; et cette preuve, nous
l'avons. Quand j'arrivai, la vieille femme me prit les deux mains et me
dit qu'elle allait me conduire tout de suite aupres d'une dame qui avait
vu l'assassin de Caffie.

Vu! s'ecria Saniel, frappe d'un coup qui le secoua de la tete aux pieds.

--Parfaitement vu, comme je te vois. Elle ajouta que cette dame etait
la proprietaire de la maison et qu'elle habitait le second corps de
batiment, au deuxieme etage sur la cour, juste en face le cabinet de
Caffie. Cette dame, qui s'appelle madame Dammauville, veuve d'un avoue,
est atteinte de paralysie, elle ne quitte pas sa chambre depuis un an,
je crois. Ce fut ce que la concierge m'expliqua en traversant la cour et
en montant l'escalier, repetant toujours: "Vos chagrins sont finis, ma
pauvre demoiselle", mais sans me dire comment et pourquoi. Quand je
la pressais, elle repondait: "Attendez encore un peu, Madame vous
l'expliquera mieux que moi, et puis elle n'aime pas qu'on bavarde."

Si elle avait pu observer Saniel, elle l'aurait vu palir au point que
ses levres etaient aussi blanches que ses joues; mais tout a son recit,
elle s'absorbait dans ce qu'elle disait.

--Une domestique nous introduisit chez madame Dammauville, que je
trouvai couchee sur un petit lit aupres d'une fenetre, et la concierge
lui dit qui j'etais. Elle m'accueillit d'une facon affable, et, apres
m'avoir fait asseoir en face d'elle, elle me dit qu'ayant su par sa
concierge que je m'occupais de reunir des temoignages en faveur de mon
frere, elle en avait un a me donner qui allait demontrer que l'assassin
de Caffie n'etait pas celui que la justice avait arrete et retenait.
Le soir de l'assassinat de Caffie, elle etait dans cette meme chambre,
etendue sur ce meme lit, devant cette meme fenetre, et, apres avoir lu
pendant toute la journee, elle reflechissait et revait a son livre,
en regardant vaguement dans la cour le soir qui descendait et deja
brouillait tout dans son ombre. Machinalement, elle avait fixe ses yeux
sur la fenetre du cabinet de Caffie qui lui faisait face; tout a coup,
elle vit un homme de grande taille, qu'elle prit pour un tapissier,
s'approcher de cette fenetre et tacher de manoeuvrer les rideaux; il
n'y reussit pas; alors Caffie se leva, et, prenant la lampe, il vint
l'eclairer, de telle sorte que la lumiere tombait en plein sur le visage
de ce tapissier. Tu comprends, n'est-ce pas?

--Oui, murmura Saniel.

--Elle le vit donc tres bien, assez pour ne pas l'oublier et le
confondre avec un autre: taille elevee, cheveux longs, barbe blonde
frisee; le vetement, celui d'un monsieur, non d'un pauvre diable. Les
rideaux furent tires; il etait alors cinq heures un quart ou cinq heures
vingt minutes; et c'est a ce moment meme que Caffie a ete egorge par ce
faux tapissier qui n'a evidemment tire les rideaux que pour tuer Caffie
en toute securite, sans etre vu, n'imaginant pas que, precisement, on
venait de le voir accomplissant un fait qui le denoncait pour l'assassin
aussi surement que si on l'avait surpris le couteau a la main. En lisant
dans les journaux le signalement de Florentin, quand il avait ete
arrete, madame Dammauville avait cru que la justice tenait le coupable:
taille elevee, cheveux longs, barbe frisee, il y avait, en effet, des
points de ressemblance; mais dans le portrait publie par le journal
illustre qu'elle recoit, elle n'a pas reconnu celui qui avait manoeuvre
les rideaux, et elle a la certitude que la justice se trompe! Tu vois
que Florentin est sauve.



III

Comme il n'avait rien repondu a ce cri de triomphe, surprise elle le
regarda.

Elle le vit pale, le visage bouleverse, sous le coup, bien evidemment,
d'une emotion violente qu'elle ne s'expliquait pas.

--Qu'as-tu? demanda-t-elle avec inquietude.

--Rien! repondit-il brutalement.

--Tu ne veux pas affaiblir mon espoir? dit-elle, n'imaginant pas qu'il
put ne pas penser a cet espoir et a Florentin.

Dans son desarroi, c'etait une voie qu'elle lui ouvrait: en la suivant,
il aurait le temps de se reconnaitre.

--Il est vrai, dit-il.

--Tu ne trouves donc pas que ce que madame Dammauville a vu prouve
l'innocence de Florentin?

--Ce qui peut etre une preuve pour madame Dammauville, pour toi, pour
moi, en sera-t-il une pour la justice?

--Cependant....

--Je te voyais si pleine de joie que je n'osais t'interrompre.

--Alors tu crois que ce temoignage est sans valeur, murmura-telle
accablee.

--Je ne dis pas cela. Il faut reflechir, peser le pour et le contre,
envisager la situation a divers points de vue,--ce que j'essaye de
faire; de la ma preoccupation qui t'etonne.

--Dis qu'elle m'ecrase; je m'etais si bien laissee enlever.

--Il ne faut pas etre ecrasee, pas plus qu'il ne faut etre envolee.
Certainement, ce que cette dame vient de te dire constitue un fait
considerable....

--N'est-ce pas?

--Sans aucun doute; mais, si le temoignage qu'elle apporte peut etre
gros de consequences, c'est a condition que le temoin est digne de foi.

--Crois-tu que cette dame peut avoir invente une pareille histoire?

--Je ne dis pas cela; mais avant tout il faut savoir ce qu'elle est.

--La veuve d'un avoue.

--Veuve d'avoue, proprietaire: evidemment, cela constitue un etat social
qui merite consideration pour la justice; mais l'etat moral, quel
est-il? Tu dis qu'elle est paralysee?

--Depuis plus d'un an.

--De quelle paralysie? C'est la un mot bien vague pour nous autres; il
y a des paralysies qui troublent la vision, il y en a qui troublent la
raison. Est-ce d'une de ces paralysies que cette dame est atteinte? ou
bien est-ce d'une autre qui lui a permis de voir reellement, le soir de
l'assassinat, ce qu'elle raconte, et qui laisse maintenant ses facultes
mentales en etat sain? C'est la, avant tout, ce qu'il serait important
de savoir.

Philis etait aneantie.

--Je n'avais pas pense a tout cela, murmura-telle.

--Il est bien naturel que tu n'y aies pas pense; mais je suis medecin,
et, pendant que tu parlais, c'est le medecin qui t'ecoutait.

--C'est vrai, c'est vrai! repeta-t-elle accablee; je n'ai vu que
Florentin.

--A ta place, je n'aurais vu, comme toi, que mon frere, et me serais
laisse emporter par l'espoir; mais je ne suis pas a ta place: c'est par
ta voix que parle cette femme, que je ne connais pas et contre laquelle
je dois me tenir en garde par cela seul que c'est une paralytique qui
fait ce recit.

Elle ne put pas retenir les larmes qui lui etaient montees aux yeux, et
silencieusement elle les laissa couler, ne trouvant rien a repondre.

--Je suis fache de te peiner, dit-il.

--Je ne voyais que la liberte de Florentin.

--Je ne dis pas que ce temoignage de madame Dammauville n'aura pas
d'influence sur la justice, et surtout sur les jures; mais je dois
t'avertir que tu t'exposerais a une terrible deception si tu croyais
que, par cela seul qu'elle affirme que le portrait publie par un journal
illustre n'est pas celui de l'homme qu'elle a vu ou cru voir, a cinq
heures un quart dans le cabinet de Caffie, on va remettre ton frere en
liberte. Ce n'est pas sur un temoignage de cette espece et de cette
qualite que la justice se decide; mieux que nous, elle sait a quelles
illusions on peut se laisser prendre quand il s'agit d'un crime qui
occupe et passionne la curiosite publique: il y a des temoins qui, de
la meilleure foi du monde, croient avoir vu les choses les plus
extraordinaires qui n'ont jamais existe que dans leur imagination; et il
y a des gens qui s'accusent eux-memes plutot que de n'avoir rien a dire.

Il entassait les mots par-dessus les mots, comme si, en cherchant a
convaincre Philis, il pouvait esperer se convaincre lui-meme; mais,
quand le bruit de ses paroles s'affaiblissait, il etait bien oblige de
s'avouer que, quelle que fut la paralysie de cette femme, elle n'avait
a cette occasion produit ni trouble dans la vision, ni trouble dans
la raison: elle l'avait vu, bien vu, l'homme a la taille elevee, aux
cheveux longs, a la barbe frisee, vetu en monsieur, qui n'etait pas
Florentin; quand elle racontait l'histoire de la lampe et des cordons
de tirage, elle savait ce qu'elle disait; toutes ses explications ne
pouvaient donc avoir d'effet que sur Philis, et elles s'arreteraient a
elle.

Il est vrai que c'etait quelque chose, car dans son premier mouvement de
trouble il avait ete bien pres de se trahir. Sans doute il aurait du
se dire que cet incident des rideaux pouvait se traduire d'un moment
a l'autre par un danger: mais tout s'etait si rapidement passe qu'il
n'avait jamais imagine que, precisement au moment meme ou Caffie levait
la lampe pour l'eclairer; il y avait une femme en face pour le regarder
et le voir si bien, qu'elle ne l'eut pas oublie. Il avait cru mettre
toutes les precautions de son cote en allant fermer ces rideaux, quand
au contraire il aurait mieux fait de les laisser ouverts: sans doute la
veuve de l'avoue aurait ete temoin d'une partie de la scene, mais dans
l'ombre elle n'aurait pas distingue ses traits comme elle avait pu le
faire alors qu'il se posait lui-meme en belle place, contre la fenetre,
sous la lumiere; et avant qu'elle fut revenue de sa surprise, avant
qu'elle eut appele, qu'on fut arrive a sa voix, qu'on eut descendu les
deux etages, il aurait eu le temps de gagner la rue. Mais cette idee ne
lui etait pas venue a l'esprit, et, pour se mettre a l'abri d'un danger
immediat, il s'etait jete dans un autre qui, pour avoir une echeance
incertaine, n'etait pas moins grave.

Peu a peu Philis s'etait retrouvee, et l'esperance que madame
Dammauville avait mise dans son coeur, un moment ecrasee par les
observations de Saniel, s'etait relevee.

--N'est-il pas possible que madame Dammauville ait reellement vu ce
qu'elle raconte?

--Sans aucun doute, et meme il y a des probabilites pour qu'il en soit
ainsi, puisque l'homme qui a tire les rideaux n'etait pas ton frere,
nous le savons, nous; malheureusement ce n'est pas nous qu'il faut
convaincre, puisque d'avance notre conviction est faite; c'est ceux qui,
d'avance aussi, en ont une qu'ils n'abandonneront que si on la leur
arrache de force.

--Mais si madame Dammauville a bien vu?

--Ce qu'il faut avant tout savoir, c'est si elle est en etat de bien
voir; je n'ai pas dit autre chose.

--Un medecin le saurait surement en l'examinant?

--Sans doute.

--Si tu etais ce medecin?

--Moi?

Ce fut un cri plutot qu'une exclamation: elle voulait qu'il se presentat
devant cette femme; mais alors elle le reconnaitrait!

Une fois encore, sous peine de trahir son emoi, il dut revenir sur ce
premier mouvement.

--Mais comment veux-tu que j'aille examiner cette femme que je ne
connais pas et qui ne me connait pas. Tu sais bien que ce sont
les malades qui choisissent leur medecin, et non les medecins qui
choisissent leurs malades.

--Si elle t'appelait!

--A quel titre?

--Sans que tu la voies, par ce que j'apprendrais en faisant parler la
concierge, ne pourrais-tu pas reconnaitre son genre de paralysie.

--Ce ne serait qu'un a-peu-pres bien vague: cependant, je t'engage
a faire cette enquete et a l'etendre autant que tu pourras; taches
d'apprendre, non seulement tout ce qui touche a sa maladie, mais encore
ce qui se rapporte a elle: quelle est sa situation, quelles sont ses
relations, cela est important pour un temoin qui s'impose autant par
ce qu'il est que par ce qu'il dit: tu comprends qu'une deposition qui
detruit tout le systeme de l'accusation sera severement discutee, et
qu'elle ne sera acceptee que si madame Dammauville a, par son caractere
et sa position, une autorite suffisante pour briser les resistances.

--Je tacherai aussi de savoir quel est son medecin; peut-etre le
connais-tu. Ce qu'il te dirait vaudrait mieux que tous les propos que je
pourrai te rapporter.

--Nous serions tout de suite fixes sur la paralysie, et nous verrions
quel credit nous pouvons accorder aux paroles de cette femme.

Tout en ecoutant Philis et tout en parlant lui-meme, il avait eu le
temps d'envisager la situation que lui creait ce coup de foudre:
evidemment, la premiere chose a faire etait d'empecher le soupcon de
naitre dans l'esprit de Philis, et c'etait a quoi il s'etait applique en
se jetant dans des explications sur les divers genres de paralysie: il
la connaissait assez pour voir qu'il avait reussi. Si tout d'abord elle
avait ete surprise de son emoi, elle lui trouvait maintenant des raisons
suffisantes pour ne s'en inquieter plus tard que dans le cas ou des
accusations directes s'eleveraient contre lui et la feraient revenir
en arriere. Mais il ne devait pas s'en tenir a ce resultat; il fallait
plus. Qu'allait-elle faire maintenant? Comment entendait-elle se servir
de la declaration de madame Dammauville? En avait-elle parle a quelqu'un
avant lui? Son intention etait-elle d'aller raconter a Nougarede ce
qu'elle venait d'apprendre? Tout cela devait etre eclairci. Et autant
que possible, il fallait qu'elle ne fit rien qu'a l'avance il ne connut
et n'eut approuve. Les circonstances etaient assez critiques pour qu'il
ne laissat pas le hasard maitre de les diriger et de les conduire a
l'aveugle.

--Quand as-tu vu madame Dammauville? demanda-t-il.

--A l'instant.

--Et maintenant, que veux-tu faire?

--Je croyais que je devais avertir M. Nougarede.

--Evidemment, quelle que soit la valeur de la declaration de madame
Dammauville, il doit la connaitre: ce sera a lui d'apprecier; seulement,
comme il est bon de lui expliquer ce qui peut vicier cette declaration,
je vais, si tu veux, aller le trouver?

--Certainement je le veux et je t'en remercie.

--Toi, pendant ce temps-la, remonte aupres de ta mere, et dis-lui ce
que tu as appris; mais, pour qu'elle ne se laisse par aller a un espoir
exagere, dis-lui aussi que s'il y a des chances, et de grandes, en
faveur de ton frere, d'un autre cote, il y en a contre. Demain ou ce
soir tu reviendras rue Sainte-Anne et tu commenceras ton enquete aupres
de la concierge; si la vieille femme ne te dit rien d'interessant, tu
retourneras aupres de madame Dammauville, que tu demanderas a voir sous
un pretexte quelconque: tu la feras parler en ecoutant bien le rythme de
sa voix, tu noteras si ses idees s'enchainent, tu examineras sa face
et ses yeux; enfin tu ne negligeras rien de ce qui te paraitra
caracteristique. Pour avoir soigne ta mere, tu connais presque aussi
bien qu'un medecin les symptomes de la myelite et tu pourras voir tout
de suite s'il en existe d'analogues chez madame Dammauville; ce sera
deja un point d'obtenu.

--Si j'osais! dit-elle timidement apres une courte hesitation.

--Quoi?

--Je te demanderais de venir avec moi chez la concierge, tout de suite.

--Y penses-tu? s'ecria-t-il.

Depuis le soir ou il avait constate la mort de Caffie, il n'etait jamais
retourne rue Sainte-Anne, et ce n'etait pas quand le signalement donne
par madame Dammauville courait deja le quartier, sans doute, qu'il
allait commettre l'imprudence de se montrer.

Mais il fallait expliquer cette exclamation.

--Comment veux-tu qu'un medecin se livre a une pareille enquete? De ta
part, elle est toute naturelle. De la mienne, elle serait deplacee et
ridicule; ajoute qu'elle serait dangereuse: tu as besoin de te concilier
les bonnes graces de cette madame Dammauville; et ce serait vraiment s'y
prendre bien maladroitement que de lui donner pretexte a croire que tu
cherches a savoir si elle a ou n'a pas sa raison.

--C'est vrai, dit-elle. Je n'avais pas pense a cela. Je me disais que,
tandis que je ne peux qu'ecouter tout ce que voudra bien me raconter la
concierge, tu saurais, toi, l'interroger d'une facon utile pour l'amener
a dire ce que tu as interet a apprendre.

--J'espere que ton enquete me l'apprendra; en tout cas, ne brusquons
rien; si demain tu ne me rapportes que des choses insignifiantes, nous
verrons a aviser; en attendant, retourne chez la concierge ce soir meme,
interroge-la; s'il est possible, monte chez madame Dammauville, et ne
rentre chez ta mere qu'apres avoir obtenu quelques renseignements sur ce
que nous avons si grand interet a apprendre. Moi, de mon cote, je vais
chez Nougarede.



IV

Ce n'etait point pour fausser le recit de Philis que Saniel avait tenu a
voir Nougarede: a quoi bon? ce serait une maladresse qui tot ou tard
se decouvrirait toute seule et tournerait alors contre lui; il aurait
voulu, avec l'autorite du medecin, expliquer que ce temoignage d'une
paralytique pouvait n'avoir pas plus d'importance que celui d'une folle.

Mais, aux premiers mots de son explication, Nougarede l'avait arrete:

--Ce que vous dites-la est tres possible, mon cher ami; mais je vous
ferai remarquer que ce n'est pas a nous de soulever des objections de ce
genre. Voila, un temoignage qui peut sauver notre client: acceptons-le
tel qu'il est et d'ou qu'il vienne. C'est l'affaire de l'accusation de
prouver que notre temoin n'a pas pu voir ce qu'il raconte avoir vu, ou
que son etat mental ne lui permet pas de savoir ce qu'il dit. Et, soyez
sans crainte, les recherches ne manqueront pas. Ne donnons donc pas
nous-memes l'eveil de ce cote; ce serait naif.

Ce n'etait certes pas la ce que Saniel avait voulu; seulement il avait
cru devoir, en sa qualite de medecin, indiquer a quels ecueils on
pouvait se heurter.

--Notre devoir, poursuivit l'avocat, est donc de manoeuvrer de facon
a les eviter, et voici comment je comprendrais le role de ce temoin
reellement providentiel, s'il est encore possible de le lui faire
prendre. Puisqu'il vous est venu a l'esprit, vous qui souhaitez
l'acquittement de ce pauvre garcon, que le temoignage de madame
Dammauville pouvait etre vicie par cela seul qu'il emanait d'une femme
malade, il est incontestable, n'est-ce pas, que cette meme idee se
presentera a ceux qui tiennent a la condamnation. Ce temoignage serait
irrefutable, il s'imposerait de telle sorte qu'on ne pourrait elever
contre lui aucun reproche, qu'il enleverait l'acquittement a quelque
moment qu'il se produisit: c'est de cinq heures un quart a cinq heures
et demie que Caffie a ete assassine: a cinq heures un quart juste, une
femme respectable par sa position, et que ses facultes intellectuelles
aussi bien que ses facultes physiques rendent digne de toute croyance,
aurait vu dans le cabinet de Caffie un homme, qu'il est materiellement
impossible de confondre avec Florentin Cormier, tirer les rideaux de la
fenetre et preparer ainsi le crime; elle ferait sa deposition dans ces
conditions et dans ces termes, que l'affaire serait finie: il n'y aurait
pas de juge d'instruction, apres confrontation, pour envoyer Florentin
Cormier devant les assises, et y en eut-il un qu'il ne se trouverait
assurement pas dans le jury deux voix pour la condamnation. Mais ce
n'est pas ainsi que les choses se presentent et se passeront. Sans
doute, madame Dammauville porte un nom qui lui vaut credit, surtout
au palais: son mari etait un avoue estime, un frere de celui-ci a ete
notaire a Paris; ce n'est pas la premiere venue, il s'en faut.

--Vous etes-vous jamais trouve en relations avec elle? demanda Saniel.

--Jamais; je vous dis ce qui est de notoriete publique dans le monde des
affaires. Moralement, elle est donc irreprochable. Mais physiquement,
intellectuellement, en est-il de meme? Pas du tout, par malheur. C'est
une femme atteinte d'une maladie qui bien souvent ne laisse intactes
ni les facultes de l'esprit ni celles des sens; sa vue peut subir des
aberrations, son esprit des hallucinations. Donc, on peut argumenter
sur ce qu'elle dit, et, s'il se trouve un medecin pour affirmer que sa
paralysie ne donne lieu ni a ces aberrations ni a ces hallucinations, il
s'en trouvera bien un autre qui contestera ces affirmations et arrivera
a une conclusion radicalement opposee. Voila pour le temoin lui-meme;
maintenant passons au temoignage. Il ne dit pas, ce temoignage, que
l'homme qui a tire les rideaux a cinq heures un quart etait fait de
telle sorte qu'il est materiellement impossible de le confondre avec
Florentin Cormier, parce qu'il etait petit, ou bossu, ou chauve, ou vetu
en rodeur de barriere, tandis que Florentin est grand, droit, chevelu,
barbu et vetu en monsieur; simplement, il dit que l'homme qui a tire les
rideaux etait de taille elevee, avec des cheveux longs, une barbe blonde
frisee, et vetu en monsieur. Mais ce signalement est precisement celui
de Florentin Cormier comme il est le votre d'ailleurs....

--Le mien! s'ecria Saniel.

--Le votre, comme celui de bien des gens. Et c'est la ce qui,
malheureusement pour nous, lui enleve cette irrefutabilite qu'il nous
faudrait. Comment est-elle certaine que cet homme de taille elevee, aux
cheveux longs et a la barbe frisee n'est pas Florentin Cormier, puisque
celui-ci se caracterise par cela meme? Et c'est la nuit, a douze ou
quinze metres de distance, a travers une fenetre aux vitres obscurcies
par la poussiere des paperasses et par le brouillard, que cette femme
malade, dont les yeux sont troubles, dont l'esprit est affaibli par la
souffrance, a pu, dans un espace de temps tres court, alors qu'elle
n'avait aucun interet a se graver dans la memoire ce qu'elle voyait,
saisir des signes certains qu'elle se rappelle aujourd'hui assez
fortement pour affirmer que l'homme qui a tire les rideaux n'est pas
Florentin Cormier, contre qui tant de charges se sont accumulees de
divers cotes, et qui n'a pour lui que ce temoignage... que toute
personne sensee ne pourra pas ne pas trouver suspect!

--Mais c'est vrai, dit Saniel, heureux de se laisser prendre a ce
plaidoyer qui etait le sien.

--Ce qui fait la verite d'une chose, mon cher, c'est la maniere de la
presenter; changeons cette maniere et nous allons la fausser. Pour
arriver a la conclusion qui vous a fait dire: "C'est vrai!" je suis
parti de l'idee que des demain le recit de madame Dammauville etait
connu de la justice, qu'on entendait la brave dame dans l'instruction,
et qu'on avait tout le temps d'examiner ce temoignage que vous-meme
trouvez suspect. Maintenant partons d'un point oppose. Le recit de
madame Dammauville n'est pas connu de la justice ou, s'il en transpire
quelque chose, nous nous arrangerons pour que ce quelque chose soit
tellement vague que l'instruction n'y attache que peu d'importance; et
cela est possible si nous-meme ne basons pas sur ce temoignage toute une
nouvelle defense. Nous arrivons au jugement, et, quand l'instruction
a fait entendre ses temoins qui nous ont accables: l'agent d'affaires
Savoureux, le tailleur Valerius, etc.; c'est le tour de madame
Dammauville: elle raconte simplement ce qu'elle a vu, et affirme que
l'homme qui est sur le banc des accuses n'est pas le meme que celui
qui, a cinq heures un quart, a tire les rideaux. Voyez-vous le coup de
theatre? L'accusation ne l'a pas prevu: elle n'a pas fait d'enquete sur
la sante du temoin; elle n'a pas la de medecin tout pret a alleguer les
troubles de la vision et de la raison; tres probablement, elle ne pense
pas a la vitre obscurcie, pas plus qu'a la distance; enfin tous les
arguments qu'on pourrait nous opposer si on avait le temps de les mettre
en bon ordre manquent, et nous emportons haut la main l'acquittement.

Les choses, arrangees ainsi, etaient trop favorables a Saniel;
pour qu'il n'accueillit pas avec un sentiment de soulagement cette
combinaison qui amenait l'acquittement de Florentin plus surement,
semblait-il, que tout ce qu'ils avaient combine jusqu'a ce jour pour
sa defense; cependant il lui vint a la pensee une objection qu'il
communiqua aussitot a Nougarede:

--Voudra-t-on admettre que madame Dammauville ait garde le silence sur
un fait aussi grave et attendu l'audience pour le reveler?

--Ce silence, elle l'a bien garde jusqu'a hier; pourquoi ne pas lui
passer quelques jours de plus? il est evident que, si elle n'a pas
raconte ce qu'elle avait vu, c'est qu'elle avait des raisons pour se
taire, il est vraisemblable que, etant malade, elle n'a pas voulu
s'exposer aux ennuis et aux fatigues d'un interrogatoire, alors que
sa deposition, pouvait, a ses yeux, n'avoir pas grande importance.
Qu'aurait-elle revele a l'instruction? Que l'homme qui avait commis le
crime etait de grande taille, avec la barbe blonde frisee? Cet homme, la
justice le tenait, ou elle en tenait donc un, le signalement repondait
a celui-la, ce qui pour madame Dammauville etait la meme chose; elle
n'avait donc pas a appeler les gens de la police, le juge d'instruction;
pour leur reveler des choses... insignifiantes: pour sa tranquillite et
aussi parce qu'elle jugeait n'avoir rien d'interessant a dire, elle n'a
pas parle. C'est quand le hasard lui a mis sous les yeux un portrait
de l'accuse qu'elle a reconnu que la justice ne tenait pas le vrai
coupable, et alors elle a rompu le silence. Le moment ou le hasard lui
a mis ce portrait sous les yeux n'est pas a preciser; je me charge
d'arranger cela. Ce n'est pas la qu'est la difficulte.

--Ou la voyez-vous?

--Dans ceci: que madame Dammauville peut avoir deja raconte son histoire
a tant de personnes qu'elle soit tombee dans le domaine public,
ou l'instruction l'a ramassee; alors plus de coup de theatre; on
l'interroge, on examine la deposition, on lui oppose tout ce que nous
disions tout a l'heure, et nous n'avons plus qu'un temoignage suspect.
La premiere chose a faire est donc, des aujourd'hui, de savoir a quel
point cette histoire s'est repandue et; s'il en est temps encore,
d'empecher qu'elle ne se repande davantage.

--Cela n'est guere facile, il me semble.

--Je crois que mademoiselle Philis peut l'obtenir. En voila une
brave fille, vaillante, intelligente, decidee, que rien n'abat ni ne
deconcerte, et qui est la preuve vivante que nous ne valons que par la
force et la souplesse du ressort interieur; au reste, je n'ai pas a
faire son eloge, puisque vous la connaissez mieux que moi, et ce que je
dis n'a d'autre but que d'expliquer la confiance que je mets en elle.
Puisque je ne peux pas intervenir moi-meme, j'estime que personne mieux
qu'elle n'est en etat d'agir sur madame Dammauville, sans l'inquieter
comme sans la blesser, et d'amener le resultat que nous cherchons. Je
suis sur qu'elle a deja gagne madame Dammauville et qu'elle sera ecoutee
avec sympathie.

--Voulez-vous que je lui ecrive de venir vous voir demain?

--Non; le mieux serait que vous la vissiez vous-meme ce soir, si cela
est possible.

--Je vais aller aux Batignolles en vous quittant.

--Elle entrera parfaitement dans son role, j'en suis certain; et elle
reussira, j'en ai l'espoir; mais tout ne sera pas dit.

--Il me semble que votre combinaison repose surtout sur le coup de
theatre de la non-reconnaissance de Florentin par madame Dammauville:
comment amenerez-vous cette paralytique a l'audience?

--C'est sur vous que je compte.

--Et comment?

--Vous l'examinerez.

--Que j'aille chez elle!

--Pourquoi pas?

--Parce que je ne suis pas son medecin.

--Vous le deviendrez.

--C'est impossible.

--Je ne trouve pas du tout impossible que vous soyez appele en
consultation; je n'ai pas oublie que votre these a ete faite sur
les paralysies dues a l'affection de la moelle, et elle a ete assez
remarquable pour que nous nous en soyons occupes dans notre parlotte de
la rue de Vaugirard; vous avez donc autorite en la matiere.

--Ce n'est pas pour avoir fait quelques travaux sur l'anatomie
pathologique des lesions medullaires, et specialement sur les
alterations des racines anterieures de la moelle, qu'on acquiert de
l'autorite dans une question aussi etendue et aussi delicate.

--Ne soyez pas trop modeste, cher ami; j'ai eu a consulter dernierement
l'article _Paralysie_ dans mon Dictionnaire de medecine, et j'ai vu
votre travail cite a chaque page. De plus, la facon dont vous venez de
passer votre concours vous a mis en lumiere; on ne parle que de vous. Il
n'y a donc rien d'impossible a ce que mademoiselle Philis, racontant
que sa mere a ete guerie par vous d'une paralysie precisement, n'amene
madame Dammauville a l'idee de vous consulter, et que son medecin ne
vous appelle.

--Vous ne ferez pas cela!

--Et pourquoi ne le ferais-je pas?

Ils se regarderent un moment en silence, et Saniel detourna les yeux.

--Je ne deteste rien tant que de paraitre me mettre en avant.

--Dans l'espece, il ne s'agit pas de ce que vous detestez ou de ce que
vous aimez: il s'agit de sauver ce malheureux jeune homme que vous savez
innocent; et vous pouvez, pour une bonne part, nous aider. Vous examinez
madame Dammauville: vous voyez de quelle paralysie elle est atteinte et,
consequemment, quels reproches on peut opposer a son temoignage; en meme
temps vous voyez, si vous pouvez la guerir, ou tout au moins la mettre
en etat de venir a l'audience.

--Et s'il est constate qu'elle ne pourra pas quitter son lit?

--Alors j'apporte un changement a mon ordre de bataille, et c'est pour
cela qu'il est d'une importance capitale--vous savez que c'est le
mot--que je sois averti a l'avance.

--Vous faites recevoir sa deposition par le juge d'instruction?

--En aucun cas; mais je fais ecrire une lettre par elle que je lis au
moment voulu, et je cite son medecin pour qu'il explique qu'il n'a pas
permis a sa cliente de venir a l'audience: sans doute, l'effet produit
ne serait pas celui que je cherche, mais enfin, nous en aurions toujours
un.



V

Apres Philis, voila que Nougarede voulait qu'il vit madame Dammauville,
et cette coincidence n'etait pas le moindre danger de la situation qui
s'ouvrait.

Qu'elle le vit, et les chances etaient pour qu'elle reconnut en lui
l'homme qui avait tire les rideaux; car, s'il avait pu parler a Philis
et a Nougarede de troubles de vision ou de raison, il ne croyait pas a
ces troubles, qui n'etaient pour lui que des echappatoires.

Philis, lorsqu'il arriva chez madame Cormier, n'etait pas encore
rentree, et il eut a expliquer a la mere inquiete pourquoi sa fille se
trouvait en retard.

Alors ce fut un delire de joie devant lequel il se sentit embarrasse.
Comment briser l'esperance de cette malheureuse mere?

Ce qu'il avait dit a Philis et a Nougarede, il le repeta: Avant de voir
Florentin libre, il fallait savoir ce que valait le temoignage de madame
Dammauville; et il expliqua comment la valeur de ce temoignage pouvait
se trouver compromise.

--Mais il est possible aussi qu'un paralytique jouisse de toutes ses
facultes! s'ecria madame Cormier avec une decision qui n'etait ni dans
ses habitudes ni dans son caractere.

--Assurement.

--N'en suis-je pas un exemple?

--Sans doute.

--Alors Florentin serait sauve.

--C'est ce que nous devons esperer. Je ne vous premunis contre un exces
de joie que par un exces de prudence; au reste, il est probable que
mademoiselle Philis va pouvoir nous fixer en rentrant.

--Vous auriez peut-etre mieux fait d'aller rue Sainte-Anne: vous
l'auriez encore trouvee.

C'etait donc une manie universelle de vouloir l'envoyer rue Sainte-Anne!

Ils attendirent; mais la conversation fut difficile et lente entre eux;
ce n'etait ni a Philis ni a Florentin que Saniel pensait, c'etait a lui
et a ses propres craintes; de son cote, madame Cormier courait au-devant
de sa fille: alors il y avait de longs silences que madame Cormier
interrompait en allant dans la cuisine surveiller son diner, pret depuis
plus de deux heures et qu'elle tenait au chaud.

Ne sachant que dire et que faire en presence de la mine sombre de Saniel
et de sa preoccupation, qu'elle ne s'expliquait pas, elle lui demanda
s'il avait dine.

--Pas encore.

Si vous vouliez accepter une assiette de potage; j'ai du bouillon
d'hier, Philis ne l'a pas trouve mauvais.

Mais il n'accepta point, ce qui peina madame Cormier. Il y avait
longtemps que, pour elle, Saniel etait une sorte de dieu, et, depuis
qu'elle le voyait si zele a s'occuper de Florentin, le culte qu'elle lui
avait voue s'etait fait encore plus fervent. Combien de fois parlant de
lui avec Philis, s'etait-elle ecriee "Comment pourrons-nous jamais nous
acquitter envers M. Saniel!" et voila qu'au moment ou elle esperait
pouvoir lui etre agreable il la refusait. Mais elle ne lui en voulut
pas: sans doute, il avait ses raisons; rien de ce qui venait de lui ne
pouvait etre mal.

Cependant les minutes s'ecoulaient et Philis n'arrivait pas; enfin, on
entendit son pas precipite.

--Comment! vous etes venu prevenir maman? s'ecria-t-elle en apercevant
Saniel.

D'ordinaire, madame Cormier l'ecoutait respectueusement, mais elle lui
coupa la parole.

--Et madame Dammauville? demanda-t-elle.

--Madame Dammauville a des yeux excellents; c'est une femme de tete qui,
sans le secours d'aucun homme d'affaires, administre sa fortune.

Defaillante, madame Cormier se laissa tomber sur une chaise.

--Oh! le pauvre enfant! murmurait-elle.

Des exclamations de joie lui echappaient qui n'avaient pas de sens
precis.

Philis, radieuse, regardait Saniel, qui faisait des efforts pour ne pas
rester sombre, et paraitre s'associer a cette joie.

--C'est bien ce que je pensais, dit-il; mais il etait imprudent de
s'abandonner aujourd'hui a des espoirs que demain aurait detruits.

Pendant qu'il parlait, il echappait au moins a l'embarras de sa
situation et a l'examen de Philis.

--Qu'a dit M. Nougarede? demanda-t-elle.

--Je vous l'expliquerai tout a l'heure; commencez par nous raconter ce
que vous avez appris de madame Dammauville; c'est son etat qui decidera
notre conduite, au moins celle que Nougarede conseille d'adopter.

--Quand la concierge m'a vue revenir, commenca Philis, elle a montre une
certaine surprise; mais n'est une bonne femme qui se laisse facilement
apprivoiser, et je n'ai pas eu trop de peine a la faire raconter sur
madame Dammauville tout ce qu'elle sait. Il y a trois ans que madame
Dammauville est veuve, sans enfant; elle a environ quarante ans; et
c'est depuis son veuvage qu'elle habite sa maison de la rue Sainte-Anne.
Jusqu'a l'annee derniere, elle n'etait pas mal portante, cependant elle
allait tous les ans aux eaux a Lamalou. Il y a un an, elle a ete prise
de douleurs qu'on a cru rhumatismales et a la suite desquelles s'est
declaree la paralysie qui la tient au lit. Elle souffre parfois a crier,
mais ce sont des crises qui ne durent pas toujours. Dans les intervalles
elle vit de la vie ordinaire, si ce n'est qu'elle ne se leve point: elle
lit beaucoup, recoit quelques amies, sa belle-soeur, veuve d'un notaire,
ses neveux et nieces, un des vicaires de la paroisse, car elle est
pieuse et surtout tres charitable. Ses yeux sont excellents. Jamais elle
n'a eu ni delire ni hallucination. Elle est tres reservee, deteste
les bavardages, et cherche par-dessus tout a vivre tranquille; aussi
l'assassinat de Caffie l'a-t-il exasperee: elle ne voulait pas qu'on lui
en parlat et elle-meme n'en parlait a personne; elle aurait meme dit
que, si elle etait en etat de quitter sa maison, elle la vendrait, pour
ne plus entendre prononcer le nom de Caffie.

--Comment a-t-elle parle du portrait et de l'homme qu'elle a vu dans le
cabinet de Caffie? demanda Saniel.

--C'est justement la question a laquelle la concierge n'a pas pu
repondre; alors je me suis decidee a me presenter de nouveau chez madame
Dammauville.

--Es-tu brave! dit madame Cormier avec fierte.

--Je t'assure que je ne l'etais guere en montant l'escalier: apres ce
que je venais d'apprendre de son caractere, c'etait vraiment de l'audace
de venir une seconde fois, a deux heures d'intervalle, troubler sa
tranquillite; mais il le fallait. Elle voulut bien me recevoir. En
montant, j'avais cherche une raison pour justifier ou tout au moins pour
expliquer ma seconde visite, et je n'en avais trouve qu'une aventureuse
pour laquelle je dois demander votre indulgence.

Elle dit cela en se tournant vers Saniel, mais les yeux baisses, sans
oser le regarder et avec une emotion pour lui inquietante.

--Mon indulgence? dit-il.

--J'ai agi sans avoir le temps de bien reflechir et sous la pression de
la necessite immediate. Comme madame Dammauville se montrait surprise de
me revoir, je lui dis que ce qu'elle m'avait appris etait si grave et
pouvait avoir de telles consequences pour la vie et l'honneur de mon
frere, que j'avais pense a revenir le lendemain accompagnee d'une
personne au courant des affaires, devant laquelle elle repeterait son
recit, et que c'etait la permission de me presenter avec cette personne
que je lui demandais; cette personne, c'etait vous.

--Moi!

--Et voila pourquoi, dit-elle faiblement, sans lever les yeux sur lui,
j'ai besoin de votre indulgence.

--Mais je vous avais dit... s'ecria-t-il avec une violence que le
mecontentement qu'on eut ainsi dispose de lui ne suffisait pas a
justifier.

--....Que vous ne pouviez pas vous presenter chez madame Dammauville en
qualite de medecin sans qu'elle vous eut fait appeler, je ne l'avais pas
oublie; aussi n'etait-ce pas comme medecin que je voulais vous prier de
m'accompagner... mais comme ami, si vous me permettez de parler ainsi,
comme l'ami le plus devoue, le plus ferme, le plus genereux que nous
ayons eu le bonheur de rencontrer dans notre detresse.

--Ma fille parle en mon nom comme au sien, dit madame Cormier avec une
gravite emue, et je tiens a ajouter que c'est une amitie respectueuse,
une reconnaissance profonde que nous vous avons vouee.

Bien que Philis fut tremblante de voir l'effet qu'elle avait produit sur
Saniel, elle continua avec fermete:

--Vous m'accompagniez donc et, sans rien faire ostensiblement, sans
rien dire qui fut d'un medecin, pendant qu'elle parlait, vous pouviez
l'examiner. A ma demande, madame Dammauville repondit par son
consentement donne avec une parfaite bonne grace. Je retournerai donc
demain chez elle et, si vous jugez que c'est utile, si vous croyez
devoir accepter le role que je vous ai attribue sans vous avoir
consulte, vous pouvez m'accompagner.

Il ne repondit pas a ces dernieres paroles, qui etaient une invitation
en meme temps qu'une question.

--Ne l'avez-vous pas examinee comme je vous l'avais dit? demanda-t-il
apres un moment de reflexion.

--Avec toute l'attention dont j'etais capable dans mon angoisse: le
regard m'a paru etre droit et sans aucun trouble; la voix est reguliere,
bien rythmee; les paroles se suivent sans hesitation, les idees
s'enchainent, elles s'expriment avec ordre. Il n'y a aucune trace de
souffrance sur ce visage jaune, qui porte seulement la marque d'une
douleur resignee; elle remue les bras librement; mais les jambes, autant
que j'ai pu en juger sous la couverture qui les cachait, sont immobiles;
par plusieurs points il me semble que sa paralysie se rapproche de celle
de maman; il est vrai que, par d'autres, elle s'en ecarte; elle doit
etre extremement frileuse, car, bien que le temps ne soit pas froid
aujourd'hui, la temperature de sa chambre m'a paru tres elevee.

--Voila un examen, dit Saniel, qu'un medecin n'eut pas mieux conduit,
a moins d'interroger la malade, et j'aurais ete avec vous dans cette
visite que nous n'en saurions pas plus que ce que vous avez observe.
Il parait certain que madame Dammauville est en pleine possession des
facultes qui rendent son temoignage inattaquable.

Madame Cormier attira sa fille, et passionnement elle l'embrassa.

--Je n'aurais donc rien a faire chez cette dame, continua Saniel, avec
la precipitation d'un homme qui vient d'echapper a un danger; mais votre
role a vous, mademoiselle, n'est pas fini, et vous devrez retourner
demain chez elle pour remplir celui que Nougarede vous confie.

Il expliqua ce que Nougarede attendait d'elle.

--Certainement, dit-elle, je ferai pour Florentin tout ce qu'on me
conseillera: je retournerai chez madame Dammauville, j'irai partout;
mais me permettez-vous de m'etonner qu'on ne profite pas tout de suite
de cette declaration pour obtenir la mise en liberte de mon frere?

Il repeta les raisons que Nougarede lui avait donnees pour ne pas
proceder de cette maniere.

--Je ne voudrais rien dire qui ressemblat a un reproche, repliqua madame
Cormier avec plus de decision qu'elle n'en mettait ordinairement
dans ses paroles; mais peut-etre M. Nougarede fait-il entrer des
considerations personnelles dans son conseil. Nous, notre interet est
que Florentin soit rendu au plus vite a notre affection, et qu'on
lui epargne les souffrances de la prison. Mais je comprends qu'a une
ordonnance de non-lieu dans laquelle il ne parait pas, M. Nougarede
prefere le grand jour de l'audience, ou il pourra prononcer une belle
plaidoirie, utile a sa reputation.

--Qu'il ait ou n'ait pas fait ce calcul, dit Saniel, les choses sont
ainsi. Moi aussi, j'aurais prefere l'ordonnance de non-lieu, qui avait
le grand avantage de tout terminer immediatement. Nougarede ne croit pas
que cette route soit bonne a prendre: il faut suivre celle qu'il nous
trace.

--Nous la suivrons, dit Philis, et je crois qu'elle pourra amener le
resultat qu'attend M. Nougarede, car madame Dammauville ne doit avoir
parle du portrait qu'a tres peu de personnes. Quand j'ai tache de
la faire s'expliquer sur ce point, sans lui poser directement cette
question, elle m'a dit qu'elle n'avait raconte a sa concierge la
non-ressemblance entre le portrait et l'homme qu'elle a vu tirer les
rideaux, que pour que celle-ci, qui plusieurs fois l'avait entretenue
de Florentin et de mes demarches, m'avertit. Je verrai donc demain dans
quelle mesure son recit a pu se repandre et j'irai vous en avertir vers
cinq heures, a moins que vous ne preferiez que j'aille tout de suite
chez M. Nougarede.

--Commencez par moi, et nous irons ensemble chez lui, s'il y a lieu. Je
vais lui ecrire.

--Si je comprends bien le plan de M. Nougarede, il me semble qu'il
repose sur la comparution de madame Dammauville a l'audience. Cette
comparution sera-t-elle possible? C'est ce que je ne pourrai pas savoir;
un medecin seul pourrait repondre. Saniel ne voulut pas laisser paraitre
qu'il avait compris ce nouvel appel.

--J'oubliais de vous dire, continua Philis, que celui qui la soigne est
le docteur Balzajette, demeurant rue de l'Echelle; le connaissez-vous?

--Un solennel qui cache sa nullite sous la dignite de ses manieres.

Il n'eut pas plutot lache ces quelques mots qu'il en sentit la
maladresse; elle devait avoir un excellent medecin, madame Dammauville,
et si haut place dans l'estime de ses confreres que, s'il ne la
guerissait point, c'etait parce qu'elle etait incurable.

--Alors, comment pouvons-nous esperer qu'il la guerira en temps pour
qu'elle paraisse a l'audience? dit Philis.

--Il ne repondit pas et se leva pour se retirer. Timidement, madame
Cormier repeta son invitation; mais il n'accepta pas, malgre le tendre
regard que Philis attachait sur lui; il etait oblige de rentrer sans
pouvoir attendre davantage.



VI

Pourrait-il resister a la pression qui de tous les cotes a la fois le
poussait vers la rue Sainte-Anne? Il semblait que rien n'etait plus
facile que de ne pas commettre la folie d'y ceder, et cependant telle
etait la persistance des efforts qui se reunissaient contre lui, qu'il
devait se demander si un jour il ne serait pas amene malgre lui a leur
obeir: Philis, Nougarede, madame Cormier; maintenant d'ou viendrait la
nouvelle attaque?

N'y avait-il pas la quelque chose d'extraordinaire qu'il eut meme
qualifie de providentiel ou de fatal, s'il avait cru a la Providence ou
a la Fatalite?

Depuis plusieurs mois il etait arrive a une securite complete, qui
l'avait convaincu que tout danger etait a jamais ecarte; mais voila que
tout a coup ce danger eclatait dans de telles conditions qu'il devait
reconnaitre qu'il ne pouvait plus y avoir de securite pour lui:
aujourd'hui madame Dammauville le menacait; demain ce serait un autre.
Qui? il n'en savait rien. Tout le monde. Et c'etait l'angoisse de sa
situation d'etre condamne a vivre desormais dans la crainte et sur la
defensive, sans repos, sans oubli.

Mais ce n'etait pas du lendemain qu'il devait en ce moment s'inquieter,
c'etait de l'heure presente, c'est-a-dire de madame Dammauville.

Pour qu'elle eut dit avec tant de fermete, sur la vue d'un simple
portrait, que l'homme qui avait ferme les rideaux n'etait pas Florentin,
il fallait qu'elle eut une excellente memoire des yeux, en meme temps
qu'une resolution d'esprit et une decision dans les idees qui lui
permettaient d'affirmer sans hesitation ce qu'elle croyait la verite.

S'ils se rencontraient jamais, elle le reconnaitrait donc, et, le
reconnaissant, elle parlerait.

Serait-elle crue?

C'etait la que se trouvait la question decisive, et il semblait qu'etant
donne le caractere de cette femme entouree de consideration et de
respect, qui etait intelligente, circonspecte, reservee, on ne devait
guere douter qu'elle ne le fut, ou tout au moins qu'elle ne soulevat
contre lui des presomptions contre lesquelles il serait oblige de se
defendre.

Des negations ne suffiraient pas. Il n'etait pas venu chez Caffie a cinq
heures un quart. Ou etait-il a ce moment? Quel temoignage pourrait-il
invoquer pour justifier de l'emploi de son temps dans cette soiree? Ne
serait-ce pas alors que sa presence dans le cafe serait signalee, et se
dresserait contre lui pour l'ecraser? La blessure de Caffie avait ete
faite par une main habile a donner la mort, et precisement cette main
savante etait la sienne plus encore que celle d'un tueur de profession.
Sa situation au moment du crime etait desesperee, tout le monde le
savait: aux abois, harcele par ses creanciers, poursuivi par les
huissiers, menace d'etre mis dans la rue; et c'etait a ce moment que
tout a coup, miraculeusement, il avait paye ses dettes. Avec quoi? Qui
pourrait accepter l'histoire de Monte-Carlo, bonne quand il n'y avait
pas de charges contre lui, detestable et accusatrice au contraire quand
ces charges s'etaient elevees.

Un mot, une simple insinuation de madame Dammauville et il etait perdu,
sans defense, sans lutte possibles.

A la verite, et par bonheur, puisqu'elle etait paralysee, et retenue sur
son lit, il n'etait pas expose a se trouver face a face avec elle au
coin d'une rue ou dans une maison tierce, ni a entendre le cri de
surprise qu'elle ne manquerait pas de pousser en le reconnaissant; mais
cela ne suffisait pas pour qu'il s'endormit dans une imprudente securite
en se disant que cette rencontre etait invraisemblable. Il etait
invraisemblable aussi d'admettre que quelqu'un se trouvait precisement
en face de la fenetre de Caffie au moment ou il avait tire les rideaux,
plus invraisemblable encore de croire que ce fait insignifiant en soi,
que cette vision d'un court instant, se graveraient assez solidement
dans une memoire de femme pour se retrouver vivaces apres plusieurs
mois; comme s'ils dataient de la veille, et cependant, de toutes ces
invraisemblances, il s'etait forme une realite qui l'enserrait si bien
que d'un moment a l'autre elle pouvait l'etouffer.

Malgre les instances de Philis, de madame Cormier, de Nougarede et de
toutes celles, quelles qu'elles fussent, qui pourraient encore surgir,
il ne serait pas assez fou pour aller affronter le danger d'une
reconnaissance dans la chambre ou cette paralytique etait clouee,--au
moins cela etait probable, car, apres ce qui venait d'arriver, il
n'etait certain de rien,--mais elle pourrait tres bien se faire
ailleurs, cette reconnaissance.

Dans le plan de Nougarede, madame Dammauville venait a l'audience faire
sa declaration; lui-meme etait temoin: ils devaient donc, a un moment
donne, se rencontrer, et il n'etait pas impossible que ce fut en pleine
audience que la reconnaissance eclatat par un coup de theatre autrement
dramatique que celui qu'avait arrange Nougarede.

Sans doute, il y avait bien des chances pour que madame Dammauville ne
put pas quitter son lit et venir a l'audience; mais n'y en eut-il
qu'une pour qu'elle le quittat, qu'il devait la prevoir et prendre ses
precautions.

Une seule offrait des garanties: se rendre meconnaissable, couper sa
barbe, couper ses cheveux, n'etre plus l'homme aux cheveux longs et a
la barbe blonde frisante qu'elle se rappelait: il eut ete comme tout le
monde qu'elle ne l'aurait sans doute pas remarque lorsqu'il etait venu
a la fenetre, et certainement, elle l'eut oublie, ou du moins confondu
avec d'autres, tandis que la singularite de sa physionomie et de sa
tournure, son air gaulois avaient marque ce souvenir d'une empreinte
caracteristique que le temps n'avait point effacee: il ne faut se
permettre une originalite que quand on est sur a l'avance de n'avoir
jamais rien a craindre.

Assurement, rien n'etait plus facile que de se faire couper la barbe et
les cheveux: il n'y avait pour cela qu'a entrer chez le premier
coiffeur qu'il allait rencontrer sur son chemin: en quelques minutes la
transformation serait radicale.

Chez les indifferents, il n'avait pas trop a s'inquieter de la curiosite
que ce changement pourrait produire; plus d'un ne le remarquerait pas,
et ceux qui seraient surpris au premier abord n'y penseraient bientot
plus, sans doute; d'ailleurs, pour ceux-la, il y avait une reponse
facile: a la veille de devenir un personnage grave, il abandonnait les
dernieres excentricites du vieil etudiant, et passait les ponts sans
esprit de retour sur la rive gauche.

Mais ce n'etait pas seulement aux indifferents qu'il devait des comptes,
il appartenait encore et bien plus a ceux avec lesquels il se trouvait
en relations suivies: a Philis, a Nougarede.

Ne les avait-il pas remarques, ces cheveux longs et cette barbe
frisante, l'avocat, quand il avait constate les points de ressemblance
qui existaient entre les deux signalements, et, des lors, n'etait-ce pas
une imprudence de l'amener a se demander pourquoi tout a coup, ce qui
constituait cette ressemblance disparaissait chez l'un des deux.

Dangereuse chez l'avocat, cette question le devenait bien plus encore
chez Philis: Nougarede ne pouvait marquer que de la surprise; Philis
pouvait demander des explications.

Et il devrait lui repondre d'autant plus nettement que, quatre ou cinq
fois deja, il avait failli se trahir a propos de madame Dammauville,
et que, si elle avait laisse passer ses exclamations ou ses moments
d'embarras, ses hesitations ou ses refus sans l'interroger franchement,
elle n'en avait pas moins ete etonnee certainement: qu'il se montrat
devant elle sans cheveux et sans barbe, ce serait un nouvel etonnement
qui s'ajouterait aux autres, des rapprochements s'etabliraient, et
logiquement, par la force meme des choses; malgre elle, malgre son amour
et sa foi, elle arriverait a des conclusions auxquelles elle ne pourrait
pas se soustraire:--Comme ca, tout a coup; pourquoi?--Deja cinq ou six
mois auparavant, cette question des cheveux longs et de barbe de Fleuve
mythologique s'etait agitee, entre eux: comme il se plaignait un jour
des bourgeois qui ne voulaient pas venir a lui, elle lui avait doucement
explique que, pour plaire a ces bourgeois et les attirer, le moyen
n'etait peut-etre pas tres bon d'etonner ceux qu'on ne choquait pas: que
des redingotes moins longues, des chapeaux moins larges de bord, des
cheveux plus courts, une barbe moins hirsute, un ensemble enfin qui le
rapprochait d'eux leur serait peut-etre plus agreable; et, a ce moment,
il s'etait fache, lui repondant nettement qu'il etait a prendre tel quel
ou a ne pas prendre, et que ces concessions n'entraient pas dans son
caractere. Comment maintenant brusquement entrer dans ces concessions,
et cela precisement a l'heure meme ou le succes de ses concours le
mettait au-dessus de ces petites compromissions: il avait resiste quand
il avait besoin de tout le monde et qu'un client etait pour lui affaire
de vie ou de mort; il cedait quand il n'avait plus besoin de personne
et qu'il se moquait des clients. La contradiction serait vraiment trop
forte et telle qu'elle ne pourrait pas ne pas frapper Philis, dont
l'attention n'avait deja eu que trop d'occasions de s'eveiller.

Et cependant, si delicate que fut cette decision a prendre de se rendre
meconnaissable, c'eut ete demence de sa part de la reculer: le plus tot
serait le mieux; sa faute avait ete de ne pas prevoir, le lendemain de
la mort de Caffie, que des circonstances pourraient surgir un jour ou
l'autre qui la lui imposeraient; a ce moment, elle n'eut pas presente
les memes dangers que maintenant; mais partant de l'idee qu'il n'avait
ete vu par personne, qu'il ne pouvait pas avoir ete vu, il s'etait
complu dans la securite que lui donnait cette conviction et,
tranquillement, il s'y etait engourdi.

Le reveil avait sonne; les yeux ouverts il voyait l'abime au bord duquel
sa maladresse l'avait amene: combien ne serait-il pas fort si, depuis
trois mois, il n'avait plus ces cheveux et cette barbe qui portaient
contre lui le plus terrible temoignage; au lieu de se refugier dans de
miserables echappatoires quand Philis et Nougarede lui avaient demande
de voir madame Dammauville, il eut intrepidement tenu tete, et se fut
rendu chez elle comme ils le voulaient: maintenant il serait sauve et
bientot Florentin le serait aussi.

Et il s'etait cru intelligent! et fierement il s'etait imagine qu'il
pourrait a l'avance combiner si bien les choses qu'il serait a l'abri de
toute surprise! il arriverait ce qu'il aurait prevu, rien de plus: la
lecon que lui donnait l'experience etait rude, et ce n'etait pas la
premiere: le soir de la mort de Caffie, il avait deja eu la perception
tres nette qu'une situation nouvelle venait de s'ouvrir pour lui, qui,
jusqu'a la fin de sa vie, le ferait le prisonnier de son crime. A la
verite, cependant, cette impression s'etait assez vite affaiblie; mais
voila qu'elle reprenait plus forte que jamais, et a coup sur, pour ne
plus le lacher; ce pressentiment dont il ne pouvait se degager, n'en
etait-il pas lui-meme la preuve?

Mais rien ne servait de revenir en arriere, c'etait le present, c'etait
l'avenir qu'il devait sonder d'un coup d'oeil clair et ferme, s'il ne
voulait pas se perdre.

Tout bien pese, bien examine, il devait se faire couper les cheveux et
la barbe; car, si aventureuse que fut cette resolution, si facheuse
qu'elle put devenir en provoquant la curiosite et les questions, c'etait
le seul moyen d'empecher une reconnaissance possible.

Machinalement, par habitude, il se dirigea vers la rue
Neuve-des-Petits-Champs, ou demeurait son coiffeur; mais il n'avait pas
fait quelques pas que la reflexion l'arreta: ce serait certainement
une maladresse de provoquer les bavardages de ce coiffeur qui le
connaissait, et qui, pour le plaisir de causer, raconterait aux gens
du quartier qu'il venait de couper les cheveux et la barbe du docteur
Saniel.--Celui qui avait une si longue barbe?--Lui-meme.--Tiens, c'est
drole.--Il fallait qu'il n'y eut rien de drole en lui, ni sur son
compte. Il revint donc vers le boulevard ou certainement il n'etait pas
connu.

Mais pret a mettre la main sur le bouton de la boutique ou il avait
decide d'entrer, il changea encore d'avis: il venait de trouver
l'explication qu'il fallait pour Philis, et comme il tenait a eviter la
surprise qu'elle ne manquerait pas d'eprouver si, brusquement, elle le
voyait sans cheveux et sans barbe, il lui donnerait cette explication
avant de les faire couper, de facon que, tout d'abord et sans chercher
autre chose, elle comprit que cette operation etait indispensable.

Et il s'en alla diner, furieux contre lui-meme contre les choses de voir
a quels miserables expedients il en etait reduit.



VII

Le lendemain, a cinq heures, quand Philis sonna, ce fut lui qui alla
ouvrir; car Joseph, qui n'etait jamais venu le dimanche, ne venait pas
davantage maintenant.

A peine entree, elle voulut comme d'habitude se jeter a son cou, et avec
un elan qui disait combien elle etait heureuse de le voir; mais de la
main il l'arreta.

--Qu'as-tu? demanda-t-elle paralysee et pleine de craintes.

--Rien, ou tout au moins peu de chose.

--Contre moi?

--Certes non, chere petite.

--Tu es malade?

--Non pas malade, mais j'ai des precautions a garder qui m'empechent de
t'embrasser. Je vais t'expliquer cela. Ne n'inquiete pas, ce n'est pas
grave.

--Vite, s'ecria-t-elle, en l'examinant pour tacher de le devancer par la
pensee.

--Tu as des choses a me dire, toi?

--Oui, et de bonnes. Mais, je t'en prie, parle d'abord; ne me laisse pas
dans cette inquietude.

--Je t'assure que tu n'as pas a t'inquieter, et, quand je te parle
ainsi, tu sais que tu dois me croire; tu vois bien que je n'ai pas l'air
inquiet moi-meme.

--C'est pour les autres que tu t'inquietes, jamais pour toi:

--Sais-tu ce que c'est que la pelade?

--Non.

--C'est une affection speciale du systeme pileux, les cheveux, la barbe,
due a la presence dans l'epiderme d'une sorte de champignon; eh bien, il
est probable que j'ai gagne cette affection.

--C'est grave?

--Ennuyeux et genant pour un homme, mais desastreux pour une femme,
puisque avant tout traitement on doit commencer par couper les cheveux.
Tu comprends donc que si, comme je le crois, j'ai la pelade, je ne vais
pas t'exposer a te la donner en t'embrassant, car elle se transmet avec
une extreme facilite par le contact, et alors il faudrait faire pour toi
ce que je vais etre oblige probablement de faire pour moi, c'est-a-dire
te couper les cheveux. Chez moi, c'est insignifiant; mais ne serait-ce
pas un meurtre de sacrifier ces belles meches frisees qui donnent tant
de charme a la physionomie.

--Tu dis: probablement.

--C'est que je ne suis pas encore tout a fait certain d'avoir la pelade.
Il y a une quinzaine de jours, je me suis senti un leger prurit a la
tete, et naturellement je n'y ai pas prete attention; j'avais autre
chose a faire et, d'ailleurs, je n'allais pas pour une demangeaison me
croire atteint d'une maladie parasitaire. Mais, apres un certain temps,
mes cheveux sont devenus secs par plaques, ternes, et ils se sont
arraches facilement, puis ils sont tombes spontanement. Je me suis dit
que je m'occuperais de cela; mais je n'ai pas eu le temps et les jours
se sont ecoules; d'ailleurs, dans le surmenage que m'imposaient mes
concours, il y avait des raisons plus que suffisantes pour expliquer la
chute de mes cheveux. Enfin aujourd'hui, peu de temps avant ton arrivee,
ayant un peu de liberte, j'ai voulu savoir a quoi m'en tenir et j'ai
examine au microscope un de ces cheveux malades; si je n'avais pas ete
derange je serais maintenant fixe.

--Reprends ton examen.

--J'ai le temps; d'ailleurs l'operation, pour etre complete, ne se
fait pas en quelques minutes; apres avoir etudie le cheveu, il faut
rechercher les spores dans les pellicules epidermiques. Si c'est bien la
pelade, comme j'ai lieu de le croire, demain tu me verras sans
cheveux et sans barbe; je n'hesiterai pas, malgre l'etonnement que je
provoquerai en me montrant rase.

--Qu'est-ce que cela te fait?

--Je ne peux pas dire a tout le monde: je me suis fait couper les
cheveux et la barbe parce que je suis atteint d'une maladie parasitaire:
on sait qu'elle est contagieuse, cette maladie, bien des gens se
sauveraient.

--Les cheveux coupes, que deviendra la maladie?

--Avec un traitement energique, elle disparaitra rapidement; avant peu
tu pourras m'embrasser si... tu ne me trouves pas trop laid.

--Oh! cher.

--Maintenant a toi: tu viens de chez madame Dammauville?

Il n'avait pas besoin d'insister: Philis avait accepte assez bien son
histoire pour qu'il fut rassure de son cote; ce ne serait point elle
qui s'inquieterait; quant aux autres, l'embarras d'avouer une maladie
contagieuse serait aussi une explication suffisante, si jamais il etait
oblige d'en fournir une.

--Que t'a-t-elle dit? demanda-t-il.

--Pour commencer, de bonnes et gracieuses paroles qui montrent bien
quelle excellente femme elle est. Apres m'etre presentee deux fois chez
elle hier, tu comprends que je n'etais pas a mon aise en lui demandant
aujourd'hui de me recevoir encore. Comme je tachais de m'en excuser,
elle m'interrompit: "Je suis heureuse de voir votre devouement pour
votre frere, et vous n'aurez jamais a vous excuser de me demander
mon concours; il vous est acquis dans tout ce que je pourrai." Ainsi
encouragee, je lui expliquai ce que nous desirions d'elle; mais,
contrairement a la promesse qu'elle venait de me faire, elle parut peu
disposee a nous accorder ce concours. "Quelle singuliere procedure!"
repeta-t-elle plusieurs fois. Sans pouvoir lui donner les raisons de
M. Nougarede, je lui dis que nous etions obliges de nous conformer aux
conseils de ceux qui dirigeaient l'affaire, et que je la suppliais
de nous aider. Enfin, elle se laissa gagner, mais a regret et en
protestant. "Je ferai ce que vous voudrez, me dit-elle; mais je ne puis
pas vous assurer que les personnes de mon entourage et les gens a mon
service n'ont pas parle; de meme je ne peux pas vous promettre de
quitter ce lit pour me rendre a la cour d'assises le jour de l'audience;
il y a un an que je garde la chambre: on me promet un mieux prochain..."

--Elle compte se lever bientot? interrompit Saniel.

--Je te repete ses paroles, auxquelles j'ai prete assez d'attention
pour ne pas les oublier: "On me promet un mieux prochain, mais se
realisera-t-il? Je vais presser mon medecin pour qu'il me donne une
reponse, et, quand vous reviendrez me voir, je vous la communiquerai."
Profitant de la porte qu'elle m'ouvrait, je mis l'entretien sur ce
medecin: il me semble, mais je n'en suis pas certaine, qu'elle n'a en
lui qu'une confiance relative; il etait le camarade de classe de son
mari ainsi que de son beau-frere le notaire, il est le parent ou l'ami
de toutes les personnes qu'elle voit, il marie les filles, rompt les
liaisons compromettantes des garcons, raccommode les menages qui vont
mal, confesse les femmes, distrait les maris, choisit les domestiques
et, par-dessus le marche, quand l'occasion s'en presente, il soigne ceux
qui sont malades, les guerit quand ca se trouve ou les laisse mourir au
hasard; tu vois quelle categorie de medecins il appartient.

--Je t'ai dit que je le connaissais.

--Vois si je me suis trompee, et a ce que je te rapporte ajoute ce que
tu sais deja. Effrayee de voir en quelles mains se trouvait madame
Dammauville, j'ai pris tous les chemins detournes que j'ai pu m'ouvrir
et j'ai fini par savoir--sans le lui avoir demande directement--qu'elle
n'avait pas vu d'autre medecin depuis un an: au moment ou la paralysie
s'est declaree, il y a eu une consultation, et depuis elle s'est
contentee du docteur Balzajette; non pas tant par indifference ou
par incredulite, par desesperance ou par apathie, que pour ne pas le
contrarier: "C'est un si brave homme! m'a-t-elle dit; pourquoi lui faire
de la peine? Ma maladie a ete etablie par la consultation: il la soigne
aussi bien que le ferait un autre."

Saniel trouva l'occasion bonne pour revenir sur la maladresse qu'il
avait commise en exprimant franchement son opinion sur le solennel
Balzajette:

--C'est probable, dit-il.

--Est-ce certain? Crois-tu que depuis un an il ne se soit rien presente
dans la maladie de madame Dammauville qui aurait exige un traitement
nouveau, que le solennel Balzajette etait incapable de trouver, a lui
tout seul?

--Il n'est pas si nul que tu supposes.

--C'est toi qui parles de nullite.

--Diagnostiquer une maladie et la traiter sont deux choses; c'est
la consultation dont tu parles qui a etabli la maladie de madame
Dammauville et institue le traitement que Balzajette n'a qu'a appliquer,
et sa capacite, je te l'assure, suffit a cette tache.

Comme elle se montrait peu rassuree, il crut devoir insister; car
c'etait une imprudence de laisser Philis ferue de l'idee que, s'il
soignait madame Dammauville, surement il la guerirait, fallut-il pour
cela un miracle:

--Nous avons un certain temps devant nous, puisque l'ordonnance de
renvoi devant les assises n'est pas encore rendue; d'autre part, madame
Dammauville t'a promis de presser son medecin pour savoir s'il espere la
mettre en etat de quitter son lit bientot; attendons donc.

--Ne vaudrait-il pas mieux agir qu'attendre?

--Au moins, attendons la reponse de Balzajette a la demande de sa
malade; ou elle sera satisfaisante, et alors nous n'aurons rien a faire;
ou elle ne le sera pas, et alors je te promets de voir Balzajette. Je le
connais assez pour pouvoir lui parler de ta cliente, alors surtout
qu'il m'est permis, en faisant intervenir ton frere, de m'interesser
ouvertement a son retablissement.

--Oh! cher, cher, murmura-t-elle dans un elan de reconnaissance emue.

--Tu ne peux pas douter de mon devouement, a toi d'abord, et a ton
pauvre frere ensuite. Tu m'as demande une chose impossible que j'ai du
a mon grand regret te refuser, precisement par cela qu'elle etait
impossible; mais, tu le sais bien, je suis a toi et aux tiens
entierement.

--Pardonne-moi.

--Je n'ai rien a te pardonner; a ta place, je penserais comme toi, mais
je crois qu'a la mienne tu agirais comme moi.

--Sois certain que je n'ai jamais eu dans le coeur une idee de blame
pour ce qui est chez toi affaire de dignite; c'est parce que tu es haut
et fier que je t'aime si passionnement.

Elle se leva.

--Tu pars, dit-il.

--Je voudrais porter a maman les bonnes paroles de madame Dammauville:
tu sens avec quelle angoisse elle m'attend.

--Partons; je te quitterai au boulevard pour monter chez Nougarede.

L'entrevue avec l'avocat fut courte.

--Vous voyez, cher ami, que mon plan est bon; amenez-moi madame
Dammauville a l'audience et nous passerons quelques instants agreables.

Cette fois, Saniel n'eut pas les hesitations de la veille et il entra
dans la premiere boutique de coiffeur qu'il trouva sur son chemin.

--Monsieur veut une frisure? demanda le garcon en le faisant asseoir
dans un fauteuil.

--Non, coupez-moi les cheveux a la tondeuse, et rasez-moi.

--Ah! par exemple!

Quand Saniel rentra chez lui, il alluma deux bougies et, les posant sur
sa cheminee, il se regarda dans la glace.

La coquetterie n'avait jamais ete son peche, et il lui etait souvent
arrive de passer des series de semaines sans arreter ses yeux sur une
glace: un debarbouillage avec un torchon rude, un coup de peigne a ses
cheveux, un fort brossage a sa barbe, sa cravate nouee a la diable, et
c'etait toute sa toilette, pour laquelle les miroirs ne lui servaient
a rien. Cependant quand il etait jeune garcon, avant que la barbe lui
poussat, il etait quelquefois reste devant la petite glace de son lavabo
a s'etudier avec curiosite, se demandant ce qu'il etait et ce qu'il
deviendrait, de meme que reflechissant a son avenir et sondant son
intelligence, il s'etait demande a quoi il serait bon et quel homme
la vie ferait de lui; et de cette epoque il se rappelait un visage
energique aux traits nettement dessines, a la physionomie ouverte et
franche qui, sans etre ce qu'on appelle jolie, n'etait cependant pas
desagreable. Depuis, la barbe, en poussant, avait cache quelques-uns de
ses traits et change cette physionomie; mais, maintenant qu'elle etait
tombee, il se disait sans trop reflechir qu'il allait sans doute
retrouver le jeune garcon dont il avait garde l'image dans sa memoire.

Ce qu'il trouva devant la glace, ce fut un front plisse
transversalement, des sourcils obliques, releves a l'extremite interne,
et une bouche aux levres serrees, abaissees aux coins; des sillons
etaient creuses dans les joues, et toute la physionomie, heurtee,
ravagee, exprimait la durete.

Qu'etait devenue celle du jeune homme d'autrefois? Il avait devant lui
l'homme que la vie avait fait et dont les violentes contractions des
muscles de la face avaient modele le visage.

--Voila bien vraiment une gueule d'assassin! murmura-t-il.

Puis, regardant sa tete rasee, il ajouta avec un triste sourire:

--Et peut-etre celle d'un condamne a mort dont la toilette vient d'etre
faite pour la guillotine.



VIII

S'etre rendu meconnaissable etait, sans doute, une bonne precaution;
mais, entre dans cette voie, il ne serait tranquille que quand il les
aurait epuisees toutes, et de telle sorte que madame Dammauville ne
put jamais retrouver l'homme qu'elle avait si bien vu sous la lampe de
Caffie.

Precisement parce qu'il n'etait pas coquet et n'avait aucune
pretention a la beaute ou a la seduction, il avait echappe a la manie
photographique. Une seule fois, il s'etait fait photographier et encore
malgre lui, apres s'etre defendu, simplement pour ne pas refuser
sans raison un ancien camarade qui, abandonnant la medecine pour la
photographie, avait voulu sa tete.

Mais maintenant cette seule fois etait de trop, car il pouvait y avoir
un danger a ce que son portrait, fait trois ans auparavant, et le
representant avec ces cheveux et cette barbe qu'il venait de supprimer,
trainat de par le monde. Sans doute, il y avait peu de chances pour que
jamais il en passat une epreuve devant les yeux de madame Dammauville;
mais, n'en existat-il qu'une contre cent mille, qu'il devait s'arranger
pour n'avoir pas a la craindre. Un journal avait bien publie le portrait
de Florentin; a un moment donne et dans certaines circonstances qu'on
ne pouvait pas prevoir, mais possibles a la rigueur, un autre journal
publierait peut-etre aussi le sien. Il ne fallait pas que cela fut,
et, pour son repos, il ne voulait pas se dire que ce danger pouvait le
menacer.

De ce portrait, son camarade lui avait offert douze epreuves, et, comme
ses relations n'etaient pas nombreuses, il les gardait encore dans un
tiroir pour la plus grande partie; il en avait envoye un a sa mere,
encore vivante a ce moment; un au cure de son village, et, plus tard, il
en avait donne un a Philis; il devait donc lui en rester neuf. Il les
chercha et, les ayant trouves dans leur boite au fond du tiroir ou il
les avait mis quand il les avait recus, il les brula immediatement.

Des trois qui restaient, un seul pouvait porter temoignage contre lui,
celui de Philis; mais il lui serait facile de le reprendre en inventant
un pretexte; quant aux deux autres, il n'etait pas admissible, vraiment,
qu'il en eut jamais rien a craindre, celui de sa mere etant passe aux
mains d'une vieille tante, qui le gardait accroche par quatre clous au
mur enfume de sa maisonnette; celui de son cure etant cache au fond d'un
village perdu ou personne n'irait le deterrer.

Mais d'ou le danger pouvait surgir et d'ou il etait sage de l'attendre,
c'etait du cote du photographe qui avait peut-etre des epreuves en main
et qui surement conservait le cliche; ce fut sa premiere demarche du
lendemain.

En entrant dans l'atelier de son ancien camarade, il eprouva une
desagreable deception qui le troubla et l'inquieta: il n'avait pas donne
son nom, et comptant sur les changements que la coupe de ses cheveux
et de sa barbe apportaient a sa physionomie, il s'etait dit que ce
camarade, qu'il n'avait pas vu depuis longtemps d'ailleurs, ne le
reconnaitrait certainement pas.

Lorsqu'il eut fait quelques pas dans l'atelier, le chapeau a la main, en
etranger qui va aborder un inconnu, il vit venir a lui le photographe,
la main tendue, le sourire d'un accueil amical sur le visage:

--Vous, mon cher! Quelle bonne fortune me vaut le plaisir de votre
visite; puis-je vous etre utile a quelque chose?

--Vous me reconnaissez?

--Comment! si je vous reconnais? C'est pour la suppression de votre
barbe et de vos cheveux que vous le demandez? Evidemment, cela vous
change et vous donne une nouvelle physionomie; mais je serais indigne de
mon metier si, par un arrangement de chevelure, je me laissais derouter
au point de ne pas vous reconnaitre. D'ailleurs, des yeux d'acier comme
les votres ne se laissent pas oublier c'est un signalement cela et une
signature.

Alors ce moyen en qui il avait mis tant de confiance n'etait qu'une
imprudence nouvelle, comme la question: "Vous me reconnaissez donc?"
etait une maladresse.

--Nous allons poser tout de suite, n'est-ce pas? dit le photographe.
Tres curieuse, cette tete rasee, et plus interessante encore, je crois,
qu'avec la barbe et les cheveux: les traits de caractere s'accusent
mieux.

--Ce n'est pas pour un nouveau portrait que je viens, c'est pour
l'ancien; en avez-vous des epreuves?

--Je ne crois pas; mais on va chercher; en tout cas, si vous en voulez,
il est facile de vous en tirer, puisque j'ai le cliche.

--Voulez-vous faire faire ces recherches, car je n'ai plus une seule
epreuve de celles que vous m'avez donnees, et, en me regardant ce
matin devant ma glace, j'ai trouve de tels changements entre ma figure
d'aujourd'hui et celle d'il y a trois ans, que je voudrais les etudier;
il m'est venu a ce propos des idees sur l'expression de la physionomie
dont je voudrais controler l'exactitude avec pieces a l'appui.

Les recherches faites par un commis n'amenerent aucun resultat: il n'y
avait pas d'epreuves.

--Justement, il y a quelques jours, je pensais a en faire tirer, dit le
photographe; car voila enfin venu pour vous le jour de gloire ou votre
portrait a sa place marquee dans les vitrines et les collections: on ne
parle que de vos concours. Bien que j'aie abandonne la medecine sans
esprit de retour, je ne suis pas devenu indifferent a ce qui la touche,
et j'ai connu vos succes. Quel portrait mettrons-nous en circulation?
l'ancien ou le nouveau?

--Le nouveau.

--Alors preparons-nous pour la pose.

--Pas aujourd'hui; c'est d'hier seulement que je me suis fait raser, a
la suite d'une menace de pelade et la peau recouverte par la barbe a
garde une crudite de blancheur, qui accentuerait encore la durete de ma
physionomie, ce qui est vraiment inutile; nous attendrons donc que l'air
m'ait bruni un peu; alors je reviendrai, je vous le promets.

--Combien voulez-vous d'epreuves de votre ancien portrait.

--Une me suffit.

--Je vous en enverrai une douzaine.

--Ne prenez pas cette peine, je les prendrai quand je viendrai poser;
mais en attendant ne pourriez-vous pas me montrer le cliche?

--Rien de plus facile; on va vous l'apporter.

En effet, on l'apporta bientot et Saniel prit la plaque de verre, du
bout des doigts, delicatement, avec precaution, aux deux coins opposes,
de facon a ne pas l'effacer; puis, comme il se trouvait dans l'ombre
d'un rideau bleu tendu sous le vitrage, il en sortit pour se diriger
vers la cheminee, ou la lumiere tombait crue, et il commenca son examen.

--C'est bien cela, disait-il; tres curieux!

--Il n'y a que la photographie pour avoir cette valeur documentaire.

Pour comparer ce document avec la realite, Saniel se rapprocha encore
de la cheminee, au-dessus de laquelle se trouvait une glace; quand ses
pieds toucherent la plaque de marbre qui formait l'encadrement du
foyer, il s'arreta, regardant alternativement le cliche, qu'il tenait
precieusement dans ses mains, et son visage que refletait la glace.

Tout a coup il poussa une exclamation: il venait de lacher le cliche,
qui, tombant bien a plat sur le marbre, s'etait casse en petits morceaux
qui avaient saute ca et la.

--Quel maladroit je fais!

Il montra un depit qui ne devait pas laisser le plus petit doute au
photographe au cas ou celui-ci en aurait eu: c'etait un element de
travail perdu, et tous ceux qui ont travaille savent qu'on n'accepte pas
de gaiete de coeur une pareille deception.

Il faudra vous procurer une des epreuves que vous avez donnees, dit le
photographe; car, pour moi, je n'en ai pas une seule; mais cela ne doit
pas etre impossible.

--Je chercherai.

Ce qu'il chercha en sortant, ce fut de savoir si, oui ou non, il avait
reussi a se rendre meconnaissable, car il ne pouvait pas s'en tenir a
cette experience, faussee par cela seul que cet ancien camarade etait
photographe: c'etait chez lui affaire de metier de noter les traits
typiques qui distinguent une physionomie d'une autre, et il avait acquis
dans une longue pratique une surete de coup d'oeil que ne pouvait pas
posseder madame Dammauville.

Parmi les personnes avec lesquelles il avait des relations, il lui
sembla que celle qui se trouvait dans les meilleures conditions pour
donner un caractere de certitude a l'epreuve, etait madame Cormier. Et
tout de suite il monta aux Batignolles: a cette heure, il savait Philis
sortie pour une lecon; madame Cormier serait seule, et, comme elle
n'avait assurement pas ete prevenue par sa fille qu'il devait se faire
raser, l'experience se presenterait de facon a donner un resultat aussi
exact que possible.

A son coup de sonnette, ce fut madame Cormier qui vint ouvrir et il
salua sans qu'elle le reconnut; mais comme l'entree etait sombre, cela
n'avait pas grande signification. Le chapeau a la main, il la suivit
dans la salle a manger, sans parler, pour que la voix ne le trahit
point.

Alors, apres qu'elle eut regarde un moment avec une surprise inquiete
d'abord, elle se mit a sourire:

--Mais c'est M. Saniel! s'ecria-t-elle. Mon Dieu! que je suis sotte, de
ne pas vous avoir reconnu; cela vous change tellement de vous etre fait
raser! Pardonnez-moi.

--C'est parce que je me suis fait raser que je viens vous demander un
service.

--A nous, cher monsieur! Ah! parlez vite; nous serions si heureuses de
vous prouver notre reconnaissance.

--Je voudrais prier mademoiselle Philis de me rendre, si elle l'a
encore, une photographie que je lui ai donnee il y a un an environ.

Comme Philis voulait avoir la liberte d'exposer cette photographie
franchement, pour la garder toujours devant elle, c'etait en presence de
sa mere qu'elle l'avait demandee et en presence de madame Cormier que
Saniel l'avait donnee.

--Si elle l'a toujours! s'ecria madame Cormier; ah! cher monsieur, vous
ne savez pas la place que toutes vos bontes et les services que vous
nous avez rendus vous ont acquise dans notre coeur.

Et, passant dans la piece voisine, elle en rapporta un petit cadre en
velours dans lequel se trouvait la photographie; Saniel l'en retira en
expliquant l'etude pour laquelle il en avait besoin et, apres avoir
promis de la rapporter bientot, il s'en revint chez lui.

Decidement, tout avait bien marche: le cliche detruit, l'epreuve de
Philis entre ses mains, il n'avait plus rien a craindre de ce cote;
quant a l'experience tentee sur madame Cormier, elle etait assez
decisive pour lui inspirer pleine confiance: si madame Cormier, qui
l'avait vu si souvent, si longuement, et qui pensait a lui a chaque
instant, ne l'avait pas reconnu, comment admettre que madame
Dammauville, qui ne l'avait apercu que de loin et pendant quelques
secondes seulement, le reconnaitrait apres plusieurs mois?

L'ecueil etait donc heureusement franchi, et, si perilleux qu'il eut
tout d'abord paru, il n'aurait pas du lui faire perdre la tete: ne
s'habituerait-il donc jamais a l'idee que sa vie ne pouvait pas avoir la
tranquille monotonie d'une existence bourgeoise, qu'elle eprouverait des
heurts et des orages, mais que, s'il savait rester toujours maitre de sa
force et de sa volonte, il devait la mener a bon port!

Le calme qui etait le sien avant cette bourrasque lui revint donc bien
vite, et, quand les dernieres epreuves de ses concours, confirmant les
succes des premieres, lui eurent donne les deux titres qu'il avait si
ardemment desires et poursuivis au prix de tant de peines, de tant
d'efforts, de tant de privations, il put en toute securite jouir de son
triomphe.

Enfin, il tenait le present dans des mains vigoureuses, et l'avenir
etait a lui!

Maintenant, il pouvait marcher droit, hardiment, la tete haute, en
bousculant ceux qui le genaient, d'une allure qui etait celle de son
temperament.

Bien que ces derniers mois eussent ete terriblement agites pour lui par
tout ce qui touchait a l'affaire de Caffie et de Florentin, et surtout
par les fatigues, les emotions, les fievres de ses concours, il n'avait
cependant pas interrompu ses travaux particuliers ni un jour, ni une
heure, et ses experiences poursuivies depuis tant d'annees lui avaient
enfin donne des resultats importants, que la prudence seule l'avait
empeche de publier. En opposition avec l'enseignement officiel de
l'ecole, ces decouvertes auraient fait dresser les cheveux sur de vieux
cranes ou, depuis longtemps, on n'en voyait plus, et ce n'etait pas le
moment, quand il demandait la porte, de s'attirer l'hostilite de ces
venerables portiers qui barreraient le chemin a un revolutionnaire.
Mais, maintenant, qu'il etait dans la place pour dix ans au moins, il
n'avait plus de menagements a garder, ni pour les personnes, ni pour les
idees, et il pouvait parler.



IX

Saniel avait vu son collegue le solennel Balzajette, et, assez
adroitement pour ne provoquer ni la surprise ni le soupcon, il avait
pu lui parler de madame Dammauville, a laquelle il s'interessait
incidemment; sans insister, en passant et seulement pour justifier sa
question, il avait explique la nature de cet interet.

Pour etre solennel, Balzajette n'en etait pas moins bavard, et meme
c'etait sa solennite qui faisait son bavardage: il s'ecoutait parler,
et quand, les jambes legerement ecartees, il etait bien pose sur un
trottoir pas trop etroit, bombant la poitrine, appuyant son menton rose,
rase de frais, sur sa cravate blanche, decrivant dans l'air, de sa main
baguee, des gestes nobles et demonstratifs, on pouvait, si on avait la
patience de l'ecouter, lui faire dire tout ce qu'on voulait: car il
etait convaincu que son interlocuteur passait un moment agreable dont le
souvenir ne s'effacerait pas; ses malades pouvaient l'attendre dans la
douleur ou dans l'angoisse, il n'en hatait pas le majestueux debit de
ses phrases ronflantes aux adjectifs choisis, et a moins qu'il ne se
rendit a une invitation a diner, ce qui lui arrivait cinq jours au
moins par semaine, il ne vous lachait qu'apres vous avoir fait partager
l'admiration qu'il professait pour lui-meme.

C'etait a une affection de la moelle qu'etait due la paralysie de madame
Dammauville: par consequent, elle etait parfaitement guerissable; et
meme Balzajette s'etonnait qu'avec son traitement et ses soins cette
guerison se fit attendre:

--Mais que vous dirai-je, jeune confrere; vous savez mieux que moi
qu'avec les femmes tout est possible... surtout l'impossible!

Et, pendant une demi-heure il avait complaisamment raconte les
etonnements que causaient a son savoir et a son experience les femmes
du monde qu'il soignait: certainement il n'entendait pas contester les
lecons que le medecin recoit a l'hopital,--a Dieu ne plut qu'il eut
pareille outrecuidance!--mais combien plus variees, combien plus
completes, combien plus profondes etaient celles que donnait la
clientele mondaine quand on etait assez heureux pour s'en etre cree une.

--Enfin, pour me resumer, que vous dirai-je, jeune confrere?...

Et ce qu'il avait dit et redit, explique et re-explique avec des
digressions enchevetrees les unes dans les autres, c'etait comment
il voulait remettre sa cliente sur pied avant peu. Certainement, il
n'entendait pas contester les travaux recents publies sur l'anatomie
pathologique des lesions medullaires,--a Dieu ne plut qu'il eut une
pareille outrecuidance!--mais l'experience est l'experience, et, sans
forfanterie, il croyait pouvoir compter sur celle que trente annees de
pratique dans sa clientele mondaine lui avaient acquise.

--On ne traite pas une duchesse comme une marchande des quatre saisons,
n'est-ce pas, mon jeune confrere?

Bien qu'en dehors d'un journal boulevardier Balzajette ne lut rien et
n'ouvrit jamais un livre pour se tenir au courant, cependant la jeune
reputation de Saniel etait venue jusqu'a lui,--par ses oreilles,--et
precisement parce qu'elle etait jeune, il tenait a menager ce confrere,
qui semblait appeler a se faire une belle place. Malgre la haute estime
qu'il professait pour ses merites et sa personne, il n'etait pas sans
savoir vaguement que les medecins de sa generation, arrives a de grandes
situations, ne le traitaient pas avec toute la consideration qu'il
s'accordait lui-meme, et, pour donner une lecon a ses anciens camarades,
il etait bien aise de nouer de bonnes relations avec un jeune dans le
mouvement; il parlerait de son jeune confrere Saniel: "Vous savez, celui
qui vient d'etre nomme agrege", et il raconterait les conseils que lui
Balzajette lui avait donnes.

Que madame Dammauville fut remise sur pied, par cette vieille baderne,
en temps pour venir a l'audience, Saniel en doutait fort, surtout apres
que Balzajette lui eut explique son traitement; mais, avec la situation
que lui aurait faite cette comparution, il ne pouvait que s'en rejouir.
Sans doute, il serait facheux pour Florentin de n'avoir pas ce
temoignage et de ne pas profiter du coup de theatre prepare par
Nougarede; mais, pour lui-meme, il ne pouvait que s'en trouver heureux.
Malgre toutes les precautions qu'il avait prises, mieux valait ne pas
s'exposer a une rencontre avec madame Dammauville dans la chambre des
temoins ou meme a l'audience. On s'en tiendrait a une lettre appuyee
par la deposition de Balzajette, et Florentin n'en serait pas moins
acquitte: seul Nougarede aurait a regretter son coup de theatre; mais
il n'avait pas a s'inquieter des satisfactions ou des deceptions de
Nougarede.

Bien entendu, il n'avait pas dit a Philis les idees que son entretien
avec Balzajette lui avait suggerees, se contentant de lui resumer les
conclusions de cet entretien: avant peu madame Dammauville serait sur
pied; Balzajette l'affirmait; s'il n'etait pas un maitre infaillible,
il en savait assez pour qu'on put ajouter foi a sa parole: puisqu'il
promettait un mieux rapide, on devait croire a ce mieux: Florentin
serait sauve; il n'y avait qu'a laisser aller les choses, elles etaient
en bonne voie, en aussi bonne que si on les avait soi-meme dirigees.

Et Philis, madame Cormier, Nougarede, Florentin lui-meme, que la cellule
de Mazas n'avait cependant reconcilie, ni avec l'esperance, ni avec la
justice providentielle, s'etaient tous complu dans cette idee.

Aussi, quand la chambre des mises en accusation renvoya Florentin devant
les assises, l'emoi ne fut-il pas trop violent chez madame Cormier
et Philis: madame Dammauville serait en etat de faire sa deposition,
puisque la veille meme elle avait pu quitter son lit, et, bien qu'elle
ne fut restee levee qu'une heure, bien qu'elle n'eut pu sortir de sa
chambre que pour aller dans son salon, cela suffisait. Nougarede disait
que l'affaire viendrait a la seconde session d'avril: d'ici la, madame
Dammauville serait assez solide sur ses jambes pour paraitre devant le
jury et enlever l'acquittement.

Avec Philis, Saniel avait repete que la guerison etait certaine, et avec
elle aussi il s'en etait hautement rejoui; mais tout bas il n'avait pas
ete sans s'inquieter de cette guerison: cette rencontre, dont l'idee
seule l'avait epouvante au point de lui faire perdre la tete, allait
donc se produire et dans des conditions qui ne pouvaient pas ne pas
l'emouvoir. A la verite, les precautions qu'il avait prises, devaient
le rassurer, mais enfin il n'en restait pas moins une incertitude
troublante. Qui pouvait savoir! Il eut prefere qu'elle ne quittat pas sa
chambre, comme le traitement de Balzajette le donnait a prevoir, et
que Nougarede trouvat un moyen pour obtenir sa deposition sans qu'elle
l'apportat elle-meme; il se fut senti plus rassure, et c'eut ete d'un
esprit plus tranquille, avec un visage plus impassible, qu'il se fut
rendu a l'audience.

Etait-il vraiment meconnaissable? C'etait la question qui maintenant
l'obsedait, et plusieurs fois par jour il se placait devant une glace,
la photographie qu'il avait prise chez Philis a la main, et longuement
il comparait sa physionomie actuelle avec celle du portrait. Parfois
il trouvait que les dissemblances etaient telles que quelqu'un qui ne
saurait pas a l'avance que ces deux physionomies appartenaient a la meme
tete ne l'imaginerait jamais. Mais d'autres fois c'etaient des points de
contact qui le frappaient, et alors il se disait qu'ils pouvaient aussi
frapper madame Dammauville. La barbe, les cheveux etaient tombes;
mais les yeux, ces yeux d'acier, comme disait son ancien camarade le
photographe, etaient restes, et rien ne pouvait les changer ni les
cacher. Un moyen s'offrait: porter un lorgnon bleu ou des lunettes, se
blesser dans une experience de chimie qui lui imposerait un bandage;
mais ce serait un deguisement qui provoquerait la curiosite et des
questions d'autant plus dangereuses qu'il coinciderait avec la
suppression de la barbe et des cheveux.--Pourquoi donc a-t-il cherche
a changer si completement sa physionomie?--Il ne fallait pas qu'on se
demandat cela, car ce serait ouvrir une piste qui pouvait mener loin.

Mais ces inquietudes ne le tourmenterent pas longtemps, car Philis, qui
maintenant passait tous les jours rue Sainte-Anne, prendre des nouvelles
de madame Dammauville, arriva un soir desesperee et lui annonca que
ce jour-la la malade n'avait pu rester levee que quelques minutes et
qu'elle avait du reprendre le lit.

Elle n'irait donc pas a l'audience.

Cette apprehension de se rencontrer face a face, avec madame Dammauville
avait fini par l'exasperer: il se trouvait lache de la subir, et,
puisqu'il n'avait pas la force de la secouer, il etait heureux de s'en
trouver debarrasse par la seule intervention du hasard, qui, apres
lui avoir ete mauvais si longtemps, lui devenait favorable; la roue
tournait.

--Vois madame Dammauville tous les jours, dit-il a Philis, et note tout
ce qu'elle ressent; peut-etre trouverai-je, pour reparer cet accroc,
quelque chose que je suggererai a Balzajette sans qu'il se doute de
rien. D'ailleurs il est a croire que la recrudescence de froid que nous
subissons entre pour une bonne part dans sa rechute, et il est probable
qu'avec un peu de chaleur printaniere elle ira mieux.

Il avait voulu par ce conseil endormir l'inquietude de Philis et gagner
du temps; ce fut precisement le contraire qui arriva; dans son angoisse,
qui s'accroissait a mesure qu'approchait le proces, ce n'etait pas a
des probabilites pas plus qu'a l'influence incertaine du printemps que
Philis pouvait se fier, il lui fallait plus et mieux; mais, de peur
d'etre refusee, elle se garda de lui dire ce qu'elle esperait obtenir.

Ce fut seulement quand elle eut reussi qu'elle parla.

Tous les soirs, en sortant de chez madame Dammauville, elle venait lui
raconter ce qu'elle avait appris, et pendant trois jours son recit avait
ete le meme:

--Elle ne peut pas quitter son lit.

Et toujours il lui avait fait la meme reponse:

--C'est le froid; certainement, le temps va changer: a la fin de mars,
cette gelee et ce vent ne peuvent pas continuer.

Il etait peine de sa desolation et de son angoisse; mais qu'y
pouvait-il? Ce n'etait pas sa faute si cette rechute se produisait juste
au moment decisif; le hasard avait ete pendant assez longtemps contre
lui: il n'allait pas le contrarier au moment ou il se mettait de son
cote, en cedant au desir que Philis n'osait pas exprimer, mais qu'il
devinait, et en acceptant de voir madame Dammauville.

Le quatrieme jour, quand elle entra dans son cabinet, il comprit tout de
suite a son allure que quelque changement heureux pour Florentin s'etait
produit.

--Madame Dammauville s'est levee? dit-il.

--Non!

--Je l'avais pense a la vivacite et a la legerete de ton entree.

--C'est que je suis en effet, bien heureuse: madame Dammauville veut te
consulter.

Il lui prit violemment les deux mains et les secouant:

--Tu as fait cela! s'ecria-t-il.

Elle le regarda epouvantee.

--Toi! toi! repetait-il avec une fureur croissante.

--Au moins, ecoute-moi, murmura-t-elle; tu verras que je ne t'ai
compromis en rien.

Compromis! c'etait bien a la dignite professionnelle qu'il pensait
vraiment!

--Je n'ai pas besoin de t'ecouter: je n'irai pas.

--Ne dis pas cela.

--Il ne manquait plus que de disposer de moi a votre guise.

--Victor?

La colere l'affolait.

--Je vous appartiens donc; je suis donc ta chose; tu fais donc de moi ce
que tu veux; tu decides et je n'ai qu'a obeir! C'en est trop, a la fin!
Tu peux partir, tout est fini entre nous.

Elle l'ecoutait aneantie; mais ce dernier mot, qui la frappait dans son
amour, lui rendit la force; a son tour elle lui prit les deux mains, et,
bien qu'il voulut les degager, elle les retint dans les siennes:

--Tu peux me jeter a la figure toutes les paroles que t'arrache la
colere; tu peux m'adresser tous les reproches que tu trouves que je
merite; je ne me revolterai pas. Sans doute j'ai des torts envers toi,
et je sens toute leur portee en voyant combien profondement tu es
blesse; mais me chasser, me dire que tout est fini entre nous, non,
Victor, tu ne feras pas cela; tu ne le diras pas, car tu sais que jamais
homme n'a ete aime comme je t'aime, adore, respecte: et volontairement,
de parti pris, meme pour sauver mon frere, je t'aurais compromis!

Il la repoussa:

--Va-t'en, dit-il durement.

Elle se jeta a genoux et, retenant les mains qu'il lui retirait, elle
les embrassa desesperement.

--Mais ecoute-moi, s'ecria-t-elle; avant de me condamner, laisse-moi
dire ce que j'ai pour ma defense. Quand meme je serais cent fois plus
coupable que je ne le suis reellement, tu ne peux pas me repousser avec
cette durete impitoyable.

--Va-t'en!

--Tu perds la tete; la colere t'egare. Qu'as-tu? Il est impossible que
ce soit moi qui, par ma maladresse, par ma faute, te mette dans cet etat
d'exasperation folle. Qu'as-tu, mon bien-aime?

Ces quelques mots firent plus que la soumission desesperee de Philis
et que ses elans d'amour: elle avait raison, il perdait la tete; et si
coupable qu'elle se trouvat envers lui, elle ne pouvait pas admettre
evidemment que la faute qu'elle avait commise le jetat dans cet acces de
folie furieuse; cela n'etait pas naturel, et il fallait que, dans ses
paroles comme dans ses actions, tout fut naturel, tout fut explicable.

--Eh bien! parle, dit-il, je t'ecoute; au surplus, il vaut encore mieux
savoir. Parle donc.



X

--Tu dois comprendre, dit-elle avec un peu plus de calme,--car,
puisqu'il lui permettait de parler, elle esperait bien le
convaincre,--que depuis quatre jours j'ai fait tout ce que j'ai pu pour
amener madame Dammauville a l'idee d'appeler en consultation avec M.
Balzajette un medecin...

--Qui serait moi.

--... Toi ou un autre; je n'ai prononce aucun nom; tu ne dois pas me
croire assez maladroite pour aller grossierement te mettre en avant;
ce n'eut pas ete un bon moyen pour te faire accepter par une femme
intelligente; et j'ai assez souci de ta dignite pour ne pas jouer avec
elle. Je croyais qu'un autre medecin que M. Balzajette trouverait un
remede, un moyen quelconque, un miracle, si tu veux, qui permettrait a
madame Dammauville de se rendre au palais de Justice, et je le disais;
je le disais sur tous les tons, de toutes les manieres, avec autant de
persuasion que j'en pouvais mettre dans mes paroles. N'etait-ce pas
la vie de mon frere que je defendais, notre honneur? Tout d'abord, je
trouvai madame Dammauville tres opposee a cette idee.--Un autre medecin,
a quoi bon? M. Balzajette l'avait bien soignee, puisqu'il avait pu lui
faire quitter le lit. Il est vrai qu'elle avait du le reprendre; mais
c'etait la un accident qu'on ne pouvait lui imputer sans injustice.
Combien de raisons expliquaient cet accident? Sa longue maladie, sa
faiblesse, les mauvaises conditions d'un temps dur. Elle irait mieux
bientot, elle le sentait. D'ailleurs, dut-elle se faire porter au palais
de Justice, qu'elle n'hesiterait pas.

--Elle ferait cela!

--Assurement. Personne n'a plus qu'elle le sentiment du juste: elle se
trouverait coupable de ne pas apporter son temoignage a un innocent; ne
pas le sauver quand elle le peut, serait prendre la responsabilite de sa
perte. Il est donc certain que, si elle ne peut pas venir a l'audience
toute seule, elle fera tout pour y venir n'importe comment, au bras de
M. Balzajette, sur une civiere. J'etais donc assez tranquille de ce
cote; mais je ne l'etais pas pour la civiere. Que penserait-on si on la
voyait en cet etat? Quelle impression ferait sur les jures cette malade!
Sa maladie laisserait-elle a son temoignage toute sa valeur? Cela me
fit insister. Je crois t'avoir dit que madame Dammauville me temoigne
maintenant une sympathie affectueuse, qui chaque jour va s'augmentant:
elle me fait rester pres d'elle plus longtemps; elle m'ecoute avec
bienveillance; enfin elle me temoigne une veritable amitie; comme si je
la connaissais depuis longtemps et avais pu lui rendre service. Je
mis cette bienveillance a profit pour revenir sur la question de la
consultation, mais, je te le repete, sans prononcer ton nom et sans
jamais te mettre en avant. Que cela soit bien entendu et, je t'en prie,
crois-moi quand je te l'affirme. Je lui representai que, puisque M.
Balzajette pouvait se dire, avec toutes les apparences de la raison,
qu'il l'avait guerie, il ne devait pas se facher qu'elle desirat
chercher a consolider cette guerison; que d'ailleurs elle avait des
motifs imperieux qui l'obligeaient a ne pas attendre, car il lui en
couterait beaucoup de se presenter a la cour d'assises dans un appareil
theatral qui n'etait pas du tout dans son caractere et dans ses
habitudes. Il ne m'avait pas fallu grande finesse pour deviner que le
souci de peiner ce vieil ami de son mari, qu'elle est trop intelligente
pour ne pas connaitre, etait l'empechement principal qui s'opposait a
cette consultation. Ce fut alors que ton nom fut prononce.

--Tu l'avoues donc!

--Tu vas voir comment et tu diras si tu dois t'en facher. Je n'ai pas
passe tant de temps aupres de madame Dammauville sans lui parler de
maman, et par consequent sans lui dire comment tu l'as guerie d'une
paralysie qui, par plus d'un point, ressemblait a la sienne. Il n'etait
pas mal, n'est-ce pas, de dire ce que tu avais fait pour nous, et, sans
rien laisser soupconner de mon amour, je pouvais bien sans doute faire
ton eloge que dictait la seule reconnaissance. Tu connais trop les
malades pour ne pas deviner que madame Dammauville elle-meme m'avait, la
premiere, interrogee bien des fois sur ces points de ressemblance entre
sa paralysie et celle de maman, sur le traitement que tu avais ordonne,
sur les effets qu'il avait produits, et naturellement comme toujours,
quand je parle de toi, quand j'ai la joie de prononcer ton nom, je lui
avais repondu longuement, en detail; ce n'est pas un crime, cela?

Elle attendit un moment en le regardant; sans adoucir la durete de son
regard, il lui fit signe de continuer.

--Quand j'insistai pour la consultation, madame Dammauville se
rappela ce que je lui avais dit et la premiere,--tu entends: la
premiere,--prononca ton nom. Je n'avais pas de raisons, il me
semble, pour m'enfermer dans une reserve qui eut ete inexplicable et
incomprehensible; je racontai donc tout ce que pouvait dire une femme
d'un homme dans ta position. Puisque tu avais soigne et gueri ma mere,
j'avais bien le droit de faire ton eloge; avec une nature comme la
sienne, elle n'eut pas compris que je ne le fisse point, et certainement
elle eut cru a l'ingratitude de ma part. Je citai ton travail sur les
maladies de la moelle, et cela encore etait tout naturel: puisque c'est
d'une maladie de la moelle que ma mere a ete guerie, il m'etait permis,
si ignorante que je fusse en medecine, de l'avoir lu et etudie avant la
guerison. Comme elle manifestait le desir de le connaitre, j'offris de
le lui preter...

--Est-ce naturel, cela?

--Avec une autre que madame Dammauville, non, sans doute; mais elle
n'est point un esprit frivole, ses lectures sont serieuses; elle sait
beaucoup; enfin, je crus pouvoir le lui preter sans faire mal et sans
encourir ton blame. Je le lui apportai il y a deux jours, et tout a
l'heure elle m'a dit que sa lecture l'avait decidee a t'appeler.

--Je n'irai certes pas: elle a son medecin.

--Ne va pas imaginer que je suis chargee de te demander de lui faite
visite tout est entendu avec M. Balzajette, qui doit t'ecrire ou te
voir, je ne sais au juste.

--Cela serait bien extraordinaire de la part de Balzajette!

--Peut-etre le juges-tu mal. Quand madame Dammauville lui a parle de
toi, il n'a pas souleve la plus petite objection; au contraire, il a
fait ton eloge; il dit que tu es un des rares jeunes en qui on peut
avoir confiance; ce sont ses propres paroles que madame Dammauville m'a
rapportees.

--Que m'importe le jugement de cette vieille bete!

--Je t'explique comment tu es appele en consultation, non parce que j'ai
parle de toi, mais parce que tu inspires confiance a M. Balzajette. Si
bete qu'il soit, il te rend justice et sait ce que tu vaux.

Il etait donc arrive, le moment de cette rencontre qu'il n'avait pas
voulu croire possible tout d'abord, et qui, cependant, se presentait
dans de telles conditions qu'il ne voyait pas comment l'eviter. Refuser
Philis, il le pouvait; mais Balzajette? Comment? sous quel pretexte? Un
collegue l'appelait en consultation, pourquoi ne s'y rendrait-il pas? Il
eut prevu ce coup, qu'il aurait quitte Paris jusqu'au moment du proces;
mais il etait pris a l'improviste. Que dire pour justifier une absence
qu'il n'avait pas annoncee? Il n'avait pas de mere, de freres qui
pussent l'appeler et aupres desquels il fut oblige de rester. D'ailleurs
il voulait aller a l'audience, et, puisque son temoignage devait peser
d'un poids considerable sur la conviction des jures, c'etait son devoir
de l'apporter a Florentin; c'eut ete une lachete meprisable de manquer a
ce devoir, et, de plus, c'eut ete une imprudence: aux yeux de tous,
il devait paraitre n'avoir rien a craindre, et cette assurance, cette
confiance en soi etaient une des conditions de son salut. Or, s'il
venait a l'audience, et a tous les points de vue il etait impossible
qu'il n'y vint pas, il s'y rencontrerait avec madame Dammauville,
puisqu'elle voulait s'y faire porter au cas ou elle ne pourrait pas
s'y rendre librement. Soit chez elle, soit au palais de Justice, la
rencontre etait donc fatale, et, quoi qu'il eut fait, les circonstances
plus fortes que sa volonte l'avaient preparee et amenee: tout ce qu'il
tenterait ne l'empecherait pas.

La seule question qui meritat d'etre a cette heure serieusement pesee
etait celle de savoir ou cette rencontre serait moins dangereuse pour
lui,--chez madame Dammauville, ou au Palais? Tout le reste etait
au-dessus de lui, et echappait a sa volonte.

Il reflechissait ainsi silencieusement, sans plus s'occuper de Philis
que si elle n'etait pas pres de lui, ne la regardant pas, les yeux
perdus dans le vague, le front contracte, les levres serrees, quand la
sonnette de l'entree resonna: comme Joseph etait a son poste, Saniel ne
bougea pas.

--Si c'est un malade, dit Philis, qui ne voulait pas partir deja,
j'attendrai dans la salle a manger.

Et elle se leva.

Avant qu'elle fut sortie, Joseph entra:

--Monsieur le docteur Balzajette, dit-il.

--Tu vois, s'ecria Philis.

Sans lui repondre, Saniel fit signe a Joseph d'introduire le docteur
Balzajette, et, tandis qu'elle disparaissait legerement, sans bruit, il
se dirigea vers le salon.

Balzajette vint a lui les deux mains tendues:

--He! bonjour, mon jeune confrere! Enchante de vous rencontrer.

L'accueil etait bienveillant, amical et aussi protecteur; Saniel y
repondit de son mieux.

--Depuis que nous nous sommes rencontres, continua Balzajette, j'ai
pense a vous. A cela, rien que de naturel, car vous m'inspirez une vive
sympathie, et ce n'est pas d'aujourd'hui; la premiere fois que vous etes
venu me faire visite, vous m'avez tout de suite plu; je vous ai devine
et me suis dit "Voila un grand garcon qui fera son chemin." Vous
souvenez-vous?

Assurement il se souvenait; et de toutes les visites qu'il avait faites
a ce moment aux medecins et aux pharmaciens de son quartier, celle a
Balzajette avait ete la plus dure; il etait impossible de montrer plus
de morgue, plus de hauteur; plus de dedain, que ce solennel n'en avait
mis dans son accueil. Mais alors le jeune confrere etait perdu dans la
foule des pauvres diables et vraisemblablement il y resterait; tandis
que, maintenant qu'il en etait sorti, on ne savait pas ou il irait.

--Je vous disais que j'avais pense a vous, continua Balzajette; c'est a
propos de cette cliente dont vous m'avez parle; vous savez?

--Madame Dammauville?

--Precisement. Je l'ai remise sur pied comme j'en etais sur et comme je
vous l'avais annonce; mais, depuis, cette mauvaise temperature lui a
fait reprendre le lit. Ce n'est qu'une affaire de jours, sans aucun
doute; seulement, en attendant, la pauvre femme s'irrite, s'impatiente;
vous savez, jeune confrere, les femmes! Enfin, que vous dirai-je?
Pour calmer cette impatience, je lui ai spontanement propose une
consultation, et naturellement j'ai prononce votre nom, qui etait
indique par votre beau travail sur les lesions medullaires; je l'ai
appuye comme il convenait, avec l'estime qu'il s'est acquise, et j'ai eu
la satisfaction de le voir accepter.

Saniel remercia comme s'il croyait a la parfaite sincerite de cette
proposition spontanee.

--J'aime les jeunes, et tiens a vous dire que, toutes les fois que
l'occasion s'en presentera, je serai heureux de vous introduire dans
ma clientele. Pour madame Dammauville, quel jour voulez-vous que nous
prenions?

Comme Saniel paraissait hesitant, Balzajette, se meprenant sur la cause
de son silence, insista:

--C'est une impatiente, dit-il; prenons donc le jour le plus rapproche
qu'il sera possible.

Il fallait repondre, et dans ces conditions un refus n'etait pas
explicable.

--Voulez-vous demain? dit-il.

--Demain, c'est entendu. Votre heure?

Avant de repondre, Saniel alla a son bureau et consulta un almanach, ce
qui parut parfaitement ridicule a Balzajette:

--Est-ce qu'il s'imagine, le jeune confrere, que je vais croire son
temps si etroitement pris, qu'il lui faut des combinaisons pour me
donner une heure? Mais ce n'etait point une combinaison de ce genre que
Saniel cherchait: poser devant cette vieille baderne, l'eblouir, il
avait bien la tete a cela! Son almanach donnait le lever et le coucher
du soleil, et c'etait l'heure precise de ce coucher qu'il voulait: 26
mars, 6 h. 20 m.; a ce moment, il ne ferait pas encore assez nuit pour
que les lampes fussent allumees chez madame Dammauville, et deja,
cependant, le jour serait assez sombre pour que dans l'incertitude du
soir elle le vit mal.

--Voulez-vous six heures un quart? Je passerai vous prendre a six
heures.

--Volontiers; seulement je vous demanderai d'etre tres exact; j'ai un
diner pour sept heures, rue Royale.

Et Saniel promit l'exactitude; ce diner etait une circonstance favorable
qui lui promettait de sortir de chez madame Dammauville avant qu'on
apportat les lampes.

Quand Balzajette fut parti, il alla rejoindre Philis dans la salle a
manger ou elle attendait anxieuse:

--Rendez-vous est pris pour demain, a six heures un quart, chez madame
Dammauville.

Elle se jeta a son cou:

--Je savais bien que tu me pardonnerais.



XI

Ce ne fut pas sans emotion que, le lendemain, Saniel vit s'ecouler
l'apres-midi, et, bien qu'il se fut mis au travail pour employer son
temps, a chaque instant il s'interrompait pour regarder l'heure.

Parfois il trouvait qu'elle passait vite, puis tout de suite qu'elle ne
marchait pas.

Cette agitation l'exasperait, car le calme n'avait jamais ete plus
necessaire que dans cette circonstance; qu'un danger se presentat et
ce n'etait qu'en restant maitre de soi qu'il pouvait se sauver: il lui
fallait le sang-froid du chirurgien dans une operation, le coup d'oeil
du general dans une bataille, et le sang-froid pas plus que le coup
d'oeil ne se trouvent chez les nerveux et les agites.

Surgirait-il, ce danger?

C'etait la question qui revenait sans cesse, s'imposait, quoi qu'il fit
pour l'ecarter, et le jetait dans ce trouble d'autant plus enervant
qu'il se rendait parfaitement compte de l'inanite d'un pareil examen.
A quoi bon etudier les chances qu'il y avait pour ou contre? Tout cela
etait en l'air; aux mains du hasard, et par consequent en dehors de sa
volonte.

Ou il avait reussi a se rendre meconnaissable, ou il n'y etait pas
parvenu; c'etait un fait auquel maintenant il ne pouvait rien.

Ce qui etait humainement possible dans cet ordre d'idees, il l'avait
prevu en choisissant une heure ou l'obscurite du soir mettait les
chances de son cote; pour le reste, il fallait s'en rapporter a la
Fortune.

Et allant a sa cheminee, il restait devant la glace, comparant son
visage a la photographie que madame Cormier lui avait remise, et muscle
apres muscle, il s'etudiait. Ah! s'il n'avait pas eu ces yeux bleu
pale, ces yeux d'acier, il se fut senti plus tranquille; mais dans
l'obscurite, madame Dammauville verrait-elle son regard?

Toute la journee il avait etudie le ciel, car pour le succes de sa
combinaison il importait qu'il ne fut ni trop clair ni trop sombre: trop
clair, parce que madame Dammauville pourrait le bien devisager; trop
sombre, parce qu'on allumerait les lampes. Il devait se souvenir que
c'etait precisement sous la lumiere d'une lampe qu'elle l'avait vu.
Jusqu'au soir, le temps fut incertain, avec un ciel tantot ensoleille,
tantot nuageux; mais a ce moment les nuages furent emportes par un vent
du nord, et le temps se mit decidement au froid, avec la clarte rose et
pale de la fin mars quand il gele encore.

En s'examinant bien, il eut la satisfaction de constater qu'il etait
plus calme qu'au matin, et qu'a mesure que le moment de l'assaut
s'etait rapproche son agitation s'apaisait: la decision, la fermete, le
sang-froid lui etaient revenus; il se sentait maitre de sa volonte et
capable de n'obeir qu'a elle.

A six heures precises, il sonnait a la porte de Balzajette, et tout de
suite ils partaient pour la rue Sainte-Anne. Heureux d'avoir un auditeur
aux oreilles complaisantes, Balzajette faisait tous les frais de
l'entretien, sans que Saniel eut a repondre de temps en temps autre
chose que oui ou non, et, bien entendu, ce n'etait pas de madame
Dammauville qu'il parlait, mais d'histoires mondaines: de la premiere
representation de la veille a l'Opera-Comique, a laquelle il avait
assiste; de politique; du prochain Salon, ou l'on verrait plusieurs
tableaux importants pour lesquels les peintres lui avaient demande son
jugement, certains a l'avance que ce serait celui de l'opinion publique.

A six heures un quart juste, ils arrivaient a la maison de la rue
Sainte-Anne, ou Saniel n'etait pas revenu depuis la mort de Caffie.
En passant devant la loge de la vieille concierge, qui salua
respectueusement Balzajette, il fut content de lui: son coeur ne battait
pas trop vite, ses idees etaient fermes et nettes, tout au moment
present, ni en deca ni au dela: si un danger se presentait il se sentait
assure de lui faire tete, sans affolement comme sans brutalite.

Au coup de sonnette tire de main de maitre par Balzajette, la porte fut
ouverte aussitot par une femme de chambre postee evidemment dans le
vestibule pour attendre leur arrivee.

Balzajette passa le premier et Saniel le suivit, en donnant un rapide
coup d'oeil aux pieces qu'ils traversaient: une salle a manger meublee
d'acajou, et un salon en tapisserie a la main de couleur fanee; ils
etaient arrives a une porte a laquelle Balzajette frappa deux coups.

--Entrez, repondit une voix de femme au timbre ferme.

C'etait le moment decisif: le jour etait a souhait, ni trop vif ni trop
obscur. Qu'allait dire le premier coup d'oeil de madame Dammauville?

--Mon confrere le docteur Saniel, annonca Balzajette en allant a madame
Dammauville pour lui serrer la main.

Elle etait etendue sur le petit lit dont avait parle Philis, mais non
contre les fenetres, plutot au milieu de la chambre, place la evidemment
d'apres l'experience d'une malade qui sait qu'on devra tourner autour
d'elle pour l'examiner.

Profitant de cette disposition, Saniel passa tout de suite entre le lit
et les fenetres, de facon que le jour le frappat de dos et laissat, par
consequent, son visage dans l'ombre; cela se fit naturellement, sans
aucune affectation, et il sembla qu'il n'avait pris ce cote du lit que
parce que Balzajette avait pris l'autre.

L'examen commenca, dirige par Saniel, avec une nettete et une precision
qui firent plaisir a Balzajette: il ne se perdait pas dans des paroles
oiseuses, le jeune confrere, pas plus que dans des details inutiles; il
allait droit au but, ne demandant, ne cherchant que l'indispensable, et,
comme les reponses de madame Dammauville etaient aussi precises que les
questions de Saniel, tout en ecoutant et en placant un mot bref de temps
en temps, il se disait que son diner ne serait pas retarde, ce qui etait
le point principal de sa preoccupation. Decidement, il comprenait la
vie, le jeune confrere, on pourrait l'appeler en consultation; c'etait
un garcon a proteger, a lancer: avec sa tournure lourde, son allure
brutale, sa tenue negligee, on, n'aurait pas de rivalite a craindre;
avant qu'il eut pris les manieres et la correction d'un homme du monde,
s'il les prenait jamais, il s'ecoulerait du temps.

Cependant quand madame Dammauville en vint a se plaindre du froid
qu'elle eprouvait, Balzajette trouva que Saniel la laissait se perdre
dans des details un peu minutieux.

--Vous avez toujours ete frileuse?

--Oui et avec une facheuse disposition a m'enrhumer pour un abaissement
de temperature d'un ou deux degres.

--Faisiez-vous de l'exercice en plein air?

--Tres peu.

--On ne vous a jamais conseille les affusions d'eau froide?

--Je ne les aurais pas supportees.

--Il faut vous dire, interrompit Balzajette, qu'avant d'habiter cette
maison, cette vieille maison qui lui appartient, madame Dammauville
occupait un appartement plus moderne, ou elle etait chauffee au
calorifere, et ou, par consequent, il lui etait facile de maintenir une
temperature douce et uniforme a laquelle elle s'etait habituee.

--En venant m'installer dans cette maison, ou il n'etait pas possible
d'etablir un calorifere, continua madame Dammauville, j'ai employe tous
les moyens pour me mettre a l'abri du froid qui, j'en suis certaine,
est mon grand ennemi: vous pouvez voir que j'ai fait poser de doubles
bourrelets aux portes comme aux fenetres.

Malgre cette invitation et le geste qui l'accompagnait, Saniel se garda
bien de tourner la tete du cote de la fenetre; il maintint son visage
dans l'ombre, se contentant de regarder la porte qui lui faisait face.

--En meme temps, continua madame Dammauville, j'ai applique des tentures
sur les murs, des tapis sur le parquet, d'epais rideaux aux fenetres,
des portieres aux portes, et malgre les grands feux que j'entretiens
dans ma cheminee, bien souvent je n'arrive pas a me rechauffer.

--Est-ce que vous allumez aussi ce poele? demanda Saniel en montrant un
petit poele mobile place au coin de la cheminee.

--La nuit seulement, afin que mes domestiques n'aient pas a se relever
d'heure en heure pour entretenir le feu de la cheminee: on le charge
le soir avant que je m'endorme, on place le tuyau dans la cheminee, et
jusqu'au matin il maintient une chaleur a peu pres suffisante.

--J'estime qu'il conviendra de supprimer ce mode de chauffage, qui peut
avoir de graves inconvenients, dit Saniel, et, mon confrere et moi, nous
examinerons tout a l'heure la question de savoir s'il ne serait pas
possible de vous donner la chaleur qu'il vous faut, rien qu'avec cette
seule cheminee, sans fatiguer vos domestiques et sans vous reveiller
trop souvent pour charger le feu. Mais continuons.

Quand il fut arrive au bout de ses questions, il se leva pour examiner
la malade sur son lit, mais sans tourner autour d'elle, et de facon a
rester a contre-jour.

Comme peu a peu la reverberation du soleil couchant restee au ciel
s'etait affaiblie, Balzajette proposa de demander des lampes; sans
mettre trop de hate dans sa reponse, Saniel refusa: inutile, le jour
suffisait.

Ils passerent dans le salon, ou ils se mirent d'autant plus vite
d'accord, qu'a tout ce que Saniel disait Balzajette repondait:

--Je suis heureux de constater que vous partagez ma maniere de voir;
c'est cela, c'est bien cela!

Tous deux d'ailleurs avaient leurs raisons pour se hater: Saniel,
la peur des lampes; Balzajette, le souci de son diner. Diagnostic,
traitement a suivre, tout fut rapidement arrete; Saniel proposait,
Balzajette approuvait.

--C'est cela, c'est bien cela!

La question de la suppression du poele mobile fut de meme decidee en
deux mots: pour la nuit, on installerait une grille dans la cheminee, on
l'emplirait de charbon de terre qu'on couvrirait de poussier mouille, et
avec ce systeme, employe dans beaucoup de petites gares de chemins de
fer, on aurait du feu jusqu'au matin.

--Rentrons, dit Balzajette, qui avait de l'initiative et de la decision
pour toutes les choses materielles.

Saniel, qui avait tenu ses yeux sur les fenetres, etait tranquille:
il faisait encore assez jour pour qu'on n'eut pas besoin de lampes;
d'ailleurs, pendant leur tete-a-tete, aucune domestique n'avait traverse
le salon pour entrer chez madame Dammauville.

Mais, lorsque Balzajette ouvrit la porte de la chambre pour revenir
aupres de la malade, un flot de lumiere emplit le salon et les
enveloppa: une lampe a abat-jour etait posee sur une petite table aupres
du lit; deux autres lampes avec des globes etaient allumees sur la
cheminee, refletant leur lumiere dans la glace.

Comment n'avait-il pas prevu qu'il y avait, pour entrer dans la chambre
de madame Dammauville, d'autre porte que celle du salon? Mais quand
il l'aurait prevu, quand il aurait apercu cette porte cachee par la
tenture, cela n'eut attenue en rien le danger de sa situation. Il eut
trouve le temps de se preparer; voila tout. Mais a quoi se preparer?
Ou entrer dans la chambre et faire tete a ce danger, ou se sauver. Il
entra.

--Voici ce que nous avons decide, dit Balzajette, qui ne perdait jamais
une occasion de se mettre en avant et de prendre la parole.

Pendant qu'il parlait, madame Dammauville ne paraissait pas l'ecouter;
elle avait attache ses yeux sur Saniel, place entre elle et la cheminee
de maniere a tourner le dos aux lampes, et elle le regardait avec une
fixite caracteristique.

Balzajette, qui s'ecoutait parler, ne remarquait rien; mais Saniel, qui
savait ce qu'il y avait derriere ce regard, ne pouvait pas n'en pas etre
frappe; heureusement pour lui il n'avait qu'a laisser aller Balzajette,
ce qui lui permettait de ne pas se trahir par le fremissement de la
voix.

Cependant Balzajette semblait pret d'arriver au bout de ses
explications: tout a coup Saniel vit madame Dammauville etendre la main
vers la lampe posee sur la table et soulever l'abat-jour en l'abaissant
vers elle de facon a former un reflecteur qui projetat la lumiere sur
lui; en meme temps il recevait un rayon lumineux en plein visage.

Madame Dammauville poussa un petit cri etouffe.

Balzajette s'arreta, puis ses yeux etonnes allerent de madame
Dammauville a Saniel, et de Saniel a madame Dammauville.

--Vous n'etes pas souffrante? dit-il.

--Pas du tout.

Que se passait-il donc? Mais il etait rare qu'il demandat l'explication
d'une chose qui le surprenait, aimant mieux la deviner et l'expliquer
lui-meme.

--Ah! j'y suis, dit-il avec un sourire satisfait: la jeunesse de mon
jeune confrere vous etonne. C'est sa faute; pourquoi diable a-t-il fait
couper ses longs cheveux et sa barbe fauve frisee.

Si madame Dammauville n'avait pas lache l'abat-jour, elle aurait vu le
visage de Saniel se decolorer et ses levres fremir.

--Mais voila! continua Balzajette; il a fait ce sacrifice a ses
nouvelles fonctions: l'etudiant a disparu devant le professeur.

Il eut pu continuer longtemps: ni madame Dammauville ni Saniel ne
l'ecoutaient; mais, pensant a son diner, il n'allait pas se lancer dans
un discours qu'a tout autre moment il n'eut pas manque de placer; il se
leva pour se retirer.

Comme Saniel saluait, madame Dammauville l'arreta d'un mouvement de
main.

--Ne connaissiez-vous pas ce malheureux qui a ete assassine en face?
dit-elle en montrant ses fenetres.

Si grave que fut un aveu, Saniel ne pouvait pas repondre par une
negation.

--J'ai ete appele pour constater sa mort, dit-il.

Et il fit quelques pas vers la porte; mais elle le retint encore:

--Etiez-vous en relations avec lui? demanda-telle.

--Je l'avais vu quelquefois.

Balzajette coupa court a cette conversation, oiseuse pour lui:

--Bonsoir, chere madame. Je vous reverrai demain, mais pas le matin, car
je pars a six heures pour la campagne et ne reviendrai qu'a midi.



XII

--Avez-vous remarque comme je lui ai coupe la parole? dit Balzajette
dans l'escalier. Si on ecoutait les femmes, elles ne vous laisseraient
jamais partir. Du diable si je devine pourquoi elle vous a parle de cet
homme assassine! Et vous, vous en doutez-vous?

--Non.

--Je crois que cet assassinat lui a jusqu'a un certain point detraque la
cervelle; en tout cas, il lui a fait prendre cette maison en horreur.

Il continua ainsi sans que Saniel ecoutat ce qu'il disait; en arrivant a
la rue Neuve-des-Petits-Champs, Balzajette hela une voiture qui passait
vide.

--Vous avez eu la gentillesse de ne pas me mettre en retard, dit-il en
serrant la main de son jeune confrere; cependant je vois que je serais
oblige de marcher vite pour arriver a mon diner, et je n'aime pas a
m'asseoir a une bonne table sans me sentir en possession de tous mes
moyens. Au revoir!

Quel debarras! Ce bavardage donnait le vertige a Saniel.

Il fallait se remettre, se reconnaitre, envisager la situation et ce qui
pouvait, ce qui devait en advenir.

Elle etait simple, cette situation; le cri de madame Dammauville l'avait
revelee: lorsque la lumiere de la lampe l'avait frappe en plein visage,
elle avait retrouve en lui l'homme qu'elle avait vu tirer les rideaux
de Caffie. Si, dans sa stupefaction, elle s'etait d'abord refusee a
le croire, ses questions a propos de Caffie, et les explications de
Balzajette sur les longs cheveux et la barbe frisee du jeune confrere
avaient aneanti ses hesitations et remplace le doute par l'horreur de la
certitude: l'assassin, c'etait lui, elle le savait, elle avait vu; et,
telle qu'elle venait de se reveler a lui, il ne semblait pas qu'elle fut
femme a recuser le temoignage de ses yeux et a laisser ebranler par
de simples denegations la solidite de ses souvenirs, appuyes sur les
paroles de Balzajette.

Tout cela etait d'une clarte aveuglante qui montrait jusqu'au fond
l'abime ouvert devant lui; mais ce qu'il ne voyait pas, c'etait de
quelle facon elle allait le pousser dans ce gouffre vertigineux,
c'est-a-dire a qui elle revelerait la decouverte qu'elle venait de
faire; a Philis, a Balzajette, a la justice.

Ce lui fut presque un soulagement de penser que pour ce soir au moins ce
ne pourrait pas etre a Philis, puisqu'en ce moment meme elle devait
etre chez lui, attendant son retour anxieusement; il y avait en lui
une douleur et une revolte a la pensee que, la premiere, elle
pouvait apprendre la verite. Il ne voulait pas que cela fut, et il
l'empecherait.

Cette preoccupation lui donna un but; il revint rue Louis-le-Grand,
pensant plus a Philis qu'a lui-meme. Quel desastre quand elle saurait
tout! Comment supporterait-elle ce coup et quels sentiments lui
inspirerait-il, quel jugement sur celui qu'elle aimait? La pauvre fille!
Il s'attendrit sur elle. Lui, il etait perdu, et c'etait sa faute; il
portait la peine de sa maladresse; mais elle, ce serait la peine de son
amour qu'elle porterait: quelle blessure pour ce coeur si sensible, pour
cette ame haute et fiere!

Peut-etre allait-il la voir pour la derniere fois; cette heure et plus
rien.

Alors il voulut qu'elle fut douce pour elle, et lui laissat un souvenir
qui plus tard fut un allegement a sa douleur, un rayon clair et chaud
dans son deuil. Il avait ete dur en ces derniers temps, fantasque,
brutal, inexplicable, et, avec cette serenite d'humeur qui etait sa
nature meme, elle ne lui en avait pas voulu; quand il la bousculait de
sa main lourde, elle avait baise cette main, en attachant sur lui ses
beaux yeux tendres, tout pleins de caresses passionnees. Il fallait
qu'elle oubliat cela, et que de leur derniere entrevue elle emportat une
impression attendrie qui la soutiendrait.

Que ferait-il bien; pour elle? Il se rappela combien elle avait ete
heureuse de leurs diners improvises au coin du feu six mois auparavant
et il voulut lui donner ce meme plaisir: il la verrait heureuse encore
et, pres d'elle, sous son regard, peut-etre oublierait-il le lendemain.

Il entra chez le restaurateur qui lui fournissait ses dejeuners, et
commanda deux diners qu'on apporterait chez lui immediatement.

Il n'eut pas a mettre la clef dans sa serrure: Philis etait derriere la
porte, ecoutant. Quand elle reconnut son pas sur le palier, elle ouvrit.

--Eh bien?

--Ton frere est sauve.

--Madame Dammauville ira a l'audience?

--Je te promets qu'il est sauve.

--Par toi?

--Oui, par moi... precisement.

Dans son trouble de joie, elle ne remarqua pas l'accent de ces derniers
mots.

--Alors tu me pardonnes?

Il la prit dans ses bras, et l'embrassant avec une emotion grave:

--De tout mon coeur, je te jure!

--Tu vois bien qu'il etait ecrit que tu irais chez madame Dammauville,
malgre toi, malgre tout; c'etait providentiel.

--Il est certain que ton amie la Providence ne pouvait pas intervenir
plus a propos dans mes affaires.

Cette fois elle ne put pas ne pas etre frappee du ton qu'il avait mis
dans sa reponse; mais elle s'imagina que c'etait uniquement cette
allusion a une intervention superieure qui l'avait contrarie.

--C'etait a nous que je pensais, dit-elle, non a toi.

--J'ai bien compris. Mais ne parlons pas de cela; tu es heureuse, je ne
veux pas assombrir ta joie; au contraire, j'ai pense a m'y associer en
te faisant une surprise: nous allons diner ensemble.

--Oh! cher, s'ecria-t-elle frissonnante, que tu es gentil!

Mais tout de suite, s'arretant:

--Et maman qui attend dans l'inquietude! Je ne peux pas la laisser se
devorer.

--Ecris-lui la bonne nouvelle, en lui disant que tu es retenue par moi,
par Nougarede, le premier pretexte venu; je donnerai ta lettre au garcon
de Colliot qui va nous monter notre diner, et il l'enverra par un
commissionnaire.

La lettre fut vite faite.

--Maintenant, dit Philis joyeusement, je vais mettre la table; toi,
allume le feu; car il nous faut une belle flambee qui petille dans la
cheminee, nous egaie et tienne notre diner chaud. Qu'est-ce que tu as
commande?

--Je ne sais pas: deux diners.

--Tant mieux! nous aurons des surprises; nous laisserons les plats
couverts devant le feu, et nous les prendrons au hasard; peut-etre
mangerons-nous le roti avant l'entree; mais ce ne sera que plus drole.

Legere, vive, affairee, elle allait et venait autour de la table,
gracieuse et charmante.

Quand le garcon sonna, le couvert etait mis; Philis lui donna sa lettre
et le renvoya au plus vite, car elle avait hate d'etre en tete a tete
avec Saniel.

Alors ils s'assirent a table devant le feu, en face l'un de l'autre.

--Quel bonheur d'etre seuls, dit-elle, de pouvoir se parler, se regarder
librement!

C'etait avec une tendresse qu'elle n'avait jamais vue dans ses yeux
qu'il la regardait, une profondeur de contemplation emue qui la
bouleversait et l'aneantissait. De temps en temps, de petits cris de
bonheur lui echappaient:

--Oh! cher, cher, murmurait-elle.

Cependant elle le connaissait trop bien pour ne pas voir que souvent un
nuage de tristesse voilait ces yeux tout pleins d'amour, et que souvent
aussi ils etaient sans aucune expression, comme s'ils regardaient en
dedans. Tout d'abord elle ne dit rien; mais, a la longue, elle ne put
pas toujours imposer silence a l'inquietude: pourquoi cette melancolie
en un pareil moment?

--Quelle difference entre ce diner, dit-elle, et ceux de la fin
d'octobre! A ce moment, tu etais ecrase par les difficultes les plus
dures, en lutte avec les creanciers, menace de tous les cotes, sans
lendemain; et maintenant tout est aplani: plus de creanciers, plus de
luttes, les ennuis que je t'imposais ont pris fin, la vie s'ouvre facile
et glorieuse, le but que tu poursuivais est atteint, tu n'as plus qu'a
marcher droit devant toi, fier et superbe. Et pourtant il y a dans ta
physionomie une tristesse qui me tourmente. Qu'as tu? Parle, je t'en
prie. A qui te confesseras-tu, si ce n'est a celle qui t'adore.

Il la regarda longuement sans repondre, se demandant si, pour le repos
de son coeur, cette confession ne vaudrait pas mieux que le silence,
mais le courage lui manqua, l'orgueil ferma ses levres.

--Que veux-tu que j'aie? dit-il. Si ma physionomie est chagrine, c'est
qu'elle ne traduit pas fidelement ce que je ressens; car ce que je
ressens en ce moment c'est un ineffable sentiment de tendresse pour toi,
une inexprimable reconnaissance pour ton amour et pour le bonheur que tu
m'as donne. Si j'ai ete heureux dans ma vie rude et cahotee, c'a ete par
toi; ce que j'ai eu de bon: joie, confiance, espoir, souvenirs, c'est a
toi que je l'ai du; et, si nous ne nous etions pas rencontres, j'aurais
le droit de dire que j'ai ete le plus miserable des malheureux. Quoi
qu'il arrive de nous, garde ces paroles, ma mignonne, et descends-les
au plus profond de ton coeur, ou tu les retrouveras un jour quand tu
voudras me juger.

--Te juger, moi!

--Tu m'aimes, tu ne me connais pas; mais il viendra une heure ou tu
voudras justement connaitre celui que tu as aime: alors souviens-toi de
cette soiree.

--Elle est trop radieuse pour que je l'oublie.

--Quelle qu'elle soit, rappelle-la toi: c'est chose si fragile et si
ephemere que la vie, qu'il est beau de pouvoir la concentrer, la resumer
par le souvenir, dans une heure qui la marque et lui donne sa portee:
cette heure, c'est celle qui s'ecoule en ce moment ou je te parle avec
cette sincerite emue.

Philis n'etait point habituee a ces elans, car dans les rares
epanchements auxquels il s'etait parfois abandonne, Saniel avait
toujours observe une certaine reserve, comme s'il craignait de se livrer
et de laisser lire au fond de sa nature. Que de fois l'avait-il raillee
lorsqu'elle sentimentalisait, comme il disait, et "chantait sa romance";
et voila que lui-meme la chantait, cette romance d'amour.

Si grand que fut son bonheur a l'ecouter, elle ne pouvait pas se
defendre cependant d'un etonnement inquiet, et de se demander sous
quelle impression melancolique il se trouvait en ce moment.

Il savait trop bien lire en elle pour ne pas deviner cette inquietude;
alors, ne voulant pas se trahir, il amena un sourire dans ses yeux:

--Tu ne me reconnais pas, n'est-ce pas? dit-il, et je suis sur que tu te
demandes si je ne suis pas malade.

--Oh! cher, ne raille point et ne te raidis pas contre le sentiment
qui met une si douce musique sur tes levres: heureuse, si heureuse de
t'entendre parler ainsi que je voudrais voir ton bonheur egal au
mien, dissiper le nuage assombri dont ton regard est voile. Ne
t'abandonneras-tu jamais? A cette heure surtout ou tout chante et rit en
nous comme autour de nous! Que tu fusses chagrin il y a six mois, rien
n'etait plus legitime: c'etait desespere que tu aurais pu etre en face
du lendemain; mais aujourd'hui que te manque-t-il pour etre heureux?

--Rien, c'est vrai.

--Ce present n'est-il pas le matin radieux d'un avenir superbe?

--Que veux-tu! il y a des physionomies chagrines, comme il y en a
d'heureuses: la mienne n'est pas la tienne mais ne parlons plus de cela,
ni de passe, ni d'avenir: soyons au present.

Il se leva et, la prenant dans ses bras, il la fit asseoir pres de lui
sur le divan.

Le tintement de la sonnette de l'entree fit sursauter Saniel comme s'il
avait recu une forte commotion electrique.

--Tu ne vas pas ouvrir? dit Philis. Qu'on ne nous prenne pas notre
soiree.

Mais bientot une nouvelle sonnerie, plus ferme, le mit sur ses jambes.

--Le mieux est de savoir, dit-il, et il alla ouvrir la porte, laissant
Philis dans son cabinet.

Une femme de chambre lui tendit une lettre:

--De la part de madame Dammauville, lui dit-elle; il y a une reponse.

Il la laissa dans le vestibule, eclaire par la porte ouverte sur le
palier, et rentra dans son cabinet pour lire la lettre: le reve
n'avait pas dure longtemps, la realite le ressaisissait de ses mains
impitoyables; cette lettre a coup sur allait annoncer le coup qui le
menacait.

"Si M. le docteur Saniel est libre, je le prie de venir me voir ce soir
pour affaire urgente; je l'attendrai jusqu'a dix heures; sinon je compte
sur lui demain matin a partir de neuf heures.

A. DAMMAUVILLE".

Il revint dans le vestibule:

--Dites a madame Dammauville que je serai pres d'elle dans un quart
d'heure.

Quand il rentra dans son cabinet, il trouva Philis debout devant la
glace, occupee a mettre son chapeau.

--J'ai entendu, dit-elle. Quel chagrin! Mais je ne peux pas t'en
vouloir, puisque c'est pour Florentin que tu me quittes.

Comme elle se dirigeait vers la porte, il l'arreta:

--Embrasse-moi donc une fois encore.

--Jamais il ne l'avait serree d'une etreinte aussi longue, aussi
passionnee.



XIII

Saniel n'avait pas eu une seconde de doute; ce n'etait pas pour
l'entretenir de medecine que madame Dammauville l'appelait, c'etait pour
lui parler de Caffie, et, dans la crise qui venait d'eclater, il devait
se dire que c'etait peut-etre une bonne chance qu'il en fut ainsi: au
moins il allait etre le premier a savoir ce qu'elle avait decide, et
alors, il pourrait se defendre; rien n'est desespere tant que la lutte
est possible.

A son coup de sonnette donne avec fermete, la domestique qui avait
apporte la lettre ouvrit la porte, et une petite lampe a la main elle
lui fit traverser la salle a manger et le salon pour l'introduire dans
la chambre de madame Dammauville.

Des le seuil, un coup d'oeil lui montra que les dispositions de cette
chambre etaient changees: le petit lit, sur lequel il avait vu madame
Dammauville, etait range, replie entre les deux fenetres, et elle etait
couchee dans un grand lit a baldaquin, avec rideaux d'etoffe sombre;
aupres d'elle, elle avait une table assez grande sur laquelle etait
posee une lampe a abat-jour, des livres, un buvard; une theiere et une
tasse; sur la blancheur des draps, se detachait un cordon de sonnette
plus long qu'ils ne le sont d'ordinaire, de facon a trainer sur son
lit, ou elle pouvait le prendre sans faire de mouvements; le feu de la
cheminee etait eteint, mais du poele mobile rayonnait une chaleur qui
disait qu'on l'avait charge pour la nuit.

Cette chaleur saisit Saniel, qui, par un mouvement machinal, deboutonna
son pardessus.

--Si la chaleur vous incommode, veuillez vous debarrasser de votre
pardessus, dit madame Dammauville.

Tandis qu'il le deposait, ainsi que son chapeau sur un fauteuil, a cote
de la cheminee, il entendit madame Dammauville qui disait a sa femme de
chambre:

--Restez dans le salon et prevenez la cuisiniere de ne pas se coucher.

Que signifiait cette recommandation? Aurait-elle peur qu'il lui coupat
le cou?

--Voulez-vous approcher de mon lit, dit-elle, nous pourrons-nous
entretenir sans elever la voix, ce qui est important.

Il prit une chaise et s'assit a une certaine distance du lit, de facon a
ne pas se trouver dans le cercle lumineux de la lampe; puis il attendit.

Un moment de silence qu'il trouva terriblement long s'ecoula avant
qu'elle prit la parole.

--Vous savez, dit-elle enfin, comment le hasard m'a fait voir de
cette place--elle montra une des fenetres de sa chambre--le visage de
l'assassin de mon malheureux locataire, M. Caffie.

--Mademoiselle Cormier me l'a raconte, repondit-il du ton de la
conversation ordinaire.

--Peut-etre vous etonnerez-vous qu'a pareille distance j'aie vu ce
visage assez bien pour le retrouver apres cinq mois comme si je l'avais
encore devant moi.

--Cela, en effet, est extraordinaire.

--Pas pour ceux qui ont la memoire des physionomies et des attitudes;
or, chez moi, cette memoire a toujours ete tres developpee. J'ai garde
le souvenir de mes camarades d'enfance, et je les revois telles qu'elles
etaient a six ans, a dix ans, sans qu'aucune confusion se fasse dans mon
esprit.

--Les impressions de l'enfance sont generalement vives et persistantes.

--Cette persistance ne s'applique pas qu'a mes impressions de jeunesse:
aujourd'hui, je n'oublie pas ou ne confonds pas plus une physionomie
qu'autrefois. Peut-etre, si j'avais eu de nombreuses relations et si
j'avais vu tous les jours une grande quantite de gens, cette confusion
se serait-elle etablie, mais ce n'est pas mon cas, la fragilite de ma
sante m'a impose une vie retiree, et il n'est personne avec qui j'ai eu
des rapports, meme passagers, dont mes yeux ne se souviennent. Quand je
pense a quelqu'un, ce n'est pas tout d'abord son nom que j'evoque, c'est
sa physionomie. Toutes les fois que j'ai ete au Senat ou a la Chambre,
je n'ai pas eu a demander le nom des deputes ou des senateurs qui
parlaient; quand j'avais vu leur portrait, je les reconnaissais
surement. Si j'entre dans ces details, c'est qu'ils ont une grande
importance comme vous allez le voir.

Il n'avait pas besoin qu'elle lui signalat cette importance, il ne la
comprenait que trop.

--Enfin, je suis ainsi, reprit-elle; il n'est donc pas etonnant que
la physionomie et l'allure de l'homme qui a tire les rideaux dans
le cabinet de M. Caffie ne soient pas sortis de ma memoire; vous
l'admettez, n'est-ce pas?

--Puisque vous me consultez, je dois vous dire que les operations de la
memoire ne sont pas aussi simples qu'on l'imagine dans le monde, elles
comprennent trois choses: la conservation de certains etats, leur
reproduction et leur localisation dans le passe, qui doivent etre
reunies pour constituer la memoire parfaite. Or, cette reunion n'a pas
toujours lieu, et souvent la troisieme manque.

--Je ne saisis pas bien; quelle est, je vous prie, cette troisieme
chose?

--La reconnaissance.

--Eh bien! je puis vous affirmer que dans le cas qui m'occupe, elle ne
manque pas.

L'action s'engageant de cette facon, il etait d'une importance capitale
pour Saniel de jeter des doutes dans l'esprit de madame Dammauville
et de l'amener a croire que cette memoire dont elle se montrait sure
n'etait peut-etre pas aussi solide, aussi parfaite qu'elle l'imaginait.

--C'est que precisement, dit-il, cette troisieme chose est la plus
delicate et la plus complexe des trois, puisqu'elle suppose, outre
l'etat de conscience principal, des etats secondaires variables en
nombre et en degre qui, groupes autour de lui, le determinent.

Madame Dammauville resta un moment silencieuse et Saniel vit qu'elle
faisait effort pour tendre son esprit sur ces paroles obscures:

--Je ne comprends pas, dit-elle enfin.

C'etait justement ce qu'il voulait; cependant, comme il n'eut pas ete
adroit de laisser croire qu'il cherchait a la tromper ou a l'etourdir,
il crut qu'il pourrait etre un peu plus precis:

--Je veux demander, reprit-il, si vous avez la certitude que dans le
mecanisme de la vision et celui de la reconnaissance qui est une vision
dans le temps, il ne s'est glisse aucune confusion.

Elle respira, satisfaite evidemment de sortir de ces subtilites qui la
troublaient.

--C'est justement parce que j'admets la possibilite de cette confusion,
au moins en partie, que je vous ai appele, dit-elle, pour que vous
l'etablissiez.

Saniel devait paraitre ne pas comprendre:

--Moi, madame.

--Vous-meme. Il y a quelques heures, lorsque vous etes venu avec M.
Balzajette, vous n'avez pas pu ne pas remarquer que je vous examinais
d'une facon peu naturelle. Avant qu'on allumat les lampes, et quand vous
tourniez le dos au jour, je cherchais ou je vous avais deja vu, mais
sans y arriver. J'etais certaine de trouver en vous des points de
ressemblance avec une physionomie que je connaissais, mais le nom a
mettre sur cette physionomie m'echappait. Lorsque vous etes rentre et
que je vous ai mieux vu a la clarte des lampes, mes souvenirs se sont
precises; j'ai souleve l'abat-jour, la lumiere vous a frappe en plein
et alors vos yeux si caracteristiques, en meme temps qu'une violente
contraction de votre visage, m'ont crie ce nom: cette physionomie, ces
yeux, ce visage appartenaient a l'homme que, de cette place,--elle
montra la fenetre,--j'ai vu tirer les rideaux de M. Caffie.

Saniel ne broncha pas.

--Voila une ressemblance qui serait facheuse pour moi, dit-il, si votre
memoire etait fidele.

--Je me dis qu'elle pouvait ne pas l'etre, et apres un premier mouvement
de surprise qui m'avait arrache un cri, je me confirmai dans cette
pensee en constatant que vous ne portiez pas les grands cheveux et la
longue barbe blonde qu'avait l'homme qui avait tire les rideaux; mais a
ce moment meme M. Balzajette parla de cette barbe et de ces cheveux que
vous aviez fait couper; je fus aneantie; cependant j'eus la force de
vous demander si vous aviez ete en relation avec M. Caffie. Vous vous
rappelez votre reponse?

--Parfaitement.

--Apres votre depart, je restai dans une angoisse cruelle: c'etait vous
que j'avais vu tirer les rideaux; et ce ne pouvait pas etre vous. Je
cherchai ce que je devais faire: avertir la justice, vous demander
un entretien. Longtemps je balancai ma resolution. Enfin, je decidai
l'entretien. Je vous ecrivis.

--Je me suis rendu a votre appel; mais j'avoue que je ne sais que
repondre a cette etrange communication; vous croyez reconnaitre en moi
l'homme qui a tire les rideaux.

--Je vous reconnais.

--Alors que voulez-vous que je dise: ce n'est pas une consultation que
vous me demandez?

Elle crut comprendre le sens de cette replique et deviner son but:

--Ce n'est pas de moi qu'il s'agit, repondit-elle, ni de mon etat
moral ni de mon etat mental, c'est de vous: mes yeux, ma memoire, ma
conscience portent contre vous une accusation effroyable: je ne peux
croire ni mes yeux ni ma memoire, je recuse ma conscience, et je vous
demande de reduire a neant cette accusation.

--Et comment, madame?...

--Oh! pas par des protestations.

--... Comment voulez-vous qu'un homme dans ma position s'abaisse a
discuter des accusations qui reposent sur une hallucination...

--Croyez-vous que je sois hallucinee? Si oui, appelez demain un de vos
confreres en consultation; s'il le croit comme vous, je me soumettrai;
si non, je resterai convaincue que j'ai vu, bien vu, et j'agirai en
consequence.

--Si vous avez bien vu, madame, et je suis pret a vous le conceder,
c'est qu'il y a de par le monde quelqu'un qui est mon sosie; ces
ressemblances extraordinaires existent, vous le savez.

--Je me le suis dit; et c'est precisement cette idee qui m'a fait vous
ecrire; j'ai voulu vous donner l'occasion de prouver que vous ne pouviez
pas etre cet homme.

--Vous conviendrez qu'il m'est difficile d'admettre une discussion sur
une pareille accusation.

--On peut se trouver accuse par un concours de circonstances fatales et
n'en etre pas moins innocent, temoin ce malheureux garcon emprisonne
depuis cinq mois pour un crime dont il n'est pas coupable; et je pars de
votre innocence comme de la sienne pour vous demander de demontrer que
les charges qui s'elevent contre vous sont fausses.

--Il n'y a pas de charges contre moi.

--Il peut ne pas y en avoir; cela depend de vous. Ainsi vos cheveux et
votre barbe pouvaient etre deja coupes au moment de l'assassinat: alors
il est bien certain que l'homme que j'ai vu n'etait pas vous, et que je
suis une hallucinee. L'etaient-ils ou ne l'etaient-ils pas?

--Ils ne l'etaient pas; c'est, il y a quelques jours, pour obtenir la
guerison d'une maladie contagieuse que je les ai fait couper.

--Il se peut, continua-t-elle, sans paraitre touchee de cette
explication, que le jour de l'assassinat a l'heure ou je vous ai vu,
vous ayez ete quelque part occupe de facon a prouver que vous ne pouviez
pas, a la meme heure, vous trouver rue Sainte-Anne, et que j'ai ete le
jouet d'une hallucination; enfin il se peut encore qu'a ce moment votre
situation n'ait pas ete celle d'un homme aux abois, pousse fatalement au
crime par la misere ou l'ambition, et que, consequemment, vous n'aviez
pas interet a commettre ce crime d'un desespere. Que sais-je? Vingt
autres moyens de defense peuvent etre entre vos mains.

--Vous citiez l'exemple de ce pauvre garcon qui est emprisonne bien
qu'innocent, ne me serait-il pas applicable, si vous ne reconnaissiez
pas l'erreur de vos yeux ou de votre memoire: ne serait-il pas condamne
sans votre temoignage; ne le serais-je pas, si je n'en trouve pas un qui
reduise a neant votre accusation; et je ne vois pas a qui demander ce
temoignage. Avez-vous pense a l'infamie dont va me couvrir une pareille
accusation. Que je la repousse, et je la repousserai, ne m'aura-t-elle
pas deshonore, perdu a jamais.

--C'est justement parce que j'y ai pense que je vous ai appele, afin
que par une explication que vous deviez me donner, me semblait-il,
vous m'empechiez de communiquer a la justice cette accusation. Cette
explication vous ne me la donnez pas, je ne dois plus penser qu'a celui
dont l'innocence est prouvee pour moi, et prendre sa defense contre
celui dont la culpabilite ne l'est pas moins; demain, j'aurai prevenu la
justice.

--Vous ne ferez pas cela.

--Mon devoir m'y oblige, et quoi qu'il en dut advenir, j'ai toujours
obei a mon devoir: pour moi, dans cette horrible affaire, il y a un
innocent et un coupable en cause; je me range du cote de l'innocent.

--Je puis vous prouver que c'est par une aberration de vision...

--Vous le prouverez a la justice: elle appreciera.

Il se leva violemment; elle posa la main sur le cordon de sonnette; ils
se regarderent un moment et ce que leurs levres n'exprimerent point,
leurs yeux se le dirent:--Je ne te crains pas, mes precautions sont
prises.--Cette sonnette ne te sauvera pas.

Enfin, il prit la parole d'une voix rauque et fremissante:

--A vous la responsabilite de ce qui va arriver, madame.

--Je l'accepte devant Dieu, dit-elle avec une fermete calme.
Defendez-vous.

Il alla au fauteuil sur lequel il avait depose son pardessus, et se
baissant pour le prendre, sans-bruit il tourna la clef du poele.

En meme temps madame Dammauville tirait le cordon de sonnette; la femme
de chambre ouvrit la porte du salon.

--Reconduisez M. le docteur Saniel.



XIV

En rentrant Saniel se laissa tomber atterre sur son divan, et, sans meme
allumer une bougie, il resta la, aneanti.

Ce qui etait effroyable, c'etait la rapidite avec laquelle il avait
condamne a mort cette pauvre femme et, sans hesitation, l'avait
executee: pour qu'il fut sauve, il fallait qu'elle mourut: elle
mourrait. Cette fois, l'idee n'avait pas tourne et devie comme pour
Caffie, allant d'une contradiction a une autre, le faisant passer par
des etapes successives qui lui avaient donne l'accoutumance; n'y a-t-il
donc que le premier crime qui coute, et, dans la route ou il etait
entre, irait-il jusqu'au bout en semant les cadavres derriere lui?

Un frisson le secoua de la tete aux pieds en pensant que cette victime
pouvait n'etre pas la derniere qu'exigerait son salut. Quand elle
l'avait menace de prevenir la justice, il n'avait cru que cette menace:
si elle parlait, il etait perdu; il lui avait ferme la bouche. Mais,
cette bouche, ne s'etait-elle pas deja ouverte avant qu'il la fermat;
deja n'avait-elle pas parle? Avant de se decider a cet entretien, elle
avait pu tout raconter a des personnes de son entourage, qui, entre le
moment ou il etait sorti avec Balzajette et celui ou il etait revenu,
lui auraient fait visite ou qu'elle aurait mandees pres d'elle pour les
consulter. Alors celles-la etaient donc aussi condamnees a mort?

Crime inutile, ou serie de crimes.

L'horreur qui le souleva fut si forte qu'il pensa a courir rue
Sainte-Anne; il reveillerait la maison endormie, se ferait ouvrir les
portes, casserait les carreaux des fenetres, la sauverait; mais, depuis
qu'il etait sorti jusqu'a ce moment, l'acide carbonique et l'oxyde de
carbone avaient eu le temps de produire l'asphyxie, et certainement il
arriverait apres la mort, ou bien, s'il la trouvait encore en vie, c'est
qu'on se serait apercu que la clef du poele avait ete tournee, et en
survenant ainsi sans raison, il se trahissait aussi surement que par un
aveu.

Apres tout, il etait possible qu'on eut vu que la clef etait tournee, et
meme les probabilites etaient pour que cela fut; alors elle etait sauvee
et lui perdu: le hasard aurait decide entre eux.

C'etait une solution comme une autre, et qui avait cela de bon qu'elle
lui echappait: advienne que pourra. Il y a des moments ou le naufrage,
fatigue de nager, ne sachant de quel cote se diriger, sans phare, sans
direction, a bout de forces et d'esperance, fait la planche et se
laisse ballotter, jouet du flot, pour se reposer et attendre une
eclaircie,--c'etait son cas, il n'avait qu'a attendre; tout le reste
serait agitation sterile et dangereuse.

Il n'allait pas recommencer la folie de vouloir prevoir et savoir comme
pour Caffie;--il saurait toujours assez tot, quel que fut le resultat,
trop tot.

Se relevant, il alluma une bougie et se mit a marcher par son
appartement, tournant sur lui-meme, allant, revenant comme une bete de
menagerie; puis l'idee lui vint qu'au-dessous de lui on devait entendre
ses pas; sans doute, on remarquerait cette marche agitee, on s'en
etonnerait, on lui chercherait des explications, et, dans sa situation,
il fallait qu'il veillat a ne donner prise a aucune remarque qui ne
s'expliquat pas d'elle-meme, naturellement; or, il n'est pas naturel
qu'on se promene la nuit, a pas saccades, au lieu de dormir honnetement
dans son lit. Il ota ses bottines et, comme il ne pouvait pas rester
assis, il recommenca son tournoiement, le cou enfonce dans les epaules,
le dos tendu, les bras ballants.

Mais aussi pourquoi lui avait-elle parle de doubles bourrelets aux
portes et aux fenetres, de tentures aux murs, d'epais rideaux? C'etait
elle qui lui avait ainsi suggere l'idee de la clef du poele, qui ne lui
serait pas venue spontanement. S'il admettait l'influence du hasard, il
y en avait une la, a coup sur, bien caracteristique, qui, jusqu'a un
certain point le degageait.

La nuit se passa a agiter ces pensees; tantot il trouvait que l'heure ne
marchait pas, que le matin n'arriverait jamais, tantot, au contraire,
qu'elle lui echappait avec une rapidite stupefiante; par moments, la
sueur lui tombait du front sur les mains; dans d'autres, il se sentait
glace.

Quand l'aube commenca a blanchir les vitres, il revint s'asseoir accable
et frissonnant sur le divan et, s'etant appuye a un coussin, il y
retrouva le parfum de Philis; alors, enfoncant sa tete dedans, il resta
la immobile et le sommeil le prit.

Un coup de sonnette le reveilla, effare, effraye, il se trouva debout
sans savoir ou il etait. Le jour, s'etait fait; des voitures roulaient
dans la rue. Un second coup de sonnette retentit, plus fort, plus
precipite. Il alla ouvrir; grelottant, et reconnut la femme de chambre
qui, la veille, lui avait apporte la lettre de madame Dammauville. Il
n'eut pas besoin de l'interroger: le hasard s'etait range de son cote.
Son regard se troubla; ce fut sans la voir qu'il entendit la femme de
chambre expliquer ce qui l'amenait.

--Elle avait ete chez M. Balzajette, mais il venait de partir pour la
campagne, elle alors etait accourue: sa maitresse etait presque
froide dans son lit, ne parlant pas, ne respirant pas, le visage rose
cependant.

--Je vais avec vous.

Il n'avait pas besoin d'en apprendre davantage cette coloration rosee,
qui se remarque dans les asphyxies par l'oxyde de carbone, l'avait fixe.
Cependant, en chemin, marchant vite pres d'elle dans les rues encore
desertes, il l'interrogea sur ce qui s'etait passe apres son depart:

--Il ne s'etait rien passe; elle avait cause dans la cuisine avec la
cuisiniere qui, vers minuit, etait montee a sa chambre au cinquieme, et
elle s'etait alors couchee dans un cabinet attenant a la chambre de sa
maitresse. La nuit, elle n'avait rien entendu; le matin, au jour levant,
elle avait trouve sa maitresse dans l'etat qu'elle venait de dire, et
tout de suite elle avait couru chez M. Balzajette.

Continuant son interrogatoire, il voulut savoir ce que madame
Dammauville avait fait depuis la consultation avec M. Balzajette.

--Elle avait dine comme a l'ordinaire, mais moins qu'a l'ordinaire, ne
mangeant presque rien; puis elle avait recu la visite d'une de ses amies
qui n'etait restee que quelques minutes, partant en voyage.

C'etait bien la ce qu'il redoutait: madame Dammauville avait pu s'ouvrir
a cette amie. S'il en etait ainsi, son crime ne servirait donc a rien;
jusqu'ou l'entrainerait-il?

Au bout de quelques instants, et d'un ton qu'il s'efforca de rendre
indifferent, il demanda quelle etait cette amie.

--Une camarade d'enfance, madame Thezard, demeurant rue des Capucines,
n deg. 9; la femme d'un consul.

Jusqu'a la maison de la rue Sainte-Anne, il se repeta ce nom et cette
adresse, qu'il ne pouvait pas ecrire et que sa tete bouleversee ne
devait pas oublier, car c'etait de la maintenant, que partirait le
danger, si madame Dammauville avait parle.

Depuis longtemps il etait habitue au spectacle de la mort, mais, quand
il se trouva en face de cette femme etendue sur son lit, comme si elle
dormait, une contraction le secoua.

--Donnez-moi un miroir et une bougie, dit-il a la femme de chambre et a
la cuisiniere, qui se trouvaient a la porte du salon sans oser entrer.

Tandis qu'elles cherchaient, l'une ce miroir, l'autre cette bougie,
il alla au poele: la clef etait restee telle qu'il l'avait tournee la
veille; il l'ouvrit et revint au lit.

Son examen ne fut pas long: elle avait succombe a une asphyxie, causee
par les vapeurs de charbon. Le mauvais tirage provenait-il de la
construction du poele ou d'une defectuosite de la cheminee? Ce serait
ce que l'enquete deciderait; pour lui, il ne pouvait que constater la
mort.

En le quittant la veille, Philis, inquiete, lui avait dit qu'elle
viendrait le lendemain matin, de bonne heure, savoir ce que madame
Dammauville voulait. Quand il lui apprit qu'elle etait morte, ce fut une
prostration desesperee: alors Florentin etait perdu.

Il s'efforca de la rassurer, mais sans y parvenir; elle avait mis trop
d'esperance dans ce temoignage pour accepter la catastrophe qui le leur
enlevait.

Nougarede ne l'accepta pas davantage, et chez lui la deception se
compliqua d'un regret: s'il avait procede autrement et suivi la marche
reguliere, ce temoignage serait aujourd'hui acquis a Florentin.

Cependant il s'efforca de rassurer Philis: en somme, l'accusation ne
s'appuyait que sur le bouton et la lutte qui l'avait arrache. Saniel
detruirait cette hypothese: il fallait compter sur lui.

Saniel redevint donc, comme il l'avait ete jusqu'a l'intervention de
madame Dammauville, la supreme esperance de Philis et de madame
Cormier, et, pour les relever, il exagera lui-meme l'influence qu'il
reconnaissait a son intervention:

--Quand j'aurai demontre qu'il n'y a pas eu de lutte, l'hypothese du
bouton arrache s'ecroulera toute seule.

--Et si elle se maintient debout, comment et avec quoi l'abattrons-nous?

Il se fut montre tel qu'il etait autrefois, qu'elle eut partage la
confiance qu'il tachait de lui inspirer; mais depuis la mort de madame
Dammauville, de si grands changements s'etaient faits en lui qu'elle ne
pouvait pas ne pas s'en inquieter. Evidemment c'etait la disparition de
madame Dammauville qui avait rendu son humeur sombre et son caractere
irritable au point qu'on ne pouvait pas lui faire une objection: il
voyait les dangers de la situation que cette disparition avait crees
pour Florentin, et, avec sa generosite ordinaire, il se reprochait de
n'avoir pas consenti a soigner madame Dammauville plus tot; il
l'eut certainement sauvee, puisqu'il avait commence par demander la
suppression de ce poele, et Florentin eut ete sauve aussi.

Enfin le jour de l'audience arriva, sans que Saniel eut entendu parler
de madame Thezard, ce qui prouvait que madame Dammauville n'avait rien
dit a son amie. Depuis six mois que l'assassinat etait passe, l'affaire
avait perdu de son interet pour le public parisien; en province on en
parlait encore, mais a Paris elle etait escomptee depuis longtemps deja:
un clerc qui coupe le cou a son patron pour le voler, cela manque de
romanesque; pas de femme, pas de mystere. Aussi le president, qui aimait
les belles salles, avait-il eu l'ennui de ne pas se voir assailli de
demandes: sa salle etait pleine, elle n'etait pas trop pleine.

Saniel aurait voulu que Philis restat aupres de madame Cormier; mais
elle avait tenu, malgre ses observations et ses prieres, a venir a
l'audience: il fallait qu'elle fut la, que Florentin la vit, prit
courage dans ses yeux; il se defendrait mieux s'il se sentait soutenu.

Il se defendit mal, ou tout au moins mollement, sans conviction, en
homme qui s'abandonne parce qu'il sait d'avance que tout ce qu'il dira
sera inutile.

Jusqu'a la deposition de Saniel, les temoins qui defilerent furent assez
insignifiants et ne revelerent rien qui ne fut connu; seul Valerius, par
ses pretentions au secret professionnel, qu'il developpa longuement,
amusa l'auditoire. Cette deposition, Saniel la fit breve et precise, se
contentant de repeter son rapport; mais alors Nougarede se leva et pria
le president de demander au temoin de s'expliquer sur la lutte qui
aurait eu lieu entre la victime et son assassin; et le president, qui
avait commence par argumenter, dut, devant l'insistance de la defense,
se decider a poser cette question. Alors Saniel, longuement, expliqua
comment, de la position du cadavre dans le fauteuil et de son etat,
il resultait la preuve scientifique que cette lutte ne s'etait pas
produite.

--C'est une opinion, dit le president sechement; MM. les jures
apprecieront.

--Parfaitement, repliqua Nougarede, et je me reserve de faire sentir a
MM. les jures le poids qu'elle emprunte a l'autorite de celui qui l'a
formulee.

Cette phrase a effet etait destinee a infirmer a l'avance les
contradictions que l'accusation devait, croyait-il, soulever contre ce
temoignage; mais ces contradictions ne se produisirent point, et Saniel
put aller prendre prendre place a cote de Philis sans etre rappele a
la barre pour soutenir son opinion contre un medecin dont l'autorite
scientifique serait opposee a la sienne.

A defaut de madame Dammauville, Nougarede avait fait citer la concierge
de la rue Sainte-Anne, ainsi que la femme de chambre et la cuisiniere,
qui avaient entendu leur maitresse dire que l'homme qui avait tire les
rideaux de Caffie ne ressemblait pas au portrait de Florentin; mais ce
n'etaient que des on-dit repetes par des gens sans importance, qui ne
pouvaient pas produire l'effet du coup de theatre sur lequel il avait
base sa defense.

Quand l'avocat general prononca son requisitoire, on comprit pourquoi
l'opinion de Saniel sur l'absence de lutte n'avait pas ete contredite;
bien que l'accusation crut a cette lutte, elle voulait bien l'abandonner
un moment, n'ayant pas besoin de cette hypothese pour prouver que le
bouton n'avait pas ete arrache en tombant d'une echelle: il l'avait ete
dans l'acte meme de l'assassinat, dans l'effort fait pour couper le
cou de la victime qui avait violemment tendu le bras droit et, par
la secousse imprimee a la bretelle, arrache ce bouton. L'effet de la
deposition de Saniel fut donc detruit, et celui, beaucoup moins fort,
produit par les temoignages des servantes de madame Dammauville le fut
de meme quand l'avocat general demontra que ces on-dit se tournaient
contre l'accuse; elle avait vu, racontait-on, un homme aux cheveux
longs, et a la barbe frisee tirer les rideaux; eh bien! est-ce que ce
signalement ne s'appliquait pas a l'accuse? A la verite, on rapportait
qu'elle n'avait pas retrouve celui-ci dans un portrait publie par
un journal illustre. Eh bien! c'est que ce portrait n'etait pas
ressemblant. D'ailleurs, etait-il vraisemblable d'admettre qu'une femme
du caractere de madame Dammauville n'eut pas averti la justice, si elle
avait cru son temoignage important et decisif? La preuve qu'elle l'avait
elle-meme reconnu insignifiant etait dans ce fait qu'elle l'avait tu.

La plaidoirie de Nougarede, si eloquente qu'elle eut ete, n'avait pas
detruit ces deux arguments, pas plus qu'elle n'avait efface l'impression
produite par la deposition de l'homme d'affaires relative au vol des
quarante-cinq francs, et c'avait ete un verdict affirmatif, ecartant la
premeditation et admettant les circonstances attenuantes, que le jury
avait rapporte.

En entendant l'arret qui condamnait Florentin a vingt ans de travaux
forces, Philis, suffoquee, s'etait cramponnee au bras de Saniel; mais
il ne put pas s'occuper d'elle comme il aurait voulu, car Brigard, qui
etait venu a l'audience pour assister au triomphe de son disciple,
venait de l'aborder:

--Recevez mes felicitations pour votre deposition, mon cher; c'est un
acte de courage qui vous honore. Si ce pauvre garcon avait pu etre
sauve, il l'etait par vous: vous avez beau dire, vous etes l'homme de la
conscience.


FIN DE LA DEUXIEME PARTIE




TROISIEME PARTIE



I

Pendant ses premieres annees de sejour, a Paris, Saniel avait publie
dans une revue de jeunes, du quartier Latin, un article sur la
_Pharmacie de Shakespeare_: le poison d'_Hamlet_, celui de _Romeo et
Juliette_; et bien que, depuis son choix pour la medecine, il ne lut
plus guere que des livres de science, il avait du a ce moment etudier le
theatre de son auteur; de cette etude il lui etait reste dans la memoire
une phrase qui, pendant dix ans, ne lui etait jamais revenue sur les
levres, et qui tout a coup s'etait imposee a son souvenir avec
la persistance exasperante d'un air entendu autrefois et qu'on
repete,--celle de Macbeth: "Macbeth a tue le sommeil, le sommeil,
innocent, mort de la vie de chaque jour, bain du travail douloureux,
baume des ames blessees."

C'est que cette phrase etait la traduction d'un etat particulier qu'il
traversait: lui aussi l'avait perdu, "ce sommeil innocent, bain du
travail douloureux, baume des ames blessees." Jamais il n'avait ete
grand dormeur, en cela au moins qu'il s'etait impose l'habitude, dure
au commencement, moins penible en continuant, de ne passer que quelques
heures au lit; mais ces quelques heures, il les employait bien, dormant
comme les fatigues, poings fermes, sans reves et sans reveils: le cote
ou il se couchait etait celui ou il ouvrait les yeux, et la pensee qui
occupait son esprit le soir, celle qu'il retrouvait la premiere le
matin, n'ayant point ete chassee par d'autres, pas plus que par des
reves.

Apres la mort de Caffie, ce sommeil tranquille et reparateur avait
continue aussi calme, aussi solide; mais voila que tout a coup, apres
celle de madame Dammauville, il s'etait trouve interrompu.

Tout d'abord, il ne s'en etait pas tourmente: il ne dormait pas, tant
mieux! il travaillerait davantage. Mais on ne peut pas plus toujours
travailler qu'on ne peut rester toujours sans manger. Saniel savait
mieux que personne que la vie de tout organe se compose de periodes
alternatives de repos et d'activite: l'une pendant laquelle l'organe
renouvelle sa provision de materiaux nutritifs, l'autre pendant laquelle
il consomme ces materiaux dans le developpement de forces vives, et il
n'imaginait pas qu'il pourrait travailler indefiniment sans dormir:
seulement il croyait qu'apres des journees de vingt heures de travail,
ecrase de fatigue, il aurait malgre tout quatre heures de sommeil
complet, celui que Shakespeare appelait le bain du travail douloureux.

Il ne les avait pas eues, ces quatre heures, et la loi qui veut que tout
etat d'excitation prolongee amene un epuisement, que doit reparer un
repos fonctionnel, s'etait trouvee faussee pour lui. Quand, apres ses
longues journees de travail, vers une heure ou deux heures du matin,
alors que tous les bruits de la vie avaient cesse dans la maison comme
dans la rue, et que la lassitude se traduisait par l'inertie des muscles
qui laissaient la tete s'abaisser sur la poitrine et les paupieres
sur ses yeux brouilles, il allait se mettre au lit, marchant avec
precaution, se deshabillant lentement et sans secousse, il s'endormait
sans retard dans ses draps. Mais presque aussitot, bien souvent, il
se reveillait en sursaut, suffoque, couvert de sueur, dans un etat
d'anxiete extreme, l'esprit agite par des hallucinations qu'il ne
chassait pas tout de suite. Alors, c'en etait fait pour longtemps de
son sommeil, malgre le besoin general qu'il en avait; ou bien si, apres
s'etre tourne et retourne sur son lit, il parvenait a se rendormir,
ce n'etait jamais du sommeil complet et profond qui etait le sien
autrefois; quelques regions de son cerveau veillaient et, si leur
excitation n'amenait pas le reveil brusque, elles produisaient des reves
plus penibles pour lui, car il s'en rendait compte, il les suivait, les
examinait sans pouvoir se detacher d'eux, s'en debarrasser, se reveiller
tout a fait, leur jouet, leur victime: et ils etaient affreux, ces
reves, toujours les memes, ne quittant madame Dammauville que pour le
ramener a Caffie. N'etait-ce pas curieux que Caffie, qui jusqu'alors
avait ete completement efface de son souvenir, mort comme il l'etait
reellement, s'etait trouve ressuscite par madame Dammauville et cela la
nuit seulement, spectre de l'ombre que le jour dissipait?

Croyant que l'une des causes de cette excitabilite du cerveau pouvait
bien etre le travail d'esprit qu'il lui imposait a doses excessives,
a l'heure precisement ou il aurait fallu ne pas prolonger cette
excitabilite et, au contraire, l'engourdir, il avait decide de changer
un systeme lui ayant si mal reussi: au lieu d'un travail intellectuel,
il se livrerait a un travail materiel, qui, par l'epuisement des
fonctions musculaires, lui procurerait le sommeil des pauvres gens qui
ont peine toute la journee, manoeuvres ou terrassiers, charretiers ou
bucherons, et comme il ne pouvait pas rouler la brouette ou fendre le
bois, il s'etait mis, tous les soirs apres son diner, a marcher droit
devant lui au pas accelere, faisant ses sept ou huit lieues avant de
rentrer: il aurait bien raison, a coup sur, de ce cerveau retif.

Le travail corporel n'avait pas mieux reussi que le travail spirituel;
il avait pu se donner la fatigue des terrassiers et des bucherons, non
leur sommeil. Se mettant au lit les jambes brisees, les pieds endoloris,
affaisse par sa longue marche precipitee, il avait les memes reveils
sursautes, les memes reves douloureux qui l'affolaient et l'epuisaient.
Decidement la fatigue du corps ne valait pas mieux que celle du cerveau.
Et meme elle valait moins. Devant sa table, plonge dans ses livres, ou
dans son laboratoire courbe sur son microscope, il s'absorbait dans la
tache entreprise et, par la force d'une volonte longuement exercee et
soumise a l'obeissance, il parvenait a maintenir sa pensee appliquee sur
le sujet impose, sans distraction comme sans reveries; le temps passait.
Mais quand il marchait par les rues de Paris, sur les routes desertes de
la banlieue, a travers les champs ou dans les bois, le long de la Seine
ou de la Marne, sa pensee libre courait ou elle voulait; il ne lui
commandait pas; elle etait la maitresse, et toujours elle le ramenait
a madame Dammauville, a Caffie, a Florentin: il semblait que
l'echauffement de la marche mettait en pression son cerveau comme la
chaudiere d'une machine, qui alors l'entrainait, sans frein possible,
sans direction, vertigineusement. Quand il rentrait en cet etat, apres
plusieurs heures de cette excitabilite cerebrale, comment eut-il trouve
le sommeil tranquille et reparateur, complet et profond, des pauvres
gens qui n'ont fait travailler que leurs muscles?

N'ayant jamais ete malade, il n'avait jamais eu a s'examiner ni a se
traiter: bonne pour les autres, inutile pour lui, la medecine! Avec
une machine organisee comme la sienne, il n'aurait a craindre que les
accidents, et, jusque-la, ils lui avaient ete epargnes; en vrai fils de
paysans qu'il etait, il avait victorieusement resiste a la vie de Paris
comme au surmenage de l'esprit. Mais le moment etait venu de se livrer
a cet examen, et d'essayer un traitement qui lui rendit le repos: il
n'etait point un medecin sceptique, et il croyait bons pour lui les
remedes qu'il avait ordonnes aux autres.

Le malheur etait qu'il ne constatait en lui aucune des causes qui
determinent l'insomnie: il n'avait ni meningite, ni encephalite, ni
rien qui annoncat une tumeur cerebrale; il n'etait point anemique; il
mangeait; il ne souffrait pas de nevralgies ni d'aucune affection aigue
ou chronique qui accompagne generalement l'absence du sommeil; il ne
buvait ni cafe ni alcool, et, sans cet etat de surexcitabilite des
centres encephaliques, il eut pu dire qu'il etait en bonne sante, un peu
amaigri seulement, mais voila tout.

C'etait cette excitation qu'il devait guerir, et comme il y a des
remedes classiques contre l'insomnie, il avait employe celui qui,
semblait-il, devait convenir a son etat; mais le bromure de potassium,
malgre ses proprietes hypnotiques, n'avait pas produit plus d'effet que
le surmenage intellectuel ou physique. Son inefficacite reconnue, il
l'avait remplace par le chloral; mais le chloral, qui apres quelques
jours d'usage devait creer une disposition particuliere au sommeil,
avait echoue tout comme le bromure de potassium. Alors il avait essaye
les injections de morphine.

Ce n'etait point sans une certaine inquietude qu'il en etait arrive a ce
troisieme essai, les deux premiers ayant si mal reussi, et, puisqu'il
est acquis que le chloral produit un sommeil plus calme que la morphine,
il semblait qu'il devait echouer encore; cependant il avait dormi sans
etre tourmente par les reveils et les reves qui faisaient l'epouvante de
ses nuits si courtes; et le lendemain il avait dormi encore.

Mais il connaissait trop bien les effets que produit l'usage prolonge de
ces injections, pour les continuer au dela de ce qui etait strictement
indispensable; il avait donc voulu les interrompre: le sommeil l'avait
de nouveau abandonne. Il les avait reprises; puis, bientot, comme
les doses primitives perdaient de leur efficacite, il les avait
graduellement augmentees. Au bout d'un certain temps, ce qu'il devait
craindre et ce qu'il craignait s'etait realise: sa maigreur avait
augmente; il avait perdu l'appetit, la force musculaire en meme
temps que l'energie morale; son visage pale avait commence a prendre
l'expression si caracteristique des morphinomanes.

Alors il s'etait arrete epouvante.

Qu'il continuat, il devenait, en effet, un morphinomane dans un temps
donne, et l'apathie dans laquelle il tombait l'empechait de resister au
besoin d'absorber de nouvelles doses de poison, besoin aussi imperieux,
aussi irresistible dans le morphinisme que l'est celui de l'alcool
pour l'alcoolique, et plus terrible par ses effets: la perversion des
facultes intellectuelles, la perte de la volonte, de la memoire, du
jugement, la paralysie ou la manie qui conduit au suicide.

Qu'il ne continuat point, et ces nuits sans sommeil ou ces sommeils
agites qui l'avaient affole reprenaient, et a la suite revenait cette
surexcitabilite du cerveau qui, en troublant la nutrition de la masse
encephalique, pouvait etre le prelude de quelque affection cerebrale
grave.

D'un cote, la manie par le morphinisme; de l'autre, la demence par
l'excitabilite constante et desordonnee du cerveau: voila ce qui
l'attendait.

Entre un resultat fatalement certain et un qui n'etait que possible, il
n'avait pas a hesiter: il fallait renoncer a la morphine; et ce choix
s'imposait avec d'autant plus de force que, si la morphine assurait a
peu pres le sommeil des nuits, elle ne donnait nullement la tranquillite
des jours,--au contraire.

Quand il avait commence a user de ce remede, c'etait seulement pendant
la nuit qu'il tombait sous l'influence de certaines idees; le jour, en
s'appliquant au travail et en maintenant par un effort de volonte son
application tendue, il echappait a ces idees: il etait l'homme qu'il
avait toujours ete, maitre de sa force et de sa pensee. Mais l'action
de la morphine n'avait pas tarde a affaiblir cette volonte jusque-la
toute-puissante, si bien que, quand ces idees avaient durant le jour
traverse son travail, il n'avait plus eu l'energie necessaire pour les
chasser. Il essayait de les secouer: c'etait vainement; elles ne se
laissaient point detacher de son cerveau, auquel elles se collaient et
qu'elles envahissaient avec une expansion foisonnante.

C'est qu'en verite ces deux cadavres le genaient horriblement.
N'etait-ce pas exasperant, pour un homme qui en avait tant vu et depece,
qu'il n'y en eut que deux qui fussent toujours devant ses yeux, meme
fermes,--celui de ce vieux coquin et celui de cette malheureuse femme?
Pour ne pas compliquer cette impression d'une autre qui l'humiliait, il
s'etait debarrasse des liasses de billets de banque pris chez Caffie en
les envoyant "comme restitution" au directeur de l'Assistance publique;
mais cela avait ete sans effet appreciable.

La pensee aussi de Florentin l'obsedait, et, s'il voyait Caffie affaisse
dans son fauteuil inonde de sang, madame Dammauville immobile et rose
sur son lit, il ne lui etait pas moins cruel de voir Florentin
dans l'entrepont du transport qui bientot allait l'emporter a la
Nouvelle-Caledonie.

Les idees qu'il avait emises chez Crozat sur la conscience, et celles
qu'il avait expliquees a Philis, a propos du remords, etaient toujours
les siennes; mais, enfin, il n'en etait pas moins certain que ces deux
morts et ce condamne pesaient d'un poids terriblement lourd sur lui,
effrayants, etouffants comme l'ephialte du cauchemar: ce n'etait ni de
son education ni de son milieu d'avoir ces cadavres derriere soi et,
devant, cette victime.

Mais ou ses idees d'autrefois avaient ete bouleversees, depuis que ces
morts avaient saisi sa vie, c'etait dans sa confiance en sa force.

L'homme fort qu'il s'etait cru, celui qui marche droit a son but, sans
souci de rien ni de personne, ne regardant que devant soi et jamais
derriere, maitre de son esprit comme de son coeur et de son bras,
n'etait pas du tout celui qu'avait revele la realite.

Faible, au contraire, il avait ete dans l'action, et plus faible encore
apres.

Et ce n'etait pas seulement une humiliation dans le present qu'il
eprouvait a reconnaitre cette faiblesse, c'etait aussi une inquietude
pour l'avenir: car, s'il n'avait pas cette force qu'il s'etait attribuee
avant d'en avoir eprouve la puissance, il devait, si ses croyances
etaient vraies, succomber un jour avec les faibles.

Evidemment, s'il avait ete tout a fait fort, il n'aurait pas complique
sa vie d'un amour: les forts vont seuls, parce qu'ils n'ont besoin de
personne; et lui avait besoin d'une femme, si grand besoin que c'etait
par elle seule, pres d'elle, quand il la regardait, quand il l'ecoutait,
qu'il eprouvait un peu de calme.

Pour cela, etait-il donc faible et lache? Non peut-etre; mais simplement
humain.



II

Precisement parce qu'il eprouvait du calme aupres de Philis, Saniel eut
voulu qu'elle ne le quittat point.

Mais, si heureuse qu'elle fut, dans sa douleur, de voir qu'au lieu de
s'eloigner d'elle--ce qu'un autre moins genereux eut fait peut-etre--il
cherchait a s'en rapprocher chaque jour davantage, elle ne pouvait pas
abandonner ses lecons et son travail, qui etaient leur vie meme, pour
donner tout son temps a son amour, pas plus qu'elle ne pouvait laisser
toujours seule sa mere accablee de chagrin, qui jamais autant que
maintenant n'avait eu besoin d'etre relevee et soutenue.

Elle ne passait pas un jour sans venir le voir; mais, malgre l'envie
qu'elle en avait, elle ne pouvait pas rester avec lui aussi longtemps
qu'elle aurait voulu et que lui-meme demandait. Quand elle se levait
pour partir et qu'il la retenait, elle ne partait point, mais ce
n'etaient jamais que quelques minutes de gagnees: elles etaient courtes,
et bientot arrivait l'heure ou, apres s'y etre reprise dix fois, il
fallait qu'elle le quittat.

En tout temps, ces separations avaient ete pour elle des desespoirs,
dont l'apprehension des le moment de l'arrivee la paralysait; mais
maintenant elles lui etaient plus cruelles encore. Autrefois, quand elle
le quittait, elle le voyait bien souvent deja plonge dans son travail
avant qu'elle eut tire la porte; maintenant, au contraire, il la
conduisait dans le vestibule, la retenait, ne la laissait descendre
l'escalier que quand elle s'etait arrachee a son etreinte, apres qu'elle
lui avait promis et repete de venir le lendemain de bonne heure, et de
rester plus longtemps avec lui. Autrefois aussi, elle etait tranquille
lorsqu'elle s'eloignait, n'ayant pas a se preoccuper de sa sante, ni a
se demander comment elle le retrouverait: solide et vaillant comme a
l'ordinaire, aussi sain de corps que d'esprit, cela etait certain. Au
contraire, maintenant elle avait l'inquietude de chercher a prevoir,
chaque fois qu'elle arrivait, comment il serait: la tristesse, la
melancolie, l'abattement persisteraient-ils encore ce jour-la; son
amaigrissement, sa paleur auraient-ils augmente? C'etait son souci, son
angoisse de tacher de deviner les causes des changements qui s'etaient
faits en lui, et qui se traduisaient si manifestement en tout, dans
ses sentiments comme dans sa personne. N'etait-ce pas extraordinaire
vraiment qu'il fut plus sombre ou plus inquiet, maintenant que sa vie
etait assuree, qu'au temps si dur ou elle etait menacee sans qu'il
sut jamais ce que serait son lendemain? La position que son ambition
poursuivait, il l'avait conquise; l'argent necessaire a ses besoins, il
le gagnait; ses experiences avaient donne des resultats plus beaux que
ceux qu'il pouvait esperer, il en convenait lui-meme; les etudes qu'il
venait de publier sur ces experiences etaient vivement discutees, louees
par les uns, contestees par les autres; il semblait qu'il eut atteint
son but, et il etait chagrin, mecontent, malheureux, plus tourmente
qu'alors qu'il s'epuisait en efforts, sans autre soutien que sa volonte.
Enfin quand, effrayee de le voir ainsi, elle l'interrogeait sur ce qu'il
eprouvait, il se fachait et lui repondait brutalement:

--Malade? Pourquoi veux-tu que je sois malade? Ne suis-je pas plus en
etat que personne de savoir ce que j'ai? Je me suis surmene, voila tout;
et, comme ma vie de privations ne me permettait pas de reparer mes
forces, je suis arrive a l'anemie; ce n'est pas bien grave, il me
semble. Il est etrange vraiment que tu ailles chercher des explications
extraordinaires a ce qui est naturel et en quelque sorte oblige: compte
les dents des polytechniciens et regarde leurs cheveux apres leurs
examens, tu me diras ce que tu en penses. Pourquoi veux-tu qu'il en soit
autrement de moi? On ne se depense pas impunement, ce serait trop beau;
tout se paye en ce monde. Il n'y a que les bourgeois qui gagnent leur
fortune en tapant des cartes ou des dominos sur des tables de cafe et en
faisant rouler des billes de billard; ce qui leur permet d'etre aimables
et bien entripailles.

Elle devait croire qu'il avait raison et voyait clair dans son etat;
pourtant elle ne pouvait pas ne pas se tourmenter. Elle ne connaissait
rien a la medecine, ne savait pas ce que c'etait que le surmenage et
l'anemie qui en resultait, cependant elle trouvait que cette anemie ne
suffisait pas pour tout expliquer, pas plus ses brusqueries d'humeur et
ses acces de colere a propos de rien, que ses elans de tendresse, ses
defaillances et ses abattements, ses preoccupations et ses absences.

Par cela meme qu'elle l'observait de pres, elle avait tres bien remarque
l'effet qu'elle produisait sur lui, et comment, par sa seule presence,
elle egayait cette humeur sombre et relevait cet accablement a la seule
condition de ne pas lui adresser des questions maladroites sur certains
sujets qu'elle n'etait pas encore arrivee a determiner, mais qu'elle
esperait bien eviter. Aussi aurait-elle voulu ne pas le quitter et
s'ingeniait-elle a faire naitre des occasions qui lui permissent de
venir le voir jusqu'a deux fois par jour, le matin en allant a ses
lecons; l'apres-midi ou le soir, sous un pretexte quelconque: il se
montrait si heureux lorsqu'elle lui faisait une de ces surprises!

Un soir, tard, elle sonna a sa porte d'une main que la joie rendait
nerveuse.

--Je viens pour jusqu'a demain, dit-elle d'une voix triomphante.

Elle s'attendait a ce qu'il allait repondre a sa joie, par une etreinte
de bonheur; il n'en fut rien.

--Est-ce que tu as a sortir?

--Pas du tout; ce n'est pas a moi que je pense, c'est a ta mere.

--Crois-tu donc que je l'aurais laissee seule dans l'etat de faiblesse
nerveuse et morale qui est le sien maintenant, ayant peur de tout? Il
nous est arrive une cousine de la province qui va coucher dans mon lit,
et j'en ai profite bien vite pour dire que je resterais a la pension. Et
me voila.

Malgre l'envie qu'il en avait eue plus d'une fois, jamais il n'avait ose
demander qu'elle lui donnat une nuit; le jour, il ne se trahissait que
par son humeur chagrine ou fantasque; mais la nuit, avec le sommeil
hallucine, qui etait le sien, ne se trahirait-il pas par quelque parole
grave qui lui echapperait?

Cependant, puisqu'elle etait venue, il y avait impossibilite a la
renvoyer; il ne le pouvait ni pour elle, ni pour lui. Quel pretexte
trouver pour dire: "Va-t'en; je ne veux pas de toi"? Justement il la
voulait: il voulait la regarder, l'ecouter, entendre sa voix, qui
bercait et engourdissait ses angoisses, la sentir pres de lui, rien que
pour l'avoir la et n'etre pas face a face avec ses pensees.

A la derobee, elle l'examinait, se demandant la cause de ce singulier
accueil, debout dans le cabinet ou elle etait entree a sa suite, n'osant
se debarrasser de son chapeau. Comment son arrivee produisait-elle
un effet si different de celui sur lequel elle comptait en accourant
heureuse et legere?

--Tu ne retires pas ton chapeau? dit-il.

--Je me demandais si tu n'avais pas a travailler.

--Pourquoi te demandais-tu cela?

--De peur de te deranger.

--Quelle rage as-tu de te demander toujours quelque chose? s'ecria-t-il
violemment. Que cherches-tu en moi? Qui t'etonne? Pourquoi me
derangerais-tu? En quoi? Voyons, parle une bonne fois: explique-toi.

Le temps etait loin ou ces explosions la stupefiaient; mais elles la
peinaient toujours, et chaque fois qu'elles eclataient, davantage: comme
il etait irritable, inquiet! Mais elle ne laissait plus voir sa peine et
sa surprise.

--J'ai encore ete maladroite a m'expliquer, dit-elle! Que veux-tu? je
suis ainsi; pardonne-moi.

Ce seul mot: "Pardonne-moi!" etait pour lui plus cruel que tous les
reproches, car il savait bien qu'il n'avait rien a lui pardonner,
puisqu'elle etait la victime, et qu'il etait, lui, le coupable. Ne
serait-il donc jamais maitre de ces emportements aussi imprudents
qu'injustes?

Il la prit dans son bras, en la faisant asseoir pres de lui:

--C'est a toi, de pardonner.

Autant il avait ete brutal, autant il se fit tendre et caressant; il
etait fou de s'imaginer qu'elle pouvait avoir des soupcons, et le plus
sur moyen d'en faire naitre etait, precisement, de montrer de la peur
qu'elle en eut; se trahir par ces maladresses etait aussi grave que de
laisser echapper une plainte ou un aveu pendant son sommeil.

D'ailleurs pour cette nuit il avait trouve un moyen qui, en realite,
n'etait guere difficile, de ne pas s'exposer a parler en dormant:
c'etait de ne pas dormir; quand le sommeil le prendrait, il ferait en
sorte de se tenir eveille. Apres avoir passe tant de nuits sans fermer
les yeux, il les tiendrait bien ouverts cette nuit toute entiere, sans
doute.

Mais il se trompait; quand il entendit la respiration calme et reguliere
de Philis, et que sur son epaule, ou elle avait appuye sa tete, il
sentit la douce chaleur qui se degageait d'elle le penetrer, dans
l'immobilite qu'il s'etait imposee, sans s'en apercevoir, se croyant
loin du sommeil et bien convaincu des lors qu'il n'avait aucun effort a
faire pour n'y pas succomber, tout a coup, il s'endormit.

Quand il s'eveilla, un rayon de soleil pale emplissait un des coins de
la chambre; accoudee sur le traversin, Philis le regardait.

Il fit un brusque mouvement et se jeta en arriere.

--Qu'est-ce qu'il y a? s'ecria-t-il. Qu'ai-je dit?

Instantanement son visage palit, ses levres fremirent; il sentit son
coeur battre tumultueusement et sa gorge serree par une constriction
douloureuse.

--Mais il n'y a rien, repondit-elle en le regardant tendrement, tu n'as
rien dit.

Au fait pourquoi aurait-il parle? Il n'y avait pas de raisons pour cela,
si ce n'est sa peur meme de se trahir: dans ses sommeils troubles, sous
l'effroi de ses hallucinations, il avait pu gemir, crier, parler, mais
il ne savait pas si reellement il avait jamais crie ou parle, personne
ne s'etant jamais trouve pres de lui pour l'observer et l'entendre.
D'ailleurs, ce n'etait pas d'un de ces sommeils agites qu'il venait de
s'eveiller; au moins rien en lui ne revelait qu'il eut ete agite.
Malgre son trouble et sa frayeur, ces reflexions s'etaient faites
instantanement dans son esprit, et son visage s'etait detendu.

--Quelle heure est-il?

--Bientot six heures.

--Six heures!

--N'entends-tu pas les voitures rouler dans la rue? Les pierrots
piaillent.

Il devait etre a peu pres une heure lorsque ses yeux s'etaient clos; il
avait donc dormi cinq heures, et d'un sommeil profond, complet, celui
qu'il avait si longtemps poursuivi sans l'obtenir, "le baume des ames
affligees, le bain du travail douloureux", et il sortait de ce bain,
calme, repose, rajeuni, le corps dispos, l'esprit tranquille, en tout
l'homme qu'il etait autrefois en ses annees de jeunesse heureuse, et non
celui de ces derniers temps effroyablement durs.

Un soupir gonfla sa poitrine libre.

--Ah! si je t'avais toujours, murmura-t-il, s'adressant ces paroles a
lui-meme autant qu'a elle.

Et il attacha sur elle un long regard dans lequel brillait un sourire
emu; puis, lui passant un bras autour des epaules, il l'attira contre
lui.

--Chere petite femme!

Jamais elle n'avait senti une tendresse si profonde, si vibrante, dans
sa voix; jamais elle n'avait pu, comme en entendant ces trois mots,
mesurer la grandeur de l'amour qu'elle lui inspirait, et meme il
semblait que c'etait comme la declaration d'un amour nouveau.

La serrant passionnement, il repetait:

--Chere petite femme!

Eperdue, elle ne repondait rien, aneantie dans son bonheur.

Tout a coup il l'ecarta doucement, et, la regardant avec son meme
sourire:

--Ce mot ne te dit rien?

--Il me dit que tu m'aimes.

--Et c'est tout?

--Que puis-je souhaiter de plus? Tu le dis, je le sens, tu me donnes la
plus grande joie que je puisse rever.

--Elle te suffit?

--Elle me suffirait si elle ne devait pas etre interrompue: mais c'est
la le malheur de notre vie que nous devions nous separer au moment ou
les liens qui nous unissent sont le plus fortement tendus.

--Pourquoi nous separer?

--Helas! Et maman? Et la vie?

--Si tu ne quittais pas ta mere; si tu n'avais plus a prendre souci de
ta vie.

Elle le regarda, sans oser l'interroger, ne trahissant la marche de sa
pensee que par un fremissement que malgre ses efforts elle ne parvenait
pas a comprimer.

--J'entends: si tu devenais ma femme.

--Oh! mon bien-aime!

--Ne le veux-tu point?

Elle se jeta dans ses bras, defaillante; mais apres un court instant,
elle se redressa.

--Helas! murmura-t-elle, c'est impossible.

--Pourquoi impossible?

--Ne me le demande pas, ne m'oblige pas a le dire.

--Mais, au contraire, je veux que tu le dises.

Elle detourna la tete et, d'une voix a peine perceptible, dans un
souffle etouffe:

--Mon frere...

--C'est beaucoup pour ton frere que je veux ce mariage.

Puis, tout de suite, se reprenant:

--Me crois-tu homme a subir les sots prejuges du monde?



III

Saniel n'avait pas attendu ce jour pour reconnaitre l'influence
salutaire que Philis,--par sa seule presence, exercait sur lui.
Cependant, l'idee de la prendre pour femme ne s'etait jamais imposee a
son esprit: il etait si peu fait, croyait-il, pour le mariage; il se
sentait si peu mari; jusqu'a ces derniers temps, il avait eu si peu
besoin d'un interieur!

C'etait tout a coup que cette idee lui etait venue et l'avait frappe
fortement, au moins autant par le calme qu'il sentait en lui, que par le
charme qui se degageait d'elle, la sante, le bonheur, la gaiete et la
vie.

--Ah! si je t'avais toujours!

Ce mot qui lui avait echappe caracterisait la situation,--ce qui lui
manquait et ce qu'il esperait.

Ce n'etait pas seulement le calme corporel qu'elle lui donnait par une
affinite mysterieuse a laquelle sa medecine n'entendait rien, mais dont
il ne sentait pas moins toute la force; c'etait encore le calme moral.

Il avait des devoirs envers elle, et terriblement lourds, envers sa
mere, envers Florentin.

Pour celui-la, il avait fait ce qu'il pouvait, et meme plus qu'il
ne pouvait, devenant tout a coup solliciteur, assiegeant les gens,
importun, osant tout pour adoucir son sort et empecher son embarquement,
ce a quoi jusqu'a present il etait parvenu, en attendant mieux.

Mais ce n'etait vraiment pas la tout ce qu'il leur devait: Florentin
n'en etait pas moins emprisonne avec des miserables; madame Cormier,
tombee dans un morne desespoir, s'affaiblissait chaque jour, et Philis,
malgre son ressort et sa vaillance, se courbait ecrasee sous le poids de
l'injuste fatalite.

Combien la situation changeait s'il l'epousait,--et pour eux, et pour
lui!

Quel soulagement! De la son cri: "C'est beaucoup pour ton frere que je
veux ce mariage"; au moins il aurait fait le possible pour racheter,
dans la mesure des moyens humains, ce qu'il avait ete impuissant a
empecher.

Quand Philis fut un peu remise de son trouble de joie, elle
l'interrogea:

--Quand s'etait-il decide a ce mariage?

Il ne voulut pas mentir et repondit que c'etait a l'instant que la
pensee lui en etait venue, assez precise, assez forte pour donner un
corps aux idees qui depuis plusieurs mois flottaient en lui vaguement.

--Au moins as-tu bien reflechi? demanda-t-elle craintivement, n'as-tu
pas cede a un entrainement d'amour?

--Valait-il mieux ceder a un calcul longuement raisonne? Je t'epouse
parce que je t'aime, et aussi parce que je suis certain que, sans toi,
je ne peux pas etre heureux: franchement, je reconnais que j'ai besoin
de toi, de ta tendresse, de ton amour, de ta force de caractere, de ton
egalite d'humeur, de ta foi invincible dans l'esperance, qui pour moi,
tel que je suis organise, valent la plus belle dot.

--C'est que justement je n'ai pas la moindre dot a t'apporter. Je
pouvais bien, quand tu etais aux abois, desespere et ecrase, demander a
devenir la femme du pauvre medecin de village que tu allais etre; mais
aujourd'hui, dans ta position, surtout dans celle que tu occuperas
avant peu, la pauvre petite Philis est-elle digne de toi? Tu me fais
aujourd'hui la plus grande joie que je peux gouter, celle a laquelle
je ne revais qu'en me disant que ce serait folie d'en esperer la
realisation; mais justement cela me donne la force de te demander
de reflechir, et de voir si tu ne regretteras jamais ce moment
d'entrainement qui me rend si heureuse.

--J'ai reflechi, et ce que tu me dis en ce moment prouve, mieux que
tout, que je ne me suis pas trompe; c'est une femme qui m'aime que je
veux, tu es cette femme-la.

--Plus que je ne peux le dire en ce moment, etourdie par le bonheur,
mais pas plus que je ne te le prouverai dans la continuite de notre
amour.

--D'ailleurs, chere petite, ne te fais pas d'illusions sur les
splendeurs de cette position dont tu parles; il est plus que probable
qu'elles ne se realiseront jamais, car je ne suis pas un homme d'argent
et ne ferai rien pour en gagner; a moins qu'il ne vienne tout seul...

--Il viendra.

--Ce n'est pas le but que je poursuivrai: celui que je voulais, je l'ai
en grande partie obtenu; si maintenant je gagnais de l'argent et me
creais une riche clientele, la jalousie de mes confreres me ferait
manquer ou attendre trop longtemps ce que je veux encore et ce que mon
ambition prefere a la fortune. Pour le moment cette position sera donc
modeste: mes quatre mille francs de traitement d'agrege, ce que je
gagnerai au bureau central, en attendant que je sois en titre medecin
d'hopital, et en plus cinq cents francs par mois que mon editeur me
propose pour des travaux et une revue de bacteriologie, nous donneront
environ une douzaine de mille francs, et il est a croire que pendant
assez longtemps nous devrons nous contenter de cela.

--Pour moi, c'est la fortune.

--Pour moi aussi; mais je n'ai pas moins tenu a t'avertir.

--Et pour quand veux-tu notre mariage?

--Tout de suite, aussitot apres les delais exiges par la loi, et aussi
apres que je me serai installe dans un nouvel appartement, car tu ne
peux pas entrer, ma femme dans celui-ci, ou on t'a vue venir si souvent:
cela te blesserait de passer devant le concierge et me generait d'y
passer avec toi. J'espere que je trouverai facilement, et tu voudras
bien, je le pense, n'etre pas plus exigeante que moi.

--Oh! cher!

--D'ailleurs, nous ne ferons pas cette fois la folie de nous mettre a la
discretion des tapissiers: la premiere a coute assez cher.

Il dit ces derniers mots avec une energie farouche; mais tout de suite
il continua:

--Que nous faut-il, d'ailleurs? Un salon pour les clients, s'il en
vient; un cabinet pour moi, une piece qui me servira de laboratoire; une
chambre pour nous, une pour ta mere...

--Tu veux...

--Mais sans doute! Croyais-tu donc que je te demanderais de te separer
d'elle?

Elle lui prit la main et, la lui baisant avec un elan passionne:

--Oh! le plus cher, le plus genereux des hommes.

--Ne parlons pas de cela, dit-il avec une gene evidente. Dans l'etat de
prostration morale ou est ta mere, ce serait la tuer que de la laisser
seule; le medecin ne le permettrait pas: elle a besoin de toi, la pauvre
femme, et je te promets de t'aider a adoucir sa douleur. Precisement
parce qu'elle n'a pas ta force de resistance; nous devrons nous occuper
d'elle beaucoup. Nous lui organiserons un interieur pour lui plaire, ou
elle ne soit pas tristement; et, bien que je n'aie pas une nature tres
tendre, je tacherai de lui remplacer celui dont elle est separee: ce
sera du bonheur pour elle si elle te voit heureuse.

Longuement il s'etendit sur ce qu'il voulait, eprouvant un sentiment de
satisfaction a parler de ce qu'il ferait pour madame Cormier, en qui en
ce moment il voyait bien plus la mere de Florentin que celle de Philis.

--Crois-tu que nous lui ferons oublier? disait-il de temps en temps.

--Oublier, non; ni elle ni moi n'oublierons jamais; mais enfin il est
certain que notre chagrin se noiera dans notre bonheur; et, ce bonheur,
nous te le devrons. Oh! comme tu seras adore, respecte, beni.

Adore, respecte! Tout bas il se repetait ces paroles. On pouvait donc
etre heureux a faire des heureux. Il avait eu si peu l'occasion, jusqu'a
ce jour, de s'occuper des autres, que c'etait la en quelque sorte la
revelation d'un sentiment qu'il s'etonnait d'eprouver, mais qui, pour
etre nouveau, n'en etait que plus doux pour lui.

Il voulut se donner la satisfaction d'en gouter toute la douceur.

--Ou vas-tu ce matin? demanda-t-il.

--Je retourne a la pension faire travailler mes eleves, qui font leurs
compositions pour les prix; c'est cette circonstance qui m'a fourni un
pretexte a donner pour y coucher: il faut des beaux sous-verres pour
emporter chez les parents aux vacances.

--Eh bien, pendant que tu seras a ta pension, ce matin meme, j'irai chez
ta mere. Le procede de demande en mariage que nous venons d'employer
est peut-etre original et conforme aux lois de la nature,--si la nature
admet le mariage, ce que j'ignore, mais il ne l'est pas certainement a
celles du monde, et maintenant il convient que j'adresse cette demande a
ta mere.

--Quelle joie tu vas lui faire!

--Je l'espere bien.

--C'est egal, je voudrais etre la pour jouir de son bonheur. Imagine-toi
que maman a la manie du mariage; elle passe son temps a marier les gens
qu'elle connait ou meme ne connait pas; elle ne lit de romans que pour
le mariage de la fin, heureuse s'il a lieu, desesperee s'il manque; et
elle etait convaincue, la pauvre femme,--comme moi d'ailleurs--que je
mourrais dans la peau jaunie d'une vieille fille. Enfin, ce soir elle
aura le bonheur de m'annoncer ta visite et ta demande. Pour cette
visite, ne la fais qu'apres midi, n'est-ce pas? parce qu'a ce moment
notre cousine sera partie.

Saniel employa sa matinee a chercher l'appartement qu'il voulait, et,
comme il n'avait pas d'autres exigences que celles d'une distribution
appropriee a ses besoins, il en trouva un dans une rue deserte du
quartier des Invalides, qu'il arreta. Peut-etre ce quartier n'etait-il
guere a portee de la clientele; mais aurait-il jamais de la clientele?
En tout cas, s'il lui en arrivait une, ce ne serait plus celle
d'Auvergne, et celle-la pourrait venir le chercher aux Invalides!

Ce fut vers une heure qu'il monta aux Batignolles, ou il trouva madame
Cormier en train de mettre de l'ordre dans son petit logement, apres le
depart de la cousine. Comme toujours, lorsqu'il venait, elle lui
jeta, en le voyant entrer, un regard de curiosite anxieuse dont il
ne connaissait que trop la signification: Qu'avait-on obtenu pour
Florentin? ne partirait-il pas?

--Ce n'est pas de lui que j'ai a vous parler aujourd'hui, dit-il sans
prononcer de nom, ce qui etait inutile.

Le visage de madame Cormier exprima une deception douloureuse.

--C'est de mademoiselle Philis...

--Est-ce que vous la trouvez malade? s'ecria madame Cormier, qui
n'admettait que des malheurs.

--Pas du tout; c'est d'elle et de moi. Ne vous inquietez pas: j'espere
que ce que j'ai a vous dire ne sera pas une cause de chagrin pour vous.

--Il faut me pardonner si je vois partout des sujets de crainte; nous
avons ete si effroyablement eprouves, si injustement!

Il lui coupa la parole, car ses plaintes n'etaient pas pour lui plaire:

--Depuis longtemps, dit-il vivement, mademoiselle Philis m'a inspire un
profond sentiment d'estime et de tendresse: je n'ai pas pu la voir si
courageuse, si vaillante dans l'adversite, si decidee dans la vie, si
bonne avec vous, si charmante en tout, sans l'aimer, et je viens vous
demander de me la donner pour femme.

Aux premiers mots de Saniel, les mains de madame Cormier avaient ete
agitees d'un tremblement qui avait ete en augmentant:

--Est-ce possible? murmura-t-elle en fondant en larmes. A ma fille un si
grand bonheur! a nous un tel honneur, a nous, a nous!

--Je l'aime.

--Pardonnez-moi si l'emotion m'emporte au dela des convenances, mais je
perds la tete. Nous sommes si malheureuses, que notre ame est faible
contre la joie. Je ne devrais pas parler ainsi, peut-etre; mais, d'autre
part, il me semble que je serais indigne du bonheur que vous nous
apportez, si je ne vous repondais pas franchement. Peut-etre aussi
devrais-je cacher les sentiments de ma fille; mais, pour la meme raison
je ne peux pas ne pas vous dire que cette estime, que cette tendresse
dont vous parlez, elle les partage; il y a longtemps que je l'ai devine,
bien qu'elle ne me l'ait jamais avoue; votre demande ne peut donc etre
accueillie qu'avec bonheur par la mere comme par la fille.

Cela avait ete dit a mots entrecoupes, jetes evidemment par un coeur
debordant, mais tout a coup son visage s'attrista:

--Je viens de vous parler, reprit-elle, dans la sincerite de mon ame;
emportee dans un elan de joie que je ne croyais pas pouvoir eprouver
encore. Mais la reflexion doit nous faire revenir en arriere. Vous etes
jeune, je ne le suis plus, et mon age me fait un devoir de ne pas ceder
a l'entrainement. Nous sommes des malheureux, vous le savez mieux que
personne; des parias ecrases. Vous, vous etes un heureux de ce monde;
bientot vous serez un riche, un glorieux; est-il sage que vous
embarrassiez votre vie d'une femme qui est dans la position de ma fille?

A quelques mots pres, c'etait la reponse de Philis, il fit a la mere
celle qu'il avait faite a la fille.

Ce n'est pas pour vous que je parle, continua madame Cormier; je ne
me permettrais pas de vous donner des conseils; c'est en me placant
seulement au point de vue de ma fille, au mien, sa mere, qui dois avec
l'experience de mon age, veiller a son avenir. Est-il certain que dans
les luttes de la vie vous n'aurez jamais a souffrir de ce mariage, non
parce que ma fille ne vous rendra pas heureux,--de ce cote, je suis
tranquille,--mais parce que la situation que la fatalite nous a faite
vous pesera et vous entravera? Je connais ma fille, sa delicatesse, sa
susceptibilite inquiete,--celle des malheureux,--sa fierte: celle des
irreprochables; ce serait la pour elle une blessure qui ferait succeder
le malheur au bonheur, car elle ne supporterait pas le mepris.

--Si cela est dans la nature humaine, ce n'est pas dans la mienne; je
vous en donne ma parole.

--Vous pensez bien que je ne demande qu'a vous croire; je n'ai parle
ainsi que parce que je le devais.

Elle revint et d'un bond, a la joie de ce mariage: c'etait donc
vrai qu'il y avait des hommes, en ce monde, assez clairvoyants pour
reconnaitre les qualites d'une fille pauvre et ne lui demander que ces
qualites?

Il expliqua comment il entendait organiser leur vie et, quand elle
comprit qu'elle avait sa place entre eux, elle s'ecria en joignant les
mains:

--Oh! mon Dieu, qui m'avez pris mon fils, que vous etes bon de m'en
rendre un!



IV

Il ne demandait pas mieux que d'etre un fils pour cette pauvre femme; en
realite il vaudrait bien ce malheureux garcon, mou et incapable. Que
lui fallait-il, a cette affamee de maternite? Un fils a aimer. Elle
le trouverait dans son gendre. En voyant sa fille heureuse, comment,
pourquoi ne serait-elle pas heureuse elle-meme?

Il pouvait se dire que personne n'etait moins que lui dispose a
l'infatuation; aussi n'etait-ce que justice de reconnaitre qu'il
reparait dans la mesure du possible la fatalite dont elles avaient ete
victimes.

Evidemment elles seraient heureuses,--la mere comme la soeur,--et, quoi
qu'en pensat Philis, encore sous le coup du chagrin, elles oublieraient.
Elles lui devraient cette consolation. Pour lui, c'etait quelque chose,
c'etait meme beaucoup.

Il y avait longtemps qu'il n'avait travaille avec la serenite qui le
soutint ce jour-la, et quand le soir, inquiet comme toujours de sa nuit,
il se coucha, il s'endormit aussi tranquillement que si Philis avait
appuye sur son epaule sa tete charmante, dont il aurait respire le
parfum.

Decidement, faire des heureux etait encore ce qu'il y avait de meilleur
au monde, et, lorsqu'on pouvait se donner cette satisfaction, il n'y
avait pas a craindre qu'on fut malheureux soi-meme: quand on cree pour
les autres une atmosphere de bonheur, on en profite en meme temps que
les autres.

Il attendait Philis avec impatience, car elle allait lui apporter
certainement un echo de la joie de sa mere, et c'etait une recompense
qu'on lui devait bien.

Sans doute, elle arriva heureuse, souriante, toute penetree de
tendresse; mais il l'observait de trop pres pour ne pas voir qu'il y
avait en elle comme une arriere-pensee, quelque chose qui l'embarrassait
et qu'elle ne disait pas.

Il n'etait pas en disposition d'admettre qu'elle pouvait se cacher de
lui et ne pas tout lui dire.

Tout de suite il la questionna:

--Que me caches-tu?

--Comment peux-tu supposer que je te cacherais quelque chose?

--Enfin qu'as-tu? Tu comprends, n'est-ce pas, qu'il ne peut rien se
passer en toi que je ne lise dans tes yeux? Eh bien, tes yeux parlent
quand tes levres se taisent.

--C'est que j'ai une demande a t'adresser, une priere.

--Pourquoi ne la dis-tu pas?

--Parce que je n'ose.

--Il me semble cependant que je ne montre pas des dispositions qui
puissent te faire croire que je te refuse rien.

--C'est justement de la que vient mon embarras et ma reserve: j'ai peur
de te peiner au moment ou je voudrais te prouver tout ce qu'il y a de
gratitude et d'amour dans mon coeur.

--Si tu dois me peiner, le mieux est de ne pas me faire attendre.

Elle hesita; puis, devant un geste impatient, elle se decida.

--Je voulais te demander comment tu entends que se fera notre mariage?

Il la regarda surpris.

--Mais comme tous les mariages!

--Tous? dit-elle en insistant.

--Est-ce qu'il en est qui se font d'une facon differente des autres?

--Mais oui.

--Tu sais que je ne comprends rien a cette maniere d'interroger en
enigmes; si tu veux faire allusion a un usage mondain que je ne
connaisse pas, dis-le franchement: cela n'est pas pour me blesser,
puisque je suis le premier a avouer que je n'en connais aucun. Que
veux-tu?

Elle sentait l'irritation croitre, et pourtant elle ne pouvait se
decider.

--J'ai mal commence, reprit-elle; j'aurais du te dire tout d'abord que
tu trouveras toujours en moi une femme respectueuse de tes idees et de
tes croyances, qui ne se permettra jamais de les juger, encore moins de
chercher a les combattre ou les modifier: cela, tu le sens, n'est-ce
pas, ne serait ni de ma nature, ni de mon amour?

--Conclus, dit-il impatiemment.

--Je pense donc; dit-elle avec une hesitation embarrassee et craintive,
que tu n'admettras pas que je manque de respect a tes idees en te
demandant que notre mariage se fasse a l'eglise.

--Mais c'etait mon intention.

--Vrai! s'ecria-t-elle, oh! cher, et moi qui avais si grande crainte de
te blesser!

--Pourquoi veux-tu que cela me blesse? dit-il en souriant.

--Tu consens a aller a confesse?

Instantanement le sourire qui etait dans ses yeux et sur ses levres fut
remplace par un eclair de fureur.

--Et pourquoi n'irais-je pas a confesse? s'ecria-t-il.

--Mais...

--Tu supposes que je puis avoir peur de me confesser Pourquoi
supposes-tu cela? Dis-le, ce pourquoi.

Il la regardait avec des yeux qui la percaient jusqu'au coeur, comme
s'ils voulaient fouiller en elle.

Stupefaite de cet acces de fureur qui eclatait sans que rien l'eut
fait prevoir, puisqu'il venait de repondre en souriant a la demande du
mariage religieux qu'elle avait cru si dangereuse, elle ne trouvait rien
a dire, ne comprenant pas en quoi ce simple mot "a confesse" avait pu
l'exasperer ainsi. Et cependant elle ne pouvait pas s'y tromper, c'etait
bien celui-la et non un autre qui l'avait mis dans cet etat.

Il continuait de l'examiner; alors elle voulut essayer de s'expliquer:

--Je n'ai suppose qu'une chose, dit-elle, c'est que je pouvais te
blesser en te demandant un acte en contradiction avec tes croyances.

La colere folle qui venait de l'emporter si maladroitement commencait a
perdre de sa violence initiale: un mot ajoute a ce qui lui avait echappe
serait un aveu. Ne se debarrasserait-il donc jamais, meme alors que son
esprit se trouvait dans les meilleures conditions, de l'idee fixe qui
l'obsedait? Un homme comme lui pouvait avoir de la repugnance pour se
confesser, mais il ne devait pas admettre l'idee qu'on supposat qu'il
avait peur de cette confession: pourquoi peur?

--Ne parlons plus de cela, dit-il; surtout n'y pensons plus.

--Permets-moi un seul mot, repondit-elle. J'aurais ete dans la situation
de tout le monde, que je ne t'aurais rien demande; les idees que je peux
avoir au fond du coeur se seraient inclinees devant les tiennes, je
t'aime assez pour cela; mais pour toi, pour ton avenir, pour ton
honneur, tu ne dois pas paraitre te marier en cachette, honteusement,
avec une paria.

--Sois tranquille; je sens comme toi, plus que toi, la necessite pour
nous des ceremonies consacrees.

Elle ne tarda pas a comprendre que dans cette voie il allait beaucoup
plus loin qu'elle.

Pour ne pas rester sous l'impression facheuse qu'aurait pu avoir le
mot malencontreux d'ou etait partie cette explosion, il lui proposa de
visiter l'appartement qu'il avait arrete la veille, et tout de suite ils
allerent rue d'Estree.

Pour la premiere fois, ils marchaient franchement la tete haute, cote a
cote, dans les rues de Paris, sans craindre des rencontres: quel orgueil
pour elle! Son mari! c'etait au bras de son mari qu'elle s'appuyait!
Quand ils traverserent les Tuileries, elle fut presque surprise qu'on ne
se retournat pas pour les voir passer; volontiers elle eut crie a
ces indifferents, a ces ignorants: "C'est lui! Meres qui couvez si
tendrement vos enfants d'un regard emu, c'est lui qui vous les guerira;
enfants qui embrassez vos meres, c'est lui qui les conservera longtemps
a votre affection."

Dans les dispositions ou elle etait, elle ne pouvait que trouver
admirable ce qu'il avait choisi: admirable la rue, admirable la maison,
admirable l'appartement.

Comme il comprenait trois chambres a coucher donnant sur une terrasse ou
il logerait les betes destinees a ses experiences, Saniel voulut qu'elle
decidat laquelle de ces chambres elle choisissait; puisqu'elle devait la
partager avec lui, elle voulut prendre la plus belle, mais il n'accepta
point cet arrangement.

--C'etait entre les deux petites que je te demandais de choisir, dit-il;
la grande et la belle doit etre reservee a ta mere, qui, ne pouvant pas
sortir, a besoin plus que nous d'espace, d'air et de lumiere.

Comment n'eut-elle pas ete transportee de reconnaissance en le trouvant
en toutes choses, les petites comme les grandes, si parfaitement bon,
plein de prevenance, de delicatesse, de generosite? Jamais elle ne
l'aimerait assez pour s'elever jusqu'a lui.

Par une chance heureuse, les pieces principales, le salon et le cabinet
se trouvaient a peu pres de meme dimension que celles de la rue
Louis-le-Grand; il n'y aurait donc rien ou presque rien a changer a
l'ameublement; si les rideaux n'allaient pas tout a fait bien, on
tricherait un peu. Pour les autres pieces, peu importait; on se
contenterait de ce qu'on avait, en le completant avec le mobilier de la
rue des Moines: ce n'etait pas du present qu'ils devaient prendre souci,
c'etait de l'avenir; plus tard, on verrait.

Ce bavardage feminin, coupe d'effusions et d'elans passionnes, charmait
Saniel, qui avait oublie l'incident de la confession, sa colere aussi
bien que son obsession, ne pensant qu'a Philis, ne voyant qu'elle, ravi
par sa gaiete, sa vivacite, remue dans tout son etre par les tendres
caresses de ses beaux yeux sombres.

Comment ne serait-il pas heureux avec cette femme delicieuse, qui
avait pris tant d'empire sur lui, et qui l'aimait si ardemment? Une
inspiration inconsciente ne l'aurait pas pousse au mariage, que la
raison et le calcul devraient l'y amener. Pour lui, un seul danger,
desormais,--la solitude,--elle l'en preservait; avec son entrain,
sa belle humeur, sa vaillance, son amour, elle ne le laisserait pas
retourner a ses pensees; le travail ferait le reste.

Apres la question de l'ameublement, ils reglerent celle du mariage
lui-meme, c'est-a-dire de la ceremonie; et ce fut alors qu'elle eut
l'etonnement de voir en lui des idees et des exigences qu'elle ne
soupconnait pas, et qui etaient meme la negation de ce qu'elle avait cru
jusqu'a ce jour.

La toilette avait ete decidee,--robe de taille aussi simple que possible
qu'elle ferait elle-meme comme toutes ses robes,--et ils etaient arrives
aux temoins.

--Nous n'avons plus de relations, dit Philis.

--Vous en aviez autrefois; ton pere avait des amis, des camarades.

--Je ne suis plus la fille de mon pere, je suis la soeur de mon frere;
je n'oserai pas leur demander d'etre temoin de mon mariage.

--C'est justement parce que tu es la soeur de ton frere qu'ils ne
peuvent pas te refuser: ce serait une cruaute doublee d'une grossierete!
La cruaute passe, mais la grossierete! Parmi les gens de talent, quel
etait le meilleur camarade de ton pere?

--Cintrat.

--Est-ce que ce n'est pas un boheme, un ivrogne?

--Mon pere le regardait comme le plus grand peintre de notre temps, le
plus original...

--Il ne s'agit pas du talent, mais du nom; je suis sur qu'il n'est
pas seulement decore. Ton pere avait bien d'autres amis, plus
incontestablement arrives, plus bourgeoisement, si tu veux?

--Glorient.

--Le membre de l'Institut, parfait?

--Casparis, le statuaire.

--Academicien aussi. C'est ce qu'il nous faut, et tous deux
archi-decores. Inutile de chercher plus loin; tu iras les inviter, tu
diras qui je suis: professeur agrege a l'Ecole de medecine, medecin des
hopitaux; je te promets qu'ils accepteront. Pour moi, je prendrai mon
vieux maitre, Carbonneau, en ce moment president de l'Academie de
medecine, et Claudet, l'ancien ministre, qui en sa qualite de depute de
mon departement, ne pourra pas se derober plus que les autres; et ca
nous donnera des temoins decoratifs qui feront bien dans les journaux.

Ce ne fut pas seulement dans les journaux qu'ils firent bien, ce fut
aussi dans l'eglise Sainte-Marie des Batignolles quand on les vit en
tete du cortege defiler sur le tapis qui, dans la nef un peu sombre,
montait de la rue jusqu'a l'autel.

--Glorient! Casparis! Carbonneau! Claudet! Les arts, la science, la
politique. A moins d'avoir des diplomates, on ne pouvait esperer des
boutonnieres plus fleuries.

Il fallut la beaute et le charme de la mariee pour qu'elle ne fut pas
eclipsee par ces glorieux temoins; mais quand on la vit passer au bras
de Glorient, si libre dans sa modestie, si rayonnante de grace, des
exclamations d'admiration ou de sympathie l'accompagnerent jusqu'au
sanctuaire.

Pendant qu'a l'autel le pretre celebrait la messe, dehors, devant la
grille, un homme, vetu d'un costume en velours marron et coiffe d'un
feutre cabosse, se promenait en fumant une bouffarde: c'etait M. le
comte de Brigard, a qui ses principes interdisaient, aussi bien aux
mariages qu'aux enterrements, l'entree des eglises et qui peripatetisait
sur le trottoir avec ses disciples, en attendant la sortie, pour
feliciter le marie. Quand elle eut lieu, il coupa le cortege et, prenant
la main de Saniel, il la lui serra chaleureusement, en le separant de sa
femme:

--C'est bien, c'est noble, dit-il; c'est la situation qui a fait ce
mariage sans elle inutile. J'ai compris; pour cela je l'excuse; je fais
plus, je l'applaudis. Mon cher, vous etes un homme.

Et comme c'etait un mercredi, le soir, a la parlotte chez Crozat, il
revint publiquement sur cette approbation qui, dans les conditions ou
elle avait ete donnee, ne suffisait pas a sa conscience.

--Messieurs, nous avons assiste aujourd'hui a un grand acte reparateur,
le mariage de notre ami Saniel avec la soeur de ce pauvre garcon,
victime d'une injustice qui crie vengeance. Un soir, dans cette meme
salle, j'ai parle de Saniel legerement, quelques-uns de vous s'en
souviennent peut-etre, malgre le temps ecoule; je tiens a lui en faire
publiquement reparation, aujourd'hui qu'il s'est affirme homme de
devoir et de conscience, se mettant bravement au-dessus des faiblesses
sociales.

--N'est-ce pas une faiblesse sociale, dit Glady, d'avoir pris pour les
temoins de cet acte reparateur des personnages qui semblent n'avoir ete
choisis que pour le cote decoratif de leurs situations oficielles?

--Profonde ironie, au contraire! dit Brigard, en assurant son feutre,
lecon puissante et feconde que celle gui fait concourir a la demolition
des prejuges ceux-la memes qui en sont les defenseurs professionnels!
Saniel est un homme.



V

Le dimanche qui suivit son mariage, Philis eprouva une surprise a
laquelle elle reflechit longtemps, sans lui trouver une explication
satisfaisante.

Comme elle s'habillait, Saniel entra dans sa chambre:

--Que comptes-tu faire aujourd'hui?

--Ce que je fais tous les jours.

--Tu ne vas pas a la messe?

Elle le regarda etonnee, n'etant pas maitresse de son premier mouvement,
et, comme toujours lorsqu'elle paraissait vouloir lire en lui, il montra
de la mauvaise humeur.

--En quoi ma question est-elle extraordinaire? dit-il.

--La messe n'est pas precisement le sujet habituel de tes
preoccupations, il me semble.

--Elle peut le devenir exceptionnellement quand je pense aux autres, et
c'est le cas: n'allais-tu pas a la messe quelquefois?

--Quand je pouvais.

--Eh bien, tu peux aujourd'hui si tu veux; voila ce que j'avais a te
dire: et j'ai cru que cela devait etre dit. Je n'ai pas oublie la
promesse que tu m'as faite d'etre respectueuse de mes idees et de mes
croyances: je veux te rendre la pareille, c'est bien simple.

--Tout ce qui est bon et genereux te parait simple.

--Alors?

--Je vais y aller tout de suite.

--Comment! tout de suite? il n'est pas huit heures. Va plutot a la
grand'messe, c'est plus convenable.

Convenable! Quel mot etrange dans sa bouche! Ce n'etait pas par respect
pour les convenances qu'elle allait quelquefois a la messe, et plus
souvent en ces derniers temps qu'autrefois, mais parce qu'il y avait en
elle un fond de sentiments religieux et de piete un peu vague, que les
malheurs de Florentin avaient avives.

--J'irai a la grand'messe, dit-elle sans rien laisser paraitre de ce que
ce mot avait suggere en elle, et en continuant de s'habiller.

--C'est cette robe que tu vas mettre? demanda-t-il en montrant celle qui
etait posee sur une chaise.

--Mais oui; a moins qu'elle ne te deplaise.

--Je la trouve un peu simple.

En effet, elle etait d'une simplicite extreme, faite d'une etoffe a bas
prix, ne valant que par l'originalite de facon que Philis lui avait
donnee en la taillant elle-meme.

--N'oublie pas, continua-t-il, que Saint-Francois-Xavier n'est pas une
eglise de besoigneux; quand on est charmante comme toi, on se fait
partout remarquer: on voudra savoir qui tu es.

--Tu as raison; je vais prendre ma robe de distribution de prix.

--C'est cela, et ton chapeau ferme, n'est-ce pas? plutot qu'un chapeau
rond; la premiere impression produite doit etre la bonne.

Ce melange de preoccupation religieuse et mondaine n'etait-il pas tout
a fait surprenant chez lui? Elle l'avait donc bien mal connu jusqu'a ce
jour? Apres tout, peut-etre n'etait-ce qu'une exception: au depart, il
avait voulu lui donner un conseil qu'il jugeait sage.

Mais ces exigences pour la toilette se repeterent.

Bien qu'avant le mariage elle n'eut fait que passer dans la vie de
Saniel, elle la connaissait assez cependant pour savoir qu'elle etait
rigoureusement employee au travail, sans rien donner de son temps aux
distractions ou meme simplement aux relations mondaines; et elle avait
cru que les choses continueraient ainsi; marie, il travaillerait comme
avant de l'etre. Pour le travail, elle avait raisonne juste, faux pour
les distractions ou plutot les relations. Peu de temps apres leur
mariage, l'un de leurs temoins, l'ancien ministre Claudet avait rattrape
un bon portefeuille et, Saniel l'ayant gueri d'une nevralgie faciale
juste a point pour qu'il put faire les courses et mener les negociations
qui avaient abouti a sa nomination, il s'etait pris d'une belle amitie
pour ce jeune medecin a qui il devait son ministere: c'etait un homme
bon a avoir sous la main, que celui qui faisait ces miracles et
vous permettait d'aller ou de ne pas aller a la Chambre selon les
circonstances; sans compter qu'il vous enlevait a la main une douleur
dont seuls peuvent parler ceux qui l'ont eprouvee. Etant donne le
caractere de Saniel et ses habitudes, il semblait que cette amitie ne
devait guere avoir d'influence sur lui: medecin, non courtisan; mais
il s'etait trouve que le medecin et le courtisan n'avaient fait qu'une
seule et meme personne, et que Saniel etait devenu le commensal du
ministere; il n'y avait pas de reunions, pas de fetes sans qu'il y fut
invite, et toutes il les acceptait, pour lui aussi bien que pour sa
femme.

Quel etonnement quand elle l'avait vu tout quitter pour aller s'asseoir
a la table du ministre ou figurer dans ses salons, et aussi quand les
observations a propos de la robe de la messe avaient recommence pour
celles des diners et des soirees!

Tout d'abord la robe du mariage avait ete appropriee a ces exigences par
un habile decolletage; mais elle ne pouvait pas toujours aller: il avait
fallu l'orner, la modifier, en faire avec une seule trois ou quatre, ce
qui n'etait pas facile; si ingenieuse qu'elle fut pour ces arrangements,
quelques metres de tulle et de gaze ne lui fournissaient pas des
combinaisons indefinies.

D'ailleurs, elles ne lui suffisaient point; il les trouvait trop
simples et voulait des dentelles, du jais, des fleurs, du brillant, du
clinquant, ce qu'il voyait aux autres femmes.

Comment le contenter avec les faibles ressources dont elle disposait?
Elle avait apporte dans son menage une economie d'avare; Joseph,
congedie, etait remplace par une bonne qui faisait tout, l'appartement,
la cuisine et meme un peu de blanchissage; cette cuisine etait d'une
simplicite de pauvres gens; mais ces petites economies, gagnees d'un
cote, fondaient vite d'un autre, dans les toilettes, dans les voitures
qu'il fallait prendre, bon gre, mal gre, trop souvent.

Alors elle avait voulu se remettre au travail, non des lecons, ce qui
n'etait plus possible, mais des menus, qui lui donneraient une centaine
de francs par mois assez facilement. Il n'y avait pas consenti, et,
comme elle insistait doucement, il s'etait fache:

--Cela ne serait pas digne de toi; je ne veux pas qu'on dise que ma
femme descend a ces besognes.

Il lui avait seulement permis la peinture; puisque autrefois elle avait
peint dans l'atelier de son pere pour s'amuser, et qu'elle n'avait
renonce aux tableaux, quand elle avait du gagner sa vie, que parce que
le temps lui manquait pour travailler honnetement; elle pouvait
s'y remettre, maintenant qu'elle n'etait plus poussee par la tache
quotidienne; si le metier etait honteux, l'art pouvait etre honorable;
qu'elle eut du talent, il en serait heureux, meme glorieux; qu'elle
vendit ses tableaux, ce serait une originalite qui ferait parler d'elle
dans le monde.

Le salon avait ete en partie transforme en atelier et elle avait essaye
quelques petits tableaux qui, pour n'avoir aucune pretention au grand
art, etaient cependant agreables, faciles, enleves avec un chic brillant
qui plaisait. Glorient, a qui elle les avait montres, les avait trouves
"gentils comme tout", et il en avait fait acheter deux par son marchand,
qui en avait commande d'autres, a un prix doux, il est vrai, tres doux
meme, mais enfin, pour elle, beaucoup au-dessus de ce qu'elle attendait.

Avec le courage et la constance que les femmes apportent a ce qui
leur plait, elle eut volontiers travaille du matin au soir; mais les
relations que Saniel s'etait creees ne lui en laissaient pas la liberte.
Par cela seul qu'il etait assidu chez Claudet, on l'avait invite
ailleurs, et comme au lieu de se derober a ces invitations il les avait
recherchees, il en etait resulte pour elle des obligations mondaines qui
lui devoraient son temps; tous les jours elle avait une ou plusieurs
visites a faire: elle devait aller aux enterrements, aux mariages, se
montrer aux ventes de charite; elle-meme avait son jour, et pendant
trois heures il lui fallait ecouter des papotages feminins sans interet
pour elle.

Et lui, quel plaisir pouvait-il prendre a endosser un habit, quand il
etait las apres une journee bien employee, pour s'en aller dans un
salon, lui fils de paysan, reste paysan par tant de cotes, lui qui
autrefois ne comprenait rien a la vie mondaine et n'avait pour elle que
du mepris, la trouvant aussi ennuyeuse que ridicule.

Elle avait cherche a deviner la cause de ce changement, et quand, avec
adresse, avec legerete, d'une facon detournee, elle l'avait amene a
s'expliquer la-dessus, elle n'en avait tire qu'une reponse, qui pour
elle n'en etait pas une:

--Il faut etre du monde.

Pourquoi donc tenait-il tant a etre du monde? etait-ce pour elle, parce
qu'elle etait la soeur d'un forcat, qu'il voulait l'imposer partout et
la faire admettre la tete haute? Cela, elle l'eut jusqu'a un certain
point compris, bien que ce role qu'il lui faisait jouer fut le plus
cruel qu'on put lui donner, et precisement le contraire de celui qu'elle
aurait pris si elle avait ete libre.

Mais il n'y avait pas que cela dans ce besoin d'etre du monde. Lui, pour
l'avoir epousee, n'etait pas le frere d'un forcat, et cependant, en
l'observant de pres, on pouvait croire que ce qu'il demandait a
ces relations et aux personnages dans de hautes situations qu'il
recherchait, c'etait une part de leur importance, de leur consideration,
de leur honneur, comme s'il voulait s'en couvrir. Il n'avait besoin
cependant ni de cette importance, ni de cette consideration, ni de cet
honneur, et n'avait rien a leur prendre en se frottant a eux. Il etait
quelqu'un par lui-meme. La place qu'il s'etait faite etait digne de son
merite. Son nom etait honore. On enviait son avenir.

Et pourtant, comme s'il ne sentait pas cela, il recherchait de petites
satisfactions indignes d'une ambition serieuse et d'une valeur
incontestee; n'avait-elle pas eu la surprise, un soir que, par une belle
nuit, ils s'en revenaient a pied, de lui entendre dire qu'on venait de
lui proposer la decoration d'une republique espagnole. Bien qu'elle eut
appris a veiller sur ses paroles, une exclamation lui avait echappe:

--Qu'est-ce que tu ferais de ca?

--Je n'ai pas pu la refuser.

Non seulement il n'avait pas refuse celle-la, mais encore il en avait
accepte d'autres: des bleues, des vertes, des jaunes, des tricolores
aussi; il en avait porte a la boutonniere, autour du cou, et en plaque
sur son habit. Quel bien pouvaient lui faire ces decorations qui
l'amoindrissaient; et comment un homme de son merite avait-il hate
d'obtenir la Legion d'honneur avant qu'elle lui tombat naturellement
lorsqu'elle serait mure pour lui?

Il y avait la des etonnements, des obscurites, des non-sens qui
faisaient travailler son esprit lorsque, assise toute seule devant son
chevalet, elle peignait, pendant qu'a cote d'elle, dans son laboratoire,
il poursuivait ses experiences ou que dans son cabinet il ecrivait un
article pour sa Revue.

Mais ce n'etait pas sans resistance qu'elle se laissait aller ainsi a le
juger: on ne juge pas ceux qu'on aime, et elle l'aimait. N'etait-ce pas
manquer de respect a son amour que de ne pas l'admirer en tout? Quand
ces idees la tourmentaient, elle abandonnait son chevalet et, se
levant, elle allait le trouver la ou il etait: pres de lui, elles se
dissipaient. Les premieres fois, pour ne pas le deranger, elle etait
entree sur la pointe des pieds, marchant a pas etouffes, et elle s'etait
penchee sur son epaule, l'embrassant avant qu'il l'eut vue ou entendue;
mais alors il avait trahi un tel effarement, une telle peur, qu'elle
avait renonce a cette maniere de l'aborder.

--Pourquoi m'arrives-tu ainsi sur le dos? Que cherches-tu? Que veux-tu?

Pour cela, cependant, elle n'avait point cesse de venir le voir; mais
elle avait procede autrement; au lieu de le surprendre, elle avait
annonce son arrivee, claquant le pene de la porte, trainant les pieds;
et au lieu de l'accueillir d'une facon inquiete, il l'avait alors recue
avec une joie franche.

--Tu ne travailles plus?

--Je viens te voir un peu.

--Eh bien, reste la, ne t'en retourne pas tout de suite; je ne suis
jamais si heureux, je ne travaille jamais si bien que lorsque je t'ai
pres de moi.

Cela etait vrai, elle le voyait et le sentait; par cela seul qu'elle
etait pres de lui, qu'elle parlat ou ne parlat point, rien que par sa
presence il etait heureux.

Encore fallait-il qu'elle ne parut pas le regarder trop attentivement,
avec l'intention manifeste de l'observer; car, cela ayant eu lieu dans
les premiers temps de leur mariage, il s'etait emporte et fache
comme lorsqu'elle avait eu la maladresse de lui tomber sur le dos a
l'improviste:

-Pourquoi m'examines-tu ainsi? Que cherches-tu en moi?

Elle se l'etait tenu pour dit et, lorsqu'elle restait ainsi pres de lui
elle s'observait pour garder une attitude discrete qui ne le fachat
point: pas de regards curieux, pas de questions, il etait content.
Cependant, comme cette attitude n'etait pas toujours commode, elle
lui demandait de l'aider, et apres lui elle revoyait en secondes des
epreuves, ou bien elle lui mettait au net des dessins un peu grossiers
qu'il faisait lui-meme pour ses recherches microscopiques: alors le
temps passait vite. S'il avait voulu rester ainsi et, dans cette douce
intimite, laisser passer les heures de la soiree, sans parler de sortir,
comme elle eut ete heureuse! Mais il n'oubliait jamais l'heure:

--Allons, disait-il en s'interrompant, il faut sortir.

Elle n'avait jamais ose demander les raisons vraies de ce "il faut".



VI

Si elle n'osait pas lui adresser franchement cette question: "Pourquoi
faut-il sortir?" pas plus celle-la que les autres, d'ailleurs: "Pourquoi
est-il convenable que je me fasse voir a la messe?--Pourquoi dois-je
porter des toilettes qui nous ruinent?--Pourquoi acceptes-tu des
decorations sans valeur a tes yeux?--Pourquoi recherches-tu la compagnie
de gens qui n'ont d'autre merite que celui qu'ils tirent de leur
situation officielle ou de leur fortune?--Pourquoi nous imposons-nous
des devoirs mondains qui nous ennuient autant l'un que l'autre, au lieu
de rester en tete a tete dans une tendre et intelligente intimite qui
nous est aussi douce a l'un qu'a l'autre?" elle ne pouvait pas ne pas se
les adresser a elle-meme.

Elles eussent toutes appartenu a cet ordre d'idees, qu'elle eut sans
doute trouve a les expliquer: disposition de caractere; exigences d'une
ambition pressee de realiser ses desirs; susceptibilite ou fierte
ombrageuse; mais il y en avait d'autres qui reposaient sur des
observations ou des souvenirs n'ayant avec celles-la aucun rapport,--au
moins lui semblait-il.

Elle eut commence a connaitre son mari le lendemain de son mariage,
qu'elle aurait pu croire qu'il avait toujours ete tel qu'il se revelait
a elle; mais ce n'etait pas la son cas et l'homme qu'elle avait aime
ressemblait si peu a celui dont elle etait devenue la femme, qu'on
aurait pu croire qu'ils faisaient deux.

A la verite, ce n'etait point le mariage qui avait amene dans son humeur
les changements qui la frappaient; mais ils n'en etaient pas moins
caracteristiques par cela qu'ils remontaient a une epoque anterieure a
ce mariage.

Comment ils avaient commence, elle se le rappelait avec une nettete qui
ne laissait place ni au doute ni a l'hesitation: c'etait au moment ou
les poursuites de ses creanciers l'avaient mis en relation avec Caffie.
Pour la premiere fois, lui, toujours si ferme qu'elle le croyait
au-dessus de la faiblesse, avait eu un moment de decouragement en
annoncant qu'il allait peut-etre etre oblige de quitter Paris; mais ce
decouragement n'avait rien des coleres ou des defaillances qu'elle avait
trouvees en lui plus tard: c'etait la juste douleur d'un homme qui voit
son avenir brise, rien de plus. La seule surprise qu'elle eut alors
eprouve avait ete causee par l'idee d'etrangler Caffie et de prendre
dans sa caisse l'argent qu'il lui fallait pour se tirer d'affaire, et
aussi parce qu'il lui avait dit--comme consequence de cet acte--du
remords chez l'homme intelligent, qui n'a jamais a supporter les
reproches de sa conscience, puisque pour lui la conscience n'existe pas.
Mais c'etait la evidemment une simple theorie philosophique, non un
trait de caractere; un mot de plaisanterie ou un argument de discussion.

Debarrasse de ses creanciers avec l'argent gagne a Monaco, il avait
repris son calme, travaillant plus que jamais, passant ses concours,
et, quand il etait dans les conditions les mieux faites pour se montrer
nerveux, violent, injuste, brutal, restant, au contraire, l'homme qu'il
avait toujours ete depuis qu'elle le connaissait. Puis, tout a coup,
peu de temps avant que Florentin passat aux assises, avaient eclate
ces bizarreries d'humeur, ces coleres, ces inquietudes pour elle
inexplicables, se manifestant precisement au moment meme ou, par
l'intervention de madame Dammauville, on pouvait esperer que Florentin
allait etre sauve. Elle n'avait pas oublie la colere furieuse avec
laquelle il avait repousse sa demande de voir madame Dammauville, sans
que rien expliquat et justifiat cet acces: il l'avait chassee durement,
il voulait rompre, et, avant d'en avoir ete temoin, elle n'imaginait pas
qu'on put mettre une pareille violence dans l'exasperation; puis a cette
scene en avait succede une autre, tout opposee, qui ne l'avait pas moins
frappee, quand, dans leur diner au coin du feu, il avait laisse paraitre
une si profonde desolation en lui recommandant de garder le souvenir
de cette soiree le jour ou elle voudrait le juger, et en lui annoncant
d'une facon en quelque sorte prophetique qu'une heure viendrait ou elle
voudrait connaitre celui qu'elle aimait.

Et voila que cette heure, dont elle avait rejete bien loin la pensee,
avait sonne; voila qu'elle cherchait a combiner les elements de ce
jugement qui, alors, lui paraissait criminel, et, maintenant, s'imposait
a ses preoccupations quoi qu'elle fit pour le repousser.

Que de fois lui etait revenu ce souvenir, a ce point qu'on pouvait dire
qu'il ne l'avait pas quittee, doux et douloureux en meme temps, et moins
doux, plus douloureux a mesure que de nouveaux sujets d'inquietude
s'etaient ajoutes les uns aux autres, en insistant sur l'impression
mysterieuse et troublante qui lui en etait restee!

Le juger! Pourquoi voulait-il qu'elle le jugeat? Et sur quoi?

Et cependant, ce n'etait pas la, chez lui, une parole insignifiante,
mais bien la constatation d'un etat particulier de sa conscience, qui,
plusieurs fois depuis, s'etait affirme. N'etait-ce pas, en effet, a cet
ordre d'idees qu'appartenait le cri qui lui avait echappe dans la nuit
ou, se reveillant tout a coup, il avait demande avec emoi, avec effroi:
"Qu'ai-je dit?" Et aussi au meme qu'appartenait encore la colere qui
l'avait emporte lorsque, a propos de leur mariage religieux, elle avait
parle de la confession: "Pourquoi admets-tu que je puisse avoir peur
d'aller a confesse?"

Comment imaginait-il qu'elle pouvait admettre chez lui l'idee de cette
peur? Jamais elle ne s'etait presentee a son esprit jusqu'a ce moment;
et, si maintenant le souvenir de son etonnement lui revenait, c'etait
parce que d'autres petits faits, s'ajoutant les uns aux autres avec le
temps ecoule, l'evoquaient.

Combien nombreux et significatifs etaient-ils, ces faits: son constant
souci de se voir observe par elle; son irritation quand il pouvait
supposer qu'elle pensait a l'interroger; ses acces d'emportement quand,
par megarde ou maladresse, par oubli, ou simplement par hasard, elle lui
adressait une question sur certains sujets, et aussitot les retours de
tendresse qui suivaient, si brusques qu'ils paraissaient plutot voulus
en vue d'un but determine que naturels et spontanes.

Elle avait ete longtemps a admettre le calcul sous les douces paroles
qui la rendaient si heureuse; mais, a la fin, il avait bien fallu
qu'elle ouvrit les yeux a l'evidence et vit qu'elles etaient, chez lui,
la consequence de la meme et constante preoccupation,--celle de ne pas
se livrer.

De la a se demander ce qu'il ne voulait pas livrer, il n'y avait qu'un
pas.

Cependant, si court qu'il fut, elle avait longtemps resiste a la
curiosite qui la poussait: c'etait son devoir de femme aimante et
devouee de ne pas chercher au dela de ce qu'on lui montrait, et ce
devoir etait en parfait accord avec les dispositions de son amour; mais
la force meme des choses vues l'avait emporte sur la volonte et la
raison: elle pouvait ne pas appliquer son esprit a chercher ce qui
l'angoissait, elle ne pouvait pas fermer ses yeux et ses oreilles a ce
qui les frappait.

Et, ce qui les frappait, c'etaient les memes observations, tournant
toujours dans le meme cercle, s'appliquant aux memes sujets et aux memes
personnes:

Le nom de Caffie l'agacait;

Celui de madame Dammauville le fachait ou le troublait;

Celui de Florentin le rendait positivement malheureux.

Pour ceux de Caffie et de madame Dammauville, elle avait pu empecher
qu'ils ne fussent prononces, lorsqu'elle avait vu l'effet qu'ils
produisaient infailliblement.

Mais, pour celui de Florentin, elle ne pouvait pas faire, pas plus
qu'elle ne voulait, qu'il en fut ainsi: comment aurait-elle dit a sa
mere de ne jamais prononcer le nom de celui qui occupait constamment
leur pensee; comment elle-meme l'aurait elle arrete sur ses levres?

Malgre les demarches et les sollicitations de Saniel, appuyees de celles
de Nougarede, Florentin avait ete embarque pour la Nouvelle-Caledonie,
d'ou il ecrivait aussi souvent qu'il le pouvait: ses lettres avaient
raconte ses tortures dans le bagne du transport ou il avait ete enferme
dans sa traversee, et depuis elles n'etaient qu'une longue plainte
qui se continuait de l'une a l'autre comme un recit sans fin,
roulant toujours sur le meme sujet: ses souffrances materielles, son
humiliation, ses degouts au milieu des miserables dont il etait le
compagnon, son decouragement.

Quand ces lettres arrivaient, c'etait, chez la mere et la soeur, une
desolation qui emplissait la maison de pleurs pendant plusieurs jours;
et alors il se fachait de cette douleur que ni l'une ni l'autre ne
pouvait dissimuler.

--Que feriez-vous, s'il etait mort? disait-il a Philis?

--Ne serait-il pas moins a plaindre?

--Enfin, il reviendra!

--Dans quel etat?

--Sommes-nous maitres de la fatalite?

--Nous pleurons; nous ne nous plaignons pas.

Mais lui se plaignait des visages eplores qui l'entouraient, des larmes
qu'on lui cachait, des soupirs qu'on etouffait. D'ordinaire, il etait
doux et affectueux avec sa belle-mere, d'une prevenance et d'une
deference qui, par certains cotes, avaient meme quelque chose d'affecte,
comme si c'etait par volonte plutot que par sentiment naturel qu'il fut
ainsi; mais alors il oubliait cette douceur et c'etait durement qu'il la
traitait, si injustement que plus d'une fois madame Cormier n'avait pas
pu ne pas s'en plaindre a sa fille:

--Comment ton mari, qui est si bon avec moi, devient-il si impitoyable
quand il s'agit de Florentin? On dirait que notre chagrin fait sur lui
l'effet d'un reproche que nous lui adresserions.

Un jour que les choses avaient ete plus loin que de coutume, elle avait
eu le courage de s'en expliquer avec lui.

--Pardonnez-nous de vous imposer l'ennui de notre chagrin, lui dit-elle:
quand je me plains de tout, des hommes et des choses, vous devez bien
penser que vous etes excepte, vous qui avez tout fait pour le sauver.

Mais ces quelques mots, qui, croyait-elle; devaient calmer l'irritation
de son gendre, l'avaient, au contraire, exaspere; il etait parti
furieux.

--Je ne comprends rien a ton mari, avait-elle dit a sa fille. Ne
m'expliqueras-tu pas ce qu'il a?

Comment eut elle donne a sa mere cette explication qu'elle ne pouvait
se donner a elle-meme? Arrivee devant un abime insondable, elle n'osait
meme pas se pencher au-dessus pour regarder au fond, et, au lieu d'aller
de l'avant dans la voie ou elle s'etait engagee malgre elle, elle
faisait effort pour revenir en arriere, ou tout au moins pour s'arreter.

Il etait ainsi. Eh bien, a cela elle ne pouvait rien. A quoi bon
chercher pourquoi il etait ainsi, et ce qui se trouvait sous ce qu'il
prenait tant de soins a cacher? Ce ne pouvait etre la qu'une curiosite
coupable dont un jour ou l'autre elle serait punie.

A tourner et retourner continuellement ces pensees, elle avait perdu
son entrain, sa force de resistance aux coups du sort, comme aux
contrarietes de la vie, qui la faisaient autrefois si vaillante; le
ressort si vigoureux en elle s'etait affaisse sous le poids trop lourd
qui le chargeait, et ses yeux souriants exprimaient maintenant plus
souvent l'anxiete que le bonheur et la confiance.

Si attentive qu'elle fut a s'observer, elle n'avait pas pu cacher
ces changements a Saniel, car ils se manifestaient en tout: sur sa
physionomie autrefois ouverte et qui maintenant portait l'empreinte de
la douleur enfermee, dans son attitude concentree, dans ses silences et
ses distractions.

Qu'avait-elle? Il l'avait interrogee: elle n'avait rien repondu qui fut
pour lui un eclaircissement, autrement que par la prudence meme qu'elle
mettait dans ses reponses. Il l'avait examinee en medecin, et n'avait
rien trouve qui indiquat un etat maladif, et qui, par consequent,
justifiat ses changements.

Si elle ne voulait pas repondre a ses questions,--et il avait la preuve
qu'elle ne voulait pas; si, d'autre part, elle n'etait pas malade, et il
avait la conviction qu'elle ne l'etait pas,--il fallait qu'il se passat
en elle quelque chose de grave, pour que la femme en qui il lisait si
facilement naguere fut devenue l'enigme troublante qui l'inquietait.

Et quelle chose, si ce n'etait celle dont il portait lui-meme le poids
ecrasant sur ses epaules qui flechissaient? Elle avait devine; elle
avait compris, sinon tout, au moins une partie de la verite!

Quelle situation extraordinaire que la sienne et bien faite, en verite,
pour derouter sa raison.

Rien a craindre des autres, tout de soi: la justice, la loi, le monde,
de tous les cotes on le laisse tranquille; on ne lui demande rien: ce
qui etait du a ete paye; mais lui, par une aberration maladive, va
reveiller les morts qui dorment dans leur tombe d'ou personne ne pense
a les tirer, et en fait des spectres qu'il est seul a voir, seul a
entendre.

Et il s'etait cru fort. Fou qu'il etait, et plus encore ignorant,
d'avoir pris une pareille charge quand, par l'exercice de sa volonte il
ne s'etait pas mis en etat de la porter! Vouloir! Mais il n'avait pas
appris a vouloir, pas plus qu'a se servir de ce frein que le cerveau
fait manoeuvrer, de sorte qu'il en etait de lui comme des animaux
inferieurs chez qui les mouvements reflexes s'accentuent par l'ablation
du cerveau.



VII

Le calme relatif que Saniel avait eprouve depuis son mariage, c'etait
a Philis qu'il le devait, a la force, a la confiance, a la paix
qu'il puisait en elle. Philis sans force, sans confiance, sans paix
interieure, telle qu'il la voyait maintenant, ne pouvait lui donner ce
qu'elle n'avait plus, et il revenait aux temps bouleverses qui avaient
precede son mariage, avec les memes agitations desordonnees et steriles,
les memes angoisses, le meme affolement. Les belles relations, la
consideration mondaine, le succes, les decorations, les honneurs,
c'etait bon pour les autres; mais, pour son repos, il fallait la
tranquillite et la serenite de sa femme, sa bonne sante morale qui
passaient en lui lorsqu'elle dormait sur son epaule; alors, pas de
brusques reveils, pas d'insomnies: au bruit de sa douce respiration, il
se rassurait et les spectres restaient dans leur tombe.

Mais que cette respiration fut agitee, qu'il ne sentit plus en elle
cette tranquillite et cette serenite, qu'il la vit faible, inquiete, il
n'en etait plus ainsi: c'etait sa fievre qu'elle lui donnait, non son
sommeil.

--Tu ne dors pas? Pourquoi ne dors-tu pas?

--Et toi?

Il fallait qu'il sut.

Il avait recommence ses questions, mais elle s'etait toujours defendue,
derobee plutot, sans qu'il put rien tirer d'elle, arrete qu'il etait par
la peur de se livrer, ce qui semblait facile au point ou l'on devait
croire qu'elle etait arrivee; un mot maladroit, une insistance trop
appuyee faisaient en elle la lumiere.

Aussi affectait-il de ne parler que comme medecin lorsqu'il
l'interrogeait, et de ne chercher en elle que des explications medicales
a son etat: Si tu ne dors pas, c'est que tu es souffrante; quelle est
cette souffrance? D'ou provient-elle?

N'ayant pas de raisons a donner pour la justifier, puisqu'elle n'osait
meme pas parler de son frere, elle la niait obstinement.

--Mais je n'ai rien, repetait-elle; je t'assure que je n'ai rien. Que
veux-tu que j'aie?

--C'est ce que je te demande.

--Alors, moi, je te demande: "Que veux-tu que je te cache?"

Il ne pouvait pas avouer qu'il la soupconnait de vouloir lui cacher
quelque chose.

--Tu t'observes mal.

--Je n'y puis rien.

--Je te forcerai a t'observer mieux et a parler.

--Et comment?

--En t'endormant.

La menace etait si terrible, qu'elle la jeta hors d'elle-meme.

--Ne fais pas cela! s'ecria-t-elle.

--Pourquoi ne le ferais-je pas?

Ils se regarderent quelques instants en silence, aussi epouvantes l'un
que l'autre: elle de la menace, lui de l'aveu qu'il venait d'arracher;
mais montrer cette epouvante etait, de son cote, en lacher un autre plus
grave encore.

--Pourquoi ne chercherais-je pas, par tous les moyens, a decouvrir en
toi les causes de ces malaises qui se derobent a mon examen comme au
tien; pour cela, le somnambulisme provoque nous en offre un excellent.

--Mais puisque je ne suis pas malade, essaya-t-elle, que te dirai-je de
plus endormie que ce que je te dis eveillee?

--Nous verrons.

--C'est une experience que je te demande de ne pas tenter: essayerais-tu
un poison sur moi?

--Le somnambulisme n'est pas un poison.

--Qui sait?

--Ceux qui l'ont manie.

--Tu n'es pas de ceux-la.

--Encore en sais-je assez pour que tu ne coures aucun danger entre mes
mains.

Elle crut qu'il lui ouvrait une porte pour s'echapper.

--C'est egal, j'aurai trop grand peur; si jamais tu veux que je parle en
etat de somnambulisme provoque, demande a celui de tes confreres en qui
tu as confiance de m'endormir.

Devant un confrere, elle etait certaine qu'il ne lui serait pas pose de
questions dangereuses.

Il comprit qu'elle voulait encore se derober.

--Peur de quoi? dit-il. Peur que je t'interroge sur le passe, sur ce
qu'a ete ta vie avant que nous nous connaissions, et te demande une
confession qui serait une blessure pour mon amour.

--Oh! Victor, s'ecria-t-elle eperdue, quelle blessure plus cruelle au
mien pouvais-tu faire que celle de ces paroles: ma confession! Mais
elle tient dans deux mots: je t'aime, je n'ai jamais aime que toi; je
n'aimerai jamais que toi; de passe, je n'en ai point: ma vie a commence
avec mon amour.

Il ne pouvait pas la presser davantage sans montrer l'importance qu'il
attachait a cet interrogatoire:

--Je n'insiste pas, dit-il; c'etait un moyen comme un autre, meilleur
qu'un autre; tu n'en veux pas, n'en parlons plus.

Mais il avait cede trop vite pour qu'elle put esperer qu'il renoncait a
son projet, et elle resta sous le coup d'une frayeur stupefiante. Que
dirait-elle s'il la faisait parler? Tout n'etait-il pas possible, alors
qu'elle ne savait meme pas quelles pensees se cachaient au fond de son
cerveau et qu'elle ignorait entierement ce qu'etait ce somnambulisme
provoque dont elle etait menacee.

A cette epoque, les travaux de l'_Ecole de Nancy_ sur le sommeil,
l'hypnotisme et la suggestion n'avaient pas encore ete publies, ou tout
au moins le livre qui leur a servi de point de depart n'etait pas connu,
et elle ne savait rien des procedes qu'on peut employer pour provoquer
le sommeil hypnotique, en etant restee a ce qu'elle avait lu, sans y
preter grande attention d'ailleurs, sur Cagliostro. Aussitot que son
mari fut parti, elle chercha dans la bibliotheque les livres qui
pouvaient l'eclairer; mais le dictionnaire qu'elle trouva ne fournit a
sa curiosite que des renseignements obscurs ou confus au milieu desquels
elle se noya; le seul point precis qui la frappa fut la formule a
employer pour provoquer le sommeil; faire regarder au sujet qu'on veut
endormir un objet brillant place a 15 ou 20 centimetres au-dessus de
ses yeux; si cela etait vrai, elle n'avait pas a craindre d'etre jamais
endormie.

Cependant elle ne se laissa pas rassurer, et comme a quelques jours de
la elle se trouva dans un diner a cote d'un confrere de son mari, qui,
elle le savait, s'occupait de somnambulisme, elle eut le courage de
vaincre sa timidite habituelle en tout ce qui touchait a la medecine,
pour l'interroger:

--Est-ce qu'il n'y a que les personnes malades de certaines maladies qui
peuvent etre mises en etat de somnambulisme?

--C'etait une croyance autrefois admise par le public et par beaucoup de
medecins qu'on ne pouvait provoquer le somnambulisme que chez les sujets
atteints d'hysterie, de nervosisme, mais il y avait la une erreur:
le somnambulisme artificiel s'obtient chez un grand nombre de sujets
parfaitement sains.

--Conserve-t-on sa volonte dans le sommeil?

--Le sujet ne conserve de spontaneite et de volonte que ce que veut bien
lui en laisser son hypnotiseur, qui, a son gre peut le rendre triste,
gai, colere, tendre et jouer de son ame comme d'un instrument[1].

[Note 1: H. Beaunis: _Le Somnambulisme provoque._]

--Mais c'est effroyable.

--Curieux au moins; il est certain qu'il y a une paralysie locale de
telle ou telle cellule dont l'etude deviendra le point de depart de
decouvertes interessantes.

--Une fois reveille, le sujet se rappelle-t-il ce qu'il a dit pendant
son sommeil?

--On n'est pas d'accord la-dessus: les uns sont pour l'affirmative, les
autres pour la negative; quant a moi, je crois que le souvenir tient
pour beaucoup au degre de sommeil du sujet: sommeil leger, il y a
souvenir; sommeil profond, le sujet ne se rappelle ni ce qu'il a dit, ni
ce qu'il a entendu, ni ce qu'il a fait.

Elle eut voulu continuer, et son interlocuteur, heureux de parler de ce
qui l'occupait, l'eut volontiers suivie, mais elle vit son mari place a
l'autre bout de la table les regarder a plusieurs reprises, et de peur
qu'il ne devinat le sujet de leur entretien, elle en resta la.

Ce qu'elle venait d'apprendre lui paraissait effroyable, son cri le
disait; mais enfin, tant qu'elle ne se laisserait pas hypnotiser, elle
n'avait rien a craindre; et s'en tenant a ce qu'elle avait lu, elle se
promettait de ne jamais accepter qu'il la placat dans des conditions ou
il pourrait l'endormir: c'etait pendant le sommeil que la volonte de
l'hypnotiseur se substituait a celle du sujet, non pendant la veille.

S'appuyant sur cette croyance et aussi sur ce qu'il ne lui avait plus
reparle de l'endormir, elle se rassura: n'etait-ce pas la marque qu'il
acceptait la resistance qu'elle lui avait opposee et renoncait a son
idee de somnambulisme provoque?

Mais elle se trompait.

Une nuit qu'elle s'etait couchee a son heure habituelle, tandis qu'il
restait a travailler, elle s'eveilla brusquement et le vit debout pres
d'elle, la regardant avec des yeux dont la fixite l'effraya.

--Qu'y a-t-il? demanda-telle; que veux-tu?

--Il n'y a rien, je ne veux rien; je me couche.

Malgre l'etrangete du regard qui l'avait frappee, elle n'insista pas:
les questions ne lui auraient rien appris; et d'ailleurs, maintenant
qu'il ne se mettait plus au lit en meme temps qu'elle, il n'y avait rien
d'extraordinaire dans son attitude.

Mais a quelques jours de la elle se reveilla encore dans la nuit sous
une impression de gene, et elle le vit penche sur elle, comme s'il
voulait l'envelopper de ses deux bras.

Cette fois, si effrayee qu'elle fut, elle eut la force de ne rien
dire; mais son angoisse n'en fut que plus intense: voulait-il donc
l'hypnotiser pendant qu'elle dormait? Etait-ce possible? Alors le
dictionnaire l'avait donc trompee?

Exact au moment de sa publication, ce dictionnaire ne l'etait plus quant
aux procedes a employer pour amener le sommeil; c'etait, en effet,
pendant qu'elle dormait que, par des passes, Saniel cherchait a
transformer en artificiel son sommeil naturel. Reussirait-il? Il
n'en savait rien, puisque l'experience etait neuve; mais enfin il la
risquait.

La premiere fois, au lieu de la mettre en etat de somnambulisme,
il l'avait reveillee; la seconde, il n'avait pas mieux reussi; la
troisieme, quand il vit qu'apres un certain temps elle n'ouvrait pas les
yeux, il supposa qu'elle etait endormie. Pour s'en assurer il lui leva
un bras, qui resta en l'air jusqu'a ce qu'il l'abaissat sur le lit.
Puis, lui prenant les deux mains, il les fit tourner, et retirant les
siennes, l'impulsion qu'il avait donnee continua jusqu'a ce qu'il
l'arretat: sa physionomie avait une expression de calme et de
tranquillite qu'on ne voyait plus en elle depuis longtemps: elle etait
la jolie Philis d'autrefois, au visage enjoue.

--Demain, je t'endormirai a la meme heure, dit-il, et tu parleras.

Le lendemain, en effet, il l'endormit, et plus facilement encore; mais,
quand il l'interrogea, elle resista.

--Non, dit-elle, je ne parlerai pas, c'est horrible, je ne veux pas, je
ne peux pas!

Il insista, elle se defendit.

--Eh bien, soit, dit-il, pas aujourd'hui, demain, mais demain je veux
que tu parles et que tu ne me resistes pas; je veux!

S'il n'avait pas insiste, c'etait non seulement parce qu'il savait qu'il
fallait une accoutumance pour la soumettre a sa volonte sans qu'elle put
se defendre, mais encore parce qu'il ignorait si elle garderait ou ne
garderait pas, eveillee, le souvenir de ce qui s'etait passe dans son
sommeil,--ce qui etait un point capital.

Le lendemain, elle fut ce qu'elle etait la veille, et rien n'indiquait
qu'elle eut conscience de son sommeil provoque, pas plus que de ce
qu'elle avait dit dans ce sommeil; il pouvait donc continuer.

Cette fois, elle s'endormit plus vite encore, plus facilement, et sa
physionomie prit de nouveau l'expression de tranquillite reposee qu'il
avait vue la veille. Allait-elle repondre? et, si elle y consentait,
parlerait-elle sincerement, sans chercher a attenuer ou fausser la
verite? L'emotion faisait trembler sa voix lorsqu'il lui posa sa
premiere question, c'etait sa vie, son repos, leur bonheur a tous deux
qui se decidait.

--Ou souffres-tu? demanda-t-il.

--Je ne souffre pas.

--Cependant tu es agitee, sombre quelquefois ou bien inquiete; tu dors
mal. Qui te tourmente?

--J'ai peur.

--Peur de quoi? De qui?

--De toi!...

Il frissonna.

--Peur de moi! Crois-tu donc que je puisse te faire mal?...

--Non!...

Son coeur serre se detendit:

--Alors pourquoi as-tu peur?

--Parce qu'il se passe en toi des choses qui m'epouvantent.

--Quelles choses? Il faut les preciser.

--Les changements qui se sont faits dans ton humeur, ton caractere, tes
habitudes.

--En quoi ces changements peuvent-ils t'inquieter?

--En cela qu'ils sont les indices d'une situation grave.

--Quelle situation?

--Je ne sais pas; je ne l'ai jamais precisee.

--Pourquoi ne l'as-tu pas precisee?

--Parce que j'ai eu peur; alors j'ai ferme les yeux pour ne pas voir.

--Voir quoi?

--L'explication de tout ce qui est mystere dans ta vie.

--Quand as-tu remarque du mystere dans ma vie?

--Au moment de la mort de Caffie; et avant, quand tu m'avais dit que tu
le tuerais sans aucun remords.

--Sais-tu qui a tue Caffie?

--Non.

Son soulagement fut si grand que, pendant quelques instants, il oublia
de continuer son interrogatoire; puis il reprit:

--Et apres?

--Un peu avant la mort de madame Dammauville, quand tu es devenu
irritable et furieux a propos de rien; quand tu m'as chassee parce que
tu ne voulais pas voir madame Dammauville; quand, le soir qui a precede
sa mort, tu t'es montre si tendre et m'as demande de ne pas te juger
sans me rappeler cette heure.

--Cependant, tu m'as juge.

--Jamais. Quand l'inquietude me poussait, mon amour m'arretait.

--Qui provoquait cette inquietude en dehors de ces faits?

--Ta maniere d'etre depuis notre mariage: tes acces de colere et
de tendresse, ta peur d'etre observe, ton agitation la nuit, tes
plaintes...

--J'ai parle? s'ecria-t-il.

--Jamais distinctement; mais tu gemis souvent, tu te plains, tu
prononces des mots entrecoupes et sans suite, inintelligibles...

L'angoisse avait ete violente; quand il fut remis, il continua:

--Qu'est-ce qui t'a encore inquietee dans cette maniere d'etre?

--Ton constant souci de ne pas te livrer...

--Livrer quoi?...

--Je ne sais pas...

--Et encore?

--La colere que tu ressens, ou l'embarras, quand on prononce le nom de
Caffie, celui de madame Dammauville, celui de Florentin...

--Et tu conclus de ma colere a entendre ces trois noms?...

--Rien... j'ai peur!...



VIII

Cette confession le bouleversa, car si elle n'allait pas au dela de ce
qu'il avait craint, elle revelait cependant une situation terrible.

Clairement, a livre ouvert, il avait lu en elle: si elle ne savait pas
tout, elle n'avait plus qu'un pas a faire pour arriver a la verite,
et si elle ne l'avait pas fait, c'etait parce que son amour l'avait
retenue: moins solide cet amour, moins grand, elle n'eut certainement
pas resiste aux preuves qui de tous cotes la pressaient.

Mais pour que cette resistance se fut maintenue jusqu'a ce jour, il n'en
fallait pas conclure que la lutte se continuerait ainsi et qu'un coup
plus violent, une preuve plus forte que les autres ne lui ouvriraient
pas les yeux malgre elle.

Il ne fallait pour cela qu'une imprudence, une maladresse de sa part,
et, par malheur, il n'en etait plus a les compter.

Instruit par ce qu'il venait d'apprendre, il lui etait facile, il est
vrai, en s'observant severement, d'eviter les sujets dangereux, ceux
qu'elle venait de lui signaler; mais s'il pouvait le jour veiller sur
ses paroles et sur ses regards, ne rien dire ou ne rien laisser paraitre
qui fut une accusation, ne pas confirmer les soupcons contre lesquels
elle se debattait, il ne pouvait rien la nuit.

Il n'avait pas parle, et c'etait un poids terriblement lourd qu'elle lui
avait ote de dessus le coeur, en repondant negativement a sa question,
mais il avait gemi, il s'etait plaint, il avait prononce des mots
entrecoupes, sans suite, inintelligibles, et la se trouvait le danger.

Que fallait-il pour que ces soupirs et ces gemissements, ces mots
entrecoupes et inintelligibles devinssent distincts et prissent un sens?
Un rien, un hasard, puisque ses dispositions cerebrales actuelles
le mettaient jusqu'a un certain point en etat de somnambulisme. Ces
dispositions etaient-elles congenitales chez lui, ou acquises? Il n'en
savait rien. Et avant les nuits agitees qui avaient suivi la mort de
madame Dammauville et la condamnation de Florentin, il n'avait jamais eu
l'idee qu'il pouvait parler dans son sommeil; mais, maintenant, il
avait la preuve que les craintes vagues qui le tourmentaient a ce sujet
n'etaient que trop fondees: il parlait, et si les paroles qui lui
echappaient n'etaient pas en ce moment comprehensibles, elles pouvaient
le devenir.

Sans avoir fait une etude particuliere du sommeil, spontane ou provoque,
il savait que chez les somnambules naturels le sommeil hypnotique est
facile a produire, et qu'en s'entretenant avec un sujet qui parle en
dormant, on peut facilement l'hypnotiser. Sans doute il n'avait pas
cela a craindre de Philis; mais le possible, c'etait qu'une nuit ou il
laisserait echapper des mots incoherents, elle ne put pas resister a la
tentation d'engager avec lui une conversation et de l'amener a confesser
ce qu'elle voulait savoir, ce que l'amour qu'elle eprouvait pour son
frere la poussait a vouloir apprendre. Si ce cas se presentait, lequel,
de l'amour pour le frere ou de l'amour pour le mari, l'emporterait? Si
elle l'interrogeait, que ne dirait-il pas?

Pour la premiere fois il se demanda s'il avait eu raison de se marier,
et si, au contraire, il n'avait pas commis une imprudence folle
d'introduire une femme dans une vie tourmentee comme la sienne. A cette
femme il avait demande le calme, et c'etait l'epouvante que maintenant
elle lui apportait.

A la verite, il n'y avait que la nuit qu'elle fut dangereuse, et s'il
trouvait moyen de faire chambre a part, il n'aurait rien a craindre
d'elle le jour, a condition de se tenir sur une defensive rigoureuse
l'aimant comme elle l'aimait, elle resisterait a la curiosite qui
l'entrainait... si l'inquietude la poussait, son amour la retiendrait,
ainsi qu'elle le disait elle-meme; peu a peu cette inquietude et cette
curiosite, n'etant plus surexcitees, s'apaiseraient, et ils pourraient
revoir les douces journees qui avaient suivi leur mariage.

Mais, dans les conditions presentes, ce moyen etait difficile a trouver,
car, proposer a Philis de faire deux chambres, c'etait avouer qu'il
avait peur d'elle, et par consequent lui donner un nouveau mystere
a etudier. Il chercha, et partant de l'idee qu'il fallait que la
proposition des deux chambres vint de Philis elle-meme, il arriva a une
combinaison qui, semblait-il, pouvait realiser ce qu'il voulait.

Ignorant qu'elle avait ete hypnotisee et ne se souvenant pas qu'elle
avait parle, Philis restait toujours, sans doute, sous la crainte
d'etre endormie; qu'il l'en menacat de nouveau, et certainement elle
chercherait a se defendre en lui echappant.

Ce fut ce qui arriva: quand, le lendemain meme, il lui dit que
decidement il voulait l'endormir pour savoir ce qui se passait en elle,
elle montra le meme effroi que la premiere fois.

--Tout ce que tu m'as demande, tout ce que tu as desire, dit-elle en
s'efforcant de se contenir, je l'ai voulu comme toi et avec toi; mais
cela, je ne l'accepterai jamais.

--Comme ta resistance est folle, je ne m'y arreterai pas.

--Tu ne m'endormiras pas malgre moi.

--Parfaitement.

--Ce n'est pas possible.

Sans repondre, il alla prendre un livre dans sa bibliotheque et, l'ayant
feuillete, il lut:

"Peut-on faire passer une personne endormie, sans la reveiller, du
sommeil naturel au sommeil hypnotique? La chose est possible, au moins
pour certains sujets."

Puis lui tendant le livre:

--Tu vois que pour t'endormir artificiellement je n'ai qu'a profiter du
moment ou tu dors naturellement; c'est bien simple.

--Ce serait odieux.

--Des mots.

Il l'avait jetee dans une frayeur qui, toute la nuit, la tint eveillee,
enfievree, et comme lui-meme ne dormit pas de peur de parler, il sentit
qu'elle ferait tout pour n'etre pas endormie. Mais n'avait-il pas ete
trop loin; et par cette menace n'allait-il pas la pousser a quelque acte
desespere: si elle se sauvait, si elle l'abandonnait? Que deviendrait-il
sans elle? N'etait-elle pas toute sa vie? Mais il se rassura en se
disant qu'elle l'aimait trop pour qu'une separation fut jamais possible.
Apres avoir cherche, elle viendrait sans doute d'elle-meme a l'idee
qu'il voulait qu'elle eut.

En effet, quand il rentra, le soir, elle lui dit que sa mere n'etait
pas en bonne sante et qu'elle le priait de l'examiner. De cet examen il
resulta que madame Cormier etait dans son etat ordinaire; cependant
elle se plaignait d'etouffements; dans la journee elle avait craint une
syncope.

--Si tu voulais, dit-elle, je coucherais aupres de maman; j'ai peur de
ne pas l'entendre cette nuit, si elle est souffrante.

Il commenca par refuser, puis il consentit a cet arrangement; et, pour
l'en remercier, elle resta avec lui dans son cabinet, affectueuse
pleine de tendresse et de caresses, jusqu'au moment ou il passa dans sa
chambre.

Il etait donc libre de dormir ou de ne pas dormir; qu'il gemit, qu'il
parlat, elle ne l'entendrait point puisqu'il n'y avait pas de porte de
communication entre sa chambre et celle de sa belle-mere; sa voix, a
coup sur, ne passerait pas a travers la cloison.

Qui lui eut dit, la nuit ou il s'etait decide au mariage, qu'il en
arriverait la: a avoir peur, a se cacher de celle qui lui avait rendu
le calme du sommeil; et cela par sa faute, par un enchainement
d'imprudences et de maladresses, comme s'il etait ecrit qu'en tout ce
serait a lui seul qu'il devrait ses souffrances, et que s'il succombait
jamais dans le tourbillon qui l'entrainait, ce serait par son fait, de
sa propre main. Enfin, en attendant, il avait assure la tranquillite de
ses nuits, et pour plus de precautions, bien qu'il n'eut pas a
craindre que Philis entrat dans sa chambre pendant son sommeil pour le
surprendre, elle qui n'osait pas regarder en face ce que le soupcon lui
montrait, il ferma sa porte au verrou. Sans doute Philis ne pourrait
pas toujours coucher aupres de sa mere; mais d'ici la il chercherait
un moyen pour faire franchement chambre a part; et surement il en
trouverait un dans l'arsenal de la medecine.

Ces soucis et de pareilles craintes n'etaient pas de nature a le
disposer au sommeil, aussi s'agita-t-il longtemps dans une insomnie
nerveuse exasperante; comme la nuit etait chaude, il crut qu'un peu de
fraicheur le calmerait et il ouvrit sa fenetre; si cette fraicheur ne le
calma pas, au moins l'endormit-elle.

Obligee d'improviser un lit dans la chambre de sa mere, Philis l'avait
place contre la cloison qui la separait de son mari, et cela sans
intention preconcue, simplement, par hasard, parce que c'etait la seule
place ou elle put mettre ce lit. Au milieu de la nuit un bruit insolite
la reveilla: elle s'assit pour ecouter et se reconnaitre; il semblait
que ce bruit venait de la chambre de son mari; inquiete, elle appliqua
son oreille contre la cloison; elle ne s'etait pas trompee c'etaient des
gemissements etouffes, des plaintes qui se repetaient a des intervalles
assez rapproches.

Avec precaution, mais vivement cependant, elle descendit de son lit, et
comme l'aube avait deja blanchi les vitres, elle put sortir adroitement
et sans bruit. Arrivee a la porte de la chambre de son mari, elle
ecouta; elle ne s'etait pas trompee: c'etaient bien des plaintes, mais
plus fortes, plus douloureuses que celles qu'elle avait si souvent
entendues la nuit. Elle voulut entrer, la porte resista, fermee
evidemment a l'interieur par le pene ou le verrou. Une frayeur vague la
glaca. Que se passait-il? Il fallait savoir, courir pres de lui,
lui porter secours. Elle pensa a frapper, a secouer la porte; mais,
puisqu'il n'avait pas repondu lorsqu'elle avait essaye d'ouvrir, c'est
qu'il n'entendait pas ou ne voulait pas entendre. Alors l'idee lui vint
d'aller sur la terrasse; de la elle verrait ce qui se passait, et, s'il
le fallait, elle casserait un carreau pour entrer.

Elle trouva la fenetre ouverte et l'apercut sur le lit, la tete tournee
vers elle, dormant; elle s'arreta, se demandant si elle devait passer le
seuil et l'eveiller.

A ce moment il prononca, les levres fermees, quelques mots plus
distincts que ceux qui lui avaient tant de fois echappe:

--Philis... pardonne.

Il revait d'elle; pauvre ami, que voulait-il donc qu'elle lui pardonnat?
de l'avoir menacee de l'endormir, sans doute.

Dans l'entrebaillement de la fenetre, elle avanca la tete sans entrer
dans la chambre, tout attendrie de cette marque d'amour, pour lui donner
un regard avant de retourner pres de sa mere; mais en apercevant son
visage que la lumiere blanche du matin frappait en plein, elle fut
effrayee: il exprimait la plus violente douleur, ce visage aux traits
convulses, l'angoisse en meme temps que l'horreur. Certainement il etait
malade. Elle devait le reveiller. Au moment ou elle faisait un pas pour
aller a lui, il recommenca a parler:

--Ton frere... ou moi.

Elle s'arreta foudroyee, puis, instinctivement, elle recula et se
cramponna a la fenetre du vestibule pour ne pas tomber, se repetant les
deux mots qu'elle venait d'entendre, ne comprenant pas, ne voulant pas
comprendre.

Au lieu de revenir pres de sa mere, elle entra chancelante, se tenant
au mur, dans le salon et se laissa tomber sur un fauteuil, aneantie,
ecrasee.

--Ton frere, ou moi!

C'etait donc la verite, l'epouvantable verite, qu'elle n'avait jamais
voulu voir.

Elle resta la jusqu'a ce que les bruits du matin l'eussent avertie qu'on
allait la surprendre, alors elle revint pres de sa mere qui s'eveilla.

--Je sors, dit-elle, je rentrerai a huit heures et demie ou neuf heures.

--Mais ton mari ne te verra pas avant de partir pour l'hopital.

--Tu lui diras que je suis sortie.

Ce fut a neuf heures et demie qu'elle revint. Madame Cormier achevait de
s'habiller.

--Enfin, te voila, dit-elle.

Mais au visage de sa fille, elle vit qu'il se passait quelque chose de
menacant:

--Mon Dieu! qu'y a-t-il? demanda-t-elle tremblante.

--Une chose grave, tres grave, mais irreparable par malheur: nous allons
sortir d'ici pour n'y jamais revenir.

--Ton mari...

--Il faut ne jamais me parler de lui; c'est la priere que je t'adresse.

--Helas! je comprends. Ce que j'avais prevu, ce que je lui avais dit se
realise: tu ne peux pas supporter le mepris qu'a cause de ton frere il
fait retomber sur nous.

--Nous devons etre desormais etrangers l'un a l'autre, et c'est pour
cela que nous quittons cette maison.

--Mon Dieu, a mon age, trainer mes os...

--J'ai arrete un logement aux Ternes; une voiture de demenagement va
venir prendre les meubles qui nous appartiennent, ceux que nous avons
apportes ici, ceux-la seulement. Pour le concierge, nous partons a
la campagne. Pour Josephine, tu n'as pas a craindre de questions
indiscretes, je viens de lui donner son jour de sortie.

--Mais de l'argent?

--Il me reste deux cents francs de la vente de mon dernier tableau,
c'est assez pour l'heure presente; avant qu'ils soient epuises, j'en
aurai fait et vendu un autre; ne t'inquiete pas, nous ne manquerons de
rien.

Tout cela etait dit d'un ton saccade, mais resolu.

Un coup de sonnette les interrompit. C'etaient les demenageurs.

--Veille a ce qu'on n'emporte que ce qui nous appartient, dit Philis;
pendant qu'ils chargeront leur voiture, j'ecrirai dans le salon.

Au bout d'une heure, la voiture etait chargee. Madame Cormier entra dans
le salon pour en prevenir sa fille.

--J'ai fini, dit Philis.

Ayant enferme sa lettre dans une enveloppe, elle la disposa en belle vue
sur le bureau de Saniel.

--Maintenant partons, dit-elle.

Et comme sa mere soupirait en marchant difficilement:

--Appuie-toi sur moi, pauvre maman, tu sais bien que je suis forte.



IX

Saniel ne devait revenir qu'assez tard dans l'apres-midi. Quand il
rentra, en ouvrant la porte avec sa clef, comme toujours, il fut surpris
de ne pas voir sa femme accourir au devant de lui pour l'embrasser.

--Elle travaille, se dit-il, elle ne m'a pas entendu.

Il passa dans le salon, convaincu qu'il allait la trouver devant son
chevalet: mais il ne la vit point et le chevalet lui-meme n'etait plus a
sa place habituelle, ni la, ni autre part, d'ailleurs.

Il frappa a la porte de la chambre de madame Cormier, on ne repondit
pas; ayant frappe plus fort et attendu un moment, il entra; la chambre
etait vide plus de lit, plus de meubles, personne.

Il regarda autour de lui, stupefait, puis, revenant vivement dans le
vestibule, il appela:

--Philis!... Philis!

On ne repondit pas: il courut a la cuisine, personne; il vint dans son
cabinet, personne non plus mais comme il regardait autour de lui, la
lettre de Philis, placee sur son bureau, lui sauta au coeur; il se jeta
dessus, et d'une main tremblante l'ouvrit:

"Je suis partie pour ne plus revenir. Mon desespoir et mon degout de la
vie sont tels, que sans ma mere et sans le pauvre etre qui est la-bas,
je me serais tuee; mais malgre l'horreur de ma situation, il m'a fallu
reflechir, et je n'ai pas voulu aggraver par une faiblesse le mal qui
s'est fait autour de moi. Ma mere n'est plus jeune, elle est malade et
elle a cruellement souffert; non seulement je lui dois d'adoucir sa
vieillesse par ma presence, par le soutien materiel et moral que je puis
lui donner, mais il faut qu'elle garde la confiance que je suis la pour
la remplacer et ouvrir mes bras a son fils, a mon frere. C'est bien le
moins que je puisse faire pour eux de l'attendre courageusement; et si
pesante, si terrible, si effroyable que soit desormais ma vie, je la
supporterai pour que le malheureux, le paria que le sort implacable a
terrasse, trouve en revenant, un foyer, une maison, une amie. Ce sera la
mon unique but, ma raison d'etre, et afin de me sauver des lachetes, de
la lassitude, ma pensee ira toujours en avant vers l'heure ou me sera
rendu celui dont je veux faire mon enfant et que mon amour doit sauver
et guerir. Je sais que de longues annees me separent de ce jour, et que
mon coeur brise ne pourra jamais, avant qu'il se leve, avoir un moment
de repos; mais j'emploierai ce temps a travailler pour lui, pour
le frere, pour l'enfant, pour l'etre cheri qui m'arrivera vieilli,
desespere, et je veux qu'il puisse croire encore a quelque chose de bon,
qu'il n'imagine pas que tout est injuste et infame dans ce monde, car
il me reviendra accable par vingt ans de honte, de honte degradante,
immeritee. Comment les aura-t-il supportes, ces vingt ans? Quels
efforts ne me faudra-t-il pas faire pour lui prouver qu'il ne doit pas
s'abandonner a la desesperance, et que la vie offre parfois le remede,
la compassion aux plus profondes, aux plus injustes douleurs humaines!
Comment lui faire croire cela? Comment amener son pauvre coeur ferme
a la confiance, a l'epanchement, aux pleurs qui seuls pourront le
soulager? Enfin Dieu qui m'a tant eprouvee, viendra sans doute a mon
aide et m'inspirera les paroles consolatrices, me montrera le chemin a
suivre et me donnera la force de la perseverance; n'ai-je pas deja a le
benir d'etre seule au monde en dehors de la maman et du frere, de ceux
qui ne me trahiront pas? Je n'ai point d'enfants de mes entrailles, et
je suis sauvee de la terreur de voir une ame grandir pour le mal, une
intelligence m'echapper et aller vers l'infamie ou le deshonneur. Je me
retire donc comme je suis venue: pauvre fille j'etais, pauvre femme
je m'en vais. J'ai repris les vetements et les objets personnels que
j'avais apportes dans le logis commun, aucun de ceux acquis de l'argent
commun, et je vous interdis de rien changer a ma volonte en ce qui
touche cette question materielle, pas plus qu'a ma resolution de vous
fuir. Rien ne peut plus nous reunir jamais; rien ne nous reunira, aucune
consideration, aucune necessite. Je repousse le passe, ce passe coupable
dont la responsabilite pese si lourdement sur ma conscience, et je
voudrais perdre la memoire d'un temps deteste. Il me serait impossible
d'accepter la lutte, ni des supplications s'il vous convenait d'en
faire. J'ai tranche nos liens, et nous serons desormais aussi loin l'un
de l'autre que si l'un de nous etait mort, plus loin encore. N'ayez
donc aucun scrupule a me laisser seule en face d'une nouvelle vie, d'un
recommencement qui peut paraitre difficile et penible a quiconque
n'est pas a ma place. Les epreuves d'autrefois m'auront ete bonnes,
puisqu'elles m'ont aguerrie aux difficultes du travail; la desolation
d'aujourd'hui me soutiendra, en ce sens que, ayant souffert tout ce
qu'on peut souffrir, je n'ai plus a craindre quelque catastrophe
decourageante qui m'arreterait dans mes resolutions. Pour ne pas vous
compromettre et redevenir mieux moi-meme, je reprendrai mon nom de
famille,--nom deshonore, mais que je porterai sans honte. Je vivrai
obscurement, absorbee par le travail et m'appliquant a oublier jusqu'a
votre existence: faites de meme. Vous trouverez peut-etre que je suis
dure, si vous songez au passe; cependant ce n'est pas une desertion
egoiste que ce depart; je ne vous suis plus bonne a rien, et le repos
dont vous avez besoin vous fuirait desormais pres de moi. Au contraire,
cherchez l'oubli comme je vais le chercher moi-meme. Si vous parvenez
a effacer de votre vie le temps pendant lequel je l'ai traversee, vous
arriverez peut-etre a eloigner le reste et a reconquerir un peu du calme
d'autrefois. Je ne peux plus me rappeler que je vous ai aime, car ma
situation a cela de particulier que je ne garde meme pas le refuge du
souvenir; a mon age, il faut que je reste sans passe comme sans avenir;
ce qui fait la consolation des malheureux me manque avec tout. Je ne
puis pas sortir de mon accablement pour essayer de retrouver une heure
ou la vie se soit montree douce pour moi; ces heures-la, au contraire,
me font fremir et je me les reproche comme un crime. Ainsi, de quelque
cote que je me retourne, je ne trouve que la douleur et les regrets
poignants; tout est fletri, deshonore pour moi."

Il avait lu cette lettre ecrite d'un trait, d'une seule poussee, debout
au milieu de son cabinet; arrive a la fin, vaguement il regarda autour
de lui; son fauteuil etait un peu ecarte de son bureau: il se laissa
tomber dessus et resta la, aneanti, gardant la lettre dans sa main
crispee:

--Seul!


C'etait une apres-midi d'octobre, sombre et boueuse; dans la rue des
Saints-Peres, le long des maisons qui cachent l'hopital de la Charite,
des coupes etaient ranges, attendant, et leur file se prolongeait jusque
sur le boulevard Saint-Germain, ou les cochers, descendus de leur
siege, causaient en gens qui sont habitues a se rencontrer. Du porche
a colonnes pretentieuses et lourdes qui fait le coin de la rue et du
boulevard, vers quatre heures et demie, dans l'obscurite qui commencait,
on vit sortir des hommes a la tournure grave et aux vetements
sombres,--les membres de l'Academie de medecine,--qui, la seance du
mardi levee, regagnaient leurs voitures: les uns, ceux-la etaient
seuls, vivement, pour partir grand train; les autres, ceux-la etaient
accompagnes, avec d'habiles lenteurs, s'arretant pour aborder
aimablement un journaliste et lui recommander leur communication de ce
jour, ou bien continuant avec un confrere non academicien l'entretien
commence dans la salle des pas-perdus; c'etait la Bourse aux
consultations qui s'achevait, l'originalite la plus amusante de ce lieu
pour ceux qui savent regarder ou sont au courant des petites intrigues
electorales qu'on joue la. Tous les membres de l'Academie n'ont pas, en
effet, une longue liste de malades chez qui courir; mais tous ont une
voix a donner, et ce sont ceux-la que les candidats entourent, en
tachant de les gagner.... On a deja une riche clientele, mais on n'est
pas encore de l'Academie; on manoeuvre donc pour y arriver: avec le
chirurgien, on arrange, aux frais des clients qui ont la foi, une
consultation pour aller voir un panaris superficiel; avec le medecin, on
en arrange une pour visiter une migraineuse. On espere que, le jour du
vote venu, l'academicien ne refusera pas sa voix a un confrere qui, par
des consultations de cette importance, vous fait gagner mille ou quinze
cents francs par an, vous envoie du gibier de sa chasse, sa loge a
l'Opera, son coupon des Francais; et qu'en galant homme qu'il est, il
aura la reconnaissance de l'estomac ou du porte-monnaie.

Un des academiciens, qui parut le dernier au haut des marches, etait
un homme de grande taille, mais voute, au visage creux et bleme,
qu'eclairaient deux yeux bleu pale d'une expression etrange, dure et
desolee a la fois; il s'avancait seul, et a sa demarche lourde, a son
pas trainant, on pouvait se demander s'il avait soixante ans,
tandis que, par d'autres cotes il gardait encore une certaine
jeunesse,--Saniel, vieilli de vingt ans.

Sans que personne echangeat un signe de tete ou un serrement de main
avec lui, il descendit sur le trottoir, et, le remontant, il vint
jusqu'au boulevard, ou il ouvrit la portiere d'un coupe dont l'interieur
montrait l'installation complete d'une bibliotheque ambulante: tablette
pour ecrire, avec papier, encrier et lampe, poches, soufflets tous
pleins de livres et de brochures.

Au moment ou il allait monter, une voix l'arreta:

--Cher maitre!

Il se retourna; c'etait un de ses anciens internes, medecin depuis peu
dans la banlieue, du cote de Gentilly, qui accourait.

--Qu'est-ce qu'il y a? demanda Saniel.

--Je voudrais vous prier de venir m'assister dans un cas d'eclampsie
tres curieux, ou votre intervention peut etre decisive.

--Ou?

--A la Maison-Blanche, une pauvre femme.... Quel jour pourrez-vous me
donner?

--Il y a urgence?

--Oui.

--Tout de suite alors; montez avec moi, apres avoir donne des
explications a mon cocher.

Mais a ce moment, un homme a cheveux blancs, vetu de velours marron,
coiffe d'un feutre cabosse et chausse de sabots, vint vers eux
accompagne de deux jeunes gens avec lesquels il discourait a haute voix
en gesticulant: sur leur passage on se retournait pour les regarder,
tant etait originale, au milieu des gens corrects qui a ce moment
passaient par la, la tenue du vieux Brigard, reste des pieds a la tete
l'homme d'autrefois.

Il vint a Saniel les deux mains tendues, et Saniel, chapeau bas,
l'accueillit avec toutes les marques du respect.

--Enchante de vous rencontrer, dit Brigard, car j'ai ete hier a votre
consultation sans vous voir.

--Comment ne m'avez-vous pas prevenu par un mot? Si vous avez besoin de
moi, je suis tout a vous.

--Merci, je n'ai pas, par bonheur, besoin de vos conseils, ni pour moi,
vous le voyez, ni pour les miens; c'etait simplement vous voir que je
voulais. Arrive chez vous avant l'heure, j'ai attendu dans votre salon,
puis sont entrees derriere moi plusieurs personnes: une jeune femme qui
paraissait cruellement souffrir; une vieille dame qui donnait tous les
signes de l'anxiete, enfin un homme agite de mouvements desordonnes qui
ne pouvait rester en place. Et moi, les regardant, je me disais que,
n'ayant qu'une visite amicale a vous faire, j'allais prolonger l'attente
de ces malheureux qui comptaient les minutes; alors je suis parti.

--Puis-je vous demander ce qui me valait l'honneur de cette visite?

Les deux jeunes gens qui accompagnaient Brigard et l'ancien interne de
Saniel s'etaient discretement eloignes de quelques pas.

--Le desir de vous presenter mes felicitations. Quand j'ai appris votre
candidature a l'Academie de medecine, je me suis dit: "En voila un qui
n'a aucune chance; il a l'originalite, l'ami Saniel, la force, il
a reussi brillamment, et ces qualites-la ne sont pas precisement
academiques." Je me trompais: vous avez enfonce les portes, ce qui est
la seule maniere d'entrer dans ces endroits que je comprenne; c'est
pour cela que je vous felicite. Et puis j'ai eu des torts envers vous
autrefois....

--Des torts, vous?

--Je vous ai accuse de vous croire plus fort que la vie: vous l'etiez en
effet; mes compliments! C'est un spectacle reconfortant pour moi de vous
suivre.

Apres avoir chaleureusement serre les mains de Saniel, il s'eloigna
accompagne de ses deux disciples, en prechant.

Le jeune medecin s'etait rapproche de Saniel:

--Voila un original, dit-il.

--Un homme heureux!




FIN









End of the Project Gutenberg EBook of Conscience, by Hector Malot

*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK CONSCIENCE ***

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including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
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Volunteers and financial support to provide volunteers with the
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Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
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To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
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The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
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state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
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number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
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Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
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