Project Gutenberg's Mes Origines. Memoires et Recits, by Frederic Mistral

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Title: Mes Origines. Memoires et Recits

Author: Frederic Mistral

Release Date: December, 2004 [EBook #7012]
[Yes, we are more than one year ahead of schedule]
[This file was first posted on February 22, 2003]

Edition: 10

Language: French

Character set encoding: ASCII

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK MES ORIGINES. MEMOIRES ET RECITS ***




This eBook was produced by Walter Debeuf





Mes Origines.

Memoires et recits.
(Traduction du provencal)

par Frederic Mistral.


CHAPITRE I.

AU MAS DU JUGE.

Les Alpilles. -- La chanson de Maillane. -- Ma famille. -- Maitre
Francois, mon pere. -- Delaide, ma mere. -- Jean du Porc. -- L'aieul
Etienne. -- La mere-grand Nanon. -- La foire de Beaucaire. -- Les
fleurs de glais.

D'aussi loin qu'il me souvienne, je vois devant mes yeux, au Midi
la-bas, une barre de montagnes dont les mamelons, les rampes, les
falaises et les vallons bleuissaient du matin aux vepres, plus ou
moins clairs ou fonces, en hautes ondes.  C'est la chaine des
Alpilles, ceinturee d'oliviers comme un massif de roches grecques, un
veritable belvedere de gloire et de legendes.

Le sauveur de Rome, Caius Marius, encore populaire dans toute la
contree, c'est au pied de ce rempart qu'il attendit les Barbares,
derriere les murs de son camp; et ses trophees triomphaux, a
Saint-Rey sur les Antiques, sont, depuis deux mille ans, dores par le
soleil.  C'est au penchant de cette cote qu'on rencontre les troncons
du grand aqueduc romain qui menait les eaux de Vaucluse dans les
Arenes d'Arles: conduit que des gens du pays nomment _Ouide di
Sarrasin_ (pierree des Sarrasins),  parce que c'est par la que les
Maures d'Espagne s'introduisirent dans Arles.  C'est sur les rocs
escarpes de ces collines que les princes des Baux avaient leur
chateau fort.  C'est dans ces vals aromatiques, aux Baux, a Romanin
et a Roque-Martine, que tenaient cour d'amour les belles chatelaines
du temps des troubadours.  C'est a Mont-Majour que dorment, sous les
dalles du cloitre, nos vieux rois arlesiens.  C'est dans les grottes
du Vallon d'Enfer, de Cordes, qu'errent encore nos fees.  C'est sous
ces ruines, romaines ou feodales, que git la Chevre d'Or.

Mon village, Maillane, en avant des Alpilles, tient le milieu de la
plaine, une large et riche plaine, qu'en memoire peut-etre du consul
Caius Marius on nomme encore _Le Caieou_.

-- Quand je luttais, me disait une fois le petit Maillanais, -- un
vieux lutteur de l'endroit, -- j'ai beaucoup voyage, en Languedoc
comme en Provence...  Mais jamais je ne vis une plaine aussi unie que
ce terroir.  Si, depuis la Durance jusqu'a la mer, la-bas, on tirait
un trait de charrue droit comme une chandelle, un sillon de vingt
lieues, l'eau y courrait toute seule, rien qu'au niveau pendant.
Aussi, quoique nos voisins nous traitent de _mange-grenouilles_, les
Maillanais convinrent toujours que, sous la chape du soleil, il n'est
pas de pays plus joli que le leur et, un jour qu'ils m'avaient
demande quelques couplets pour la chorale du village, voici, a ce
propos, les vers que je leur fis:

_Maillane est beau, Maillane plait -- et se fait beau de plus en
plus; Maillane ne s'oublie jamais; -- il est l'honneur de la contree
-- et tient son nom du mois de Mai.

Que vous soyez a Paris ou a Rome, -- pauvres conscrits, rien ne vous
charme; -- Maillane est pour vous sans pareil -- et vous aimeriez y
manger une pomme -- que dans Paris un perdreau.

Notre patrie n'a pour remparts -- que les grandes haies de cypres --
que Dieu fit tout expres pour elle; -- et quand se leve le mistral,
-- il ne fait que branler le berceau.

Tout le dimanche on fait l'amour; -- puis au travail, sans treve, --
s'il faut le lundi se ployer, --nous buvons le vin de nos vignes,
nous mangeons le pain de nos bles._

La vieille bastide ou je naquis, en face des Alpilles, touchant le
Clos-Crema, avait nom le Mas du Juge, un tenement de quatre paires de
betes de labour, avec son premier charretier, ses valets de charrue,
son patre, sa servante (que nous appelions la _tante_) et plus ou
moins d'hommes au mois, de journaliers ou journalieres, qui venaient
aider au travail, soit pour les vers a soie, pour les sarclages, pour
les foins, pour les moissons ou les vendanges, soit pour la saison
des semailles ou celles de l'olivaison.

Mes parents, des _menagers_, etaient de ces familles qui vivent sur
leur bien, au labeur de la terre, d'une generation a l'autre!  Les
menagers, au pays d'Arles, forment une classe a part: sorte
d'aristocratie qui fait la transition entre paysans et bourgeois, et
qui comme toute autre, a son orgueil de caste.  Car si le paysan,
habitant du village, cultive de ses bras, avec la beche ou le hoyau,
ses petits lopins de terre, le menager, agriculteur en grand, dans
les _mas_ de Camargue, de Crau ou d'autre part, lui, travaille debout
en chantant sa chanson, la main a la charrue.

C'est bien ce que je dis dans les quelques couplets suivants, chantes
aux noces de mon neveu:

_Nous avons tenu la charrue -- avec assez d'honneur -- et conquis le
terroir -- avec cet instrument.

Nous avons fait du ble -- pour le pain de Noel -- et de la toile
rousse pour nipper la maison.

Tout chemin va a Rome: ne quittez donc pas le mas, -- et vous
mangerez des pommes, -- puisque vous les aimez._

Mais si, parbleu, nous voulions hausser nos fenetres, comme le font
tant d'autres, sans trop d'outrecuidance nous pourrions avancer que
la gent mistralienne descend des Mistral dauphinois, devenus, par
alliance, seigneurs de Montdragon et puis de Romanin.  Le celebre
pendentif qu'on montre a Valence est le tombeau de ces Mistral.  Et,
a Saint-Remy, nid de ma famille (car mon pere en sortait), on peut
voir encore l'hotel des Mistral de Romanin, connu sous le nom de
Palais de la Reine Jeanne.

Le blason des Mistral nobles a trois feuilles de trefle avec cette
devise assez presomptueuse: _"Tout ou Rien."_  Pour ceux, et nous en
sommes, qui voient un horoscope dans la fatalite des noms
patronymiques ou le mystere des rencontres, il est curieux de trouver
la Cour d'Amour de Romanin unie, dans le passe, a la seigneurie de
Mistral designant le grand souffle de la terre de Provence, et,
enfin, ces trois trefles marquant la destinee de notre famille
terrienne.

-- Le trefle, nous declara, un jour, le Sar Peladan, qui, lorsqu'il a
quatre feuilles, devient talismanique, exprime symboliquement l'idee
de Verbe autochtone, de developpement sur place, de lente croissance
en un lieu toujours le meme.  Le nombre trois signifie la maison
(pere, mere, fils),
au sens divinatoire.  Trois trefles signifient donc trois harmonies
familiales succedentes, ou neuf, qui est le nombre du sage a l'ecart.
 La devise _Tout ou Rien_ rimerait aisement a ces fleurs sedentaires
et qui ne se transplantent pas:  devise, comme embleme, de terrien
endurci.

Mais laissons la ces bagatelles.  Mon pere, devenu veuf de sa
premiere femme, avait cinquante-cinq ans lorsqu'il se remaria, et je
suis le croit de ce second lit.  Voici comment il avait fait la
connaissance de ma mere:

Une annee, a la Saint-Jean, maitre Francois Mistral etait au milieu
de ses bles, qu'une troupe de moissonneurs abattait a la faucille.
Un essaim de glaneuses suivait les tacherons et ramassait les epis
qui echappaient au rateau.  Et voila que mon seigneur pere remarqua
une belle fille qui restait en arriere, comme si elle eut eu peur de
glaner comme les autres.  Il s'avanca pres d'elle et lui dit:

-- Mignonne, de qui es-tu?  Quel est ton nom?

La jeune fille repondit:

-- Je suis la fille d'Etienne Poulinet, le maire de Maillane.  Mon
nom est Delaide.

-- Comment! dit mont pere, la fille de Poulinet, qui est le maire de
Maillane, va glaner?

-- Maitre, repliqua-t-elle, nous sommes une grosse famille: six
filles et deux garcons, et notre pere, quoiqu'il ait assez de bien,
quand nous lui demandons de quoi nous attifer, nous repond: "Mes
petites, si vous voulez de la parure, gagnez-en."  Et voila pourquoi
je suis venue glaner.

Six mois apres cette rencontre, qui rappelle l'antique scene de Ruth
et de Booz, le vaillant menager demanda Delaide a maitre Poulinet, et
je suis ne de ce mariage.

Or donc, ma venue au monde ayant eu lieu le 8 septembre de l'an 1830,
dans l'apres-midi, la gaillarde accouchee envoya querir mon pere, qui
etait en ce moment, selon son habitude, au milieu de ses champs.  En
courant, et du plus loin qu'il put se faire entendre:

-- Maitre, cria le messager, venez! car la maitresse vient
d'accoucher maintenant meme.

-- Combien en a-t-elle fait? demanda mon pere.

-- Un beau, ma foi.

-- Un fils!  Que le bon Dieu le fasse grand et sage!

Et sans plus, comme si de rien n'etait, ayant acheve son labour, le
brave homme, lentement, s'en revint a la ferme.  Non point qu'il fut
moins tendre pour cela; mais eleve, endoctrine, comme les Provencaux
anciens, avec la tradition romaine, il avait dans ses manieres,
l'apparente rudesse du vieux _pater familias_.

On me baptisa Frederic, en memoire, parait-il, d'un pauvre petit gars
qui, au temps ou mon pere et ma mere se _parlaient_, avait fait
gentiment leurs commissions d'amour, et qui, peu de temps apres,
etait mort d'une insolation.  Mais, comme elle m'avait eu a
Notre-Dame de Septembre, ma mere m'a toujours dit qu'elle m'avait
voulu donner le prenom de Nostradamus, d'abord pour remercier la Mere
de Dieu, ensuite par souvenance de l'auteur des _Centuries_, le
fameux astrologue natif de Saint-Remy. Seulement, ce nom mystique et
mirifique, n'est-ce pas? que l'instinct maternel avait si bien
trouve, on ne voulut l'accepter ni a la mairie ni au presbytere.

Ma premiere sortie sur les bras de ma mere, qui me nourrissait de son
lait, lorsqu'elle fit ses relevailles, -- tout cela vaguement, dans
une lointaine brume, il me semble le revoir: elle, ma pauvre mere,
dans la beaute, l'eclat de sa pleine jeunesse, presentant avec
orgueil son "roi" a ses amies, et, ceremonieuses, les amies et
parentes nous accueillant avec les felicitations d'usage et m'offrant
une couple d'oeufs, un quignon de pain, un grain de sel et une
allumette, avec ces mots sacramentels:

-- Mignon, sois plein comme un oeuf, sois bon comme le pain, sois
sage comme le sel, sois droit comme une allumette.

On trouvera peut-etre tant soit peut enfantin de raconter ces choses.
 Mais, apres tout, chacun est libre, et, a moi, il m'agree de
revenir, par songerie, dans mon premier maillot et dans mon berceau
de murier et dans mon chariot a roulettes, car, la, je ressuscite le
bonheur de ma mere dans ses plus doux tressaillements.

Quand j'eus six mois, on me delivra de la bande qui enveloppait mes
langes (car Nanounet, ma mere-grand, avait tres fort recommande de me
tenir serre a point, parce que, disait-elle, les enfants bien
emmaillotes ne sont ni bancals ni bancroches), et, le jour de la
Saint-Joseph, selon l'us de Provence, on me "donna les pieds" et,
triomphalement, ma mere m'apporta a l'eglise de Maillane; et sur
l'autel du saint, en me tenant par les lisieres, pendant que ma
marraine me chantait : _Avene, Avene, Avene_ (Viens, viens, viens),
on me fit faire mes premiers pas.

A Maillane, chaque dimanche, nous venions pour la messe.  C'etait une
demi-lieue de chemin pour le moins.  Ma mere, tout le long, me
dorlotait dans ses bras.  Oh! le sein nourricier, ce nid doux et
moelleux!  Je voulais toujours, toujours, qu'il me portat encore un
peu...  Mais, une fois, -- j'avais cinq ans, -- a mi-chemin du
village, ma pauvre mere me deposa en disant:

-- Oh! tu peses trop, maintenant; je ne puis plus te porter.

Apres la messe, avec ma mere, nous' allions voir mes grands-parents,
dans leur belle cuisine voutee en pierre blanche, ou, de coutume, les
bourgeois du lieu, M. Deville, M. Dumas, M. Ravoux, le Cadet Riviere,
en se promenant sur les dalles, entre l'evier et la cheminee,
venaient parler du gouvernement.

M. Dumas, qui avait ete juge et qui s'etait demis en 1830, aimait,
sur toute chose, a donner des conseils, comme celui- ci, par exemple,
qu'avec sa grosse voix, il repetait, tous les dimanches, aux jeunes
meres qui dodelinaient leurs mioches:

-- Il ne faut donner aux enfants ni couteau, ni cle, ni livre : parce
qu'avec un couteau l'enfant peut se couper; une cle, il peut la
perdre et, un livre, le dechirer.

M. Durnas ne venait pas seul: avec son opulente epouse et leurs onze
ou douze enfants, ils remplissaient le salon, le beau salon des
ancetres, tout tapisse de toile peinte, de Mar- seille, representant
des oisillons et des paniers en fleurs, et la, pour etaler
l'education de sa lignee, il faisait, non sans orgueil, declamer,
vers a vers, mot a mot, un peu a l'un, un peu a l'autre, le recit de
_Theramene_:

	_A peine nous sortions des portes de Trezene...
	De Tregene... Il etait sur son char... sur chon sar...
	Ses gardes affliges... affizes...
	Imitaient son silence autour de lui ranges...
	Lui ranzes._

Ensuite, il disait a ma mere:

-- Et le votre, Delaide, lui apprenez-vous rien pour reciter?

-- Si repondait naivement ma mere: il sait la sornette de Jean du
Porc.

-- Allons, mignon, dis Jean du Porc, me criait tout le monde.

Et alors en baissant la tete, j'anonnais timidement:

_Qui est mort? -- Jean du Porc. -- Qui le pleure? -- Le roi Maure -- Qui
le rit? -- La perdrix. -- Qui le chante? -- La calandre -- Qui en sonne
le glas? -- Le cul de la poele. -- Qui en porte le deuil? -- Le cul du
chaudron._

C'est avec ces contes-la, chants de nourrices et sornettes, que nos
parents, a cette epoque, nous apprenaient a parler la bonne  langue
provencale; tandis qu'a present, la vanite ayant pris le dessus dans
la plupart des familles, c'est avec le systeme de l'excellent M.
Dumas que l'on enseigne les enfants et qu'on en fait de petits niais
qui sont, dans le pays, tels que des enfants trouves, sans attaches
ni racines, car il est de mode, aujourd'hui, de renier absolument
tout ce qui est de tradition.

Il faut que je parle un peu, maintenant, du bonhomme Etienne, mon
aieul maternel.  Il etait, comme mon pere, menager proprietaire,
d'une bonne maison comme lui, et d'un bon sang : avec cette
difference que, du cote des Mistral, c'etaient des laborieux, des
economes, des amasseurs de biens, qui, en tout le pays, n'avaient pas
leurs pareils, et que, du cote de ma mere, tout a fait insouciants et
n'etant jamais prets pour aller au labour, ils laissaient l'eau
courir et mangeaient leur avoir.  L'aieul Etienne, pour tout dire,
etait (devant Dieu soit-il) un vrai Roger Bontemps.

Bien qu'il eut huit enfants, entre lesquels six filles (qui, a
l'heure des repas, se faisaient servir leur part et puis allaient
manger dehors, sur le seuil de la maison, leur assiette a la main),
des qu'il y avait fete quelque part, en avant! Il partait pour trois
jours avec les camarades. Il jouait, bambochait tant que duraient les
ecus; puis, souple comme un gant, quand les deux toiles se touchaient
(1), le quatrieme jour il rentrait au logis et, alors, grand'maman
Nanon, une femme du bon Dieu, lui criait:

-- N'as-tu pas honte, dissipateur que tu es, de manger comme ca le
bien de tes filles I

(1) Quand la poche est vide.

-- He! bonasse, repondait-il, de quoi vas-tu t'inquieter?  Nos
fillettes sont jolies, elles se marieront sans dot.  Et tu verras,
Nanon, ma mie, nous n'en aurons pas pour les derniers.

Et, amadouant ainsi et cajolant la bonne femme, il lui faisait donner
sur son douaire des hypotheques aux usuriers, qui lui pretaient de
l'argent a cinquante ou a cent pour cent, ce qui ne l'empechait pas,
quand ses compagnons de jeu venaient, de faire, avec eux, le branle
devant la cheminee, en chantant tous ensemble:

	_Oh! la charmante vie que font les gaspilleurs!
	Ce sont de braves gens,
	Quand ils n'ont plus d'argent._

Ou bien ce rigaudon qui les faisait crever de rire:

_Nous sommes trois qui n'avons pas le sou, -- Qui n'avons pas le sou,
-- Qui n'avons pas le sou.  -- Et le compere qui est derriere, -- N'a
pas un denier, -- N'a pas un denier._

Et quand ma pauvre aieule se desolait de voir ainsi partir, l'un
apres l'autre, les meilleurs morceaux, la fleur de son beau
patrimoine:

-- Eh! becasse, que pleures-tu? lui faisait mon grand-pere, pour
quelques lopins de terre?  Il y pleuvait comme a la rue.

Ou bien:

-- Cette lande, quoi! ce qu'elle rendait, ma belle, ne payait pas les
impositions!

Ou bien:

-- Cette friche-la? les arbres du voisin la dessechaient comme
bruyere.

Et toujours, de cette facon, il avait la riposte aussi prompte que
joyeuse...  Si bien qu'il disait meme, en parlant des usuriers:

-- Eh! morbleu, c'est bien heureux qu'il y ait des gens pareils.
Car, sans eux, comment ferions-nous, les depensiers, les gaspilleurs,
pour trouver du quibus, en un temps ou comme on sait, l'argent est
marchandise?

C'etait l'epoque, en ce temps-la, ou Beaucaire, avec sa foire,
faisait merveille sur le Rhone; il venait la du monde, soit par eau,
soit par terre, de toutes les nations, jusqu'a des Turcs et des
negres.

Tout ce qui sort des mains de l'homme, toutes especes de choses qu'il
faut pour le nourrir, pour le vetir, pour le loger, pour l'amuser,
pour l'attraper, depuis les meules de moulins, les pieces de toile,
les rouleaux de drap, jusqu'aux bagues de verre portant au chaton un
rat, vous l'y trouviez a profusion, a monceaux, a faisceaux ou en
piles, dans les grands magasins voutes, sous les arceaux des Halles,
aux navires du port, ou bien dans les baraques innombrables du Pre.

C'etait comme nous dirions, mais avec un cote plus populaire et
grouillant de vie, c'etait la tous les ans, au soleil de juillet,
l'exposition universelle de l'industrie du Midi.

Mon grand-pere Etienne, comme vous pensez bien, ne manquait pas telle
occasion d'aller, quatre ou cinq jours, faire a Beaucaire ses
bamboches.  Donc, sous pretexte d'aller acheter du poivre, du girofle
ou du gingembre avec, dans chaque poche de sa veste, un mouchoir de
fil, car il prenait du tabac, et trois autres mouchoirs, en piece,
non coupes, dont en guise de ceinture il se ceignait les reins; et il
flanait ainsi, tout le franc jour de Dieu, autour des bateleurs, des
charlatans, des comediens, surtout des bohemiens, lorsqu'ils
discutent et se harpaillent pour le marche et marchandage de quelque
bourrique maigre.

Un delicieux regal pour lui: Polichinelle avec Rosette!  Il y etait
toujours plus neuf et ravi, bouche bee, il y riait comme un pauvre
aux pantalonnades et aux coups de batte qui pleuvaient la sans cesse
sur le proprietaire et sur le commissaire.  A ce point les filous (et
imaginez-vous si, a Beaucaire, ils pullulaient!) lui tiraient chaque
annee, tout doucement, l'un apres l'autre, sans qu'il se retournat,
tous ses mouchoirs; et quand il n'en avait plus, chose qu'il savait
d'avance, il denouait sa ceinture, sans plus de chagrin que ca, et
s'en torchait le nez.  Mais, quand il rentrait a Maillane, avec le
nez tout bleu, -- de la teinture des mouchoirs, des mouchoirs neufs
qui avaient deteint:

-- Allons, lui disait ma grand'mere, on t'a encore vole tes
mouchoirs.

-- Qui te l'a dit? faisait l'aieul.

-- Pardi, tu as le nez tout bleu: tu t'es mouche avec ta ceinture.

-- Bah! je n'en ai pas regret, repondait le bon humain; ce
Polichinelle m'a tant fait rire!

Bref, quand ses filles (et ma mere en etait une) furent d'age a se
marier, comme elles n'etaient pas gauches, ni bien desagreables, les
galants, malgre tout, vinrent tout de meme a l'appeau.  Seulement,
quand les peres disaient a mon aieul:

-- Autrement, le cas echeant, combien faites-vous a vos filles?

-- Combien je fais a mes filles? repondait maitre Etienne, tout rouge
de colere; o graine d'imbecile, c'est dommage!  A ton gars je
donnerais une belle gouge, tout elevee, toute nippee, et j'y
ajouterais encore des terres et de l'argent!  Qui ne veut pas mes
filles telles quelles, qu'il les laisse...  Dieu merci, a la huche de
maitre Etienne il y a du pain.

Or, n'est-il pas vrai que les filles du grand-pere furent prises,
toutes les six, rien que pour leurs beaux yeux, et meme qu'elles
firent toutes de bons mariages?  _Fille jolie_, dit le proverbe,
_porte sur le front sa dot._

Mais je ne veux pas quitter la prime fleur de mon enfance sans en
cueillir encore un tout petit bouquet.

Derriere le Mas du Juge, c'est l'endroit ou je suis ne, il y avait le
long du chemin un fosse qui menait son eau a notre vieux Puits a
roue.  Cette eau n'etait pas profonde, mais elle etait claire et
riante, et, quand j'etais petit, je ne pouvais m'empecher, surtout
les jours d'ete, d'aller jouer le long de sa rive.

Le fosse du Puits a roue!  Ce fut le premier livre ou j'appris,  en
m'amusant, l'histoire naturelle.  Il y avait la des poissons,
epinoches ou carpillons, qui passaient par bandes et que j'essayais
de pecher dans un sachet de canevas, qui avait servi a mettre des
clous et que je suspendais au bout d'un roseau.  Il y avait des
demoiselles vertes, bleues, noiraudes, que doucement, tout doucement,
lorsqu'elles se posaient sur les typhas, je saisissais de mes petits
doigts, quand elles ne s'echappaient pas, legeres, silencieuses, en
faisant frissonner le crepe de leurs ailes; il y avait des
"notonectes", especes d'insectes bruns avec le ventre blanc, qui
sautillent sur l'eau et puis remuent leurs pattes a la facon des
cordonniers qui tirent le ligneul.  Ensuite des grenouilles, qui
sortaient de la mousse une echine glauque, chamarree d'or, et qui, en
me voyant, lestement faisaient leur plongeon; des tritons, sorte de
salamandres d'eau, qui farfouillaient dans la vase; et de gros
escarbots qui rodaient dans les flaches et qu'on nommait des
"mange-anguilles".

Ajoutez a cela un fouillis de plantes aquatiques, telles que ces
"massettes", cotonnees et allongees, qui sont les fleurs du typha;
telles que le nenuphar qui etale, magnifique, sur la nappe de l'eau,
ses larges feuilles rondes et son calice blanc; telles que le
"butome" au trochet de fleurs roses, et le pale narcisse qui se mire
dans le ru, et la lentille d'eau aux feuilles minuscules, et la
"langue de boeuf" qui fleurit comme un lustre, avec les "yeux de
l'Enfant Jesus" qui est le myosotis.

Mais de tout ce monde-la, ce qui m'engageait le plus, c'etait la
fleur des "glais".  C'est une grande plante qui croit au bord des
eaux par grosses touffes, avec de longues feuilles cultriformes et de
belles fleurs jaunes qui se dressent en l'air comme des hallebardes
d'or.  Il est a croire meme que les fleurs de lis d'or, armes de
France et de Provence, qui brillent sur le fond d'azur, n'etaient que
des fleurs de glais: "fleur de lis" vient de "fleur d'iris", car le
glais est un iris, et l'azur du blason represente bien l'eau ou croit
le glais.

Toujours est-il, qu'un jour d'ete, quelque temps apres la moisson, on
foulait nos gerbes, et tous les gens du "mas" etaient dans l'aire a
travailler.  A l'entour des chevaux et des mulets qui pietinaient,
ardents, autour de leurs gardiens, il y avait bien vingt hommes qui,
les bras retrousses, en cheminant au pas, deux par deux, quatre par
quatre, retournaient les epis ou enlevaient la paille avec des
fourches de bois.  Ce joli travail se faisait gaiement, en dansant au
soleil, nu-pieds, sur le grain battu.

Au haut de l'aire, porte par les trois jambes d'une chevre rustique,
formee de trois perches, etait suspendu le van.  Deux ou trois filles
ou femmes jetaient avec des corbeilles dans le cerceau du crible le
ble mele aux balles; et le "maitre", mon pere, vigoureux et de haute
taille, remuait le crible au vent, en ramenant ensemble les mauvaises
graines au-dessus; et quand le vent faiblissait, ou que, par
intervalles, il cessait de souffler, mon pere, avec le crible
immobile dans ses mains se retournait vers le vent, et, serieux,
l'oeil dans l'espace, comme s'il s'adressait a un dieu ami, il lui
disait:

-- Allons, souffle, souffle, mignon!

Et le mistral, ma foi, obeissant au patriarche, haletait de nouveau
en emportant la poussiere; et le beau ble beni tombait en blonde
averse sur le monceau conique qui, a vue d'oeil, montait entres les
jambes du vanneur.

Le soir venu, ensuite, lorsqu'on avait amoncele le grain avec la
pelle, que les hommes poussiereux allaient se laver au puits ou tirer
de l'eau pour les betes, mon pere, a grandes enjambees, mesurait le
tas de ble et y tracait une croix avec le manche de la pelle en
disant: "Que Dieu te croisse!"

Par une belle apres-midi de cette saison d'aires, -- je portais
encore les jupes: j'avais a peine quatre ou cinq ans -- apres m'etre
bien roule, comme font les enfants, sur la paille nouvelle, je
m'acheminai donc seul vers le fosse du Puits a roue.

Depuis quelques jours, les belles fleurs de glais commencaient a
s'epanouir et les mains me demangeaient d'aller cueillir quelques-uns
de ces beaux bouquets d'or.

J'arrive au fosse; doucement, je descends au bord de l'eau; j'envoie
la main pour attraper les fleurs...  Mais, comme elles etaient trop
eloignees, je me courbe, je m'allonge, et patatras dedans: je tombe
dans l'eau jusqu'au cou.

Je crie.  Ma mere accourt; elle me tire de l'eau, me donne quelques
claques, et, devant elle, trempe comme un caneton, me faisant filer
vers le Mas:

-- Que je t'y voie encore, vaurien, vers le fosse!

-- J'allais cueillir des fleurs de glais.

-- Oui, va, retournes-y, cueillir tes glais, et encore tes glais.  Tu
ne sais donc pas qu'il y a un serpent dans les herbes caches, un gros
serpent qui hume les oiseaux et les enfants, vaurien?

Et elle me deshabilla, me quitta mes petits souliers, mes
chaussettes, ma chemisette, et pour faire secher ma robe trempee et
ma chaussure, elle me chaussa mes sabots et me mit ma robe du
dimanche, en me disant:

-- Au moins, fais attention de ne pas te salir.

Et me voila dans l'aire; je fais sur la paille fraiche quelques
jolies cabrioles; j'apercois un papillon blanc qui voltige dans un
chaume.  Je cours, je cours apres, avec mes cheveux blonds flottant
au vent hors de mon beguin... et paf! me voila encore vers le fosse
du Puits a roue...

Oh! mes belles fleurs jaunes!  Elles etaient toujours la, fieres au
milieu de l'eau, me faisant montre d'elles, au point qu'il ne me fut
plus possible d'y tenir.  Je descends bien doucement, bien doucement
sur le talus; je place mes petons biens ras, bien ras de l'eau;
j'envoie la main, je m'allonge', je m'etire tant que je puis... et
patatras! je me fiche jusqu'au derriere dans la vase.

Aie! aie! aie!  Autour de moi, pendant que je regardais les bulles
gargouiller et qu'a travers les herbes je croyais entrevoir le gros
serpent, j'entendais crier dans l'aire:

-- Maitresse! courez vite, je crois que le petit est encore tombe a
l'eau!

Ma mere accourt, elle me saisit, elle m'arrache tout noir de la boue
puante, et la premiere chose, troussant ma petite robe, vlin! vlan!
elle m'applique une fessee retentissante.

-- Y retourneras-tu, entete, aux fleurs de glais?  Y retourneras-tu
pour te noyer?...  Une robe toute neuve que voila perdue, fripe-tout,
petit monstre! qui me feras mourir de transes!

Et, crotte et pleurant, je m'en revins donc au Mas la tete basse, et
de nouveau on me devetit et on me mit, cette fois, ma robe des jours
de fete...  Oh! la galante robe!  Je l'ai encore devant les yeux,
avec ses raies de velours noir, pointillee d'or sur fond bleuatre.

Mais bref, quand j'eus ma belle robe de velours:

-- Et maintenant, dis-je a ma mere, que vais-je faire?

-- Va garder les gelines, me dit-elle; qu'elles n'aillent pas dans
l'aire...  Et toi, tiens-toi a l'ombre.

Plein de zele, je vole vers les poules qui rodaient par les chaumes,
becquetant les epis que le rateau avait laisses.  Tout en gardant,
voici qu'une poulette huppee -- n'est-ce pas drole? -- se met a
pourchasser, savez-vous quoi? une sauterelle, de celles qui ont les
ailes rouges et bleues...  Et toutes deux, avec moi apres, qui
voulais voir la sauterelle, de sauter a travers champs, si bien que
nous arrivames au fosse du Puits a roue!

Et voila encore les fleurs d'or qui se miraient dans le ruisseau et
qui reveillaient mon envie, mais une envie passionnee, delirante,
excessive, a me faire oublier mes deux plongeons dans le fosse:

"Oh! mais, cette fois, me dis-je, va, tu ne tomberas pas!"

Et, descendant le talus, j'entortille a ma main un jonc qui croissait
la; et me penchant sur l'eau avec prudence, j'essaie encore
d'atteindre de l'autre main les fleurs de glais...  Ah! malheur, le
jonc se casse et va te faire teindre!  Au milieu du fosse, je plonge
la tete premiere.

Je me dresse comme je puis, je crie comme un perdu, tous les gens de
l'aire accourent:

-- C'est encore ce petit diable qui est tombe dans le fosse.  Ta
mere, cette fois, enrage polisson, va te fouailler d'importance!

Eh bien! non; dans le chemin, je la vis venir, pauvrette, tout en
larmes et qui disait:

-- Mon Dieu! je ne veux pas le frapper, car il aurait peut-etre un
"accident".  Mais ce gars, sainte Vierge, n'est pas comme les autres:
il ne fait que courir pour ramasser des fleurs; il perd tous ses
jouets en allant dans les bles chercher des bouquets sauvages...
Maintenant, pour comble, il va se jeter trois fois, depuis peut-etre
une heure, dans le fosse du Puits a roue...  Ah! tiens-toi, pauvre
mere, morfonds-toi pour l'approprier.  Qui lui en tiendrait, des
robes?  Et bienheureuse encore -- mon Dieu, je vous rends grace --
qu'il ne soit pas noye!

Et ainsi, tous les deux, nous pleurions le long du fosse.  Puis, une
fois dans le Mas, m'ayant quitte mon vetement, la sainte femme
m'essuya, nu, de son tablier; et, de peur d'un effroi, m'ayant fait
boire une cuilleree de vermifuge elle me coucha dans ma berce, ou,
lasse de pleurer, au bout d'un peu je m'endormis.

Et savez-vous ce que je songeai: pardi! mes fleurs de glais...  Dans
un beau courant d'eau, qui serpentait autour du Mas, limpide,
transparent, azure comme les eaux de la Fontaine de Vaucluse, je
voyais de belles touffes de grands et verts glaieuls, qui etalaient
dans l'air une feerie de fleurs d'or!

Des demoiselles d'eau venaient se poser sur elles avec leurs ailes de
soie bleue, et moi je nageais nu dans l'eau riante; et je cueillais a
pleines mains, a jointees, a brassees, les fleurs de lis blondines.
Plus j'en cueillais, plus il en surgissait.

Tout a coup, j'entends une voix qui me crie: "Frederi!"

Je m'eveille et que vois-je!  Une grosse poignee de fleurs de glais
couleur d'or qui bondissaient sur ma couchette.

Lui-meme, le patriarche, le Maitre, mon seigneur pere, etait alle
cueillir les fleurs qui me faisaient envie; et la Maitresse, ma mere
belle, les avait mises sur mon lit.

CHAPITRE II.

MON PERE.

L'enfant de ferme. -- La vie rurale. -- Mon pere a la Revolution.  --
La buche benite.  -- Les recits de la Noel.  -- Le capitaine Perrin.
-- Le maire de Maillane en 1793  -- Le jour de l'an.

Mon enfance premiere se passa donc au Mas, en compagnie des
laboureurs, des faucheurs et des patres, et quand, parfois, passait
au Mas quelque bourgeois, de ceux-la qui affectent de ne parler que
francais, moi, tout interloque et meme humilie de voir que mes
parents devenaient soudain reverencieux pour lui, comme s'il etait
plus qu'eux:

-- D'ou vient, leur demandais-je, que cet homme ne parle pas comme
nous?

-- Parce que c'est un monsieur, me repondait-on.

-- Eh bien! faisais-je alors d'un petit air farouche, moi, je ne veux
pas etre _monsieur_.

J'avais remarque aussi que, quand nous avions des visites, comme
celle, par exemple du marquis de Barbentane (un de nos voisins de
terres), mon pere qui, a l'ordinaire lorsqu'il parlait de ma mere,
devant les serviteurs, l'appelait "la maitresse", la, en ceremonie,
il la denommait _ma mouie_ (mon epouse).  Le beau marquis et la
marquise, qui se trouvait etre la soeur du general de Galliffet,
chaque fois qu'ils venaient, m'apportaient des pralines et autres
gateries; mais moi, sitot que je les voyais descendre de voiture,
comme un sauvageon que j'etais, je courais tout de suite me cacher
dans le fenil...  Et la pauvre Delaide de crier:

-- Frederic!

Mais en vain: dans le foin, blotti et ne soufflant mot, j'attendais,
moi, d'entendre les roues de la voiture emporter le marquis, pendant
que ma mere clamait, la-bas, devant la ferme:

-- M. de Barbentane, Mme de Barbentane, qui venaient pour le voir,
cet insupportable, et il va se cacher!

Et au lieu de dragees, quand je sortais ensuite, craintif, de ma
taniere, vlan! j'avais ma fessee.

J'aimais bien mieux aller avec le Papoty, notre maitre-valet, quand,
derriere la charrue tiree par ses deux mules, les mains au mancheron,
il me criait, patelin:

-- Petiot, viens vite, viens.  Je t'apprendrai a labourer.

Et tout de suite, nu-pieds, nu-tete, emoustille, me voila dans le
sillon, trottinant, farfouillant, le long de la tranchee, pour
cueillir les primeveres ou les muscaris bleus, que le soc arrachait.

-- Ramasse des colimacons, me disais le Papoty.

Et quand j'avais les colimacons, une poignee dans chaque main:

-- Maintenant, me faisait-il, avec les colimacons, tiens, empoigne
les cornes du manche de la charrue.

Et comme, moi credule, avec mes petits doigts, je prenais les
mancherons, lui, pressant de ses doigts rudes mes deux mains pleines
d'escargots qui s'ecrabouillaient dans ma chair:

-- A present, me disait le valet de labour en riant aux eclats, tu
pourras dire, petit, que tu as tenu la charrue!

On m'en faisait, ma foi, de toutes les couleurs.  C'est ainsi que,
dans les fermes, on deniaise les enfants.  Quelquefois, en venant de
traire, notre berger Rouquet me criait:

-- Viens, petit, boire a meme dans le _piau_.

Le _piau_ est l'ustensile, de poterie ou de bois, dans lequel on
trait le lait...  Ah! quand je voyais le trayeur, suant, les bras
trousses, sortir de la bergerie en portant a la main le vase a traire
ecumant, plein de lait jusqu'aux bords, j'accourais, affriole, pour
le humer tout chaud.  Mais, sitot qu'a genoux je m'abreuvais a la
"seille", paf! de sa grosse main, Rouquet m'y faisait plonger la tete
jusqu'au cou; et, barbotant, aveugle, les cheveux et le museau
ruisselants, ebouriffes, je courais, comme un jeune chien, me vautrer
dans l'herbe et m'y essuyer, en jurant, a part moi, qu'on ne m'y
attraperait plus... jusqu'a nouvelle attrape.

Apres, c'etait un faucheur qui me disait:

-- Petiot, j'ai trouve un nid, un nid de _frappe-talon_; veux-tu me
faire la courte echelle?  Je garderai la mere et tu auras les
passereaux.

Oh! coquin.  Je partais, fou de joie, dans l'andain.

-- Le vois-tu, me faisait l'homme, ce creux, en haut de ce gros
saule; c'est la qu'est le nid...  Allons, courbe-toi.

Et je m'inclinais, la tete contre l'arbre, et alors, faisant mine de
grimper sur mon dos, le farceur me battait l'echine du talon.

C'est ainsi que commenca, au milieu des gouailleries de nos
travailleurs des champs (et je n'an ai point regret), mon education
d'enfance.

Comme il etait gai, ce milieu de labeurs rustiques!  Chaque saison
renouvelait la serie des travaux.  Les labours, les semailles, la
tonte, la fauche, les vers a soie, les moissons, le depiquage, les
vendanges et la cueillette des olives, deployaient a ma vue les actes
majestueux de la vie agricole, eternellement dure, mais eternellement
independante et calme.

Tout un peuple de serviteurs, d'hommes loues au mois ou a la journee,
de sarcleuses, de faneuses, allait, venait dans les terres du Mas,
qui avec l'aiguillon, qui avec le rateau ou bien la fourche sur
l'epaule, et travaillant toujours avec des gestes nobles, comme dans
les peintures de Leopold Robert.

Quand, pour diner ou pour souper, les hommes, l'un apres l'autre,
entraient dans le Mas, et venaient s'asseoir, chacun selon son rang,
autour de la grande table, avec mon seigneur pere qui tenait le haut
bout, celui-ci, gravement, leur faisait des questions et des
observations, sur le troupeau et sur le temps et sur le travail du
jour, s'il etait avantageux, si la terre etait dure ou molle ou en
etat.  Puis, le repas fini, le premier charretier fermait la lame de
son couteau et, sur le coup, tous se levaient.

Tous ces gens de campagne, mon pere les dominait par la taille, par
le sens, comme aussi par la noblesse.  C'etait un beau et grand
vieillard, digne dans son langage, ferme dans son commandement,
bienveillant au pauvre monde, rude pour lui seul.

Engage volontaire pour defendre la France, pendant la Revolution, il
se plaisait, le soir, a raconter ses vieilles guerres.  Au fort de la
Terreur, il avait ete requis pour porter du ble a Paris, ou regnait
la famine.  C'etait dans l'intervalle ou l'on avait tue le roi.  La
France, epouvantee, etait dans la consternation.  En retournant, un
jour d'hiver, a travers la Bourgogne, avec une pluie froide qui lui
battait le visage, et de la fange sur les routes jusqu'au moyeu des
roues, il rencontra, nous disait-il, un charretier de son pays.  Les
deux compatriotes se tendirent la main, et mon pere, prenant la
parole:

-- Tiens, ou vas-tu, voisin, par ce temps diabolique?

-- Citoyen, repliqua l'autre, je vais a Paris porter les saints et
les cloches.

Mon pere devint pale, les larmes lui jaillirent et, otant son chapeau
devant les saints de son pays et les cloches de son eglise, qu'il
rencontrait ainsi sur une route de Bourgogne:

-- Ah! maudit, lui fit-il, crois-tu qu'a ton retour, on te nomme,
pour cela, representant du peuple?

L'iconoclaste courba la tete de honte et, avec un blaspheme, il fit
tirer ses betes.

Mon pere, dois-je dire, avait un foi profonde.  Le soir, en ete comme
en hiver, agenouille sur sa chaise, la tete decouverte, les mains
croisees sur le front, avec sa cadenette, serree d'un ruban de fil,
qui lui pendait sur la nuque, il faisait, a voix haute, la priere
pour tous; et puis, lorsqu'en automne, les veillees s'allongeaient,
il lisait l'Evangile a ses enfants et domestiques.

Mon pere, dans sa vie, n'avait lu que trois livres: le _Nouveau
Testament,  l'Imitation_ et _Don Quichotte_ (lequel lui rappelait sa
campagne d'Espagne et le distrayait, quand venait la pluie).

-- Comme de notre temps les ecoles etaient rares, c'est un pauvre,
nous disait-il, qui, passant par les fermes une fois par semaine,
m'avait appris ma croix de par Dieu.

Et le dimanche, apres les vepres, selon l'us et coutume des anciens
peres de famille, il ecrivait ses affaires, ses comptes et depenses,
avec ses reflexions, sur un grand memorial denomme _Cartabeou._

Lui, quelque temps qu'il fit, etait toujours content, et si, parfois,
il entendait les gens se plaindre, soit des vents tempetueux, soit
des pluies torrentielles:

-- Bonnes gens! leur disait-il.  Celui qui est la-haut sait fort bien
ce qu'il fait, comme aussi ce qu'il nous faut... Eh! s'il ne
soufflait jamais de ces grands vents qui degourdissent la Provence,
qui dissiperait les brouillards et les vapeurs de nos marais?  Et si,
pareillement, nous n'avions jamais de grosses pluies, qui
alimenteraient les puits, les fontaines, les rivieres?  Il faut de
tout, mes enfants.

Bien que, le long du chemin, il ramassat une buchette pour l'apporter
au foyer; bien qu'il se contentat, pour son humble ordinaire, de
legumes et de pain bis; bien que, dans l'abondance, il fut sobre
toujours et mit de l'eau dans son vin, toujours sa table etait
ouverte, et sa main et sa bourse, pour tout pauvre venant.  Puis, si
l'on parlait de quelqu'un, il demandait, d'abord, s'il etait bon
travailleur; et, si l'on repondait oui:

-- Alors, c'est un brave homme, disait-il, je suis son ami.

Fidele aux anciens usages, pour mon pere, la grande fete, c'etait la
veillee de Noel.  Ce jour-la, les laboureurs detelaient de bonne
heure; ma mere leur donnait a chacun, dans une serviette, une belle
galette a l'huile, une rouelle de nougat, une jointee de figues
seches, un fromage du troupeau, une salade de celeri et une bouteille
de vin cuit.  Et qui de-ci, et qui de-la, les serviteurs s'en
allaient, pour "poser la buche au feu", dans leur pays et dans leur
maison.  Au Mas ne demeuraient que les quelques pauvres heres qui
n'avaient pas de famille; et, parfois des parents, quelque vieux
garcon, par exemple, arrivaient a la nuit, en disant:

-- Bonnes fetes!  Nous venons poser, cousins, la buche au feu, avec
vous autres.

Tous ensemble, nous allions joyeusement chercher la "buche de Noel",
qui -- c'etait de tradition -- devait etre un arbre fruitier.  Nous
l'apportions dans le Mas, tous a la file, le plus age la tenant d'un
bout, moi, le dernier-ne, de l'autre; trois fois, nous lui faisions
faire le tour de la cuisine; puis, arrives devant la dalle du foyer,
mon pere, solennellement, repandait sur la buche un verre de vin
cuit, en disant:

_Allegresse!  Allegresse,
Mes beaux enfants, que Dieu nous comble d'allegresse!
Avec Noel, tout bien vient:
Dieu nous fasse la grace de voir l'annee prochaine.
Et, sinon plus nombreux, puissions-nous n'y pas etre moins._

Et, nous ecriant tous: "Allegresse, allegresse, allegresse!", on
posait l'arbre sur les landiers et, des que s'elancait le premier jet
de flamme:

_A la buche
Boute feu!_

disait mon pere en se signant.  Et, tous, nous nous mettions a table.

Oh! la sainte tablee, sainte reellement, avec, tout a l'entour, la
famille complete, pacifique et heureuse.  A la place du _caleil_,
suspendu a un roseau, qui, dans le courant de l'annee, nous eclairait
de son lumignon, ce jour-la, sur la table, trois chandelles
brillaient; et si, parfois, la meche tournait devers quelqu'un,
c'etait de mauvais augure.  A chaque bout, dans une assiette,
verdoyait du ble en herbe, qu'on avait mis germer dans l'eau le jour
de la Sainte-Barbe.  Sur la triple nappe blanche, tour a tour
apparaissaient les plats sacramentels: les escargots, qu'avec un long
clou chacun tirait de la coquille; la morue frite et le _muge_ aux
olives, le cardon, le scolyme, le celeri a la poivrade, suivis d'un
tas de friandises reservees pour ce jour-la, comme: fouaces a
l'huile, raisins secs, nougat d'amandes, pommes de paradis; puis,
au-dessus de tout, le grand _pain calendal_,  que l'on n'entamait
jamais qu'apres en avoir donne, religieusement, un quart au premier
pauvre qui passait.

La veillee, en attendant la messe de minuit, etait longue ce jour-la;
et longuement, autour du feu, on y parlait des ancetres et on louait
leurs actions.  Mais, peu a peu et volontiers, mon brave homme de
pere revenait a l'Espagne et a ses souvenirs du siege de Figuieres.

Si je vous disais, commencait-il, qu'etant la-bas en Catalogne, et
faisant partie de l'armee, je trouvai le moyen, au fort de la
Revolution, de venir de l'Espagne, malgre la guerre et malgre tout,
passer avec les miens les fetes de Noel!  Voici, ma foi de Dieu,
comment s'arrangea la chose:

"Au pied du Canigou, qui est une grande montagne entre Perpignan et
Figuieres, nous tournions, retournions depuis passablement de temps,
en bataillant, a toi, a moi, contre les troupes espagnoles.  Aie! que
de morts, que de blesses et de souffrances et de miseres!  Il faut
l'avoir vu, pour savoir cela.  De plus, au camp, -- c'etait en
decembre, -- il y avait manque de tout; et les mulets et les chevaux,
a defaut de pature, rongeaient, helas! les roues des fourgons et des
affuts.

"Or, ne voila-t-il pas qu'en rodant, moi, au fond d'une gorge, du
cote de la mer, je vais decouvrir un arbre d'oranges, qui etaient
rousses comme l'or!

"-- Ha! dis-je au proprietaire, a n'importe quel prix, vous allez me
les vendre.

"Et, les ayant achetees, je m'en reviens de suite au camp et, tout
droit a la tente du capitaine Perrin (qui etait de Cabanes), je vais
avec mon panier et je lui dis:

"-- Capitaine, je vous apporte quelques oranges...

"-- Mais ou as-tu pris !ca?

"-- Ou j'ai pu, capitaine.

"-- Oh! luron, tu ne saurais me faire plus de plaisir...  Aussi,
demande-moi, vois-tu, ce que tu voudras, et tu l'obtiendras ou je ne
pourrai.

"-- Je voudrais bien, lui fis-je alors, avant qu'un boulet de canon
me coupe en deux, comme tant d'autres, aller, encore une fois, "poser
le buche de Noel" en Provence, dans ma famille.

"-- Rien de plus simple, me fit-il; tiens, passe l'ecritoire.

Et mon capitaine Perrin (que Dieu, en paradis, l'ait renferme, cher
homme) sur un papier, que j'ai encore, me griffonna ce que je vais
dire:

	_"Armee des Pyrenees-Orientales.

"Nous Perrin, capitaine aux transports militaires, donnons conge au
citoyen Francois Mistral, brave soldat republicain, age de vingt-deux
ans, taille de cinq pieds six pouces, nez ordinaire, bouche idem,
menton rond, front moyen, visage ovale, de s'en aller dans son pays,
par toute la Republique, et au diable, si bon lui semble._

"Et voila, mes amis, que j'arrive a Maillane, la belle veille de
Noel, et vous pouvez penser l'ahurissement de tous, les embrassades
et les fetes.  Mais, le lendemain, le maire (je vous tairai le nom de
ce fanfaron braillard, car ses enfants sont encore vivants) me fait
venir a la commune et m'interpelle comme ceci:

"-- Au nom de la loi, citoyen, comment va que tu as quitte l'armee?

"-- Cela va, repondis-je, qu'il ma pris fantaisie de venir, cette
annee, "poser la buche" a Maillane.

"-- Ah oui?  En ce cas-la, tu iras, citoyen, t'expliquer au tribunal
du district, a Tarascon.

"-- Et, tel que je vous le dis, je me laissai conduire par deux
gardes nationaux, devant les juges du district.  Ceux-ci, trois faces
rogues, avec le bonnet rouge et des barbes jusque-la:

"-- Citoyen, me firent-ils en roulant de gros yeux, comment ca se
fait-il que tu aies deserte?

"Aussitot, de ma poche ayant tire mon passeport:

"-- Tenez, lisez, leur dis-je.

"Ah! mes amis de Dieu, des avoir lu, ils se dressent en me secouant
la main:

"-- Bon citoyen, bon citoyen! me crierent-ils.  Va, va, avec des
papiers pareils, tu peux l'envoyer coucher, le maire de Maillane.

"Et apres le Jour de l'An, j'aurais pu rester, n'est-ce pas?  Mais il
y avait le devoir et je m'en retournai rejoindre."

Voila, lecteur, au naturel, la portraiture de famille, d'interieur
patriarcal et de noblesse et de simplicite, que je tenais a te
montrer.

Au Jour de l'An, -- nous cloturerons par cet autre souvenir, -- une
foule d'enfants, de vieillards, de femmes, de filles, venaient, de
grand matin, nous saluer comme ceci:

_Bonjour, nous vous souhaitons a tous la bonne annee,
Maitresse, maitre, accompagnee
D'autant que le bon Dieu voudra._

-- Allons, nous vous la souhaitons bonne, repondaient mon pere et ma
mere en donnant a chacun, bonnement, sous forme d'etrennes, une
couple de pains longs et de miches rebondies.

Par tradition, dans notre maison, comme dans plusieurs autres, on
distribuait ainsi, au nouvel an, deux fournees de pain aux pauvres
gens du village.

_Vivrais-je cent ans,
Cent ans, je cuirai,
Cent ans, je donnerai aux pauvres._

Cette formule, tous les soirs revenait dans la priere que mon pere
faisait avant d'aller au lit.  Et aussi, a ses obseques, les pauvres
gens, avec raison, purent dire, en le plaignant:

_-- Autant de pains il nous donna, autant d'anges dans le ciel
l'accompagnaient.  Amen!_

CHAPTER III

LES ROIS MAGES

A la rencontre des Rois.  -- La creche.  -- Les sornettes
maternelles.  -- Dame Renaude.  -- Les hantises de la nuit.  -- Le
cheval de Cambaud. -- Les Sorciers.  -- Les Matagots.  --L'Esprit
Fantastique.

-- C'est demain la fete des Rois; si vous voulez les voir arriver,
allez vite, petits, a leur rencontre, et portez-leur quelques
offrandes.

Voila, de notre temps, la veille du jour des Rois, ce que nous
disaient nos meres.

Et en avant!  Toute la marmaille, les enfants du village, nous
partions enthousiastes au-devant des Rois Mages, qui venaient a
Maillane, avec leurs pages, leurs chameaux et toute leur suite, pour
adorer l'Enfant Jesus.

-- Ou allez-vous, petits?

-- Nous allons au-devant des Rois.

Et ainsi, tous ensemble, mioches ebouriffes et blondines fillettes,
en beguins et petits sabots, nous partions sur le Chemin d'Arles, le
coeur tressailli de joie, les yeux pleins de visions, et nous
portions a la main, comme on nous l'avait dit, des galettes pour les
Rois, des figues seches pour les pages, avec du foin pour les
chameaux.

	_Jours croissants,
	Jours cuisants._

La bise sifflait, c'est vous dire qu'il faisait froid.  Le soleil
descendait, blafard, devers le Rhone.  Les ruisseaux etaient geles.
L'herbe des bords etait brouie.  Des saules defeuilles, les branches
rougeoyaient.  Le rouge-gorge, le troglodyte, sautillaient,
fremissants, familiers, de branche en branche...  Et l'on ne voyait
personne aux champs, a part quelque pauvre veuve qui rechargeait sur
la tete son tablier plein de bois sec, ou quelque vieux depenaille
qui cherchait des escargots au pied d'une haie morte.

-- Ou allez-vous si tard, petits?

-- Nous allons au-devant des Rois!

Et la tete en arriere, fiers comme jeune coqs, en riant, en chantant,
en courant a cloche-pied ou en faisant des glissades, nous allions
devant nous sur le chemin blanchatre, balaye par le vent.

Puis, le jour declinait.  Le clocher de Maillane disparaissait
derriere les arbres, derriere les grands cypres aux pointes noires;
et la campagne, vaste et nue, s'epandait au lointain...  Nous
portions nos regards si loin que nous pouvions, a perte de vue, mais
en vain!  Rien ne se montrait a nous, hormis quelque faisceau
d'epines emporte dans les chaumes par le vent.  Comme les soirs
d'hiver et de janvier, tout etait triste, souffreteux et muet.

Quelquefois, cependant, nous rencontrions un berger qui, plie dans sa
cape, venait de faire paitre ses brebis.

-- Mais ou allez-vous, enfants si tard?

-- Nous allons au-devant des Rois...  Ne pourriez-vous pas nous dire
s'ils sont encore bien loin?

-- Ah! oui, les Rois? c'est vrai...  Ils sont la derriere qui
viennent; vous allez bientot les voir.

Et de courir, et de courir, a la rencontre des Rois avec nos gateaux,
nos petites galettes, et les poignees de foin pour les chameaux.

Puis, le jour defaillait.  Le soleil, obstrue par un nuage enorme,
s'evanouissait peu a peu.  Les babils folatres calmaient un brin.  La
bise fraichissait et les plus courageux marchaient en retenant.

Tout a coup:

-- Les voila!

Un cri de joie folle partait de toutes les bouches... et la
magnificence de la pompe royale eblouissait nos yeux.  Un
rejaillissement, un triomphe de couleurs splendides, fastueuses,
enflammait, embrasait la zone du couchant; de gros lambeaux de
pourpre flamboyaient; et d'or et de rubis, une demi-couronne, dardant
un cercle de long rayons au ciel, illuminait l'horizon.

-- Les Rois! les Rois! voyez leur couronne! voyez leurs manteaux!
voyez leurs drapeaux! et leur cavalerie et les chameaux qui viennent!

Et nous demeurions ebaubis... Mais bientot cette splendeur, mais
bientot cette gloire, derniere echappee du soleil couchant, se
fondait, s'eteignait peu a peu dans les nues; et, penauds, bouche
beante, dans la campagne sombre, nous nous trouvions tout seuls:

-- Ou ont passe les Rois?

-- Derriere la montagne.

La cheveche miaulait.  La peur nous saisissait; et, dans le
crepuscule, nous retournions confus, en grignotant les gateaux, les
galettes et les figues, que nous apportions pour les Rois.

Et quand nous arrivions, ensuite, a nos maisons:

-- Eh bien! les avez-vous vu? nos meres nous disaient.

-- Non, ils ont passe en dela, de l'autre cote de la montagne.

-- Mais quel chemin avez-vous pris?

-- Le Chemin Arlatan...

-- Ah! mes pauvres agneaux!  Les Rois ne viennent pas de la.  C'est
du Levant qu'ils viennent.  Pardi, il vous fallait prendre le vieux
Chemin de Rome... Ah! comme c'etait beau, si vous aviez vu, si vous
aviez vu, lorsqu'ils sont entres dans Maillane!  Les tambours, les
trompettes, les pages, les chameaux, quel vacarme, bon Dieu!...
Maintenant, ils sont a l'eglise, ou ils font leur adoration.  Apres
souper, vous irez les voir.

Nous soupions vite, -- moi, chez ma mere-grand Nanan; puis, nous
courions a l'eglise... Et, dans l'eglise pleine, des notre entree,
l'orgue, accompagnant le chant de tout le peuple, entamait,
lentement, puis deployait, formidable, le superbe noel:

_Ce matin,
J'ai rencontre le train
De trois grands Rois qui allaient en voyage,
Ce matin,
J'ai rencontre le train
De trois grands Rois dessus le grand chemin._

Nous autres, affoles, nous nous faufilions, entre les jupons des
femmes, jusques a la chapelle de la Nativite, et la, suspendue sur
l'autel, nous voyions la Belle Etoile! nous voyions les trois Rois
Mages, en manteaux rouge, jaune, et bleu, qui saluaient l'Enfant
Jesus: le roi Gaspard avec sa cassette d'or, le roi Melchior avec son
encensoir et le roi Balthazar avec son vase de myrrhe!  Nous
admirions les charmants pages portant la queue de leurs manteaux
trainants; puis, les chameaux bossus qui elevaient la tete sur l'ane
et le boeuf; la Sainte Vierge et saint Joseph; puis, tout autour, sur
une petite montagne en papier barbouille, les bergers, les bergeres,
qui apportaient des fouaces, des paniers d'oeufs, des langes; le
meunier, charge d'un sac de farine; la bonne vieille qui filait;
l'ebahi qui admirait; le gagne-petit qui remoulait; l'hotelier ahuri
qui ouvrait sa fenetre, et, bref, tous les _santons_ qui figurent a
la Creche.  Mais c'etait le _Roi Maure_ que nous regardions le plus.

Maintes fois, depuis lors, il m'est arrive, quand viennent les Rois,
d'aller me promener, a la chute du jour, dans le Chemin d'Arles.  Le
rouge-gorge et le troglodyte continuent d'y voleter le long des haies
d'aubepine.  Toujours quelque pauvre vieux y cherche, comme jadis,
des escargots dans l'herbe et la cheveche toujours y miaule; mais,
dans les nuees du couchant, je n'y vois plus la gloire, ni la
couronne des vieux Rois.

-- Ou ont passe les Rois?

-- Derriere la montagne.

Helas! melancolie, tristesse des choses vues, autrefois dans la
jeunesse!  Si grand, si beau que fut le paysage connu, quand nous
voulons le revoir, quand nous voulons y retourner, il y manque
toujours, toujours quelqu'un ou quelque chose!

_Oh! vers les plaines de froment
Laissez-moi me perdre pensif,
Dans les grands bles pleins de ponceaux
Ou, petit gars, je me perdais!
Quelqu'un me cherche, de touffe en touffe,
En recitant son angelus;
Et, chantantes, les alouettes,
Moi, je les suis dans le soleil...
Ah! pauvre mere, beau coeur aimant,
Je ne t'entendrai plus, criant mon nom!_

(Iles d'Or).

Qui me rendra le delice, le bonheur ideal de mon ame ignorante,
quand, telle qu'une fleur, elle s'ouvrait toute neuve, aux chansons,
aux sornettes, aux complaintes, aux fabliaux, que ma mere en filant,
cependant que j'etais blotti sur ses genoux, me disait, me chantait,
en douce langue de Provence: le _Pater des Calendes, Marie-Madeleine
la Pauvre Pecheresse_, le _Mousse de Marseille_, la _Porcheronne_, le
_Mauvais Riche_, et tant d'autres recits, legendes et croyances de
notre race provencale, qui bercerent mon jeune age d'un balancement
de reves et de poesie emue!  Apres le lait que m'avait donne son
sein, elle me nourrissait, la sainte femme, ainsi avec le miel des
traditions et du bon Dieu.

Aujourd'hui, avec l'etroitesse du systeme brutal qui ne veut plus
tenir compte des ailes de l'enfance, des instincts angeliques de
l'imagination naissante, de son besoin de merveilleux, -- qui fait
les saints et les heros, les poetes et les artistes, -- aujourd'hui,
des que l'enfant nait, avec la science nue et crue on lui desseche
coeur et ame... Eh! pauvres lunatiques! avec l'age et l'ecole,
surtout l'ecole de la vie vecue, on ne l'apprend que trop tot, la
realite mesquine et la desillusion analytique, scientifique, de tout
ce qui nous enchanta.

Si, a vingt ou trente ans, lorsque l'amour nous prend pour une belle
fille rayonnante de jeunesse, quelque facheux anatomiste venait nous
tenir ce propos:

-- Veux-tu savoir le vrai de cette creature qui a tant d'attrait pour
toi? Si la chair lui tombait, tu verrais un squelette!

Ne croyez-vous pas qu'a l'instant nous l'enverrions faire paitre?

Eh! Dieu! s'il fallait toujours creuser le puits de verite autant
vaudrait, ma foi, retourner au moyen age qui, partant du contraire de
la science moderne, en etait arrive au meme resultat, en representant
la vie par la Danse macabre.

Bref, pour donner idee des imaginations, hantises, peurs et spectres
qu'autour de mon enfance j'avais vu lutiner, j'ai mis en scene
quelque part une croyante de ce temps, que j'ai connue, la vieille
Renaude, et m'est avis qu'a ce sujet ce morceau-la viendra a point.

La vieille Renaude est au soleil, assise sur un billot, devant sa
maisonnette.  Elle est fletrie, ratatinee et ridee, la pauvre femme,
comme une figure pendante. Chassant de temps en temps les mouches qui
se posent sur son nez, elle boit le soleil, s'assoupit et puis
sommeille.

-- Eh bien! tante Renaude, par la, au bon soleil, vous faites un
petit somme?

-- Ho! tiens, que veux-tu faire?  Je suis la, a dire vrai, sans
dormir ni veiller... Je revasse, je dis des patenotres. Mais, puis en
priant Dieu, on finit par s'assoupir... Oh! la mauvaise chose, quand
on ne peut plus travailler! Le temps vous dure comme aux chiens.

-- Vous attraperez un rhume, a ce grand soleil-la, avec la
reverberation.

-- Allons donc, moi un rhume! Ne vois-tu pas que je suis seche,
helas! comme amadou. Si l'on me faisait bouillir, je ne fournirais
pas, peut-etre, une maille d'huile.

-- A votre place, moi, je m'en irais un peu voir les commeres de
votre age, tout doucement. Cela vous ferait passer le temps.

-- Allons donc, bonne gens! Les commeres de mon age? bientot il n'en
restera plus... Qui y a-t-il encore, voyons? La pauvre Genevieve
sourde comme une charrue; la vieille Patantane, qui radote; Catherine
du Four, qui ne fait jamais que geindre... J'ai bien assez de mes
peines a moi: autant vaut demeurer seule.

-- Que n'allez-vous au lavoir? Vous bavarderiez un moment avec les
lavandieres.

-- Allons donc, les lavandieres! des peronnelles, qui, tout le jour,
frappent a tort et a travers sur les uns et sur les autres. Elles ne
disent rien que des choses ennuyeuses. Elles se moquent de tout le
monde; puis, elles rient comme des niaises. Quelque jour, le bon Dieu
les punira par un exemple... Oh! non, non, ce n'est pas comme de
notre temps.

-- Et de quoi parliez-vous, dans votre temps?

-- dans notre temps? L'on disait des histoires, des contes, des
sornettes, que l'on se delectait d'entendre: la _Bete des Sept Tetes,
Jean Cherche-la-Peur,_ le _Grand Corps sans Ame..._

Rien qu'une de ces histoires durait, parfois, trois ou quatre
veillees.

"A cette epoque-la, on filait de l'etai, du chanvre.  L'hiver, apres
souper, nous partions avec nos quenouilles et nous nous reunissions
dans quelque grande bergerie.  Nous entendions dehors le mistral qui
soufflait et les chiens aboyant au loup. Mais nous autres, bien au
chaud, nous nous accroupissions sur la litiere des brebis; et,
pendant que les hommes etaient en train de traire ou de paturer les
betes, et que les beaux agneaux agenouilles cognaient sur le pis de
leurs meres en remuant la queue, nous, les femmes, comme je vous le
dis, en tournant nos fuseaux nous ecoutions ou disions des contes.

"Mais je ne sais comment ca va; on parlait, en ce temps, d'une foule
de choses dont, aujourd'hui, on ne parle plus, de choses que bien des
personnes (que nous avons pourtant connues), des personnes dignes de
foi, assuraient avoir vues.

"Tenez, ma tante Mian, la femme du Chaisier, dont les petits-fils
habitent au Clos de Pain-Perdu, un jour qu'elle allait ramasser du
bois mort, rencontra une poule blanche, une belle geline qu'on aurait
dite apprivoisee.  Ma tante se courba pour lui envoyer la main...
Mais la poule, lestement, s'esquiva devant elle et alla un peu plus
loin picorer dans le gazon. Mian, avec precaution, s'approcha encore
de la poule, qui semblait se tapir pour se laisser attraper. Mais,
tout en lui disant: "_Petite, tite, tite!_", des qu'elle croyait
l'avoir, paf! la poule sautait, et ma tante, de plus en plus ardente,
la suivait.  Elle la suivit, elle la suivit, peut-etre une heure de
chemin. Puis comme le soleil etait deja couche, Mian, prenant peur,
retourna chez elle. Or, il parait qu'elle fit bien, car, si elle
avait voulu suivre, malgre la nuit, cette geline blanche, qui sait,
Vierge Marie, ou elle l'aurait conduite!

"On parlait aussi d'un cheval ou d'un mulet, d'autres disaient une
grosse truie, qui apparaissait, parfois, devant les libertins qui
sortaient du cabaret. Une nuit, en Avignon, une bande de vauriens,
qui venaient de faire la noce, apercurent un cheval noir qui sortait
de l'egout de Cambaud.

"-- Oh! quel cheval superbe, fit l'un d'eux... Attendez, que je saute
dessus.

"Et le cheval se laissa monter.

"-- Tiens, il y a encore de la place, dit un autre; moi aussi, je
vais l'enfourcher.

"Et voila qu'il l'enfourche aussi.

"-- Voyez donc, il y a encore de la place, dit un autre jouvenceau.

"Et celui-la grimpa aussi; et, a mesure qu'ils montaient, le cheval
noir s'allongeait, s'allongeait, s'allongeait, tellement que, ma foi,
douze de ces jeunes fous etaient a cheval deja quand le treizieme
s'ecria :

"-- Jesus! Marie! grand saint Joseph! je crois qu'il' y a encore une
place!

"Mais, a ces mots, l'animal disparut et nos douze bambocheurs se
retrouverent penauds, tous debout sur leurs jambes... Heureusement,
heureusement pour eux! car, si le beau dernier n'avait pas crie :
"Jesus! Marie! grand saint Joseph!" la malebete, assurement, les
emportait tous au diable.

"Savez-vous de quoi l'on parlait encore? D'une espece de gens qui
allaient, a minuit, faire le branle dans les landes, puis buvaient
tour a tour a la Tasse d'Argent. On les appelait: sorciers ou
_mascs_, et il y en avait alors quelques-uns dans chaque pays. J'en
ai meme connu plusieurs, --- que je ne nommerai pas, a cause de leurs
enfants. Bref, a ce qu'il parait, c'etaient de mauvaises gens, car,
une fois, mon grand-pere, qui etait patre la-bas au Gres, en passant
dans la nuit, derriere le Mas des Pretres, voulut regarder par la
barbacane, et que vit-il, mon Dieu! Il vit, dans la cuisine de ce
vieux Mas abandonne, des hommes qui jouaient a la paume avec des
enfants, de petits enfants tout nus qu'ils avaient pris dans le
berceau et que, des uns aux autres, ils se jetaient de mains en
mains! Cela fait fremir.

"Mais quoi! n'y avait-il pas aussi des chats sorciers?

Oui, il y avait des chats noirs qu'on appelait _mutagots_ et qui
faisaient venir l'argent dans les maisons ou ils restaient... Tu as
connu, n'est-ce pas? la vieille Tartavelle, qui laissa tant d'ecus
lorsqu'elle trepassa? Eh bien! elle avait un chat noir, auquel, a
tous ses repas, elle jetait sous la table sa premiere bouchee.

"J'ai toujours oui dire qu'un soir, a la veillee, mon pauvre oncle
Cadet, en allant se coucher, vit, dans le clair de lune, une espece
de chat noir qui traversait la rue. Lui, sans penser a mal, lui lance
un coup de pierre... Mais le chat, se retournant, dit a notre oncle,
avec un mauvais regard :

"--- _Tu as touche Robert_!

"Quelles singulieres choses! Aujourd'hui, tout cela a l'air de
songeries : personne n'en parle plus; et, pourtant, il fallait bien
qu'il y eut quelque chose, puisque tous en avaient peur.

"Et, ajoutait Renaude, il y en avait bien d'autres, de ces etres
etranges, qui, depuis, ont disparu. Il y avait la Chauche-Vieille,
qui, la nuit, s'accroupissait 1a sur votre poitrine et vous otait le
souffle. Il y avait la Garamaude, y avait le Folleton, il y avait le
Loup-Garou, il y avait le Tire-Graisse, il y avait... Que sais-je,
moi?...

"Mais tiens,je l'oubliais : et l'Esprit Fantastique! Celui-la, on ne
peut pas dire qu'il n'ait pas existe : je l'ai entendu et vu. Il
hantait notre ecurie. Feu mon pere (devant Dieu soit-il!) une fois
sommeillait dans le grenier a foin. Tout a coup, il entend la-bas
ouvrir la porte. Il veut regarder d'une fente, une fente de la
fenetre, et sais-tu ce qu'il voit? Il voit nos betes, le mulet, la
mule, l'ane, la jument et le petit poulain qui, fort bien couples
ensemble, s'en allaient, sous la lune, boire a l'abreuvoir, tout
seuls. Mon pere comprit vite, car il n'etait pas neuf a pareille
hantise, que c'etait le Fantastique qui les conduisait boire. Il se
recoucha et ne dit mot... Mais, le lendemain matin, il trouva
l'ecurie ouverte a deux battants.

"Ce qui attire le Fantastique dans les etables, c'est, dit-on, les
grelots; le bruit des grelots le fait rire, rire, tel qu'un enfant
d'un an, lorsqu'on agite le hochet. Mais il n'est pas mechant, il
s'en faut de beaucoup; il est capricieux et se plait a faire des
niches. S'il est de bonne humeur, il vous etrillera vos betes, il
leur tresse la criniere, il leur met de la paille blanche, il nettoie
leur mangeoire... il est meme a remarquer que, la ou est le
Fantastique, il y a toujours une bete mieux portante que les autres,
parce que le farfadet l'a prise en grace par caprice, et alors, dans
la nuit, il va et vient dans la creche et lui soutire le foin des
autres.

"Mais, par megarde et par hasard, si, dans votre ecurie, vous
derangez quelque chose contre sa volonte, aie, aie, aie! la nuit
suivante, il fait un sabbat de malediction. Il embrouille la queue
des betes, il leur entortille les pieds dans leurs chevetres et
licous; il renverse, patatras! l'etagere des colliers; il remue, dans
la cuisine, la poele et la cremaillere; enfin, il tarabuste de toutes
les manieres... Tellement qu'une fois, mon pere, ennuye de tout ce
vacarme, dit:

"--- Il faut en finir!

"Il prend, a cette fin, un picotin de vesces, monte au fenil,
eparpille la menue graine dans le foin et dans la paille et crie au
Fantastique :

"--- Fantastique, mon ami! tu me trieras, une par une, ces graines de
pois gris.

"Or, l'Esprit Fantastique, qui se complait aux minuties et qui aime
que tout soit bien range en ordre, se mit, a ce qu'il parait, a trier
les pois gris; et de vetiller, Dieu sait! car nous trouvames de
petits tas un peu partout, dans le grenier... Mais (mon pere le
savait) ce travail meticuleux a la fin l'ennuya, et il detala du
fenil, et jamais nous ne le revimes.

"Si! car, pour achever, moi, je le vis encore une fois. Imagine-toi
qu'un jour (je pouvais avoir onze ans), je revenais du catechisme.
Passant pres d'un peuplier, j'entendis rire a la cime de l'arbre : je
leve la tete, je regarde, et tout en haut du peuplier, j'apercois
l'Esprit Fantastique qui, en riant dans le feuillage, me faisait
signe de grimper... Ah !
je te demande un peu! Pas pour un cent d'oignons je n'y aurais
grimpe; je deguerpis comme une folle et depuis, c'a ete fini.

"C'est egal, je t'assure que quand venait la nuit et qu'autour de la
lampe on racontait de ces choses, nous ne risquions pas de sortir!
Oh! pauvres petites, quelle frayeur! Puis, pourtant, nous devinmes
grandes; arriva, comme on sait, le temps des amoureux; et alors, a la
veillee, les garcons nous criaient :

"--- Allons, venez, les filles! Nous ferons, a la lune, un tour de
farandole.

"--- Pas si sottes! repondions-nous. Si nous allions rencontrer
l'Esprit Fantastique ou la Poule Blanche...

"--- Ho! nigaudes, nous disaient-ils, vous ne voyez donc pas que ce
sont la des contes de mere-grand l'aveugle! N'ayez pas peur, venez,
nous vous tiendrons compagnie.

"Et c'est ainsi que nous sortimes et, peu a peu, ma foi, en causant
avec les gars, --- les garcons de cet age, tu sais, n'ont pas de bon
sens, ils ne disent que des betises et vous font rire par foroe, ---
peu a peu, peu a peu, nous n'eumes plus de peur... Et depuis lors, te
dis-je, je n'ai plus oui parler de ces hantises de nuit.

"Depuis lors, il est vrai, nous avons eu assez d'ouvrage pour nous
oter l'ennui. Telle que tu me vois, j'ai eu, moi, onze enfants, que
j'ai tous menes a bien, et, sans compter les miens, j'en ai nourri
quatorze!

"Ah! va, quand on n'est pas riche et qu'on a tant de marmaille, qu'il
faut emmailloter, bercer, allaiter, ebrener, c'est un joli son de
musette!"

-- Allons, tante Renaude, le bon Dieu vous maintienne.

-- Oh! a present, nous sommes murs; il viendra nous cueillir quand il
voudra.

Et, avec son mouchoir, la vieille se chassa les mouches; et,
abaissant la tete, elle se reblottit tranquille pour boire son
soleil.

CHAPITRE IV

L'ECOLE BUISSONNIERE

Vagabondage par les champs. -- Les bestioles du bon Dieu. -- La vieille
de Papeligosse. -- Les bohemiens. -- Le tonneau du loup : reve.

Vers les huit ans, et pas plus tot, --- avec mon sachet bleu pour y
porter mon livre, mon cahier et mon gouter, --- on m'envoya a
l'eco1e..., pas plus tot, Dieu merci! Car, en ce qui a trait a mon
developpement intime et naturel, a l'education et trempe de ma jeune
ame de poete, j'en ai plus appris, bien sur, dans les sauts et
gambades de mon enfance populaire que dans le rabachage de tous les
rudiments.

De notre temps, le reve de tous les polissons qui allions a l'ecole
etait de faire un _plantie_. Celui qui en avait fait un etait regarde
par les autres comme un lascar, comme un loustic, comme un luron
fieffe!

Un _plantie_ designe, en Provence, l'escapade que fait l'enfant loin
de la maison paternelle, sans avertir ses parents et sans savoir ou
il va. Les petits Provencaux font cette ecole buissonniere lorsque,
apres quelque faute, quelque grave mefait, quelque desobeissance, ils
redoutent, pour leur rentree au logis, quelque bonne rossee.

Donc, sitot pressentir ce qui leur pend a l'oreille, mes peteux
_plantent_ la l'ecole et pere et mere; advienne que pourra, ils
partent a l'aventure et vive la liberte!

C'est chose delicieuse, incomparable, a cet age, de se sentir maitre
absolu, la bride sur le cou, d'aller partout ou l'on veut et en avant
dans les garrigues! et en avant aux marecages! et en avant par la
montagne!

Seulement, puis vient la faim. Si c'est un _plantie_ d'ete, encore
c'est pain benit. Il y a les carres de feves, les jardins avec leurs
pommes, leurs poires et leurs peches, les arbres de cerises, qui vous
prennent par l'oeil, les figuiers qui vous offrent leurs figues bien
muries, et les melons ventrus qui vous crient : "Mangez-moi" Et puis,
les belles vignes, les ceps aux grappes d'or, ha! il me semble les
voir !

Mais si c'est un _plantie_ d'hiver, il faut alors s'industrier...
Parbleu, il est de petits droles qui, passant par les fermes ou ils
ne sont pas connus, demandent l'hospitalite. Puis, s'ils peuvent, les
fripons volent les oeufs aux poulaillers et meme les nichets, qu'ils
boivent tout crus, avale!

Mais les plus fiers et les hautains, ceux qui ont delaisse l'ecole et
la famille, non tant par cagnardise que par soif d'independance ou
pour quelque injustice qui les a blesses au coeur, ceux-la fuient
l'homme et son habitation. Ils passent le jour, couches dans les
bles, dans les fosses, dans les champs de mil, sous les ponts ou dans
les huttes. Ils passent la nuit aux meules de paille ou bien dans les
tas de foin. Vienne faim, ils mangent des mures (celles des haies,
celles des chaumes), des prunelles, des amandes qu'on oublia sur
l'arbre ou des grappillons de lambruche. Ils mangent le fruit de
l'orme (qu'ils appellent du _pain blanc_), des oignons remontes, des
poires d'etranguillon, des faines, et, s'il le faut, des glands. Tout
le jour n'est qu'un jeu, tous les sauts sont des cabrioles...
Qu'est-il besoin de camarades? Toutes les betes et bestioles la vous
tiennent compagnie; vous comprenez ce qu'elles font, ce qu'elles
disent, ce qu'elles pensent, et il semble qu'elles comprennent tout
ce que vous leur dites.

Prenez-vous une cigale? Vous regardez ses petits miroirs, vous la
froissez dans la main pour la faire chanter, et puis vous la lachez
avec une paille dans l'anus.

Ou, couches le long d'un talus, voila une bete-a-Dieu qui vous grimpe
sur le doigt? Vous lui chantez aussitot :

	_Coccinelle, vole!
	Va-t'en a l'ecole.
	Prends donc tes matines,
	Va a la doctrine..._

Et la bete-a-Dieu deployant ses ailes, vous dit en s'envolant :

--- Vas-y toi-meme, a l'ecole. J'en sais assez pour moi.
Une mante religieuse, agenouillee, vous regarde-t-elle?
Vous l'interrogez ainsi :

	_Mante, toi qui sais tout,
	Ou est le loup?_

L'insecte etend la patte et vous montre la montagne.

Vous decouvrez un lezard qui se chauffe au soleil? Vous lui adressez
ces paroles :

_Lezard, lezard,
Defends-moi des serpents :
Quand tu passeras vers ma maison
Je te donnerai un grain de sel._

--- A ta maison, que n'y retournes-tu? a l'air de dire le finaud.

Et psitt, il s'enfuit dans son trou.

Enfin, si vous voyez un limacon, voici la formule :

_Colimacon borgne,
Montre-moi tes cornes,
Ou j'appelle le forgeron
Pour qu'il te brise ta maison._

Et encore la maison, et toujours la maison, ou l'esprit revient sans
cesse, tellement qu'a la fin, quand vous avez gate assez de nids, ---
et de culottes, --- quand vous avez avec de l'orge, fait assez de
chalumeaux et assez decortique de brindilles de saule pour fabriquer
des sifflets, et qu'avec des pommes vertes ou tout autre fruit suret
vous avez agace vos dents, aie! la nostalgie vous prend, le coeur
vous devient gros --- et vous rentrez, la tete basse.

Moi, comme les copains, en provencal de race que j'etais ou devais
etre (ne vous en etonnez pas), au bout de trois mois a peine que
j'etais a l'ecole, je fis aussi mon _plantie_. Et en voici le motif :

Trois ou quatre galopins (de ceux qui, sous pretexte d'aller couper
de l'herbe ou ramasser du crottin, vagabondaient tout le jour)
venaient m'attendre a mon depart pour l'ecole de Maillane et me
disaient :

-- Eh, nigaud I que veux-tu aller faire a l'ecole, pour rester tout
le jour entre quatre murs! pour etre mis en penitence! pour avoir sur
les doigts, puis, des coups de ferule! Viens jouer avec nous...

Helas I l'eau claire riait dans les ruisseaux; la-haut, chantaient
les alouettes; les bleuets, les glaieuls, les coquelicots, les
nielles, fleurissaient au soleil dans les bles verdoyants...

Et je disais :

-- L'ecole, eh bien! tu iras demain.

Et, alors, dans les cours d'eau, avec culottes retroussees, houp! on
allait "gueer". Nous barbotions, nous pataugions, nous pechions des
tetards, nous faisions des pates, pif! paf!
avec la vase; puis, on se barbouillait de limon noir jusqu'a
mi-jambes (pour se faire des bottes). Et apres, dans la poussiere de
quelque chemin creux, vite! a bride abattue :

	_Les soldats s'en vont!
	A la guerre ils vont,
	Et ra-pa-ta-plan,
	Garez-vous devant!_

Quel bonheur, mon Dieu! Oh! les enfants du roi n'etaient pas nos
cousins! Sans compter qu'avec le pain et la pitance de mon bissac, on
faisait sur l'herbe, ensuite, un beau petit gouter... Mais il faut
que tout finisse!

Voici qu'un jour mon pere, que le maitre d'ecole avait du prevenir,
me dit :

--- Ecoute, Frederic, s'il t'arrive encore une fois de manquer l'ecole
pour aller patauger dans les fosses, vois, rappelle-toi ceci : je te
brise une verge de saule sur le dos...

Trois jours apres, par etourderie, je manquai encore la classe et je
retournai "gueer".

M'avait-il epie, ou est-ce le hasard qui l'amena? Voila que, sans
culotte, pendant qu'avec les autres polissons habituels nous
gambadions encore dans l'eau, soudain, a trente pas de moi, je vois
apparaitre mon pere. Mon sang ne fit qu'un tour.

Mon pere s'arreta et me cria :

--- Cela va bien... Tu sais ce que je t'ai promis? Va, je t'attends ce
soir.

Rien de plus, et il s'en alla.

Mon seigneur pere, bon comme le pain benit, ne m'avait jamais donne
une chiquenaude; mais il avait la voix haute, le verbe rude, et je le
craignais comme le feu.

"Ah! me dis-je, cette fois, cette fois, ton pere te tue... Surement,
il doit etre alle preparer la verge."

Et mes gredins de compagnons, en faisant claquer leurs doigts, me
chantaient par-dessus : --
-- Aie! aie! aie! la raclee; aie! aie! aie! sur ta peau!

"Ma foi! me dis-je alors, perdu pour perdu, il faut deguerpir et
faire un _plantie_."

Et je partis. Je pris, autant qu'il me souvient, un chemin qui
conduisait, la-haut, vers la Crau d'Eyragues. Mais, en ce temps,
pauvre petit, savais-je bien ou j'allais? Et aussi, lorsque j'eus
chemine peut-etre une heure ou une heure et demie, il me parut, a
dire vrai, que j'etais dans l'Amerique.

Le soleil commencait a baisser vers son couchant; j'etais las,
j'avais peur...

"Il se fait tard, pensai-je, et, maintenant, ou vas-tu souper? Il
faut aller demander l'hospitalite dans quelque ferme."

Et, m'ecartant de la route, doucement je me dirigeai vers un petit
Mas blanc, qui m'avait l'air tout avenant, avec son toit a porcs, sa
fosse a fumier, son puits, sa treille, le tout abrite du mistral par
une haie de cypres.

Timide, je m'avancais sur le pas de la porte et je vis une vieille
qui allait tremper la soupe, gaupe sordide et mal peignee. Pour
manger ce qu'elle touchait, il eut fallu avoir bien faim. La vieille
avait decroche la marmite de la cremaillere, l'avait posee par terre
au milieu de la cuisine et, tout en remuant la langue et se grattant,
avec une grande louche elle tirait le bouillon, que, lentement, elle
epandait sur les leches de pain moisi.

--- Eh bien! mere-grand, vous trempez la soupe?

--- Oui, me repondit-elle... Et d'ou sors-tu, petit?

--- Je suis de Maillane, lui dis-je; j'ai fait une escapade et je
viens vous demander... l'hospitalite.

--- En ce cas, me repliqua la vilaine vieille d'un ton grognon,
assieds-toi sur l'escalier pour ne pas user mes chaises.

Et je me pelotonnai sur la premiere marche.

--- Ma grand, comment s'appelle ce pays?

--- Papeligosse.

--- Papeligosse!

Vous savez que, lorsqu'on parle aux enfants d'un pays lointain, les
gens, pour badiner, disent, parfois : _Papeligosse_. Jugez donc, a
cet age-la, moi je croyais a Papeligosse, a Zibe-Zoube, a Gafe-1'Ase
et autres pays fantastiques, comme a mon saint pater. Et aussi, a
peine la vieille eut-elle dit ce nom que, de me voir si loin de chez
moi, la sueur froide me vint dans le dos.

--- Ah ca! me fit la vieille, quand elle eut fini sa besogne, a
present ce n'est pas le tout, petit : en ce pays-ci, les paresseux ne
mangent rien..., et, si tu veux ta part de soupe, tu entends, il faut
la gagner.

--- Bien volontiers... Et que faut-il faire?

--- Nous allons nous mettre tous deux, vois-tu, au pied de l'escalier
et nous jouerons au saut; celui qui sautera le plus loin, mon ami,
aura sa part du bon potage... et l'autre mangera des yeux.

--- Je veux bien.

Sans compter que j'etais fier, ma foi, de gagner mon souper, surtout
en m'amusant. Je pensais :

"Ca ira bien mal, si la vieille eclopee saute plus loin que toi."

Et les pieds joints, aussitot dit, nous nous placons au pied de
l'escalier --- qui, dans les Mas, comme vous savez, se trouve en face
de la porte, tout pres du seuil.

--- Et je dis : un, cria la vieille en balancant les bras pour prendre
elan.

--- Et je dis : deux.

--- Et je dis: trois!

Moi, je m'elance de toutes mes forces et je franchis le seuil. Mais
la vieille coquine, qui n'avait fait que le semblant, ferme aussitot
la porte, pousse vite le verrou et me crie :

--- Polisson! retourne chez tes parents, qui doivent etre en peine,
va!

Je restai sot, pauvret, comme un panier perce... Et, maintenant, ou
faut-il aller? A la maison? Je n'y serais pas retourne pour un
empire, car je voyais, me semblait-il, a la main de mon pere, la
verge menacante. Et puis, il etait presque nuit et je ne me rappelais
plus le chemin qu'il fallait prendre.

--- A la garde de Dieu!

Derriere le Mas, etait un sentier qui, entre deux hauts talus,
montait vers la colline. Je m'y engage a tout hasard; et marche,
petit Frederic.

Apres avoir monte, descendu tant et plus, j'etais rendu de fatigue...
Pensez-vous? A cet age, avec rien dans le ventre depuis midi. Enfin,
je vais decouvrir, dans une vigne inculte, une chaumiere delabree. Il
devait, autrefois, s'y etre mis le feu, car les murs, pleins de
lezardes, etaient noircis par la fumee; ni portes ni fenetres; et les
poutres, qui ne tenaient plus que d'un bout, trainaient, de l'autre,
sur le sol. Vous eussiez dit la taniere ou niche le Cauchemar.

Mais (comme on dit), par force, a Aix, on les pendait. Las,
defaillant, mort de sommeil, je grimpai et m'allongeai sur la plus
grosse des poutres... Et, dans un clin d'oeil.
J'etais endormi.

Je ne pourrais pas dire combien de temps je restai ainsi. Toujours
est-il qu'au milieu de mon sommeil de plomb, je crus voir tout a coup
un brasier qui flambait, avec trois hommes assis autour, qui
causaient et riaient.

"Songes-tu? me disais-je en moi-meme, dans mon sommeil, songes-tu ou
est-ce reel?"

Mais ce pesant bien-etre, ou l'assoupissement vous plonge, m'enlevait
toute peur et je continuais tout doucement a dormir.

Il faut croire qu'a la longue la fumee finit par me suffoquer; je
sursaute soudain et je jette un cri d'effroi... Oh! quand je ne suis
pas mort, mort d'epouvante, la, je ne mourrai jamais plus!

Figurez-vous trois faces de bohemes qui, tous les trois a la fois, se
retournerent vers moi, avec des yeux, des yeux terribles...

--- Ne me tuez pas! ne me tuez pas! leur criai-je, ne me tuez pas!

Lors, les trois bohemiens, qui avaient eu, bien sur, autant de peur
que moi, se prirent a rire et l'un d'eux me dit :

--- C'est egal! tu peux te vanter, mauvais petit moutard, de nous
avoir fichu une belle venette!

Mais, quand je les vis rire et parler comme moi, je repris un peu
courage, et je sentis, en meme temps, extremement agreable, une odeur
de roti me monter dans les narines.

Ils me firent descendre de mon perchoir, me demanderent d'ou j'etais,
de qui j'etais, comment je me trouvais la, que sais-je encore?

Et rassure, enfin, completement, un des voleurs (c'etaient, en effet,
trois voleurs) :

--- Puisque tu as fait un _plantie_, me dit-il, tu dois avoir faim...
Tiens, mords la.

Et il me jeta, comme a un chien, une eclanche d'agneau saignante, a
moitie cuite. Alors, je m'apercus seulement qu'ils venaient de faire
rotir un jeune mouton, --- qu'ils devaient avoir derobe, probablement,
a quelque patre.

Aussitot que nous eumes, de cette facon, tous bien mange, les trois
hommes se leverent, ramasserent leurs hardes, se parlerent a voix
basse; puis, l'un d'eux :

-- Vois, petit, me fit-il, puisque tu es un luron, nous ne voulons
pas te faire de mal... Mais, pourtant, afin que tu ne voies pas ou
nous passons, nous allons te ficher dans le tonneau qui est la. Quand
il sera jour, tu crieras, et le premier passant te sortira, s'il
veut.

-- Mettez-moi dans le tonneau, repondis-je d'un air soumis.

J'etais encore bien content de m'en tirer a si bon marche.

Et, effectivement, en un coin de la masure, se trouvait par hasard un
tonneau defonce ou, sans doute a la vendange, les maitres de la vigne
devaient faire cuver le mout.

On m'attrape par le derriere et, paf! dans le tonneau. Me voila donc
tout seul en pleine nuit, dans un tonneau, au fond d'une chaumiere en
ruine!

Je m'y blottis, pauvret! comme un Peloton de fil et, tout en
attendant l'aube, je priais a voix basse pour eloigner les mauvais
esprits.

Mais figurez-vous que soudain j'entends, dans l'obscurite, quelque
chose qui rodait, qui s'ebrouait, autour de ma tonne!

Je retiens mon haleine comme si j'etais mort, en me recommandant a
Dieu et a la grande Sainte Vierge... Et j'entendais tourner et
retourner autour de moi, flairer et sabouler, puis s'en aller, puis
revenir... Que diable est-ce la encore? Mon coeur battait et
bruissait comme une horloge.

Pour en finir, le jour commencait a blanchir et le pietinement qui
m'effrayait s'etant eloigne un peu, je veux, tout doucement, epier
par la bonde, et que vois-je? Un loup, mes bons amis, comme un petit
ane! Un loup enorme avec deux yeux qui brillaient comme deux
chandelles!

Il etait, parait-il, venu a l'odeur de l'agneau, et, n'ayant trouve
que les os, ma tendre chair d'enfant et de chretien lui faisait
envie.

Et, chose singuliere, une fois que je vis ce dont il s'agissait,
n'est-il pas vrai que mon sang se calma legerement! J'avais tellement
craint quelque apparition nocturne que la vue du loup lui-meme me
rendit du courage.

--Ah ca! dis-je, ce n'est pas tout : si cette bete vient a
s'apercevoir que la tonne est defoncee, elle va sauter dedans et,
d'un coup de dent, elle t'etrangle... Si tu pouvais trouver quelque
stratageme...

A un mouvement que je fis, le loup, qui l'entendit, revint d'un bond
vers le tonneau, et le voila qui tourne autour et qui fouette les
douves avec sa longue queue. Je passe ma menotte, doucement, par la
bonde, je saisis la queue, je la tire en dedans et je l'empoigne des
deux mains.

Le loup, comme s'il eut eu les cinq cents diables a ses trousses,
part, trainant le tonneau, a travers cultures, a travers cailloux, a
travers vignobles. Nous dumes rouler ensemble toutes les montees et
descentes d'Eyragues, de Lagoy et de Bourbourel.

-- Aie! mon Dieu! Jesus! Marie! Jesus, Marie, Joseph ! pleurais-je
ainsi, qui sait ou le loup t'emportera! Et, si le tonneau s'effondre,
il te saignera, il te mangera...

Mais, tout a coup, patatras! le tonneau se creve, la queue
m'echappe... Je vis au loin, bien loin, mon loup qui galopait, et,
regardez les choses, je me retrouvai au Pont-Neuf, sur la route qui
va de Maillane a Saint-Remy, a un quart d'heure de notre Mas. La
barrique, sans doute, avait frappe du ventre au parapet du pont et
s'y etait rompue.

Pas necessaire de vous dire qu'avec de telles emotions la verge
paternelle ne me faisait plus guere peur. En courant comme si j'avais
encore le loup a ma poursuite, je m'en revins a la maison.

Derriere le Mas, le long du chemin, mon pere emottait un labour. Il
se redressa en riant sur le manche de sa massue et me dit :

-- Ah! mon gaillard, cours vite aupres de ta mere qui pas dormi de la
nuit.

Aupres de ma mere, je courus...

Point par point, a mes parents, je racontai tout chaud mes belles
aventures. Mais, arrive a l'histoire des voleurs, du tonneau ainsi
que du gros loup :

-- Eh! badaud, me dirent-ils, ne vois-tu pas que c'est la peur qui
t'a fait rever tout cela!

Et j'eu beau dire et affirmer et soutenir obstinement que rien
n'etait plus vrain. Ce fut en vain Personne ne voulut y ajouter foi.

CHAPITRE V

A SAINT-MICHEL-DE-FRIGOLET

L'Abbaye en ruines. -- M. Donnat. -- La chapelle doree. -- La
Montagnette. -- Frere Philippe. -- La procession des bouteilles. --
Saint Antoine de Graveson. -- Le pensionnat en debandade. -- Le
couvent des Premontres.

Quand mes parents eurent vu que la passion du jeu me devoyait par
trop et que je manquais l'ecole sans discontinuite pour aller tout le
jour polissonner dans les champs, avec les petits paysans, ils dirent
:

-- Faut l'enfermer.

Et, un matin, sur la charrette du Mas, les serviteurs chargerent un
petit lit de sangles, une caisse de sapin pour serrer mes papiers,
et, enfin, pour enfermer mes habits et mes hardes, une malle
recouverte de peau de porc avec son poil. Et je partis, le coeur
gros, accompagne de ma mere qui me consolait en route et du gros
chien de garde qu'on appelait le "Juif" pour un endroit nomme
Saint-Michel-de-Frigolet.

C'etait un ancien monastere, situe dans la Montagnette, a. deux
heures de notre Mas, entre Graveson, Tarascon et Barbentane. Les
terres de Saint-Michel, a la Revolution, s'etaient vendues au detail
pour quelques assignats, et l'abbaye a l'abandon, depouillee de ses
biens, inhabitee et solitaire, restait veuve, la-haut, au milieu d'un
desert, ouverte aux quatre vents et aux betes sauvages. Certains
contrebandiers, parfois, y faisaient de la poudre. Les bergers,
lorsqu'il pleuvait, y logeaient leurs brebis dans l'eglise. Les
joueurs des pays voisins : le Pante de Graveson, le Cap de Maillane,
le Gele de Barbentane, le Dangereux de Chateau-Renard, pour se garer
des gendarmes, y venaient en cachette, l'hiver, a minuit, tailler le
_vendome_, et la, a la clarte de quelques chandelles pales, pendant
que l'or roulait au mouvement des cartes, les jurons, les blasphemes,
retentissaient sous les voutes, a la place des psaumes qu'on y
entendait jadis. Puis, la partie achevee, les bambocheurs buvaient,
mangeaient et ribotaient, faisant bombance jusqu'a l'aube.

Vers 1832, quelques freres queteurs etaient venus s'y etablir. Ils
avaient remis une cloche dans le vieux clocher roman, et, le
dimanche, ils la sonnaient. Mais ils sonnaient en vain, nul ne
montait a leurs offices, car on n'avait pas foi en eux. Et comme, a
cette epoque, la duchesse de Berry avait debarque en Provence, pour y
soulever les Carlistes contre le roi Louis-Philippe, il me souvient
qu'on murmurait que ces freres marrons, sous leurs souquenilles
noires n'etaient que des miquelets, qui devaient cabaler pour quelque
intrigue louche.

C'est a la suite de ces freres qu'un brave Cavaillonnais, appele M.
Donnat, etait venu fonder, au couvent de Saint-Michel, par lui achete
a credit, un pensionnat de garcons.

C'etait un vieux celibataire, au teint jaune et bistre, avec cheveux
plats, nez epate, bouche grande et grosses dents, longue levite noire
et les souliers bronzes. Tres devot, pauvre comme un rat d'eglise, il
avait trouve un biais pour monter son ecole et ramasser des
pensionnaires sans un sou en bourse.

Il allait, par exemple, a Graveson, a Tarascon, a Barbentane ou a
Saint-Pierre, trouver un fermier qui avait des fils.

-- Je vous apprends, lui disait-il, que j'ai ouvert un pensionnat a
Saint-Michel-de-Frigolet. Vous avez la, a votre portee, une
excellente institution pour enseigner vos enfants et leur faire
passer leurs classes.

-- Ho! monsieur, repondait le pere de famille, cela est bon pour les
gens riches; nous ne sommes pas faits, nous autres, pour donner tant
de lecture a nos gars... Ils en sauront toujours assez pour labourer
la terre.

-- Voyez, faisait M. Donnat, rien n'est plus beau que l'instruction.
N'ayez souci pour le paiement. Vous me donnerez, par an, tant de
_charges_ de ble, tant de _barraux_ de vin ou tant de _cannes_
d'huile... ; puis, apres, nous reglerons tout.

Et le bon menager envoyait ses petits a Saint-Michel-de-Frigolet.

Ensuite, M. Donnat allait trouver, je suppose, un boutiquier, et il
lui tenait ce propos:

-- Le joli gars que vous avez la! Et comme il a l'air eveille! Vous
ne voudriez pas, peut-etre, en faire un pileur de poivre?

-- Ah! monsieur, si nous pouvions, nous lui donnerions tout de meme
un peu d'education; mais les colleges sont couteux, et, quand on
n'est pas riche...

-- Est-ce besoin de colleges? faisait M. Donnat. Amenez-le a ma
pension, la-haut, a Saint-Michel : nous lui apprendrons le latin et
nous en ferons un homme... Puis, pour le paiement, nous prendrons
_taille_ a la boutique... Vous aurez en moi un chaland de plus, un
bon chaland, je vous assure.

Et, du coup, le boutiquier lui confiait son fils.

Un autre jour, il passait devant la maison d'un menuisier, et
admettons qu'il apercut un enfant tout palot, qui jouait pres de sa
mere, dans la rigole de l'evier.

-- Mais ce beau mignon, qu'a-t-il? demandait M. Donnat a la maman. Il
est bien bleme? A-t-il les fievres, ou mangerait-il de la cendres par
malice?

-- Eh non! repliquait la femme, c'est la passion du jeu qui le fait
se chemer. Le jeu, monsieur, lui ote le manger et le boire.

-- Eh bien! pourquoi ne pas le mettre, reprenait M. Donnat, dans mon
institution, a Saint-Michel-de-Frigolet? Rien que le bon air, dans
une quinzaine de jours, lui aura rendu ses couleurs... Et puis
l'enfant sera surveille et fera ses etudes; et, ses etudes faites il
aura une place et n'aura jamais tant de peine comme en poussant le
rabot.

-- Ah! monsieur, quand on est pauvre!

-- Ne vous inquietez pas de ca. Nous avons, par la-haut, je ne sais
combien de fenetres et de portes a reparer... A votre mari, qui est
menuisier, je promets, moi, plus d'ouvrage que ce qu'il en pourra
faire.., et, bonne femme, nous rognerons sur la pension.

Et voila! Le mignon allait aussi a Saint-Michel; et ainsi du
bouclier, et du tailleur, et d'autres. Par ce moyen, M. Donnat avait
recueilli, dans son pensionnat, pres de quarante enfants du
voisinage, et j'etais du nombre. Sur le tas, quelques-uns, tels que
moi, s'acquittaient en argent; mais les trois quarts payaient en
nature, en provisions, ou en denrees, ou en travail de leurs parents.
En un mot, M. Donnat, avant la Republique democratique et sociale,
avait tout bonnement, et sans tant de vacarme, resolu le probleme de
la Banque d'Echange, --- qu'apres lui, le fameux Proudhon, en 1848,
essaya vainement de faire prendre dans Paris.

Un de ces ecoliers me reste dans le souvenir. Je crois qu'il etait de
Nimes, et on l'appelait Agnel; doux, joli de visage, un air de jeune
fille et quelque chose de triste dans la physionomie. Nos gens, a
nous, venaient frequemment nous voir, et, pour nos gouters, nous
apportaient des friandises. Mais, Agnel, on eut dit qu'il n'avait pas
de parents, car il n'en parlait jamais, personne ne venait le voir,
et nul ne lui apportait rien. Une fois, cependant, mais une seule
fois arriva un gros monsieur qui lui parla en tete a tete,
mysterieux, hautain, pendant une demi-heure a peine. Puis, il s'en
alla et ne revint plus. Cela nous laissa croire qu'Agnel etait un
enfant d'une extraction superieure, mais ne du cote gauche et qu'on
faisait elever en cachette a Saint-Michel. Je ne l'ai jamais revu.

Notre personnel enseignant se composait, d'abord, du maitre, le bon
M. Donnat, lequel, lorsqu'il etait present, faisait les basses
classes (mais, la moitie du temps, il etait en voyage, pour
grappiller des eleves); puis, de deux ou trois pauvres heres, anciens
seminaristes, qui avaient jete le froc aux orties et qui etaient bien
contents d'etre nourris, blanchis, et de tirer quelques ecus;
ensuite, d'un prestolet, qu'on appelait M. Talon, pour nous dire la
messe; enfin, d'un petit bossu, nomme M. Lavagne, pour professeur de
musique. De plus, nous avions un negre qui nous faisait la cuisine et
une Tarasconaise, d'une trentaine d'annees, pour nous servir a table
et faire la lessive. Enfin, les parents de M. Donnat : le pere, un
pauvre vieux coiffe d'un bonnet roux, qui allait avec son ane,
chercher les provisions, et la mere, une pauvre vieille, en coiffe
blanche de pique, qui nous peignait quelquefois, lorsque c'etait
necessaire.

Saint-Michel, en ce temps-la, etait beaucoup moins important que ce
que, de nos jours, on l'a vu devenir. Il y avait simplement le
cloitre des anciens moines Augustins, avec son petit preau, au milieu
du carre; au midi, le refectoire, avec la salle du chapitre; puis,
l'eglise de Saint-Michel,
toute delabree, avec des fresques sur les murs, representant l'enfer,
ses flammes rouges, ses damnes et ses demons, armes de fourches, et
le combat du diable contre le grand archange, puis, la cuisine et les
etables.

Mais en dehors, a part ce corps de batisse, il y avait, au midi, une
chapelle a contreforts, dediee a Notre-Dame-du-Remede, avec un porche
a la facade. De grosses touffes de lierre en recouvraient les murs
et, a l'interieur, elle etait toute revetue de boiseries dorees qui
encadraient des tableaux, de Mignard, disait-on, ou etait representee
la vie de la Vierge Marie. La reine Anne d'Autriche, mere de Louis
XIV, l'avait fait decorer ainsi, en reconnaissance d'un voeu qu'elle
avait, dans le temps, fait a la Sainte Vierge, pour devenir mere d'un
fils.

Cette chapelle, vrai bijou perdu dans la montagne, a la Revolution,
de braves gens l'avaient sauvee en empilant sous le porche un grand
tas de fagots qui en cachaient la porte. C'est la que, le matin, ---
et tous les matins de l'an, -- a cinq heures l'ete, a six heures
l'hiver, on nous menait a la messe; c'est la qu'avec une foi, une foi
vraiment angelique, il me souvient que je priais et que nous priions
tous. C'est la que, le dimanche, nous chantions messe et vepres, en
tenant a la main nos livres d'Heures et nos Vesperaux, et c'est la
que les campagnards, aux jours de grandes fetes,  admiraient la voix
du petit Frederic : car j'avais, a cet age, une jolie voix claire
comme une voix de jeune fille, et, a l'Elevation, lorsqu'on chantait
des motets, c'est moi qui faisais le solo; et je me souviens d'un ou
je me distinguais, parait-il, specialement, et ou se trouvaient ces
mots :

	_O mystere incomprehensible!
	Grand Dieu, vous n'etes pas aime_.

Devant la petite chapelle, et autour du couvent, etaient quelques
micocouliers, auxquels, pour y grimper, nous dechirions nos culottes
en allant, quand venait l'automne, cueillir les micocoules,
douceatres et menues, qui pendaient en bouquets. Il y avait aussi un
puits, creuse et taille dans le roc, qui, par un egout souterrain,
laissait ecouler son eau dans un bassin en contrebas et, de la,
arrosait un jardin potager. Sous le jardin, a l'entree du vallon, un
bouquet de peupliers blancs egayait un peu le desert.

Car c'etait un vrai desert que ce plateau de Saint-Michel ou l'on
nous avait mis en cage; et elle le disait bien; l'inscription qui
etait sur la porte du couvent :

"Voila qu'en fuyant, je me suis eloigne et arrete dans la solitude,
parce que, dans la cite, j'ai vu l'injustice et la contradiction.
J'aurai ici mon repos pour toujours, car c'est le lieu que j 'ai
choisi pour habiter. "

Le vieux couvent etait bati sur le plateau etroit d'un passage de
montagne qui devait, autrefois, avoir un mauvais renom, parce qu'il
est remarquable que, partout ou se trouvent des chapelles consacrees
a l'archange Michel, ce sont des endroits solitaires qui avaient du
impressionner.

Les mamelons d'alentour etaient couverts de thym, de romarin,
d'asphodele, de buis, et de lavande. Quelques coins de vigne, qui
produisaient, du reste, un cru en renom : le vin de Frigolet;
quelques lopins d'oliviers plantes dans les bas-fonds; quelques
allees d'amandiers, tortus, noirauds et rabougris, dans la
pierraille; puis, aux fentes des rochers, quelques figuiers sauvages.
C'etait la, clairsemee, toute la vegetation de ce massif de collines.
Le reste n'etait que friche et roche concassee, mais qui sentait si
bon ! L'odeur de la montagne, des qu'il faisait du soleil, nous
rendait ivres.

Dans les colleges, d'ordinaire, les ecoliers sont parques dans de
grandes cours froides, entre quatre murs. Mais nous autres, pour
courir nous avions toute la Montagnette. Quand venait le jeudi, ou
meme aux heures de la recreation, on nous lachait tel qu'un troupeau
et en avant dans la montagne, jusqu'a ce que la cloche nous sonnat le
rappel.

Aussi, au bout de quelque temps, nous etions devenus sauvages, ma
foi, autant qu'une nichee de lapins de garrigue. Et il n'y avait pas
danger que l'ennui nous gagnat.

Une fois hors de l'etude, nous partions comme des perdreaux, a
travers les vallons et sur les mamelons.

Dans la chaleur luisante et limpide et splendide, au lointain, les
ortolans chantaient : _tsi, tsi, begu_!

Et nous nous roulions dans les plantes de thym; nous allions
grappiller, soit les amandes oubliees, soit les raisins verts laisses
dans les vignes; sous les chardons-rolands, nous ramassions des
champignons; nous tendions des pieges aux petits oiseaux; nous
cherchions dans les ravins les petrifications qu'on nomme, dans le
pays, _pierres de saint Etienne_; nous furetions aux grottes pour
denicher la Chevre
d'Or; nous faisions la glissade, nous escaladions, nous
degringolions, si bien que nos parents ne pouvaient nous tenir de
vetements ni de chaussures.

Nous etions deguenilles comme une troupe de bohemiens.

Et tous ces mamelons, ces gorges, ces ravins, avec leurs noms
superbes en langue provencale, -- noms sonores et parlants ou le
peuple de Provence, en grand style lapidaire, a imprime son genie, --
comme ils nous emerveillaient! Le Mourre-de-la-Mer, d'ou l'on voyait
a l'horizon blanchir le littoral de la Mediterranee, au coucher du
soleil, nous allions, a la Saint-Jean, y allumer le feu de joie; la
Baume-de-l'Argent, ou les faux monnayeurs avaient, jadis, battu
monnaie; la Roque-Pied-de-Boeuf, ou nous voyions gravee une sole
bovine, comme si un taureau y eut empreint sa ruade; et la
Roque-d'Acier, qui domine le Rhone, avec les barques et radeaux qui
passaient a cote : monuments eternels du pays et de sa langue, tout
embaumes de thym, de romarin et de lavande, tout illumines d'or et
d'azur. O aromes! o clartes! o delices! o mirage! o paix de la nature
douce! Quels espaces de bonheur, de reve paradisiaque, vous avez
ouverts sur ma vie d'enfant!

L'hiver, ou lorsqu'il pleuvait, nous demeurions sous le cloitre, nous
amusant a la marelle, a coupe-tete, au cheval fondu. Et dans l'eglise
du couvent, qui etait, nous l'avons dit, completement abandonnee,
nous jouions aux cachettes et nous nous clapissions dans des caveaux
beants, pleins de tetes de morts et d'ossements des anciens moines.

Un jour d'hiver, la brise bramait dans les longs couloirs; c'etait le
soir, avant souper : tous blottis devant nos pupitres, M. Donnat, le
maitre, nous gardait a l'etude, et l'on n'entendait que nos plumes
qui egratignaient le papier et, a travers les portes, le sifflement
du vent.

Tout a coup, a l'exterieur, nous entendons une voix sourde,
sepulcrale, qui criait : --

-- Donnat! Donnat! Donnat! rends-moi ma cloche!

Tous, epouvantes, nous regardames le maitre, et, pale comme un mort,
M. Donnat descendit lentement de sa chaire, fit signe aux plus grands
de l'accompagner dehors, et nous autres, les petits, nous sortimes
tous apres, en nous blottissant derriere.

Avec la lune qui donnait, la-haut sur un rocher, en face du couvent,
nous vimes alors une ombre, ou, plutot, un geant en longue robe noire
et qui dans le vent disait :
-- Donnat, Donnat, Donnat! rends-moi ma cloche.

D'entendre et de voir cette apparition, nous etions tous la
tremblants. M. Donnat ne fit que dire a demi-voix :

-- C'est frere Philippe.

Et, sans lui repondre, il rentra au couvent, avec nous tous apres,
qui le suivions en tournant la tete. Nous nous remimes, fort
troubles, a notre etude. Mais, cette soiree-la, nous n'en sumes pas
plus.

Ce frere Philippe, nous l'apprimes plus tard, faisait partie
parait-il, de ces sortes d'ermites qui avaient occupe Saint-Michel
quelques annees avant nous et qui, au clocher vide, avaient mis une
cloche. Puis, quand ils etaient partis, comme, on n'emporte pas cela
comme un grelot, la cloche etait restee sur l'eglise, la-haut, et,
naturellement, M. Donnat l'avait gardee.

Frere Philippe etait un bonhomme qui s'etait donne pour tache de
remettre en etat les ermitages en ruines qu'il y a, de-ci de-la, dans
les montagnes de Provence. Je l'ai rencontre quelquefois, longtemps
apres, grand, maigre, un peu voute et taciturne, avec sa soutane
rapiecee, son chapeau noir a larges bords, et portant sur l'epaule,
moitie devant, moitie derriere, un long bissac de toile bleue.

Lorsqu'il avait dessein de restaurer ainsi quelque ermitage a
l'abandon, avec le produit de ses quetes il le rachetait au
proprietaire, il en reparait les parois, il y suspendait une cloche.
Ensuite, ayant cherche et deniche quelque bon diable qui voulut se
faire ermite, il lui octroyait la cellule avec son jardinet, et lui
se remettait, en faisant maigre chere, a queter avec patience, pour
relever un autre ermitage.

La derniere fois que je le vis, il en avait retabli, me dit-il pres
d'une trentaine. C'etait a la gare d'Avignon ou j'allais, comme lui,
prendre le train d'une heure et demie. Il faisait rudement chaud, et
le pauvre frere Philippe, qui avait, vers ce temps-la, pres de
quatre-vingts ans, cheminait au soleil, avec sa robe noire, incline
sous son sac, qui etait presque plein de ble.

-- Frere Philippe, frere Philippe, lui cria un grand gars cravate et
ceinture de rouge, vous pese-t-il pas, le sac? Laissez que je le
porte un peu.

Et le brave garcon chargea le sac du frere et le porta jusqu'a la
salle ou l'on donne les billets. Or, ce jeune homme, que je
connaissais un peu, etait un rouge de Barbentane, et, comme nos
democrates ne frayent pas beaucoup avec les robes noires, cela me
rappela le bon Samaritain, tout en me faisant voir la popularite de
cet homme du bon Dieu.

Frere Philippe, en dernier lieu, s'etait retire chez des moines qui
l'avaient hospitalise. Mais comme le gouvernement, vers cette
epoque-la, fit fermer les couvents, le pauvre vieux saint homme alla,
je crois, mourir a l'hopital d'Avignon.

Pour revenir a Saint-Michel, nous avions, ai-je dit, un certain
aumonier qu'on appelait M. Talon : petit abbe avignonnais, ragot,
ventru, avec un visage rubicond comme la gourde d'un mendiant.
L'archeveque d'Avignon lui avait ote la confession parce qu'il
haussait trop le coude et nous l'avait envoye pour s'en debarrasser.

Or, a la Fete-Dieu, il se trouve qu'un jeudi, on nous avait conduits
a Boulbon, village voisin, pour aller a la procession, les grands
comme thuriferaires, les petits pour jeter des fleurs, et a M. Talon,
bien imprudemment, helas! on fit les honneurs du dais.

Au moment ou les hommes, les femmes, les jeunes filles, deployaient
leurs theories dans les rues tapissees avec des draps de lit, au
moment ou les confreries faisaient au soleil flotter leurs bannieres,
que les choristes, vetues de blanc, de leurs voix virginales
entonnaient leurs cantiques, et que, pieux et recueillis, devant le
Saint-Sacrement, nous autres, nous encensions et repandions nos
fleurs, voici que, tout a coup, une rumeur s'eleve et que
voyons-nous, bon Dieu! le pauvre M. Talon, qui, titubant comme une
clochette, avec l'ostensoir aux mains, la cape d'or sur le dos, aie!
tenait toute la rue.

En dinant au presbytere, il avait bu, parait-il, ou, peut-etre, on
l'avait fait boire un peu plus qu'il ne faut de ce bon piot de
Frigolet qui tape si vite a la tete; et le malheureux, rouge de sa
honte autant que de son vin, ne pouvait plus tenir debout... Deux
clercs en dalmatique, qui lui faisaient diacre et sous-diacre, le
prirent chacun sous un bras; la procession rentra; et pour lors, M.
Talon, une fois devant l'autel, se mit a repeter : _Oremus, oremus,
oremus, et n'en put dire davantage. On l'emmena a deux dans la
sacristie.

Mais vous pouvez penser le scandale! Heureusement, encore, que cela
se passa dans une paroisse ou la _dive bouteille_, comme au temps de
Bacchus, a conserve son rite. Pres de Bouibon, vers la montagne, se
trouve une vieille chapelle denommee Saint-Marcellin, et le premier
du mois de juin, les hommes y vont processionnellement, en portant
tous a la main une bouteille de vin. Le sexe n'y est pas admis,
attendu que nos femmes, selon la tradition romaine, jadis ne buvaient
que de l'eau; et, pour habituer les jeunes filles a ce regime, on
leur disait toujours -- et meme on leur dit encore -- que "l'eau fait
devenir jolie"

L'abbe Talon ne manquait pas de nous mener, tous les ans, a la
Procession des Bouteilles. Une fois dans la chapelle, le cure de
Bouibon se tournait vers le peuple et lui disait :

-- Mes freres, debouchez vos bouteilles, et qu'on fasse silence pour
la benediction!

Et alors, en cape rouge, il chantait solennellement la formule voulue
pour la benediction du vin. Puis, ayant dit _amen_, nous faisions un
signe de croix et nous tirions une gorgee. Le cure et le maire
choquant le verre ensemble sur l'escalier de l'autel, religieusement,
buvaient. Et, le lendemain, fete chomee, lorsqu'il y avait
secheresse, on portait en procession le buste de saint Marcellin a
travers le terroir, car les Boulbonnais disent :

	_Saint Marcellin,
	Bon pour l'eau, bon pour le vin_

Un autre pelerinage assez joyeux aussi, que nous voyions a la
Montagnette et qui est passe de mode, etait celui de saint Anthime.
Les Gravesonais le faisaient.

Quand la pluie etait en retard, les penitents de Graveson, en
anonnant leur litanies et suivis d'un flot de gens qui avaient des
sacs sur la tete, apportaient saint Anthime -- un buste aux yeux
proeminents, mitre, barbu, haut en couleurs -- a l'eglise de
Saint-Michel, et la, dans le bosquet, la provende epandue sur l'herbe
odoriferante, toute la sainte journee, pour attendre la pluie, on
chopinait devotement avec le vin de Frigolet; et, le croiriez-vous
bien? plus d'une fois l'averse inondait le retour... Que voulez-vous!
chanter fait pleuvoir, disaient nos peres.

Mais gare! Si saint Anthime, malgre les litanies et les libations
pieuses, n'avait pu faire naitre de nuages, les joviaux penitents, en
revenant a Graveson, patatras! pour le punir de ne les avoir pas
exauces, le plongeaient, par trois fois, dans le Fosse des Lones. Ce
curieux usage de tremper les corps saints dans l'eau, pour les forcer
de faire pleuvoir, se retrouvait en divers lieux, a Toulouse par
exemple, et jusqu'en Portugal.

Quand, etant tout petits, nous allions a Graveson avec nos meres,
elles ne manquaient pas de nous mener a l'eglise pour nous montrer
saint Anthime, et ensuite Beluguet, -- un jacquemart qui frappait les
heures a l'horloge du clocher.

Maintenant, pour achever ce qu'il me reste a dire sur mon sejour a
Saint-Michel, il me revient comme un songe qu'a la premier an, avant
de nous donner vacances, on nous fit jouer _les Enfants d'Edouard_,
de Casimir Delavigne. On m'y avait donne le role d'une jeune
princesse; et, pour me costumer, ma mere m'apporta une robe de
mousseline qu'elle etait allee emprunter chez de jeunes demoiselles
de notre voisinage, et cette robe blanche fut la cause, plus tard
d'un petit roman d'amour dont nous parlerons en son lieu.

La seconde annee de mon internat, comme on m'avait mis au latin,
j'ecrivis a mes parents d'aller m'acheter des livres, et quelques
jours apres, nous vimes, du vallon de Roque- Pied-de-Boeuf, monter,
vers le couvent, mon seigneur pere enfourche sur Babache, vieux mulet
familier qui avait bien trente ans et qui etait connu sur tous les
marches voisins, -- ou mon pere le conduisait lorsqu'il allait en
voyage. Car il aimait tant cette brave bete, que, lorsqu'il se
promenait, au printemps, dans ses bles, toujours avec lui il menait
Babache ; et a califourchon, arme d'un sarcloir a long manche, du
haut de sa monture, il coupait chardons et roquettes.

Arrive au couvent, mon pere dechargea un sac enorme qui etait attache
sur le bat avec une corde, -- et, tout en deliant le lien :

-- Frederic, me cria-t-il, je t'ai apporte quelques livres et du
papier.

Et, la-dessus, du sac, il tira, un a un, quatre ou cinq dictionnaires
relies en parchemin, une trimbalee de livres cartonnes (_Epitome, De
Viris Illustribus, Selectoe Historice, Conciones_, etc.), un gros
cruchon d'encre, un fagot de plumes d'oie, et puis un tel ballot de
rames de papier que j'en eus pour sept ans, jusqu'a la fin de mes
etudes. Ce fut chez M. Aubanel, imprimeur en Avignon, pere du cher
felibre de la _Grenade entr'ouverte_ (a cette epoque, nous etions
encore bien loin de nous connaitre), que le bon patriarche, avec
grand empressement, etait alle faire pour son fils cette provision de
science.

Mais, au gentil monastere de Saint-Michel-de-Frigolet, je n'eus pas
le loisir d'user force papier. M. Donnat, notre maitre, pour un motif
ou pour l'autre, ne residait pas dans son etablissement, et, quand le
chat n'y est pas, comme il disait, les rats dansent. Pour queter des
eleves ou se procurer de l'argent, il etait toujours en course. Mal
payes, les professeurs avaient toujours quelque pretexte pour abreger
la classe, et quand les parents venaient, souvent ils ne trouvaient
personne.

-- Ou sont donc les enfants?

Tantot le long d'un gradin soutenant un terrain en pente, nous etions
a reparer quelque mur en pierres seches. Tantot nous etions par les
vignes ou a notre grande joie, nous glanions des grappillons ou
cherchions des morilles. Tout cela n'amenait pas la confiance a notre
maitre. De plus, le malheur etait que, pour grossir le pensionnat, M.
Donnat prenait des enfants qui ne payaient rien ou pas grand'chose,
et ce n'etaient pas ceux qui mangeaient le moins aux repas. Mais un
drole d'incident precipita la deconfiture.

Nous avions pour cuisinier, je l'ai deja dit, un negre et pour
domestique femme, une Tarasconaise, qui etait, dans la maison, la
seule de son sexe. (Je ne compte pas la mere de notre principal, qui
avait au moins soixante-dix ans.) Or, on sait que le diable ne perd
jamais son temps, -- notre fille de service, un jour, comme on dit
ici, se trouva "embarrassee", et ce fut, dans le pensionnat, un
esclandre epouvantable.

Qui disait que la maritorne etait grosse du fait de M. Donnat
lui-meme, qui affirmait qu'elle l'etait du professeur d'humanites,
qui de l'abbe Talon, qui du maitre d'etudes.
Bref, en fin de compte, la charge fut mise sur le dos du negre.
Celui-ci, qui se sentait peut-etre suspect a bon droit, soit par
colere, soit par peur, fit son sac, et parfit; et la Tarasconaise,
qui avait garde son secret, deguerpit, a son tour, pour aller deposer
son faix.

Ce fut le signal de la debandade; plus de cuisinier, plus de brouet
pour nous; les professeurs, l'un apres l'autre, nous laisserent sur
nos dents. M. Donnat avait disparu. Sa mere, la pauvre vieille, nous
fit, quelques jours encore, bouillir des pommes de terre. Puis, son
pere, un matin, nous dit :

-- Mes enfants, il n'y a plus rien pour vous faire manger : il faut
retourner chez vous.

Et soudain, comme un troupeau de cabris en sevrage qu'on elargit du
bercail, nous allames, en courant, avant de nous separer, arracher
des touffes de thym sur la colline, pour emporter un souvenir de
notre beau quartier du 'Thym (1). Puis, avec nos petits paquets,
quatre a quatre, six a six, qui en amont, qui en aval, nous nous
eparpillames dans les vallons et les sentiers, mais non sans
retourner la tete, ni sans regret a la descente.

Pauvre M. Donnat! Apres avoir essaye, de toutes les manieres et d'un
pays a l'autre, de remonter son institution (car nous avons tous
notre grain de folie), il alla, comme frere Philippe, finir, helas! a
l'hopital.

Mais, avant de quitter Saint-Michel-de-Frigolet, il faut dire un mot,
pourtant, de ce que l'antique abbaye devint apres nous autres.
Retombee de nouveau a l'abandon pendant douze ans, un moine blanc, le
Pere Edmond, a son tour, l'acheta (1854) et y restaura, sous la loi
de saint Norbert, l'ordre de Premontre, -- qui n'existait plus en
France. Grace a l'activite, aux predications, aux quetes de ce
zelateur ardent, le petit monastere prit des proportions grandioses.
De nombreuses constructions, avec un couronnement, de murailles
crenelees, s'y ajouterent a l'entour; une eglise nouvelle,
magnifiquement ornee, y eleva ses trois nefs surmontees de deux
clochers. Une centaine de moines ou de freres convers peuplerent les
cellules, et, tous les dimanches, les populations voisines y
montaient a charretees pour contempler la pompe de leurs majestueux
offices; et l'abbaye des Peres Blancs etait devenue si populaire que,
quand la Republique fit fermer les couvents (1880), un millier de
paysans ou d'habitants de la plaine vinrent s'y enfermer pour
protester en personne contre l'execution des decrets radicaux. Et
c'est alors que nous vimes toute une armee en marche, cavalerie,
infanterie, generaux et capitaines, venir,

(1) Frigo1et, en provencal _Ferigoulet_, signifie "lieu ou le thym
abonde" avec ses fourgons de son attirail de guerre, camper autour du
couvent de Saint-Michel-de-Frigolet et, serieusement, entreprendre le
siege d'une citadelle d'opera-comique, que quatre ou cinq gendarmes
auraient, s'ils avaient voulu, fait venir a jube.

Il me souvient que le matin, tant que dura l'investissement, -- et il
dura toute une semaine, -- les gens partaient avec leurs vivres et
allaient se poster sur les coteaux et les mamelons qui dominent
l'abbaye pour epier, de loin, le mouvement de la journee. Le plus
joli, c'etaient les filles de Barbentane, de Boulbon, de Saint-Remy
ou de Maillane, qui, pour encourager les assieges de Saint-Michel,
chantaient avec passion, et en agitant leurs mouchoirs :

	_Provencaux et catholiques,
	Notre foi, notre foi, n'a pas failli :
	Chantons, tous tressaillants,
	Provencaux et catholiques.

Tout cela, mele d'invectives, de railleries et de huees a l'adresse
des fonctionnaires, qui defilaient farouches, la-bas, dans leurs
voitures.

A part l'indignation qui soulevait dans les coeurs l'iniquite de ces
choses, le _Siege de Caderousse_, par le vice-legat Sinibaldi Doria,
-- qui a fourni a l'abbe Favre le sujet d'une heroide extremement
comique, etait, certes, moins burlesque que celui de Frigolet; et
aussi un autre abbe en tira-t-il un poeme qui se vendit en France a
des milliers d'exemplaires. Enfin, a son tour, Daudet, qui avait deja
place dans le couvent des Peres Blancs son conte intitule l'_Elixir
du Frere Gaucher_, Daudet, dans son dernier roman sur Tarascon, nous
montre Tartarin s'enfermant bravement dans l'abbaye de Saint-Michel.

CHAPITRE VI

CHEZ MONSIEUR MILLET

L'oncle Benoni -- La farandole au cimetiere. -- Le voyage en Avignon.
-- Avignon il y a cinquante ans. -- Le maitre de pension. -- Le siege
de Caderousse. -- La premiere communion. -- Mlle Praxede. --
Pelerinage de Saint-Gent. -- Au college Royal. -- Le poete Jasmin. --
La nostalgie de mes quatorze ans.

Et, alors, il fallut me chercher une autre ecole pas trop eloignee de
Maillane, ni de trop haute condition, car nous autres campagnards,
nous n'etions pas orgueilleux et l'on me mit en Avignon chez un M.
Millet, qui tenait pensionnat dans la rue Petramale.

Cette fois, c'est l'oncle Benoni qui conduisit la voiture. Bien que
Maillane ne soit qu'a trois lieues d'Avignon, a cette epoque ou le
chemin de fer n'existait pas, ou les routes etaient abimees par le
roulage et ou il fallait passer avec un bac le large lit de la
Durance, le voyage d'Avignon etait encore une affaire.

Trois de mes tantes, avec ma mere, l'oncle Benoni et moi, tous gites
sur un long drap plein de paille d'avoine qui rembourrait la
charrette, nous partimes en caravane apres le lever du soleil.

J'ai dit "trois de mes tantes". Il en est peu, en effet, qui se
soient vu, a la fois, autant de tantes que moi; j'en avais bien une
douzaine; d'abord, la grand'Mistrale, puis la tante Jeanneton, la
tante Madelon, la tante Veronique, la tante Poulinette et la tante
Bourdette, la tante Francoise, la tante Marie, la tante Rion, la
tante Therese, la tante Melanie et la tante Lisa. Tout ce monde,
aujourd'hui, est mort et enterre; mais j'aime a redire ici les noms
de ces bonnes femmes que j'ai vues circuler, comme autant de bonnes
fees, chacune avec son allure, autour de mon berceau. Ajoutez a mes
tantes le meme nombre d'oncles et les cousins et cousines qui en
avaient essaime, et vous aurez une idee de notre parentage.

L'oncle Benoni etait un frere de ma mere et le plus jeune de la
lignee. Brun, maigre, delie, il avait le nez retrousse et deux yeux
noirs comme du jais. Arpenteur de son etat, il passait pour
paresseux, et meme il s'en vantait. Mais il avait trois passions : la
danse, la musique et la plaisanterie.

Il n'y avait pas, dans Maillane, de plus charmant danseur, ni de plus
jovial. Quand, dans "la salle verte", a la Saint-Eloi ou a la
Sainte-Agathe, il faisait la contredanse avec Jesette le lutteur, les
gens, pour lui voir battre les ailes de pigeon, se pressaient a
l'entour. Il jouait, plus ou moins bien, de toutes sortes
d'instruments : violon, basson, cor, clarinette; mais c'est au
galoubet qu'il s'etait adonne le plus. Il n'avait pas son pareil, au
temps de sa jeunesse, pour donner des aubades aux belles ou pour
chanter des reveillons dans les nuits du mois de mai. Et, chaque fois
qu'il y avait un pelerinage a faire, a Notre-Dame-de-Lumiere, a
Saint-Gent, a Vaucluse ou aux Saintes-Maries, qui en etait le
boute-en-train et qui conduisait la charrette? Benoni, toujours
dispos et toujours enchante de laisser son labeur, son equerre et sa
maison pour aller courir le pays.

Et l'on voyait des charretees de quinze ou vingt fillettes qui
partaient en chantant :

	_A l'honneur de saint Gent_.

Ou

		_Alix, ma bonne amie,
	Il est temps de quitter
	Le monde et ses intrigues,
	Avec ses vanites_.

Ou bien :

	_Les trois Maries,
	Parties avant le jour,
	S'en vont adorer le Seigneur_.

Avec mon oncle, assis sur le brancard de la charrette, qui les
accompagnait avec son galoubet, et chatouille-toi et chatouille-moi,
en avant les caresses, les rires et les cris tout le long du chemin!

Seulement, dans la tete, il s'etait mis une idee assez extraordinaire
: c'etait, en se mariant, de prendre une fille noble.

-- Mais les filles nobles, lui objectait-on, veulent epouser des
nobles, et jamais tu n'en trouveras.

-- He ! ripostait Benoni, ne sommes-nous pas nobles, tous, dans la
famille? Croyez-vous que nous sommes des manants comme vous autres?
Notre aieul etait emigre; il portait le manteau double de velours
rouge, les boudes a ses souliers, les bas de soie.

Il fit tant, tourna tant, que, du cote de Carpentras, il entendit
dire, un jour, qu'il y avait une famille de noblesse authentique,
mais a peu pres ruinee, ou se trouvaient sept filles, toutes a
marier. Le pere, un dissipateur, vendait un morceau de terre tous les
ans a son fermier, qui finit meme par attraper le chateau. Mon brave
oncle Benoni s'attifa, se presenta, et l'ainee des demoiselles, une
fille de marquis et de commandeur de Malte, qui se voyait en passe de
coiffer sainte Catherine, se decida a l'epouser. C'est sur la donnee
de ces nobles comtadins, tombes dans la roture, qu'un romancier
Carpentrassien, Henri de la Madeleine, a fait son joli roman : la
_Fin du Marquisat d'Aurel_. (Paris, Charpentier, 1878.)

J'ai dit que mon oncle etait paresseux. Quand, vers milieu du jour,
il allait a son jardin, pour becher ou reterser, il portait toujours
son fluteau. Bientot, il jetait son outil, allait s'asseoir a l'ombre
et essayait un rigaudon. Les filles qui travaillaient dans les champs
d'alentour accouraient vite a la musique et, aussitot, il leur
faisait danser la saltarelle.

En hiver, rarement il se levait avant midi.

-- Eh! disait-il, bien blotti, bien chaud dans votre lit, ou
pouvez-vous etre mieux?

-- Mais, lui disions-nous, mon oncle, ne vous y ennuyez-vous pas?

-- Oh! jamais. Quand j'ai sommeil, je dors; quand je n'ai plus
sommeil, je dis des psaumes pour les morts.

Et, chose singuliere, cet homme guilleret ne manquait pas un
enterrement. Apres la ceremonie, il demeurait toujours le dernier au
cimetiere, d'ou il s'en revenait seul, en priant pour les siens et
pour les autres, ce qui ne l'empechait pas de repeter, chaque fois,
cette bouffonnerie :

-- Un de plus, charrie a la Cite du Saint-Repos!

Il dut bien, a son tour, y aller aussi. Il avait quatre-vingt-trois
ans, et le docteur, ayant laisse entendre a la famille qu'il n'y
avait plus rien a faire :

-- Bah! repondit Benoni, a quoi bon s'effrayer! il n'en mourra que
plus malade.

Et, comme il avait son fluteau sur sa table de nuit :

-- Que faites-vous de ce fifre-la, mon oncle? lui demandai-je, un
jour que je venais le voir.

-- Ces nigauds, me dit-il, m'avaient donne une sonnette pour que je
la remue quand j'aurais besoin de tisane. Ne vaut-il pas mieux mon
fifre? Sitot que je veux boire, au lieu d'appeler ou de sonner, je
prends mon fifre et je joue un air.

Si bien qu'il mourut son fluteau en main, et qu'on le lui mit dans
son cercueil, chose qui donna lieu, le lendemain de sa mort, a
l'histoire que voici :

A la filature de soie, -- ou allaient travailler les filles de
Maillane, le lendemain du jour ou l'oncle fut mis en terre, -- une
jeune luronne, le matin, en entrant, fit d'un air effare, aux autres
jeunes filles :

-- Vous n'avez rien entendu, fillettes, cette nuit?

-- Non, le mistral seulement... et le chant de la chouette...

-- Oh! ecoutez : nous autres, mes belles, qui habitons du cote du
cimetiere, nous n'avons pas ferme l'oeil. Figurez- vous qu'a minuit
sonnant, le vieux Benoni a pris son fluteau (qu'on avait mis dans son
cercueil) ; il est sorti de sa fosse et s'est mis a jouer une
farandole endiablee. Tous les morts se sont leves, ont porte leurs
cercueils au milieu du Grand Clos, les ont, pour se chauffer, allumes
au feu Saint-Elme, et ensuite, au rigaudon que jouait Benoni, ils ont
danse un branle fou, autour du feu, jusqu'a l'aurore.

Donc, avec l'oncle Benoni, que vous connaissez maintenant, avec ma
mere et mes trois tantes, nous nous etions mis en route pour la ville
d'Avignon. Vous connaissez peut-etre la facon des villageois,
lorsqu'ils vont quelque part en troupe : tout le long, au trantran de
notre vehicule, ce furent qu'exclamations et observations diverses au
sujet des plantations, des luzernes, des bles, des fenouils, des
semis, que la charrette cotoyait.

Quand nous passames dans Graveson, -- ou l'on voit
un beau clocher, tout fleuronne d'artichauts de pierre :

-- Vois, petit, cria mon oncle, les nombrils des Gravesonais, les
vois-tu cloues au clocher?

Et de rire et de rire, de cette facetie qui egaie les Maillanais
depuis sept ou huit cents ans, facetie a laquelle les Gravesonais
repliquent par une chanson qui dit :

	_A Graveson, avons un clocher...
	Ceux qui le voient disent qu'il est bien droit!
	Mais, a Maillane, leur clocher est rond;
	C'est une cage pour moineaux; dit-on_.

Et l'on m'egrenait ainsi, les uns apres les autres, les racontages
coutumiers de la route d'Avignon : le pont de la Folie ou les
sorciers faisaient le branle, la Croisiere ou l'on arretait parfois a
main armee, et la Croix de la Lieue et le Rocher d'Aiguille.

Enfin, nous arrivames aux sablieres de la Durance; les grandes eaux,
un an avant, avaient emporte le pont, et il fallait passer la riviere
avec un bac. Nous trouvames la, qui attendaient leur tour, une
centaine de charrettes. Nous attendimes comme les autres, une couple
d'heures, au marchepied; puis, nous nous embarquames, apres avoir
chasse, en lui criant : "Au Mas" le Juif, notre gros chien, qui nous
avait suivis.

Il etait plus de midi quand nous fumes en Avignon. Nous allames
etabler, comme les gens de notre village, a l'_Hotel de Provence_,
une petite auberge de la place du Corps-Saint; et, le reste du jour,
on alla bayer par la ville.

-- Voulez-vous, dit mon oncle, que je vous paie la comedie? Ce soir,
on joue _Maniclo ou Lou Groulie bel esprit_ avec l'_Abbaye de Castro.
-- Ho! reprimes-nous tous, il faut aller voir Maniclo_.

C'etait la premiere fois que j'allais au theatre, et l'etoile voulut
qu'on donnat, ce jour-la, une comedie provencale. A l'_Abbaye de
Castro_, qui etait un drame sombre, on ne comprit pas grand'chose.
Mais mes tantes trouverent que _Maniclo_, a Maillane, etait beaucoup
mieux joue. Car, en ce temps, dans nos villages, il s'organisait,
l'hiver, des representations comiques et tragiques. J'y ai vu jouer,
par nos paysans, la _Mort de Cesar, Zaire_ et _Joseph vendu par ses
freres_. Ils se faisaient des costumes avec les jupes de leurs femmes
et les couvertures de leur lit. Le peuple, qui aime la tragedie,
suivait, avec grand plaisir, la declamation morne de ces pieces en
cinq actes. Mais on jouait aussi l'_Avocat Pathelin_, traduit en
provencal, et diverses comedies du repertoire marseillais, telles que
_Moussu Just, Fresquerio_ ou la _Co de l'Ai, Lou Groulie bel esprit_
et _Mise Galineto_. C'etait toujours Benoni le directeur de ces
soirees, ou, avec son violon, en dodelinant de la tete, il
accompagnait les chants. Vers l'age de dix-sept ans, il me souvient
d'avoir rempli un role dans _Galineto_ et dans la _Co de l'Ai_, et
meme d'y avoir eu, devant mes compatriotes, assez d'applaudissements.

Mais bref : le lendemain, apres avoir embrasse ma mere et le coeur
gros comme un pois qui aurait trempe neuf jours, il fallut s'enfermer
dans la rue Petramale, au pensionnat Millet. M. Millet etait un gros
homme, de haute taille, aux epais sourcils, a figure rougeaude, mal
rase et crasseux, en plus, des yeux de porc, des pieds d'elephant, et
de vilains doigts carres qui enfournaient sans cesse la prise dans
son nez. Sa chambriere, Catherine, montagnarde jaune et grasse, qui
nous faisait la cuisine, gouvernait la maison. Je n'ai jamais tant
mange de carottes comme la, des carottes au maigre en une sauce de
farine. Dans trois mois, pauvre petit, je devins tout extenue.

Avignon, la predestinee, ou devait le Gai-Savoir faire un jour sa
renaissance, n'avait pas, il s'en faut, la gaiete d'aujourd'hui; elle
n'avait pas encore elargi telle qu'elle est a sa place de l'Horloge,
ni agrandi sa place Pie, ni perce sa Grande-Rue. La Roque-de-Dom, qui
domine la ville, complantee, maintenant, comme un jardin de roi,
etait alors pelee : il y avait un cimetiere. Les remparts, a moitie
ruines, etaient entoures de fosses pleins de decombres avec des mares
d'eau vaseuse. Les portefaix brutaux, organises en corporation,
faisaient la loi au bord du Rhone, et en ville, quand ils voulaient.
Avec leur chef, espece d'hercule, denomme Quatre-Bras, c'est eux qui
balayerent, en 1848, l'Hotel de Ville d'Avignon.

Ainsi qu'en Italie, une fois par semaine passait par toutes les
maisons, en remuant sa tirelire, un penitent noir, qui, la cagoule
sur le visage et deux trous devant les yeux, disait d'une voix grave
:

-- Pour les pauvres prisonniers!

Inevitablement, on se heurtait, par les rues, a des types locaux,
tels que la soeur Boute-Cuire, son panier a couvercle au bras, un
crucifix d'argent sur sa grosse poitrine, ou bien le platrier Barret
qui, dans une bagarre avec les liberaux,
ayant perdu son chapeau, avait fait le serment de ne plus porter de
chapeau jusqu'a ce qu'Henri V fut sur le trone, et qui, toute sa vie,
s'en alla tete nue.

Mais ce qu'on rencontrait le plus, avec leurs grands chapeaux montes
et leurs longues capotes bleues, c'etaient les invalides installes en
Avignon (ou etait une succursale de l'Hotel de Paris), venerables
debris des vieilles guerres, borgnes, boiteux, manchots, qui, de
leurs jambes de bois, martelaient, a pas comptes, les paves pointus
des rues.

La ville traversait une sorte de mue, embrouillee, difficultueuse,
entre les deux regimes, l'ancien et le nouveau, qui n'avait pas cesse
de s'y combattre a la sourdine. Les souvenirs atroces, les injures,
les reproches des discordes passees, etaient encore vivants, etaient
encore amers entre les gens d'un certain age. Les carlistes ne
parlaient que du tribunal d'Orange, de Jourdan Coupe-Tetes, des
massacres de la Glaciere. Les liberaux, en bouche, avaient 1815,
rememorant sans cesse l'assassinat du marechal Brune, son cadavre
jete au Rhone, ses valises pillees, ses assassins impunis, entre
autres le Pointu, qui avait laisse un renom terrible, et, si quelque
parvenu tant soit peu insolent reussissait dans ses affaires :

-- Allons! disait le peuple, les louis du marechal Brune commencent a
sortir.

Le peuple d'Avignon comme celui d'Aix et de Marseille et de, pour
ainsi dire, toutes les villes de Provence, etait pourtant, en general
(depuis il a bien change), regretteux de fleurs de lis comme du
drapeau blanc. Cet echauffement de nos devanciers pour la cause
royale n'etait pas tant, ce me semble, une opinion politique qu'une
protestation inconsciente et populaire contre la centralisation, de
plus en plus excessive, que le jacobinisme et le premier Empire
avaient rendue odieuse.

La fleur de lis d'autrefois etait, pour les Provencaux (qui l'avaient
toujours vue dans le blason de la Provence), le symbole d'une epoque
ou nos coutumes, nos traditions et nos franchises etaient plus
respectees par les gouvernements. Mais de croire que nos peres
voulussent revenir au regime abusif d'avant la Revolution serait une
erreur complete, puisque c'est la Provence qui envoya Mirabeau aux
Etats generaux et que la Revolution fut particulierement passionnee
en Provence.

Je me souviens, a ce propos, d'une fois ou Berryer venait d'etre elu
depute par la ville de Marseille. Comme l'illustre orateur devait
passer par Avignon, le prefet fit fermer les portes de la ville pour
empecher d'entrer les legitimistes du dehors qui arrivaient en foule
pour lui faire un triomphe. Et bon nombre de Blancs furent, a cette
occasion, emprisonnes au palais des papes.

Mgr le duc d'Aumale, qui revenait d'Afrique, passa quelque temps
apres. On nous mena le voir a la porte Saint-Lazare, accompagne de
ses soldats, qui etaient, comme lui, brunis par le soleil d'Alger. Il
etait tout blanc de poussiere, blondin, avec des yeux bleus et le
rayonnement de la jeunesse et de la gloire.

-- Vive notre beau prince! criaient, a tout moment, les femmes des
faubourgs.

Me trouvant a Paris, en 1889, et ayant eu l'honneur d'etre convie a
Chantilly, je rappelai a Son Altesse cet infime detail de son passage
en Provence; et Mgr d'Aumale, apres quarante-cinq ans, se rappela de
bonne grace les braves femmes qui criaient en le voyant passer :

-- Qu'il est joli! qu'il est galant!

Ce vieil Avignon est petri de tant de gloires qu'on n'y peut faire un
pas sans fouler quelque souvenir. Ne se trouve-t-il pas que, dans
l'ile de maisons ou etait notre pensionnat, s'elevait, autrefois, le
couvent de Sainte-Claire! C'est dans la chapelle de ce couvent que,
le matin du 6 avril 1327, Petrarque vit Laure pour la premiere fois.

Nous etions aussi tout pres de la rue des Etudes, qui, encore a cette
epoque, avait, dans le bas peuple, une reputation lugubre. Nous
n'avions jamais pu decider les petits Savoyards, soit ramoneurs, soit
decrotteurs, a venir ramoner dans notre pensionnat ou cirer nos
chaussures. Comme, dans la rue des Etudes, se trouvaient, autrefois,
l'Universite d'Avignon ainsi que l'Ecole de medecine, le bruit
courait que les etudiants attrapaient, quand ils pouvaient, les
petits, vagabonds, pour les saigner, les ecorcher, et etudier sur
leurs cadavres.

Il n'en etait pas moins interessant pour nous, enfants de villages
pour la plupart, de roder, quand nous sortions, dans ce labyrinthe de
ruelles qui nous avoisinaient, comme le _Petit Paradis_, qui avait
ete jadis une "rue chaude" et qui s'en tenait encore; la rue de
l'_Eau-de-Vie_, la rue du _Chat_, la rue du _Coq_, la rue du
_Diable_. Mais quelle difference avec nos beaux vallons tout fleuris
d'asphodeles, avec notre bon air, notre paix, notre liberte, de
Saint-Michel-de-Frigolet!

J'en avais, a certains jours, le coeur serre de nostalgie, et
cependant, M. Millet, qui etait fort bon diable au fond, avait
quelque chose en lui qui finit par m'apprivoiser. Comme il etait de
Caderousse, fils, comme moi, d'agriculteur, et qu'il avait dans sa
famille toujours parle provencal, il professait, pour le poeme du
Siege de Caderousse, une admiration extraordinaire; il le savait tout
par coeur, et a la classe, quelquefois, en pleine explication de
quelque beau combat des Grecs et des Troyens, remuant tout a coup,
par un mouvement de front qui lui etait particulier, le toupet gris
de ses cheveux :

-- Eh bien! disait-il, tenez! c'est la l'un des morceaux les plus
beaux de Virgile, n'est-ce pas? Ecoutez, pourtant, mes enfants, le
fragment que je vais vous citer, et vous reconnaitrez que Favre, le
chantre du _Siege de Caderousse_, a Virgile lui-meme serre souvent
les talons :

	_Un nomme Pergori Latrousse,
	Le plus ventru de Caderousse,
	S'etait rue contre un tailleur...
	Ayant bronche contre une motte,
	Il fut rouler comme un tonneau_.

Si elles nous allaient, ces citations de notre langue, si pleine de
saveur! Le gros Millet riait aux eclats, et, pour moi qui, dans le
sang, avais, comme nul autre, garde l'acre douceur du miel de mon
enfance, rien de plus appetissant que ces hors-d'oeuvre du pays.

M. Millet, tous les jours, par la, vers les cinq heures, allait lire
la gazette au cafe Baretta, -- qu'il appelait le "Cafe des Animaux
parlants", -- et qui, si je ne me trompe, etait, tenu par l'oncle ou,
peut-etre, par l'aieul de Mlle Baretta, du Theatre-Francais; ensuite,
le lendemain, lorsqu'il etait de bonne humeur, il nous redisait, non
sans malice, les eternelles grogneries des vieux politiciens de cet
etablissement, qui ne parlaient jamais, en ce temps, que du Petit,
comme ils appelaient Henri V.

Je fis, cette annee-la, ma premiere communion a l'eglise
Saint-Didier, qui etait notre paroisse, et c'etait le sonneur Fanot,
chante plus tard par Roumanille dans sa _Cloche montee_, qui nous
sonnait le catechisme. Deux mois avant la ceremonie, M. Millet nous
menait a l'eglise pour y etre interroges. Et la, meles aux autres
enfants, garconnets et fillettes, qui devions communier ensemble, on
nous faisait asseoir sur des bancs, au milieu de la nef. Le hasard
fit que moi, qui etais le dernier de la rangee des garcons, je me
trouvai place pres d'une charmante fille qui etait la premiere de la
rangee des demoiselles. On l'appelait Praxede et elle avait, sur les
joues, deux fleurs de vermillon semblables a deux roses fraichement
epanouies.

Ce que c'est que les enfants : attendu que, tous les jours, on se
rencontrait ensemble, assis l'un pres de l'autre; que, sans penser a
rien, nous nous touchions le coude, et que nous nous communiquions,
dans la moiteur de notre haleine, a l'oreille, en chuchotant, nos
petits sujets de rire, ne finimes-nous pas (le bon Dieu me pardonne
!) par nous rendre amoureux?

Mais c'etait un amour d'une telle innocence, et tellement emprunt
d'aspirations mystiques, que les anges, la-haut, s'ils eprouvent
entre eux des affections reciproques, doivent en avoir de pareilles.
L'un comme l'autre, nous avions douze ans : l'age de Beatrix, lorsque
Dante la vit; et c'est cette vision de la jeune vierge en fleur qui a
fait le _Paradis_ du grand poete florentin. Il est un mot, dans notre
langue, qui exprime tres bien ce delice de l'ame dont s'enivrent les
couples dans la prime jeunesse : nous nous agreions. Nous avions
plaisir a nous voir. Nous ne nous vimes jamais, il est vrai, que dans
l'eglise; mais, rien que de nous voir notre coeur etait plein. Je lui
souriais, elle souriait; nous unissions nos voix dans les memes
cantiques d'amour, d'actions de graces; vers les memes mysteres nous
exaltions, naifs, notre foi spontanee... Oh! aube de l'amour, ou
s'epanouit en joie l'innocence, comme la marguerite dans le frais du
ruisseau, premiere aube de l'amour, aube pure envolee!

Voici mon souvenir de Mlle Praxede, telle que je la vis pour la
derniere fois : tout de blanc vetue, couronnee de fleurs d'aubepine,
et jolie a ravir sous son voile transparent, elle montait a l'autel,
tout pres de moi, comme une epousee, belle petite epousee de
l'Agneau!

Notre communion faite, la chose finit la. C'est en vain que
longtemps, quand nous passions dans sa rue (elle habitait rue de la
Lice), je portais mes regards avides sous les abat-jour verts de la
maison de Praxede. Je ne pus jamais la revoir. On l'avait mise au
couvent et, alors, de songer que ma charmante amie avec le vermillon
et le sourire de son visage, m'etait enlevee pour toujours, soit de
cela, soit d'autre chose, je tombai dans une langueur a me degouter
de tout.

Aussi les vacances venues, quand je retournai au Mas, ma mere en me
voyant tout pale, avec, de temps en temps, des atteintes de fievre,
decida dans sa foi, autant pour me guerir que pour me recreer, de me
conduire a saint Gent, qui est le patron des fievreux.

Saint Gent, qui a pareillement la vertu de faire pleuvoir, est une
sorte de demi-dieu pour les paysans des deux cotes de la Durance.

-- Moi, nous disait mon pere, j'ai ete a Saint-Gent avant la
Revolution. Nous y allames les pieds nus, avec ma pauvre mere, je
n'avais pas plus de dix ans. Mais, en ce temps, il y avait plus de
foi.

Nous, avec l'oncle Benoni qui conduisait le voyage et que vous
connaissez deja, par une lune claire comme il en fait en septembre,
vers minuit, nous partimes donc, sur une charrette bachee, et, apres
nous etre joints aux autres pelerins qui allaient a la fete, a
Chateau-Renard, a Noves, au Thor, ou bien a Pernes, nous voyions
apres nous, tout le long du chemin, quantite d'autres charrettes,
recouvertes, comme la notre, de toiles etendues sur des cerceaux de
bois, venir grossir la caravane.

Chantant ensemble, pele-mele, le cantique de saint Gent, -- qui, du
reste, est superbe, puisque Gounod en a mis l'air dans l'opera de
_Mireille, -- nous traversions de nuit, au bruit des coups de fouet,
les villages endormis, et le lendemain soir, par la, vers les quatre
heures, nous arrivions en foule au cri de : "Vive saint Gent!", dans
la gorge du Bausset.

Et la, sur les lieux memes, ou l'ermite venere avait passe sa
penitence, les vieux, avec animation, racontaient aux jeunes gens ce
qu'ils avaient entendu dire :

-- Gent, disait-il, etait comme nous un enfant de paysans, un brave
gars de Monteux, qui, a l'age de quinze ans, se retira dans le
desert, pour se consacrer a Dieu. Il labourait la terre avec deux
vaches. Un jour, un loup lui en saigna une. Gent attrapa le loup,
l'attela a sa charrue, et le fit labourer, sous le joug, avec l'autre
vache. Mais a Monteux, depuis que Gent etait parti, il n'avait pas
plu de sept ans, et les Montelais dirent a la mere de Gent :

-- Imberte, il faut aller a la recherche de votre fils, parce que,
depuis son depart, il n'est plus tombe une goutte d'eau.

Et la mere de Gent, a force de chercher, a force de crier, trouva
enfin son gars, la ou nous sommes a present, dans la gorge du
Bausset, et, comme sa mere avait soif, Gent, pour la faire boire,
planta deux de ses doigts dans le roc escarpe, et il en jaillit deux
fontaines : une de vin et l'autre d'eau. Celle du vin est tarie, mais
celle de l'eau coule toujours, -- et c'est la main de Dieu pour les
mauvaises fievres.

On va, deux fois par an, a l'ermitage de Saint-Gent. D'abord, au mois
de mai, ou les Montelais, ses compatriotes, emportent sa statue de
Monteux au Bausset, pelerinage de trois lieues, qui se fait a la
course, en memoire et symbole de la fuite du saint.

Voici la lettre enthousiaste qu'Aubanel m'ecrivait, un an qu'il y
etait alle (1886) :

"Mon cher ami, avec Grivolas, nous arrivons de Saint-Gent. C'est une
fete etonnante, admirable, sublime; ce qui est d'une poesie inouie,
ce qui m'a laisse dans l'ame une impression delicieuse, c'est la
course nocturne des porteurs de saint Gent. Le maire nous avait donne
une voiture et nous avons suivi ce pelerinage dans les champs, les
bois et les rochers au clair de lune, au chant des rossignols, depuis
huit heures du soir, jusqu'a minuit et demi. C'est saisissant: et
mysterieux; c'est etrange et beau a faire pleurer. Ces quatre enfants
en culotte et en guetres nankin, courant comme des lievres, volant
comme des oiseaux, precedes d'un homme a cheval galopant et tirant
des coups de pistolet; les gens des fermes venant sur les chemins au
passage du saint; les hommes, les femmes, les enfants et les vieux,
arretant les porteurs, baisant la statue, criant, pleurant,
gesticulant; et puis, lorsqu'on repart toujours vite, les femmes qui
leur crient :

"-- Heureux voyage! garcons!
"Et les hommes qui ajoutent :
"-- Le grand saint Gent vous maintienne la force!
"-- Et de courir encore, de courir a perdre haleine. Oh! ce voyage
dans la nuit, cette petite troupe partant a la garde de Dieu et de
saint Gent, et s'enfoncant dans les tenebres, dans le desert, pour
aller je ne sais ou, tout cela, je te le redis, est d'une poesie si
profonde et si grande qu'elle vous laisse une impression
ineffacable."

Le second pelerinage de Saint Gent est en septembre, et c'est celui
ou nous allames. Comme saint Gent, en somme, n'a ete canonise que par
la voix du peuple, les pretres y viennent peu, les bourgeois encore
moins; mais le peuple de la glebe, dans ce bon saint tout simple qui
etait de son terroir, qui parlait comme lui, qui, sans temps de
longueurs, lui envoie la pluie, lui guerit ses fievres, le peuple
reconnait sa propre deification et son culte pour lui est si fervent
que, dans l'etroite gorge ou la legende vit, on a vu, quelquefois,
jusqu'a vingt mille pelerins.

La tradition dit que saint Gent couchait la tete en bas, les pieds en
haut, dans un lit de pierre ; et tous les pelerins, devotement,
gaiement, font l'arbre fourchu au lit de saint Gent, qui est une auge
dressee ; -- les femmes memes le font aussi, en se tenant, de l'une a
l'autre, les jupes decemment serrees.

Nous fimes l'arbre fourchu dans le lit, comme les autres; nous
allames, avec ma mere, voir le _Fontaine du Loup et la Fontaine de la
Vache_; et ensuite, entoures de quelques vieux noyers, la chapelle de
saint Gent, ou se trouve son tombeau et le "rocher affreux", comme
dit le cantique, d'ou sort, pour les fievreux, la miraculeuse source.

Or, emerveille de tous ces recits, de toutes ces croyances, de toutes
ces visions, moi donc, l'ame enivree par la vue de l'endroit, par la
senteur des plantes, -- encore embaumees, semblait-il, de l'empreinte
des pieds du saint, avec la belle foi de ma douzieme annee, je
m'abreuvai au jet d'eau; et (dites ce qu'il vous plaira), a partir de
la, je n'eus plus de fievre. Ne vous etonnez pas si la fille du
felibre, si la pauvret Mireille, perdue dans la Crau, mourante de
soif, se recommande au bon saint Gent.

	_O bel et jeune laboureur -- qui attelates a votre charrue -- le
	loup de la 	montagne, etc._
	(Mireille, chant VIII.)

souvenir de jeunesse qu'il m'est doux encore de me rememorer.

A mon retour en Avignon eut lieu, pour nous faire poursuivre nos
classes, une combinaison nouvelle. Tout en restant pensioinnaires
chez le gros M. Millet, on nous menait, deux fois par jour, au
College Royal, pour y suivre comme externes les cours universitaires,
et c'est dans ce lycee et de cette facon que, dans cinq ans (de 1843
a 1847), je terminai mes etudes.

Nos maitres du college n'etaient pas, comme aujourd'hui, de jeunes
normaliens styles et elegants. Nous avions encore, dans leurs
chaires, les vieux barbons severes de l'ancienne Universite : en
quatrieme, par exemple, le brave M. Blanc, ancien sergent-major de
l'epoque imperiale, qui, lorsque nos reponses etaient insuffisantes,
_ex abrupto_ nous lancait par la tete les bouquins qu'il avait en
main; en troisieme, M. Monbet, au parler nasillard (il conservait,
sur sa cheminee dans un bocal d'eau-de-vie, un foetus de sa femme);
en seconde, M. Lamy, un classique rageur, qui avait en horreur le
renouveau de Victor Hugo; enfin, en rhetorique, un rude patriote
appele M. Chanlaire, qui detestait les Anglais, et qui, emu, nous
declamait, en frappant sur son pupitre, les chants guerriers de
Beranger.

Je me vois encore, un an, a la distribution des prix dans l'eglise du
college, avec tout le beau monde d'Avignon qui l'emplissait. J'avais,
cette annee-la, et je ne sais comment, remporte tous les prix, meme
celui d'excellence. Chaque fois qu'on me nommait, j'allais chercher,
timide, aux mains du proviseur, le beau livre de prix et la couronne
de laurier puis, traversant la foule et ses applaudissements, je
venais jeter ma gloire dans le tablier de ma mere; et tous
consideraient d'un regard curieux, d'un regard etonne, cette belle
Provencale qui, dans son cabas de jonc, entassait avec bonheur, mais
digne et calme, les lauriers de son fils; puis au Mas, pour les
conserver, _sic transit gloria mundi_, nous mettions lesdits lauriers
sur la cheminee, derriere les chaudrons.

Quoi qu'il se fit, pourtant, pour me detourner de mon naturel, comme
on ne fait que trop, aujourd'hui plus que jamais, aux enfants du
Midi, je ne pouvais me sevrer des souvenances de ma langue, et tout
m'y ramenait. Une fois, ayant lu, dans je ne sais plus quel journal,
ces vers de Jasmin a Loisa Puget :

	_Quand dins l'aire
	Per nous plaire
	Sones l'aire --
	_De tas nouvellos causous,
	Sus la terro tout s'amaiso,
	Tout se taiso,
	Al refrin que fas souna :
	Mai d'un cop se derebelho
	E fremis coumo la felho
	Qu'un vent fres lai frissouna._

Et voyant que ma langue avait encore des poetes qui la mettaient en
gloire, pris d'un bel enthousiasme, je fis aussitot, pour le celebre
perruquier, une piecette admirative qui commencait ainsi :

	_Poueto, ounour de ta maire Gascougno_.

Mais, petit criquet, je n'eus pas de reponse. Je sais bien que mes
vers, pauvres vers d'apprenti, n'en meritaient guere; cependant, --
pourquoi le nier? -- ce dedain me fut sensible; et plus tard, a mon
tour, quand j'ai recu des lettres de tout pauvre venant, me rappelant
ma deconvenue, je me suis fait un devoir de les bien accueillir
toujours.

Vers l'age de quatorze ans, ce regret de mes champs et de ma langue
provencale, qui ne m'avait jamais quitte, finit par me jeter dans une
nostalgie profonde.

"Combien sont plus heureux, me disais-je a part moi, comme l'Enfant
Prodigue, les valets et les bergers de notre Mas, la-bas, qui mangent
le bon pain que ma mere leur apprete, et mes amis d'enfance, les
camarades de Maillane, qui vivent libres a la campagne et labourent,
et moissonnent, et vendangent, et olivent, sous le saint soleil de
Dieu, tandis que je me cheme, moi, entre quatre murs, sur des
versions et sur des themes!"

Et mon chagrin se melangeait d'un violent degout pour ce monde
factice ou j'etais claquemure et d'une attraction vers un vague ideal
que je voyais bleuir dans le lointain, a l'horizon. Or, voici qu'un
jour, en lisant, je crois, le _Magasin des Familles_, je vais tomber
sur une page ou etait la description de la chartreuse de Valbonne et
de la vie contemplative et silencieuse des Chartreux.

N'est-il pas vrai, lecteur, que je me monte la tete, et, m'echappant
du pensionnat, par une belle apres-midi, je pars, tout seul,
eperdument, prenant, le long du Rhone la route du Pont-Saint-Esprit,
car je savais que Vaibonne n'en etait pas eloigne.

"Tu iras, me dis-je, frapper a la porte du couvent; tu prieras, tu
pleureras, jusqu'a ce qu'on veuille te recevoir; puis, une fois recu,
tu vas, comme un bienheureux, te promener tout le jour sous les
arbres de la foret, et, te plongeant dans l'amour de Dieu, tu te
sanctifieras comme fit le bon saint Gent."

Ce ressouvenir de saint Gent, dont la legende me hantait, sur le coup
m'arreta.

"Et ta mere, me dis-je, a laquelle, miserable, tu n'as pas dit adieu,
et qui, en apprenant que tu as disparu, va etre au desespoir et, par
monts et par vaux, te cherchera, la pauvre femme, en criant, desolee
comme la mere de saint Gent.!"

Et alors, tournant bride, le coeur gros, hesitant, je gagnai vers
Maillane, autant dire pour embrasser, avant de fuir le monde, mes
parents encore une fois; mais, a mesure que j'avancais vers la maison
paternelle, voila, pauvre petit, que mes projets de cenobite et mes
fieres resolutions fondaient dans l'emotion de mon amour filial comme
un peloton de neige a un feu de cheminee; et lorsque, au seuil du
Mas, j'arrivai sur le tard et que ma mere, etonnee de me voir tomber
la, me dit :

-- Mais pourquoi donc as-tu quitte le pensionnat avant d'etre aux
vacances?

-- Je languissais, fis-je en pleurant, tout honteux de ma fugue, et
je ne veux plus y aller, chez ce gros monsieur Millet.

-- ou l'on ne mange que des carottes!

Le lendemain, on me fit reconduire, par notre berger Rouquet, dans ma
geole abhorree, en me promettant, cependant, de m'en liberer bientot,
apres les vacances.

CHAPITRE VII

CHEZ M. DUPUY

Joseph Roumanille. -- Notre liaison. -- Les poetes du "Boui-Abaisso".
-- L'epuration de notre langue. -- Anselme Matbieu. -- L'amour sur les
toits. -- Les processions avignonnaises. -- Celle des Penitents Blancs.
-- Le sergent Monnier. -- L'achevement des etudes.

Comme les chattes qui, souvent, changent leurs petits de place, ma
mere, a la rentree de cette annee scolaire, m'amena chez M. Dupuy,
Carpentrassien portant besicles, qui tenait, lui aussi, un pensionnat
a Avignon, au quartier du Pont-Troue. Mais, ici, pour mes gouts de
provencaliste en herbe, j'eus, comme on dit, le museau dans le sac.

M. Dupuy etait le frere de ce Charles Dupuy, mort depute de la Drome,
auteur du _Petit Papillon_, un des morceaux delicats de notre
anthologie provencale moderne. Lui, le cadet Dupuy, rimait aussi en
provencal, mais ne s'en vantait pas, et il avait raison.

Voici que, quelque temps apres, il nous arriva de Nyons un jeune
professeur a fine barbe noire, qui etait de Saint-Remy. On l'appelait
Joseph Roumanille. Comme nous etions pays, -- Mailane et Saint-Remy
sont du meme canton, -- et que nos parents, tous cultivateurs, se
connaissaient de, longue date, nous fumes bientot lies. Neanmoins,
j'ignorais que le Saint-Remyen s'occupait, lui aussi, de poesie
provencale.

Et, le dimanche, on nous menait, pour la messe et les vepres, a
l'eglise des Carmes. La, on nous faisait mettre derriere le
maitre-autel, dans les stalles du choeur, et, de nos voix jeunettes,
nous y accompagnions les chantres du lutrin : parmi lesquels Denis
Cassan, autre poete provencal, on ne peut plus populaire dans les
veillees du quartier, et que nous voyions en surplis, avec son air
falot, son flegme, sa tete chauve, entonner les antiennes et les
hymnes. La rue ou il demeurait porte, aujourd'hui, son nom.

Or, un dimanche, pendant que l'on chantait vepres, il me vint dans
l'idee de traduire en vers provencaux les _Psaumes de la Penitence_,
et, alors, en tapinois, dans mon livre entr'ouvert, j'ecrivais a
mesure, avec un bout de crayon, les quatrains de ma version :

	_Que l'isop bagne ma caro,
	Sarai pur : lavas-me leu
	E vendrai pu blanc encaro
	Que la tafo de la neu_.

Mais M. Roumanille, qui etait le surveillant, vient par derriere,
saisit le papier ou j'ecrivais, le lit, puis le fait lire au prudent
M. Dupuy, -- qui fut, parait-il, d'avis de ne pas me contrarier; et,
apres vepres, quand, autour des remparts d'Avignon, nous allions a la
promenade, il m'interpella en ces termes :

-- De cette facon, mon petit Mistral, tu t'amuses a faire des vers
provencaux?

-- Oui, quelquefois, lui repondis-je.

Et Roumanille, d'une voix sympathique et bien timbree, me recita les
Deux Agneaux :

	_Entendes pas l'agneu que belo?
	Ves-lou que cour apres l'enfant...
	Coume fan ben tout co que fan!
	E l'innoucenci, ccnnme es bello!

Et puis, le _Petit Joseph_ :

	_Lou paire es ana rebrounda
	E, per vendre lou jardinage,
	La maire es anado au village,
	E Jeje resto per garda.

Et puis _Paulon_, et puis le _Pauvre_, et _Madeleine et Louisette_,
une vraie eclosion de fleurs d'avril, de fleurs de pres, fleurs
annonciatrices du printemps felibreen qui me ravirent de plaisir et
je m'ecriai :

-- Voila l'aube que mon ame attendait pour s'eveiller a la lumiere!

J'avais bien, jusque-la, lu a batons rompus un peu de provencal;
mais, ce qui m'ennuyait, c'etait de voir notre langue, chez les
ecrivains modernes (a l'exception de Jasmin et du marquis de Lafare
-- que je ne connaissais pas), employee, en general, comme on eut dit
par derision. Et Roumanille, beau premier, dans le parler populaire
des Provencaux du jour, chantait, lui, dignement, sous une forme
simple et fraiche, tous les sentiments du coeur.

En consequence, et nonobstant une difference d'age d'une douzaine
d'annees (Roumanille etait ne en 1818), lui, heureux de trouver un
confident de sa Muse tout prepare pour le comprendre, moi,
tressaillant d'entrer au sanctuaire de mon reve, nous nous donnames
la main, tels que des fils du meme Dieu, et nous liames amitie sous
une etoile si heureuse que, pendant un demi-siecle, nous avons marche
ensemble pour la meme oeuvre ethnique, sans que notre affection ou
notre zele se soient ralentis jamais.

Roumanille avait donne ses premiers vers au _Boui-A baisso_, un
journal provencal que Joseph Desanat publiait a Marseule une fois par
semaine et qui, pour les trouveres de cette epoque-la, fut un foyer
d'exposition. Car la langue du terroir n'a jamais manque d'ouvriers;
et principalement au temps du _Boui-A baisso_ (1841-1846), il y eut
devers Marseile un mouvement dialectal qui, n'aurait-il rien fait que
maintenir l'usage d'ecrire en provencal, merite d'etre salue.

De plus, nous devons reconnaitre que des poetes populaires, tels que
le valeureux Desanat de Tarascon, tels que Bellot, Chailan, Benedit
et Gelu, Gelu eminemment, qui ont a leur maniere exprime la
gaillardise du gros rire marseillais, n'ont pas ete depuis, pour ces
sortes d'atellanes, remplaces ni depasses. Et Camille Reybaud, un
poete de Carpentras, mais poete de noble allure, dans une grande
epitre qu'il envoyait a Roumanille, tout en desesperant du sort du
provencal delaisse par les imbeciles qui, disait-il :

_Laissent, pour imiter les messieurs de la ville, -- aux sages
peres-grands notre langue trop vile -- et nous font du francais,
qu'ils estropient a fond, -- de tous les patois le plus affreux
peut-etre.

Reybaud semblait pressentir la renaissance qui couvait; lorsqu'il
faisait cet appel aux redacteurs du _Boui-A baisso_:

_Quittons-nous : mais avant de nous separer, -- freres, contre
l'oubli songeons de nous defendre; -- tous ensemble faisons quelque
oeuvre colossale, -- quelque tour de Babel en brique provencale; --
au sommet, en chantant, gravez ensuite votre nom, -- car vous autres,
amis, etes dignes de renommee! -- Moi qu'un grain d'encens etourdit
et enivre, -- qui chante pour chanter comme fait la cigale -- et qui
n'apporterais, pour votre monument, -- qu'une pincee de gravier et de
mauvais ciment, je creuserai pour ma muse un tombeau dans le sable;
-- et quand vous aurez fini votre oeuvre imperissable, -- si, des
hauteurs de votre ciel si bleu, vous regardez en bas, freres, vous ne
me verrez plus_.

Seulement, imbus de cette idee fausse que le parler du peuple n'etait
bon qu'a traiter des sujets bas ou drolatiques, ces messieurs
n'avaient cure ni de le nettoyer, ni de le rehabiliter.

Depuis Louis XIV, les traditions usitees pour ecrire notre langue
s'etaient a peu pres perdues. Les poetes meridionaux avaient, par
insouciance ou plutot par ignorance, accepte la graphie de la langue
francaise. Et a ce systeme-la qui, n'etant pas fait pour lui,
disgraciait en plein notre joli parler, chacun ajoutait ensuite ses
fantaisies orthographiques a tel point que les dialectes de l'idiome
d'Oc, a force d'etre defigures par l'ecriture, paraissaient
completement etrangers les uns aux autres.

Roumanille, en lisant a la bibliotheque d'Avignon les manuscrits de
Saboly, fut frappe du bon effet que produisait notre langue,
orthographiee la selon le genie national et d'apres les usages de nos
vieux Troubadours. Il voulut bien, si jeune que je fusse, prendre mon
sentiment pour rendre au provencal son orthographe naturelle; et,
d'accord tous les deux sur le plan de reforme, on partit hardiment de
la pour muer ou changer de peau. Nous sentions instinctivement que,
pour l'oeuvre inconnue qui nous attendait au loin, il nous  fallait
un outil leger, un outil frais emoulu.

L'orthographe n'etait pas tout. Par esprit d'imitation et par un
prejuge bourgeois qui, malheureusement, descend toujours davantage,
l'on s'etait accoutume a delaisser comme "grossiers" les mots les
plus grenus du parler provencal. Par suite, les poetes precurseurs
des felibres, meme ceux en renom, employaient communement, sans aucun
sens critique, les formes corrompues, batardes, du patois francise
qui court les rues. Ayant donc Roumanille et moi, considere qu'a tant
faire que d'ecrire nos vers dans le langage du peuple, il fallait
mettre en lumiere, il fallait faire valoir l'energie, la franchise,
la richesse d'expression qui la caracterisent, nous convinmes
d'ecrire la langue purement et telle qu'on la parle dans les milieux
affranchis des influences exterieures. C'est ainsi que les Roumains,
comme nous le contait le poete Alexandri, lorsqu'ils voulurent
relever leur langue nationale, que les classes bourgeoises avaient
perdue ou corrompue, allerent la rechercher dans les campagnes et les
montagnes chez les paysans les moins cultives.

Enfin, pour conformer le provencal ecrit a la prononciation generale
en Provence, on decida de supprimer quelques lettres finales ou
etymologiques tombees en desuetude, telles que l'S du pluriel, le T
des participes, l'R des infinitifs et le CH de quelques mots, tels
que _fach, dich, puech_, etc.

Mais qu'on n'aille pas croire que ces innovations, bien qu'elles
n'eussent de rapport qu'avec un cercle restreint des poetes "patois"
comme on disait alors, se fussent introduites dans l'usage commun,
sans combat ni resistance. D'Avignon a Marseille, tous ceux qui
ecrivaient ou rimaillaient dans la langue, contestes dans leur
routine ou leur maniere d'etre, soudain se gendarmerent contre les
reformateurs. Une guerre de brochures et d'articles venimeux, entre
les jeunes d'Avignon et nos contradicteurs, dura plus de vingt ans.

A Marseille, les amateurs de trivialites, les rimeurs a barbe
blanche, les jaloux, les grognons, se reunissaient le soir dans
l'arriere-boutique du bouquiniste Boy pour y gemir amerement sur la
suppression des S et aiguiser les armes contre les novateurs.
Roumanille, vaillamment et toujours sur la breche, lancait aux
adversaires le feu gregeois que nous appretions, un peu l'un, un peu
l'autre, dans le creuset du Gai-Savoir. Et comme nous avions pour
nous, outre les bonnes raisons, la foi, l'enthousiasme, l'entrain de
la jeunesse, avec quelque autre chose, nous finimes par rester, ainsi
que vous verrez plus tard, maitres du champ de bataille.

...................................................

Dans la cour, une apres-midi ou, avec les camarades, nous jouions aux
trois sauts, entra et s'avanca dans notre groupe un nouveau
pensionnaire aux fines jambes, le nez a l'Henri IV, le chapeau sur
l'oreille, l'air quelque peu vieillot et dans la bouche un bout de
cigare eteint. Et les mains dans les poches de sa veste arrondie,
sans plus de facons que s'il etait des notres :

-- Eh bien! dit-il, que faisons-nous? Voulez-vous que j'essaye, moi,
un peu, aux trois sauts?

Et aussitot, sans plus de gene, le voila qui prend sa course, et
leger comme un chat, il depasse peut-etre d'environ trois mains
ouvertes la marque du plus fort qui venait de sauter.
Nous battimes tous des mains et lui dimes :

-- Collegue, d'ou sors-tu comme cela?

-- Je sors, dit-il, de Chateauneuf, le pays du bon vin... Vous n'en
avez jamais oui parler, de Chateauneuf, de Chateauneuf-du-Pape?

-- Si, et quel est ton nom?

-- Mon nom? Anselme Mathieu.

A ces mots, le compagnon plongea ses deux mains dans ses poches, et
il les sortit pleines de vieux bouts de cigares que, de facon
courtoise, souriante et aisee, il nous offrit a tour de role.

Nous qui, pour la plupart, n'avions jamais ose fumer (sinon, comme
les enfants, quelques racines de murier), nous primes sur-le-champ en
grande consideration le nouveau qui faisait si largement les choses
et qui, a ce qu'il montrait, devait connaitre la haute vie.

C'est ainsi qu'avec Mathieu, le gentil auteur de la _Farandole_, nous
fimes connaissance au pensionnat Dupuy. Une fois, je le racontai a
notre ami Daudet, qui aimait beaucoup Mathieu. Et cela lui plut tant
que, dans son roman de Jack, il a mis a l'actif de son petit prince
negre la susdite largesse des vieux bouts de cigare.

Avec Roumanille et Mathieu nous etions donc trois, _tres faciunt
capitulum_, de ceux qui, un peu plus tard, devaient fonder le
Felibrige. Mais le brave Mathieu (comment s'arrangeait-il?) on ne le
voyait guere qu'a l'heure des repas ou de la recreation. Attendu
qu'il avait l'air deja d'un petit vieux, bien qu'il n'eut pas
beaucoup plus de seize ans, et qu il etait quelque peu en retard dans
ses etudes, il s'etait fait donner une chambre sous les tuiles, sous
pretexte de pouvoir y travailler plus librement, et la, dans sa
soupente, ou l'on voyait, sur les murs, des images clouees et, sur
des
etageres, des figurines de Pradier, nudites en platre, tout le jour
il revassait, fumait, faisait des vers et, la plupart du temps,
accoude sur sa fenetre, regardait les gens passer dans la rue ou bien
les passereaux apporter la becquee, dans leurs nids, a leurs petits.
Puis il disait des gaudrioles a Mariette, la chambriere, envoyait des
lorgnades a la demoiselle du maitre et, lorsqu'il descendait nous
voir, nous contait toutes sortes de fariboles de village.

Mais, ou il ne riait pas, c'etait lorsqu'il nous parlait de ses
parchemins de noble.

-- Mes aieux etaient marquis, disait-il d'une voix grave, marquis de
Montredon. Lors de la Revolution, mon grand pere quitta son titre ;
et, apres, se trouvant ruine, il ne voulut plus le reprendre, parce
qu'il ne pouvait plus le porter convenablement.

Il y eut toujours, du reste, dans la vie de Mathieu, quelque chose de
romanesque, de nebuleux. Quelquefois, il disparaissait, comme les
chats lorsqu'ils vont a Rome. Nous le helions :

-- Mathieu!

Point de Mathieu... Ou etait-il? La-haut sur les toits, qui courait
dans les tuiles, pour aller a des rendez-vous qu'il avait, nous
racontait-il, avec une fillette belle comme le jour!

Voici qu'au Pont-Troue, qui etait notre quartier, le jour de la
Fete-Dieu, nous regardions, comme d'usage, passer la procession, et
Mathieu me dit :

-- Frederic, veux-tu que je te fasse connaitre mon amante?

-- Volontiers.

-- Eh bien! dit-il, vois-tu? Quand passera la troupe des choristes,
ennuagees de blanc dans leurs voiles de tulle, tu remarqueras que
toutes ont une fleur epinglee au milieu de la poitrine :

	_Fleur au milan
	Cherche galant_.

Mais tu en verras une, blonde comme un fil d'or, qui aura la fleur
sur le cote :

	_Fleur au cote,
	Galant trouve._

-- Tiens, la voila : c'est elle!

-- C'est ton amie?

-- Celle-la meme.

-- Mon cher, c'est un soleil! Mais comment t'y es-tu pris pour faire
la conquete d'une si fine demoiselle?

-- Je vais, dit-il, te le conter. C'est la fille du confiseur qui est
a la Carretterie. J'y allais, de temps en temps, acheter des _boutons
de guetre_ (pastilles a la menthe) ou des _crottes de rat_ (pate de
reglisse); si bien qu'ayant fini par me familiariser avec l'aimable
petite et m'etant fait connaitre pour marquis de Montredon, un jour
qu'elle etait seule derriere son comptoir, je lui dis :

"-- Belle fille, si je vous connaissais pour aussi peu sensee que
moi, je vous proposerais de faire une excursion...

"-- Ou?

"-- Dans la lune, repondis-je.

"La fillette eclata de rire et, moi, je continuai :

"-- Voici la combinaison : vous monterez, mignonne, sur la terrasse
qui se trouve au haut de votre maison, a l'heure que vous voudrez ou
a celle ou vous pourrez; et moi, qui mets mon coeur et ma fortune a
vos pieds, je viendrai tous les jours, la, sous le ciel, vous conter
fleurette.

Et ainsi s'est passee la chose... Au haut de la maison de ma belle,
il y a, comme en beaucoup d'autres, une de ces plates-formes ou l'on
fait secher le linge. Je n'ai donc, chaque jour, qu'a monter sur les
toits et, de gouttiere en gouttiere, je vais trouver ma blondine, qui
y etend ou plie sa petite lessive ; et puis la, les levres sur les
levres, la main pressant la main, toujours courtoisement, comme entre
dame et chevalier, nous sommes dans le paradis.

Voila comme notre Anselme, futur _Felibre des Baisers_, en etudiant a
l'aise le Breviaire de l'Amour, passa tout doucement ses classes sur
les toitures d'Avignon.

A propos des processions, et avant de quitter la cite pontificale, il
faut dire un mot pourtant de ces pompes religieuses qui, dans notre
jeune temps, pendant toute une quinzaine, mettaient Avignon en emoi.
Notre-Dame-de-Dom qui est la metropole, et les quatre paroisses :
Saint-Agricol, Saint-Pierre, Saint-Didier, Saint-Symphorien,
rivalisaient a qui se montrerait plus belle.

Des que le sacristain, agitant sa clochette, avait parcouru les rues
dans lesquelles, sous le dais, le bon Dieu devait passer, on
balayait, on arrosait, on apportait des rameaux verts et on attachait
les tentures. Les riches, a leurs balcons, etendaient leurs
tapisseries de soie brodee et damassee; les
pauvres, a leurs fenetres, exhibaient leurs couvertures piquees a
petits carreaux, leurs couvre-pieds, leurs courtes-pointes. Au
portail Maillanais et dans les bas quartiers, on couvrait les murs de
draps de lit blancs, fleurant la lessive, et le pave, d'une litiere
de buis.

Ensuite s'elevaient, de distance en distance, les reposoirs
monumentaux, hauts comme des pyramides, charges de candelabres et de
vases de fleurs. Les gens, devant leurs maisons, assis au frais sur
des chaises, attendaient le cortege, en mangeant des petits pates. La
jeunesse, les damoiseaux, les classes bourgeoise et artisane, se
promenaient, se dandinaient, lorgnant les filles et leur jetant des
roses, sous les tentes des rues qu'embaumait, tout le long, la fumee
des encensoirs.

Lorsque enfin la procession, avec son suisse en tete, de rouge tout
vetu, avec ses theories de vierges voilees de blanc, ses
congregations, ses freres, ses moines, ses abbes, ses choeurs et ses
musiques, s'egrenait lentement au battement des tambours, vous
entendiez, au passage, le murmure des devotes qui recitaient leur
rosaire.

Puis, dans un grand silence, agenouilles ou inclines, tous se
prosternaient a la fois, et, la-bas, sous une pluie de fleurs de
genet blondes, l'officiant haussait le Saint-Sacrement splendide!

Mais ce qui frappait le plus, c'etaient les Penitents, qui faisaient
leurs sorties apres le coucher du soleil, a la clarte des flambeaux.
Les Penitents Blancs, entre autres, lorsque, encapuchonnes de leurs
capuces et cagoules, ils deifiaient pas a pas, comme des spectres,
par la ville, portant a bras, les uns des tabernacles portatifs, les
autres des reliquaires ou des bustes barbus, d'autres des
brule-parfums, ceux-ci un oeil enorme dans un triangle, ceux-la un
grand serpent entortille autour d'un arbre, vous auriez dit la
procession indienne de Brahma.

Contemporaines de la Ligue et meme du Schisme d'Occident, ces
confreries, en general, avaient pour chefs et dignitaires les
premiers nobles d'Avignon, et Aubanel le grand felibre, qui avait,
toute sa vie, ete Penitent Blanc zele, fut, a sa mort, enseveli dans
son froc de confrere.

Nous avions, chez M. Dupuy, comme maitre d'etude, un ancien sergent
d'Afrique appele M. Monnier, qui aurait bien ete, nous disait-il,
penitent rouge, si une confrerie de cette couleur-la eut existe dans
Avignon. Franc comme un vieux soldat, brusque et prompt a sacrer, il
etait, avec sa moustache et sa barbiche reche, toujours, de pied en
cap, cire et astique.

Au College Royal, ou nous apprenions l'histoire, il n'etait jamais
question de la politique du siecle. Mais le sergent Monnier,
republicain enthousiaste, s'etait, a cet egard, charge de nous
instruire. Pendant les recreations, il se promenait de long en large,
tenant en main l'histoire de la Revolution. Et s'enflammant a la
lecture, gesticulant, sacrant et pleurant d'enthousiasme :

"Que c'est beau! nous criait-il, que c'est beau! quels hommes!
Camille Desmoulins, Mirabeau, Bailly, Vergniaud, Danton, Saint-Just,
Boissy-d'Anglas! nous sommes des vermisseaux aujourd'hui, nom de
Dieu, a cote des geants de la Convention nationale!"
-- "Quelque chose de beau, tes geants conventionnels!" lui repondait
Roumanille, quand parfois il se trouvait la, -- "des coupeurs de
tetes! des traineurs de crucifix! des monstres denatures, qui se
mangeaient les uns les autres et que, lorsqu'il les voulut, Bonaparte
acheta comme pourceaux en foire!"
Et ainsi, chaque fois, de se houspiller tous deux, jusqu'a ce que le
bon Mathieu, avec quelque calembredaine, vint les reconcilier.

Bref, un jour poussant l'autre, ce fut dans ce milieu bonasse et
familier qu'au mois d'aout de l'annee 1847 je terminai mes etudes.
Roumanille, pour accroitre ses petits emoluments etait entre comme
prote a l'imprimerie Seguin; et, grace a cet emploi, il imprimait la,
a peu de frais, son premier recueil de vers, les _Paquerettes_, dont
il nous regalait delicieusement, lorsqu'il en voyait les epreuves; et
gai comme un poulain, comme un jeune poulain qu'on elargit et met au
vert, je m'en revins a notre Mas.

CHAPITRE VIII

COMMENT JE PASSAI BACHELIER

Le voyage de Nimes. -- Le Petit Saint-Jean. -- Les jardiniers. -- Le
Remontrant. -- L'explication du baccalaureat. -- Le retour aux
champs. -- Les camarades du village. -- Les veillees. -- Les notaires
de Mailiane. -- L'oncle Jerome.

-- Eh bien, me dit mon pere, cette fois, as-tu acheve?

-- J'ai acheve, repondis-je; seulement... il faudra que j'aille a
Nimes pour passer bachelier, un pas assez difficile qui ne me laisse
pas sans quelque apprehension.

-- Marche, marche : nous autres, quand nous etions soldats, au siege
de Figuieres, nous en avons passe, mon fils, de plus mauvais.

Je me preparai donc pour le voyage de Nimes, ou, en ce temps, se
faisaient les bacheliers. Ma mere me plia deux chemises repassees,
avec mon habit des dimanches, dans un mouchoir a carreaux, pique de
quatre epingles, bien proprement. Mon pere me donna, dans un petit
sachet de toile, cent cinquante francs d'ecus, en me disant :

-- Au moins prends garde de ne pas les perdre, ni de ne pas les
gaspiller.

Et je partis du Mas pour la ville de Nimes, mon petit paquet sous le
bras, le chapeau sur l'oreille, un baton de vigne a la main.

Quand j'arrivai a Nimes je rencontrai un gros d'ecoliers des environs
qui venaient comme moi passer leur baccalaureat. Ils etaient, pour la
plupart, accompagnes de leurs parents, beaux messieurs et belles
dames, avec les poches pleines
de recommandations : l'un avait une lettre pour le recteur, un autre
pour l'inspecteur, un autre pour le prefet, celui-la pour le
grand-vicaire, et tous se rengorgeaient et faisaient sonner le talon,
avec un petit air de dire : "Nous sommes surs de notre affaire."

Moi, petit campagnard, je n'etais pas plus gros qu'un pois, car je ne
connaissais absolument personne; et tout mon recours, pauvret, etait
de dire a part quelque priere a saint Baudile, qui est le patron de
Nimes (j'avais, etant enfant, porte son cordon votif), pour qu'il mit
dans le coeur des examinateurs un peu de bonte pour moi.

On nous enferma a l'Hotel de Ville, dans une grande salle nue, et la
un vieux professeur nous dicta, d'un ton nasillard, une version
latine, apres quoi, humant une prise, il nous dit :

-- Messieurs, vous avez une heure pour traduire en francais la dictee
que je vous ai faite... Maintenant, debrouillez- vous.

Et, dare-dare pleins d'ardeur, nous nous mimes a l'oeuvre; a coups de
dictionnaire, le grimoire latin fut epluche; puis a l'heure sonnante,
notre vieux priseur de tabac ramassa les versions de tous et nous
ouvrit la porte en disant :

-- A demain!

Ce fut la premiere epreuve.

Messieurs les ecoliers s'eparpillerent par la ville et je me trouvai
seul, avec mon petit paquet et mon baton de vigne en main, sur le
pave de Nimes, a bayer autour des Arenes et de la Maison-Carree.

"Il faut pourtant, me dis-je, penser a se loger", et je me mis en
quete d'une auberge pas trop chere, mais neanmoins sortable; et,
comme j'avais le temps, je fis dix fois peut-etre, en guignant les
enseignes, le tour de la ville de Nimes. Mais les hotels, avec leurs
larbins en habit noir, qui, de cinquante pas, avalent l'air de me
toiser, et les salamalecs et facons du grand monde, tout cela me
tenait en crainte.

Comme je passais au faubourg, j'apercus une enseigne avec cette
inscription : _Au Petit Saint-Jean_.

Ce _Petit Saint-Jean_ me remplit d'aise. Il me sembla soudain etre en
pays de connaissance. Saint-Jean est, en effet, un saint qui parait
de chez nous. Saint Jean amene la moisson, nous avons les feux de
Saint-Jean, il y a l'herbe de Saint-Jean, les pommes de Saint-Jean...
Et j'entrai au _Petit Saint-Jean_...  J'avais devine juste.

Dans la cour de l'auberge, il y avait des charrettes bachees, des
camions deteles et des groupes de Provencales qui babillaient et
riaient. Je me glissai dans la salle et m'assis a table.

La salle etait deja pleine, et la grande table aussi, rien que des
jardiniers : maraichers de Saint-Remy, de Chateau-Renard, de
Barbentane, qui se connaissaient tous, car ils venaient au marche une
fois par semaine. Et de quoi parlait-on? Rien que du jardinage.

-- O Benezet, combien as-tu vendu tes aubergines?

-- Mon cher, je n'ai pas reussi : il y en avait abondance : j'ai du
les laisser a vil prix.

-- Et la graine de porreau, qu'en dit-on?

-- Elle se vendra, parait-il; il court des bruits de guerre et l'on
m'a assure qu'on en faisait de la poudre.

-- Et les haricots "quarantains"?

-- Ils ont claque.

-- Et les oignons?

-- Enleves sur place.

-- Et les courges?

-- Il faudra les donner aux cochons.

-- Et les melons, les carottes, les celeris, les pommes de terre?

Bref, une heure de temps, ce fut un brouhaha, rien que sur le
jardinage.

Moi, je vidais mon assiette et je ne soufflais mot.

Lorsqu'ils eurent tout dit, mon vis-a-vis me fait :

-- Et vous, jeune homme, s'il n'y a pas indiscretion, etes-vous dans
le jardinage? Vous n'en avez pas l'air.

-- Moi, non... je suis venu a Nimes, repondis-je timide- ment, pour
passer bachelier.

-- Bachelier! Batelier! fit toute la tablee. Comment a-t-il dit ca?

-- Eh! oui, hasarda l'un d'eux, je crois qu'il a dit "batelier" : il
doit etre venu, oui, c'est cela, pour passer le bac!... Pourtant il
n'y a pas de Rhone a Nimes!

-- Allons donc, tu as mal compris, fit un autre, ne vois-tu pas que
c'est un conscrit, qui vient passer a la "batterie"?

Je me mis a rire, et, prenant la parole, j'expliquai de mon mieux ce
que c'etait qu'un _bachelier_.

-- Quand nous sortons des ecoles, leur dis-je, que nos maitres nous
ont appris... tout : le francais, le latin, le grec, l'histoire, la
rhetorique, les mathematiques, la physique, la chimie, l'astronomie,
la philosophie, que sais-je? tout ce que vous pouvez vous imaginer,
alors on nous envoie a Nimes, ou des messieurs tres savants nous font
subir un examen...

-- Oui! comme quand nous allions, nous autres, au catechisme, et
qu'on nous demandait : _Etes-vous chretien_?

-- C'est cela. Ces savants nous questionnent sur toutes sortes de
mysteres qu'il y a dans les livres; et, si nous repondons bien, ils
nous nomment bacheliers, grace a quoi nous pouvons etre notaires,
medecins, avocats, controleurs, juges, sous-prefets, tout ce que nous
voudrez.

-- Et si vous repondez mal?

-- Ils nous renvoient au " banc des anes"... On a fait aujourd'hui,
parmi nous, le premier triage ; mais c'est demain matin que nous
passerons a l'etamine.

-- Oh! coquin de bon sort! cria toute la tablee, nous voudrions bien
y etre, pour voir si vous passerez ou si vous resterez au trou... Et
que va-t-on vous demander, par exemple, voyons?

-- Eh bien! on nous demandera, je suppose, les dates de toutes les
batailles qui se sont livrees dans le monde depuis que les hommes se
battent : les batailles des Juifs, les batailles des Grecs, les
batailles des Romains, celles des Sarrasins, des Allemands, des
Espagnols, des Francais, des Anglais, des Polonais et des Hongrois...
Non seulement les batailles, mais encore les noms des generaux qui
commandaient, les noms des rois, des reines, de tous leurs ministres,
de tous leurs enfants et meme de leurs batards!

-- Oh! tonnerre de nom de nom ! mais quel interet y a-t-il a vous
faire rappeler tout ce qui s'est passe du temps et depuis le temps
que saint Joseph etait garcon? Il ne semble pas possible que des
hommes pareils s'occupent de telles vetilles! On voit bien la qu'ils
n'ont pas autre chose a faire. S'il leur fallait, comme nous, aller
tous les matins retourner la terre a la beche, je ne crois pas qu'ils
s'amusassent a parler des Sarrasins ou des batards du roi Herode...
Mais allons, continuez...

-- Non seulement les noms des rois, mais encore les noms de toutes
les nations, de toutes les contrees, de toutes les montagnes et de
toutes les rivieres... et, a propos des rivieres, il faut dire d'ou
elles sortent et ou elles vont se jeter.

-- Que je vous interrompe, dit le Remontrant, un jardinier de
Chateau-Renard qui parlait du gosier, ils doivent donc vous demander
d'ou sourd la Fontaine de Vaucluse? En voila une d'eau! On conte
qu'elle a sept branches, qui, toutes, portent bateau. Je me suis
laisse dire qu'un berger dans le gouffre d'ou elle sort de terre,
laissa tomber son baton, et qu'on le retrouva a sept bonnes lieues de
la, dans une source de Saint Remy... Est-ce vrai ou non?

-- Tout ca peut-etre... Ensuite, il nous faut savoir les noms de
toutes les mers qu'il y a sous la "chape du soleil".

-- Pardon, si je vous interromps! dit encore le Remontrant.
Savez-vous comment il se fait que la mer soit salee?

-- Parce qu'elle contient du sulfate de magnesie, du chlorure...

-- Oh! que non! un poissonnier -- tenez, qui etait du Martigue, --
m'assura que ca venait des batiments charges de sel qui y ont fait
naufrage depuis tant et tant d'annees!

-- Si ca vous plait, a moi aussi... On nous demande comment se forme
la rosee, la pluie, la gelee blanche, l'orage, le tonnerre...

-- Pardon, si je vous interromps! reprit le Remontrant; pour la
pluie, nous savons bien que les nuages, dans des outres, vont la
chercher a la mer. Mais, la foudre, est-ce vrai qu'elle est ronde
comme un panier?

-- Cela depend, lui repliquai-je. On nous demande aussi l'origine du
vent, et ce qu'il fait de chemin a l'heure, a la minute, a la
seconde...

-- Que je vous interrompe! fit encore le Remontrant, vous devez donc
savoir, jeune homme, d'ou sort le mistral? J'ai toujours entendu dire
qu'il sortait d'un rocher troue et que, si on bouchait le trou, il ne
soufflerait jamais plus, le sacre mangeur de fange! C'en serait une,
celle-la, d'invention!

-- Le gouvernement s'y oppose, dit un Barbentanais; si n'etait le
mistral, la Provence serait le jardin de la France! Et qui nous
tiendrait? Nous serions trop riches.

Je repris:

-- On nous interroge sur le regne animal, sur les oiseaux, sur les
poissons, jusque sur les dragons.

-- Attendez, attendez, cria le Remontrant, les mains levees, et la
Tarasque? n'en parlent-ils pas, les livres? Certains pretendent que
ce n'est qu'une fable; pourtant j'ai vu sa taniere, moi, a Tarascon,
derriere le Chateau, le long du Rhone. On sait d'ailleurs
parfaitement qu'elle est enterree sous la Croix-Couverte.

Et je repris pour en finir:

-- On nous questionne, bref, sur le nombre, la grosseur et la
distance des etoiles, combien de milliers de lieues separent la terre
du soleil.

-- Celle-la ne passe pas, cria le Palamard de Noves, qui est-ce qui
va la-haut pour mesurer les lieues? Vous ne voyez donc pas que les
savants se moquent de nous : qu'ils voudraient nous faire accroire
que les pigeonneaux tetent? Une jolie science que de vouloir compter
les lieues du soleil a la lune : qu'est-ce que cela peut bien nous
faire? Ah! si vous me parliez de connaitre la lune pour semer le
celeri, ou bien d'oter les poux des feves ou de guerir le mal des
porcs, je vous dirais : voila une science, mais tout ce que nous
conte ce garcon, c'est des fariboles.

-- Tais-toi donc, va, gros bouc, cria toute la bande, ce jeune
degourdi en a plus oublie peut-etre que tout ce que tu peux savoir...
C'est egal, mes amis, il faut une fameuse tete pour pouvoir y serrer
tout ce qu'il nous a dit!

-- Pauvre petit, disaient de moi les jeunes filles, regardez comme il
est palot! On voit bien que la lecture, allez, ca ne fait pas du
bien. S'il avait passe son temps a la queue de la charrue, il aurait
assurement plus de couleur que ca... Puis, a quoi sert d'en savoir
tant?

-- Moi, fit alors le Rond, je n'ai ete, en fait d'ecole, qu'a celle
de M. Beta! Je ne sais ni A ni B. Mais je vous certifie que s'il
m'avait fallu faire entrer dans le "coco" la cent millieme part de ce
qu'on leur demande pour passer bachelier, on aurait pu, voyez-vous,
prendre la mailloche et les coins et me taper sur la caboche.
Inutile! les coins se seraient epointes.

-- Eh bien! les camarades, conclut le Remontrant, savez-vous ce qu'il
faut faire? Quand nous allons a quelque fete, ou l'on fait courir les
taureaux, soit qu'il y ait de belles luttes il nous arrive souvent de
rester un jour de plus pour voir qui enlevera le prix ou la
cocarde... Nous sommes a Nimes : voila un gars de Maillane qui,
demain matin, va passer bachelier. Au lieu de partir ce soir,
messieurs, couchons a Nimes et demain nous saurons au moins si notre
Maillanais a passe bachelier.

-- Ca va! dirent les autres, de toutes les facons la journee est
perdue : allons, il faut voir la fin.

Le lendemain matin, le coeur passablement emu, je retournai a l'Hotel
de Ville avec tous les candidats qui devaient se presenter. Mais deja
pas mal d'entre eux n'etaient pas si fiers que la veille. Dans une
grande salle devant une grande table chargee d'ecritoires, de papiers
et de livres, il y avait, assis gravement sur leurs chaises, cinq
professeurs, en robes jaunes, cinq fameux professeurs venus expres de
Montpellier avec le chaperon borde d'hermine sur l'epaule et la toque
sur la tete. C'etait la Faculte des Lettres, et voyez le hasard : un
d'eux etait M. Saint-Rene Taillandier, qui devait quelques ans apres
devenir le patron, le chaleureux patron de notre langue provencale.
Mais a cette epoque, nous ne nous connaissions pas et l'illustre
professeur ne se doutait certes pas que le petit campagnard qui
bredouillait devant lui deviendrait quelque jour un de ses bons amis.

Je jouai de bonheur : je fus recu, et je m'en allai par la ville,
comme porte par les anges. Mais, comme il faisait chaud, je me
rappelle que j'avais soif; et, en passant devant les cafes, avec ma
houssine en l'air, je pantelais de voir, blanchissante dans les
verres, la bonne biere ecumeuse. Mais j'etais si craintif et si
novice dans la vie, que je n'avais jamais mis les pieds dans un cafe,
et je n'osais pas y entrer!

Que faisais-je pour lors? je parcourais les rues de Nimes, flambant,
resplendissant, si bien que tous me regardaient et que d'aucuns,
meme, disaient :

-- Celui-la est bachelier!

Et quand je rencontrai une borne fontaine, je m'abreuvais a son eau
fraiche et le roi de Paris n'etait pas mon cousin.

Mais le plus beau, ensuite, fut au _Petit Saint-Jean_. Nos braves
jardiniers m'attendaient impatients, et me voyant venir, rayonnant a
fondre les brumes, ils s'ecrierent :

-- Il a passe!

Les hommes, les femmes, les filles, tout le monde sortit, et en
veux-tu des embrassades et des poignees de main! On eut dit que la
manne venait de leur tomber.

Alors, le Remontrant (celui qui parlait du gosier) demanda la parole.
Ses yeux etaient humides et il dit :

-- Maillanais, allez, nous sommes bien contents! vous leur avez fait
voir, a ces petits messieurs, que de la terre, il ne sort pas que des
fourmis, il en sort aussi des hommes.
Allons, petites, en avant et un tour de farandole.

Et nous nous primes par les mains et, dans la cour du _Petit
Saint-Jean_, un bon moment nous farandolames. Puis on s'en fut diner,
nous mangeames une brandade, on but et on chanta jusqu'a l'heure du
depart.

Il y a de cela cinquante-huit ans passes. Toutes les fois que je vais
a Nimes et que je vois de loin l'enseigne du _Petit Saint-Jean_, ce
moment de ma jeunesse reparait a mes yeux dans toute sa clarte -- et
je pense avec plaisir a ces braves gens qui, pour la premiere fois,
me firent connaitre la bonhomie du peuple et la popularite.

Enfin me voila libre dans mon Mas paternel et dans ma belle plaine de
froment et de fruits, a la vue pacifique de mes Alpiles bleues, avec
leur Caume au loin, leurs Calancs, leurs Baux, leurs Mourres, si
connus, si familiers, le Rocher-Troue, le Monceau-de-Ble, le
Mamelon-Bati, la Grosse-Femme! me voila libre de revoir, quand venait
le dimanche, ces   compagnons de mon jeune age si regrettes, si
envies, quand j'etais dans la geole. Avec quel plaisir, quels
enthousiasmes, en nous promenant farauds, sur le cours, apres vepres,
nous nous contions ce qui nous etait arrive, depuis qu'on ne s'etait
vu : Raphel a la course des hommes avait remporte le prix; Noel avait
enleve la cocarde a un taureau; Gion, a la
charrette qu'on fait courir a la Saint-Eloi avait mis la plus belle
des mules de Maillane; Tanin s'etait loue pour le mois de semailles
au grand Mas Merlata et Paulet avait ribote, pendant trois jours et
trois nuits, a la foire de Beaucaire.

Et tous avaient ensuite (pour le moins) une amie, ou, pour mieux
dire, une promise, avec laquelle ils coquetaient depuis leur premiere
communion. Quelques-uns meme avaient l'entree, c'est-a-dire, le droit
d'aller, le dimanche au soir faire un brin de veillee a la maison de
leur belle.

Moi qu'avaient depayse mes sept annees d'ecole, j'etais helas! le
seul a garder les manteaux, et, quand nous rencontrions les volees de
fillettes qui, se tenant par le bras, nous barraient la rue, je
remarquai qu'avec moi elles n'etaient pas a l'aise comme avec les
camarades. Elles et eux, se comprenant sur la moindre des choses,
faisaient leurs gognettes de rien; mais moi j'etais pour elles devenu
un "monsieur" et si a l'une d'elles j'avais conte fleurette, elle
n'eut a coup sur pas voulu croire a mes paroles.

De plus, ces gars, eleves dans un cercle d'idees toutes primaires,
avaient des admirations toujours renouvelees pour des choses qui moi
ne disaient que peu ou rien : par exemple, une emblavure qui avait
decuple ou rendu douze pour un, un haquet dont les roues battaient
ferme sur l'essieu, un mulet qui tirait fort, une charrette bien
chargee, ou un fumier
bien empile.

Et alors je me rabattais, l'hiver, sur les veillees ou j'eus
l'occasion ainsi d'ecouter nos derniers conteurs : entre autres le
Bramaire, un ancien grenadier de l'armee d'Italie, qui mangeait
toutes vivantes les cigales et les rainettes, si bien que ces
bestioles lui chantaient dans le ventre. Il me semble l'entendre,
lorsqu'il voulait reveiller les auditeurs qui sommeillaient :

	_-- Cric! -- Crac!
	-- De la m... dans ton sac,
	Du butin dans le mien!_

un souvenir de la caserne ou du temps ou, en campagne, on etait campe
sous la tente.

Un autre qui en savait, des sornettes, a ne plus finir, c'etait le
vieux Devot auquel je suis heureux de payer ici ma dette car, si
simple qu'elle fut, je lui dois la donnee de mon poeme de _Nerto_. Et
a propos de ces veillees, nous allons en toucher un mot. Aujourd'hui
dans nos villages, les paysans, apres souper, vont au cafe faire leur
partie de billard, de manille ou d'un jeu de cartes quelconque, et,
des veillees anciennes, c'est a peine s'il en reste une espece de
semblant chez quelques artisans qui travaillent a la lampe, tels que
les menuisiers ou bien les cordonniers.

Mais en ce temps, la mode de ces reunions joyeuses etait loin d'etre
perdue : et elles se tenaient en general dans les etables ou dans les
bergeries, parce que la avec le betail, on se trouvait plus
chaudement. L'usage etait que chaque veilleur ou habitue de la
veillee fournit la chandelle a son tour, et il fallait que la
chandelle durat deux soirees, de sorte que, quand les assistants la
voyaient a moitie usee, ils se levaient et allaient au lit.

Seulement pour que la chandelle s'usat moins rapidement, on mettait
sur le lumignon, savez-vous quoi? un grain de sel; on la posait
debout sur le fond d'une portoire ou d'un cuvier renverse, et les
femmes qui filaient ou qui bercaient leurs petits (car les meres
apportaient les berceaux a la veillee) avec leurs hommes et leurs
enfants s'asseyaient tout autour, sur la litiere ou sur des billots.
Lorsqu'il n'y avait pas de sieges, les fileuses, une devant l'autre,
la quenouille au cote (quenouille de roseau renflee et coiffee de
chanvre), tournaient lentement autour du veilloir, afin d'eclairer
leur fil, et l'on y disait des contes, interrompus souvent par un
ebrouement des bestiaux, un belement ou un braiment. Parmi ces contes
de veillee, celui que je vais vous dire se repetait frequemment,
parce qu'un de mes oncles, le bon M. Jerome, y avait joue un role et
que c'etait un conte vrai.

Vers 1820 ou 25, peu importe la date, a Maillane mourut un certain
Claudillon; et comme il n'avait pas d'enfants, sa maison resta close
pendant cinq ou six mois. Pourtant un locataire a la fin vint
l'habiter et les fenetres se rouvrirent.

Mais, quelques jours apres, il courut dans Maillane une rumeur
etrange : la maison de Claudillon etait hantee. Le nouvel habitant et
sa femme entendaient ravauder et far- fouiller toute la nuit : un
bruit particulier, comme si on remuait du papier, du parchemin. Des
qu'on allumait la lampe, on n'entendait plus rien; et des qu'on
l'eteignait, recommencait de plus belle le froissement mysterieux.
Ils eurent beau, les locataires, fureter, virer, tourner dans tous
les coins de la maison, nettoyer le buffet, regarder sous le lit,
sous l'escalier, sous les planches de l'evier, ils ne virent rien qui
put expliquer peu ou prou le remuement nocturne, et ce bruit tous les
jours renaissait dans la nuit; a ce point vous dirai-je que ces gens
prirent peur et demenagerent en disant aux voisins : "Y couche qui
voudra, dans la maison de Claudillon : les revenants la hantent." Et
ils partirent.

Les voisins assez effrayes voulurent voir aussi ce qui se passait la;
et les plus courageux, armes de fourches et de fusils, vinrent tour a
tour coucher dans la maison de Claudillon. Mais sitot la lampe
eteinte, le maudit remuement avait lieu de nouveau; les parchemins se
maniaient -- et on ne pouvait jamais voir d'ou provenait le bruit.

Les veilleurs, en se signant, disaient bien les paroles qu'on adresse
aux revenants pour les exorciser :

	-- _Si tu es bonne ame, parle-moi!
	-- Si tu es mauvaise, disparais!_

Cela ne leur faisait pas plus qu'une patee de son aux chats, et le
bruit s'entendait toujours la meme chose ; et au four, au moulin, aux
lavoirs a la veillee, on ne parlait que des revenants.

-- Si l'on pouvait, disaient les gens, savoir qui est-ce qui revient,
en faisant prier pour elle, la pauvre ame, bien sur, entrerait en
repos.

-- Eh! fit la grosse Alarde, qui voulez-vous que ce soit? ce ne peut
etre que Claudillon... Le pauvre Claudillon, n ayant pas laisse
d'enfants, n'aura pas eu de service, et l'ame du defunt certainement
doit etre en peine.

-- C'est cela, conclut-on, Claudillon doit etre en peine.

Et aussitot les femmes, entre voisines et liard a liard ramasserent
de quoi faire dire une messe au pauvre Claudillon. Le pretre dit la
messe ; il fit pour Claudillon les prieres voulues, et quelques
Maillanais de bonne volonte retournerent voir, la nuit, s'il y avait
toujours hantise.

Hantise de plus en plus : c'etait un remuement de papiers, de
parchemins, qui faisait dresser les cheveux! et chacun ajoutait la
sienne : au haut de l'escalier on avait trouve une botte, une botte
toute ciree : d'autres avaient apercu, par le trou de l'evier, un
spectre entoure de flammes qui descendait de la cheminee ! Isabeau la
boisseliere conta que le matin, en faisant la chasse aux puces, elle
trouvait sur son corps des bleus -- qui sont des pincons des morts;
et Nanon de la Veuve assurait que, la nuit, on l'avait tiree par les
pieds.

Les hommes, le dimanche, pres du puits de la Place, s'entretenaient
tous de la chose et disaient:

-- Claudillon, le pauvre Claudillon, etait pourtant un brave homme :
il n'est pas croyable que ce soit lui.

-- Mais alors qui serait-ce?

Le grand Charles, un pince-sans-rire que tout le monde respectait,
car il les dominait tous, autant par la stature de son corps de
geant, que par l'aplomb de sa parole, dit apres avoir tousse :

-- N'est-ce pas clair? Du moment qu'on remue des papiers, ce doit
etre des notaires.

Tout le monde s'ecria :

-- Le grand Charles a raison, ce doit etre des notaires puisqu'ils
remuent des papiers : -- et tenez, ajouta le vieux Maitre Ferrut, je
m'en souviens maintenant, cette maison s'etait vendue, dans ma
jeunesse, au tribunal; elle venait d'un heritage ou l'on avait
plaide, vingt ans peut-etre, a Tarascon; et tant gratterent les
notaires, les avocats, les procureurs, que ma, foi, tout se mangea...
Parbleu, ces gens doivent bruler comme des chaufferettes; et rien
d'etonnant qu'ils reviennent fureter dans les actes et les ecrits
qu'ils ont passes.

-- Ce sont des notaires! ce sont des notaires! L'on n'entendait plus
que cela dans les rues de Maillane. Les Maillanais n'en dormaient
plus et, lorsqu'ils en parlaient, en avaient la chair de poule.

-- Ha! nous le verrons bien, si ce sont des notaires! dit
flegmatiquement M. Jerome le moulinier de soie.

Feu mon oncle Jerome avait servi dans les Dragons ou il fut
brigadier, au temps de Bonaparte, et il portait fierement au haut du
nez, la glorieuse balafre d'un beau coup de bancal qu'un hussard
allemand, a la bataille d'Austerlitz, ne lui donna pas pour rire.
Accule pres d'un mur, il s'etait defendu seul contre vingt cavaliers
qui le sabraient, jusqu'a ce qu'il tombat, la face coupee en deux par
un revers de lame. Ce fait lui avait valu une pension de sept sous
par jour, dont il avait tout juste pour le tabac qu'il prisait.

Il etait, cet oncle Jerome, le plus fameux chasseur a la pipee que
j'aie connu. Peu lui importaient les affaires, la famille, le negoce
: quand venait la saison, tous les matins, il partait en chasse. Sa
pincette dans une main, portant sur les epaules la grande cage de
verdure sous laquelle il se cachait, lorsqu'il traversait des
chaumes, on aurait dit un arbre en marche. Et il ne revenait jamais
sans avoir attrape trois ou quatre douzaines de culs-blancs ronds de
graisse, dont il se regalait avec M. Chabert, ancien chirurgien de
l'armee d'Espagne, qui avait vu Madrid avec le roi Joseph. On
debouchait alors le vin de Frigolet et, nargue du souci, ils buvaient
a la sante des Espagnoles et des Hongroises.

Mais bref, M. Jerome chargea ses pistolets et, tranquille comme quand
il allait a la pipee, il vint, a la nuit close, se blottir dans la
maison du pauvre Claudillon. Muni d'une lanterne sourde, qu'il
recouvrit de son manteau, il s'etendit la sur deux chaises, attendant
que les "notaires" remuassent leurs papiers.

Tout a coup, frou-frou! cra-cra! voila les papiers qui se froissent,
et que voit-il? deux rats, deux gros rats qui s'enfuient la-haut sous
la soupente.

Car dans cette maison, comme on en voit dans beaucoup d'autres, il y
avait, pour recouvrir l'escalier, une soupente.

M. Jerome monta sur une chaise, et sur le plancher du reduit trouva
tout bonnement des feuilles de vigne seches.

Le pauvre Claudillon, avant que de mourir, avait, parait-il, rentre
ses raisins et les avait etendus sur les ais de la soupente, en un
lit de feuilles de vigne. Lorsqu'il fut mort, les rats mangerent les
raisins et, les raisins finis, ces lurons, toutes les nuits, venaient
fureter sous les feuilles, pour y ronger les grains qu'il pouvait y
avoir encore.

Mon oncle enleva les feuilles et s'en revint coucher. Le lendemain
matin, lorsqu'il alla sur la place :

-- Eh bien! monsieur Jerome, lui dirent les paysans, vous avez l'air
quelque peu pale! les notaires sont revenus?

M. Jerome repondit :

-- Vos notaires, c'etait un couple de rats qui remuaient des feuilles
au-dessus de la soupente, des feuilles de vigne seches.

Un immense eclat de rire prit les bons Maillanais; et, depuis ce
jour-la, les gens de mon village n'ont plus cru aux revenants.

CHAPITRE IX

LA REPUBLIQUE DE 1848

La vieille Riquelle. -- Mon pere nous raconte l'ancienne Revolution.
-- La deesse Raison. -- Le pere du banquier Millaud. -- Les
republicains de Provence. -- Le Thym. -- Le carnaval. -- Les
remontrances paternelles. -- M. Durand-Maillane. -- Les machines
agricoles. -- Les moissons d'autrefois. -- Les trois beaux
moissonneurs.

Cet hiver-la, les gens etant unis, tranquilles et contents, car les
recoltes ne se vendaient pas trop mal et l'on ne parlait plus, grace
a Dieu, de politique, il s'etait organise, dans notre pays de
Maillane, en maniere d'amusement, des representations de tragedies et
de comedies; et je l'ai deja dit, avec toute l'ardeur de mes dix-sept
ans, j'y jouais mon petit role. Mais sur ces entrefaites, vers la fin
de fevrier, adieu la paix benie! eclata la Revolution de 1848.

A l'entree du village, dans une maisonnette de pise, dont une treille
ombrageait la porte, demeurait a cette epoque une bonne vieille femme
qu'on appelait Riquelle. Habillee a la mode des Arlesiennes
d'autrefois, elle portait une grande coiffe aplatie sur la tete et
sur cette coiffe un chapeau a larges bords, plat et en feutre noir.
De plus, un bandeau de gaze, espece de voilette blonde attachee sous
le menton, lui encadrait les joues. Elle vivait de sa quenouille et
de ses quelques coins de terre. Mais proprette, soignee et diserte en
paroles, on voyait qu'elle avait du etre jadis une elegante.

Lorsque a sept ou huit ans, avec mon sachet sur le dos, je venais a
l'ecole, je passais tous les jours devant la maison de Riquelle; et
la vieille qui filait, assise vers sa porte, sur son petit banc de
pierre, m'appelait et me disait :

-- N'avez-vous point, a votre Mas, des pommes rouges?

-- Je ne sais pas, lui repondais-je.

-- Quand tu viendras encore, mignon, apporte-m'en quelqu'une.

Et j'oubliais toujours de faire la commission, et toujours dame
Riquelle, en me voyant passer, me parlait de ces pommes, si bien qu'a
la fin je dis a mon pere :

-- Il y a la vieille Riquelle qui toujours me demande de lui porter
des _pommes rouges_.

-- La sacree vieille masque! me grommela mon pere, lorsqu'elle t'en
parlera encore, dis-lui : "Elles ne sont pas mures, ni a present, ni
de longtemps."

Et ensuite quand la vieille me reclama ses pommes rouges :

-- Mon pere, lui criai-je, m'a dit qu'elles n'etaient pas mures, ni a
present, ni de longtemps.

Et Riquelle, a partir de la, ne me parla plus de ses pommes.

Mais le lendemain du jour ou l'on connut dans nos campagnes les
journees de fevrier et la proclamation de la Republique, a Paris, en
venant au village pour savoir les nouvelles, la premiere personne que
je vis en arrivant fut la dame Riquelle. Et debout sur son seuil,
requinquee, animee, avec une topaze qui scintillait a son doigt, elle
me dit :

-- Les pommes rouges sont donc mures cette fois! on dit qu'on va
planter les arbres de la liberte? Nous allons en manger, mignon, de
ces bonnes pommes du paradis terrestre...
O sainte Marianne, moi qui croyais ne plus te voir! Frederic, mon
enfant, fais-toi republicain!

-- Mais lui dis-je, Riquelle, la belle bague que vous avez!

-- Ha! fit-elle, tu peux le dire, qu'elle est belle, cette bague !
Tiens, je ne l'avais plus mise depuis que Bonaparte etait parti pour
l'ile d'Elbe... C'est un ami que nous avions, un ami de la famille,
qui me l'avait donnee, dans le temps (ah! quel temps) ou nous
dansions la Carmagnole...

Et, se prenant les jupes comme pour faire un pas de danse, la vieille
dans sa maison rentra en crevant de rire.

Mais, de retour au Mas, je racontai, tout en soupant, les nouvelles
de Paris, et puis, comme en riant je rapportais le propos de la
vieille Riquelle, mon pere gravement prit la parole et dit :

-- La Republique, je l'ai vue une fois. Il est a souhaiter que
celle-ci ne fasse pas des choses atroces comme l'autre. On tua Louis
XVI et la reine son epouse : et de belles princesses, des pretres,
des religieuses, de braves gens de toutes sortes, on en fit mourir en
France, qui sait combien? Les autres rois, coalises, nous declarerent
la guerre. Pour defendre la Republique, il y eut la requisition et la
levee en masse. Tout partit : les boiteux, les mal conformes, les
borgnes, allerent au depot faire de la charpie. Je me souviens du
passage des bandes d'Allobroges qui descendaient vers Toulon: "Qui
vive? -- "Allobroge!" L'un d'eux saisit mon frere, qui n'avait que
douze ans, et sur sa nuque levant son sabre nu : Crie _Vive la
Republique_! lui fit-il, ou tu es mort!" Le pauvre enfant cria, mais
son sang se tourna et il en mourut. Les nobles, les bons pretres,
tous ceux qui etaient suspects, furent obliges d'emigrer pour
echapper a la guillotine; l'abbe Riousset deguise en berger, gagna le
Piemont avec les troupeaux de M. de Lubieres. Nous autres, nous
sauvames M. Victorin Cartier, dont nous avions le bien a ferme.
C'etait le capiscol de Saint-Marthe a Tarascon. Trois mois nous le
gardames cache dans un caveau que nous avions creuse sous les
futailles; et quand venaient au Mas les officiers municipaux ou les
gendarmes du district, pour compter les agneaux que nous avions au
bercail, les pains que nous avions sous la claie ou dans la huche (en
vertu de la loi dite du maximum), vite ma pauvre mere faisait frire a
la poele une grosse omelette au lard. Une fois qu'ils avaient mange
et bu leur soul, ils oubliaient (ou faisaient semblant) de faire
leurs perquisitions, et ils repartaient portant des branches de
laurier pour feter les victoires des armees republicaines. Les
pigeonniers furent demolis, on pilla les chateaux, on brisa les
croix, on fondit les cloches. Dans les eglises on eleva des montagnes
de terre, ou l'on planta des pins, des genevriers, des chenes nains.
Dans la notre, a Maillane, etait tenu le club; et si vous negligiez
d'aller aux reunions civiques, vous etiez denonces, notes comme
suspects. Le cure, qui etait un poltron et un pleutre, dit un jour du
haut de la chaire (je m'en souviens, car j'y etais) : "Citoyens,
jusqu'a present, tout ce que nous vous contions, ce n'etait que
mensonges." Il fit fremir d'indignation; et s'ils n'avaient pas eu
peur, les gens, les uns des autres, on l'aurait lapide. C'est le meme
qui dit une autre fois, a la fin de son prone : "Je vous avertis, mes
freres, que si vous aviez connaissance de quelque emigre cache, vous
etes nus en conscience, et sous cas de peche mortel, de venir le
denoncer tout de suite a la commune." Enfin, on avait aboli les,
fetes et les dimanches, et chaque dixieme jour, qu'on appelait le
_decadi_, on adorait en grande pompe la deesse RAISON. Or, savez-vous
qui etait la deesse a Maillane?

-- Non, repondimes-nous.

-- C'etait la vieille Riquelle.

-- Est-ce possible! criames-nous.

-- Riquelle, poursuivit mon venerable pere, etait la fille du
cordonnier Jacques Riquel qui, au temps de la Terreur, fut le maire
de Maillane.

Oh! la garce! A cette epoque, elle avait dix-huit ans peut-etre, et
fraiche et belle fille, des plus jolies du pays. Nous etions de la
meme jeunesse; son pere memement m'avait fait des souliers, des
souliers en museau de tanche, que je portai a l'armee lorsque je
m'engageai... Eh bien! si je vous disais que je l'ai vue, Riquelle,
habillee en deesse, la cuisse demi-nue, un sein decollete, le bonnet
rouge sur la tete, et assise en ce costume sur l'autel de l'eglise!

A la table, en soupant, vers la fin de fevrier de 1848, voila ce que
racontait maitre Francois, mon pere.

Maintenant vous allez voir.

Quand je publiai _Mireille_ environ onze ans apres, me trouvant a
Paris, je fus invite par le banquier Millaud, celui qui fonda _le
Petit Journal_, a un des grands diners que l'aimable Mecene offrait,
chaque semaine, aux artistes, savants et gens de lettres en renom.
Nous etions une cinquantaine; et Mme Millaud, une juive superbe,
avait d'un cote Mery et moi de l'autre, ce me semble. Sur la fin du
repas, un vieillard mis simplement, avec une longue veste, et coiffe
d'une calotte, du haut bout de la table me cria en provencal :

-- Monsieur Mistral, vous etes de Maillane?

-- C'est le pere, me dit-on, du banquier qui nous recoit.

Et, la table etant trop longue pour pouvoir converser, je me levai et
vins causer avec le bon vieillard.

-- Vous etes de Maillane? reprit-il.

-- Oui, repondis-je.

-- Connaissez-vous la fille du nomme Jacques Riquel, qui a ete jadis
maire de votre commune?

-- Si je la connais! Riquelle la deesse? mais nous sommes bons amis.

-- Eh bien! dit le vieillard, quand nous venions a Maillane, pour
vendre nos poulains, car en ce temps nous vendions des chevaux, des
mulets, je vous parle de cinquante ans au moins...

-- Et par hasard, lui fis-je alors, ne serait-ce pas vous, monsieur
Millaud, qui lui auriez fait cadeau d'une bague de topaze?

-- Comment, cette Riquelle, repartit le vieux juif tout en branlant
la tete et notant emoustille, vous a parle de cela? Ah! mon brave
monsieur, qui nous a vus et qui nous voit...

A ce moment, le banquier Millaud, qui s'etait leve de table, vint,
ainsi qu'il faisait apres tous ses repas, s'incliner devant son pere
qui, lui imposant les mains a la facon des patriarches, lui donna sa
benediction.

Pour en revenir a moi, en depit des recits entendus dans ma famille,
cette irruption de liberte, de nouveaute qui creve les digues lorsque
arrive une revolution, m'avait, il faut bien le dire, trouve tout
flambant neuf et pret a suivre l'elan. Aux premieres proclamations
signees et illustrees du nom de Lamartine, mon lyrisme bondit en un
chant incandescent que les petits journaux d'Arles et d'Avignon
donnerent :

	_Reveillez-vous, enfants de la Gironde,
	Et tressaillez dans vos sepulcres froids :
	La liberte va rajeunir le monde...
	Guerre eternelle entre nous et les rois!_

Un enthousiasme fou m'avait enivre soudain pour ces idees liberales,
humanitaires, que je voyais dans leur fleur : et mon republicanisme,
tout en scandalisant les royalistes de Maillane, qui me traiterent de
"peau retournee" faisait la felicite des republicains du lieu qui,
etant le petit nombre, etaient fiers et ravis de me voir avec eux
chanter la
_Marseillaise_.

Or, chez ces hommes-la, descendants pour la plupart des demagogues
populaires qu'a la Revolution on nommait "les braillards" tous les
vieux prejuges, rancunes et rengaines de l'ancienne Republique
s'etaient, de pere en fils, transmis comme un levain.

Une fois, que j'essayais de leur faire comprendre les reves genereux
de la Republique nouvelle, sans cacher mon horreur pour les crimes
qui firent, au temps de la premiere, perir tant d'innocents :

-- Innocents, me cria d'une voix de tonnerre le vieux Pantes, mais
vous ignorez donc que les aristocrates avaient jure, les monstres, de
jouer aux boules avec les tetes des patriotes?

Et, me voyant sourire, le vieux Brule me dit :

-- Connaissez-vous l'histoire du chateau de Tarascon?

-- Quelle histoire? repondis-je.

-- L'histoire de la fois ou le representant Cadroy vint donner
l'impulsion aux contre-revolutionnaires... Ecoutez-la et vous saurez
le motif de ce refrain que les Blancs, de temps a autre, nous
chantent sur la moustache :

	_De bric ou de broc
	Ils feront le saut
	De la fenetre
	De Tarascon,
	Dedans le Rhone:
	Nous n'en voulons plus
	De ces gueux-la,
	De Ces gueux
	De sans-culottes_

Vous savez, ou vous ignorez, qu'a la chute de Robespierre, les
moderes tomberent sur les bons patriotes et en remplirent les
prisons. A Tarascon ils firent monter les prisonniers, tout nus comme
des vers, au sommet du chateau, et de la, ils les forcaient, a coups
de baionnettes, de sauter dans le Rhone par la fenetre qui s'y
trouve. C'est alors qu'un nomme Liautard, de Graveson, qui est encore
en vie, etant reste le dernier pour faire le plongeon, profita d'un
moment ou on l'avait laisse seul, depouilla sa chemise, qu'il jeta
avec les autres, et alla se cacher dans un tuyau de cheminee, de
sorte que les brigands, lorsqu'ils revinrent de la-haut et qu'ils
compterent les chemises, crurent avoir tout noye, et viderent les
lieux. Liautard, la nuit venue, gagna le haut du chateau; puis par
une corde qu'il avait faite avec les vetements des autres, ils
descendit aussi bas qu'il put, puis plongea dans le Rhone, qu'il
traversa a la nage, et s'en vint a Beaucaire frapper chez un ami qui
lui donna l'hospitalite.

-- Et le pauvre Balarin, disait le Bouteillon (un petit homme rageur
qui sans cesse cognait sur le casaquin des pretres), le pauvre
Balarin qui pechait a la ligne en 1815 la-bas dans la
Font-Mourguette, et qu'ils assassinerent parce qu'il ne voulait pas
crier : "Vive le roi!"

-- Et, faisait le gros Tardieu, le monsieur du Mas Blanc, qui, vers
la meme epoque, fut abattu d'un coup de fusil tire a travers la
porte!

-- Et Trestaillon! avancait l'un.

-- Et le Pointu! ajoutait l'autre.

Telles etaient les invectives qui, d'un cote comme de l'autre, avec
la republique etaient revenues sur l'eau. Et, ici comme ailleurs,
cela ramena la brouille et les divisions intestines. Les Rouges
commencerent de porter la ceinture et la cravate rouge, et les Blancs
les porterent vertes. Les premiers se fleurirent avec des bouquets de
thym, embleme de la Montagne; les seconds arborerent les fleurs de
lis royales. Les republicains plantaient des arbres de la liberte; la
nuit, les royalistes les sciaient par le pied. Puis vinrent les
bagarres, puis les coups de couteau; et bref, ce brave peuple, ces
Provencaux de meme race qui, un mois avant, jouaient, plaisantaient,
banquetaient ensemble, maintenant, pour des vetilles qui
n'aboutissaient a rien, se seraient mange le foie.

Par suite, les jeunes gens, c'est-a-dire tous ceux de la meme
conscription, nous nous separames en deux partis; et chaque fois,
helas! que le dimanche au soir, apres avoir bu un coup, on
s'entre-croisait a la farandole, pour rien on en venait aux mains.

Aux derniers jours du carnaval, les garcons ont coutume de faire le
tour des fermes pour queter des oeufs, du petit sale, et ramasser de
quoi manger quelques omelettes. Ils font ces tournees-la en dansant
la moresque, avec un tambour ou un tambourin, et en chantant
d'ordinaire des couplets comme ceux-ci :

	_Mettez la main, dame, au clayon:
	De chaque main un petit fromage !
	Mettez la main dans le saloir,
	Donnez un morceau de jarret!
	Mettez la main au panier d'oeufs,
	Donnez-en trois ou six ou neuf_

Mais nous, cette annee-la, en faisant la quete aux oeufs, comme des
niais que nous etions, nous ne chantions que la politique. Les Blancs
disaient:

	_Si Henri V venait demain,
	Oh! que de fetes, oh! que de fetes;
	_Si Henri V venait demain,
	Oh! que de fetes nous ferions_.

Et les Rouges repondaient :

_Henri V est aux iles
Qui pele de l'osier,
Pour en coiffer les filles
Amies du vert et blanc_.

Quand nous eumes, le soir, dans notre coterie, mange l'omelette au
lard et vide nombre de bouteilles, nous sortimes du cabaret, comme on
le fait dans les villages, en manches de chemise avec la serviette au
cou; et au son du tambour, les falots a la main, nous dansames la
Carmagnole en chantant la chanson qui avait alors la vogue :

	_La fleur du thym, o mes amis,
	Va embaumer notre pays:
	Plantons le thym, plantons le thym,
	Republicains, il reprendra!
	Faisons, faisons la farandole
	Et la montagne fleurira_.

Puis nous brulames Careme-prenant, nous criames : "Vive Marianne!" en
faisant flotter nos ceintures rouges, bref, nous fimes grand tapage.

Le lendemain en me levant, et je ne fus pas trop matinal ce jour-la,
mon pere qui m'attendait, serieux, solennel, comme aux grandes
circonstances, me dit :

-- Viens par ici, Frederic, j'ai a te parler.

Je me songeai : Aie! aie! aie! Cette fois nous y voici, aux bouillons
de la lessive!

Et sortant de la maison, lui devant, moi derriere, -- le suivant sans
souffler mot, -- il me mena vers un fosse qui etait a environ cent
pas de la ferme, et m'ayant fait asseoir aupres de lui sur le talus,
il commenca :

-- Que m'a-t-on dit? qu'hier, tu as fait bande avec ces polissons qui
braillent "Vive Marianne", que tu dansas la Carmagnole! que vous
fites flotter vos ceintures rouges en l'air! Ah! mon fils tu es
jeune! C'est avec cette danse et c'est avec ces cris que les
revolutionnaires fetaient l'echafaud. Non content d'avoir fait mettre
sur les journaux une chanson ou tu meprises les rois... Mais que
t'ont fait, voyons, ces pauvres rois?

A cette question, je le confesse, je me trouvai entrepris pour
repondre et mon pere continuant:

-- M. Durand-Maillane, dit-il, un gros savant, puisqu'il avait
preside la fameuse Convention, mais aussi sage que savant, ne la
voulut pas signer, pourtant, la mort du roi; et un jour qu'il causait
avec Pelissier le jeune, qui etait son neveu (nous etions voisins de
mas et mon pere, maitre Antoine, se trouvait avec eux), un jour,
dis-je, qu'il causait avec son neveu Pelissier, conventionnel aussi,
et que celui-ci se vantait d'avoir vote la mort : "Tu es jeune,
Pelissier, tu es jeune, lui dit M. Durand-Maillane, et quelque jour
tu le verras, le peuple va payer par des millions de tetes celles de
son roi!" Ce qui ne fut que trop verifie, helas! que trop verifie par
vingt annees de rude guerre.

-- Mais, repondis-je, cette Republique-ci ne veut pas faire de mal;
on vient d'abolir la mort en matiere politique. Au gouvernement
provisoire figurent les premiers de France, l'astronome Arago, le
grand poete Lamartine, et les pretres benissent les arbres de la
liberte... D'ailleurs, mon pere, si vous me permettez de vous le
demander, n'est-il pas vrai qu'avant 1789 les seigneurs opprimaient
un peu trop les manants?

-- Oui, fit mon brave pere, je ne conteste pas qu'il y eut des abus,
de gros abus... Je vais t'en citer un exemple : Un jour, je n'avais
pas plus de quatorze ans, peut-etre, je venais de Saint-Remy,
conduisant une charretee de paille roulee en trousses, et, par le
mistral qui soufflait, je n'entendais pas la voix d'un monsieur dans
sa voiture qui venait derriere moi et qui criait parait-il, pour me
faire garer. Ce personnage, qui etait, ma foi, un pretre noble (on
l'appelait M. de Verclos) finit par passer ma charrette et, sitot
vis-a-vis de moi, il me cingla un coup de fouet a travers le visage,
qui me met tout en sang. Il y avait, tout pres de la, quelques
paysans qui bechaient : leur indignation fut telle que, mon ami de
Dieu, malgre que la noblesse fut alors sacree pour tous, a coups de
mottes, ils l'assaillirent, tant qu'il fut a leur portee. Ah! je ne
dis pas non, il y en avait de mauvais, parmi ces "Ci- devant" et la
Revolution, a ses premiers debuts, nous avait assez seduits...
Seulement, peu a peu, les choses se gaterent et, comme toujours, les
bons payerent pour les mechants.

Cela suffit pour vous montrer l'effet produit sur moi, et dans nos
villages par les evenements de 1848. Des l'abord, on aurait dit que
le chemin etait uni. Pour les representer, dans l'Assemblee
Nationale, les Provencaux, pleins de sagesse, avaient parmi les bons
envoye les meilleurs : des hommes comme Berryer, Lamartine,
Lamennais, Beranger, Lacordaire, Garnier-Pages, Marie et un portefaix
poete qui avait nom Astouin. Mais les perturbateurs, les sectaires
endiables, bientot empoisonnerent tout. Les Journees de Juin avec
leurs tueries, leurs massacres, epouvanterent la nation. Les moderes
se refroidirent, les enrages s'envenimerent; et sur mes jeunes reves
de republique platonique une brume se repandit. Heureusement qu'une
eclaircie versait, a cette epoque, ses rayons autour de moi. C'etait
le libre espace de la grande nature, c'etait l'ordre, la paix de la
vie rustique; c'etait, comme disaient les poetes de Rome, le triomphe
de Ceres au moment de la moisson.

Aujourd'hui que les machines ont envahi l'agriculture, le travail de
la terre va perdant, de plus en plus, son coloris idyllique, sa noble
allure d'art sacre. Maintenant, les
moissons venues, vous voyez des especes d'araignees monstrueuses, des
crabes gigantesques appeles "moissonneuses" qui agitent leurs griffes
au travers de la plaine, qui scient les epis avec des coutelas, qui
lient les javelles avec des fils de fer; puis, les moissons tombees,
d'autres monstres a vapeur, des sortes de tarasques, les "batteuses"
nous arrivent, qui dans leurs tremies engloutissent les gerbes, en
froissent les epis, en hachent la paille, en criblent le grain. Tout
cela a 1'americaine, tristement, hativement, sans allegresse ni
chansons, autour d'un fourneau de houille embrasee, au milieu de la
poussiere, de la fumee horrible, avec l'apprehension, si l'on ne
prend pas garde, de se faire broyer ou trancher quelque membre. C'est
le Progres, la herse terriblement fatale, contre laquelle il n'y a
rien a faire ni a dire : fruit amer de la science, de l'arbre de la
science du bien comme du mal.

Mais au temps dont je parle on avait conserve encore tous les us,
tout l'apparat de la tradition antique.

Des que les bles a demi-murs prenaient la couleur d'abricot, un
messager partait de la commune d'Arles, et parcourant les montagnes,
de village en village, il criait a son de trompe: "On fait savoir
qu'en Arles les bles vont etre murs."

Aussitot, les Gavots, se groupant trois par trois, avec leurs femmes,
avec leurs filles, leurs mulets ou leurs anes, y descendaient en
bandes pour faire les moissons. Un couple de moissonneurs, avec un
jeune gars ou une jeune fille pour mettre en gerbes les javelles,
composaient une solque. Les hommes se louaient par chiourmes de tant
de solques, selon la contenance des champs qu'ils prenaient a
forfait. En tete de la chiounne marchait le capoulie, qui faisait la
trouee dans les pieces de ble; le balle organisait la marche du
travail.

Comme au temps de Cincinnatus, de Caton et de Virgile, on moissonnait
a la faucille _falce recurva_, les doigts de la main gauche proteges
par des doigtiers en tuyaux de roseau ou canne de Provence, pour ne
pas se blesser en coupant le froment. A Arles, vers la Saint-Jean,
sur la place des Hommes on voyait des milliers de ces tacherons de
moisson, les uns debout, avec leur faucille attachee dans un carquois
qu'ils nommaient la _badoque_ et pendue derriere le dos, les autres
couches a terre en attendant qu'on les louat.

Dans la montagne, un homme qui n'avait jamais fait les moissons en
terre d'Arles avait, dit-on, de la peine pour trouver a se marier, et
c'est sur cet usage que roule l'epopee des _Charbonniers_, de Felix
Gras.

Une annee portant l'autre, nous louions dans notre Mas sept ou huit
solques. Le beau remue-menage, quand ce monde arrivait! Toutes sortes
d'ustensiles speciaux a la moisson etaient tires de leurs reduits :
les barillets en bois de saule, les enormes terrines, les grands pots
de brocs a vin, toute une artillerie de poterie grossiere qui se
fabriquait a Apt. C'etait une fete incessante, une fete surtout
lorsqu'ils faisaient la chanson des _Gavots_ du Ventoux. :

	_L'autre mercredi a Sault
	Nous fumes huit cents solques_.

Les moissonneurs, au point du jour, apres le _capoulie_ qui leur
ouvrait la voie dans les grandes emblavures ou l'aiguail luisait sur
les epis d'or, joyeux s'alignaient, degainant leurs lames, et
javelles de choir! Les lieuses, dont plus d'une le plus souvent etait
charmante, se courbaient sur les gerbes en jasant et riant que
c'etait plaisir de voir. Et puis, lorsque au levant, dans le ciel
couleur de rose, le soleil paraissait avec sa gerbe de rayons, de
rayons resplendissants, le _capoulie_, levant sa faucille dans l'air,
s'ecriait: "Un de plus!" et tous, de la faucille ayant fait le salut
a l'astre eblouissant, en avant: sous le geste harmonieux de leurs
bras nus, le ble tombait a pleine poigne. De temps en temps le
_baile_, se retournant vers la chiourme, criait: "La _truie_
vient-elle? et la _truie_ (c'etait le nom du dernier de la bande)
repondait: "La truie vient". Enfin, apres quatre heures de vaillante
poussee, le _capoulie_ s'ecriait: "Lave!" Tous se redressaient,
s'essuyaient le front du revers de la main, allaient a quelque source
laver le tranchant des faucilles et, au milieu des chaumes,
s'asseyant sur les gerbes et repetant ce gai dicton :

	_Benedicite de Crau,
	Bon bissac et bon baril_,

ils prenaient leur premier repas.

C'etait moi qui, avec notre mulet Babache, leur apportais les vivres,
dans les cabas de sparterie. Les moissonneurs faisaient leurs cinq
repas par jour: vers sept heures, le dejeuner, avec un anchois
rougeatre qu'on ecrasait sur le pain, sur le pain qu'on trempait dans
le vinaigre et l'huile, le tout accompagne d'oignon, violemment
piquant aux levres; vers dix heures le _grand-boire_, consistant en
un oeuf dur et un morceau de fromage; a une heure, le diner, soupe et
legumes cuits a l'eau; vers quatre heures le gouter, une grosse
salade avec crouton frotte d'ail; et le soir le souper, chair de porc
ou de brebis, ou bien omelette d'oignon appele _moissonienne_. Au
champ et tour a tour, ils buvaient au baril, que le _capoulie_
penchait, en le tenant sur un baton appuye par un bout sur l'epaule
du buveur. Ils avaient une tasse a trois ou un gobelet de fer-blanc,
c'est-a-dire un par _solque_. De meme, pour manger, ils n'avaient a
trois qu'un plat, ou chacun d'eux tirait avec sa cuiller de bois.

Cela me rememore le vieux Maitre Igoulen, un de nos moissonneurs, de
Saint-Saturnin-les-Apt, qui croyait qu'une sorciere lui avait "ote
l'eau" et qui, depuis trente ans, n'avait plus goute a l'eau ni pu
manger rien de bouilli. Il ne vivait que de pain, de salade,
d'oignon, de fromage et de vin pur. Lorsqu'on lui demandait la raison
pour laquelle il se privait de l'ordinaire, le vieillard se taisait,
mais voici le recit que faisaient ses compagnons.

Un jour, dans sa jeunesse, que sous une tonnelle Igoulen en compagnie
mangeait au cabaret, passa sur la route une bohemienne, et lui, pour
plaisanter, levant son verre plein de vin: "A la sante, grand'mere,
lui cria-t-il, a la sante!" "Grand bien te fasse, repondit la
bohemienne, et, mon petit, prie Dieu de ne jamais abhorrer l'eau".

C'etait un sort que la sorciere venait de lui jeter.

Ce fut fini; a partir de la, Igoulen jamais plus ne put ingurgiter
l'eau. Ce cas d'impression morale, que j'ai vu de mes yeux, peut
s'ajouter, ce me semble, aux faits les plus curieux que la science
aujourd'hui explique par la suggestion.

En arriere des moissonneurs venaient enfin les glaneuses, ramassant
les epis laisses parmi les chaumes. A Arles on en voyait des troupes
qui, un mois consecutif, parcouraient le terroir. Elles couchaient
dans les champs, sous de petites tentes appelees tibaneou qui leur
servaient de moustiquaires, et le tiers de leurs glanes, selon
l'usage d'Arles, etait pour l'hopital.

Lecteur, voila les gens, braves enfants de la nature, qui, je puis te
le dire, ont ete mes modeles et mes maitres en poesie. C'est avec
eux, c'est la, au beau milieu des grands soleils, qu'etendu sous un
saule, nous apprimes, lecteurs, a jouer du chalumeau dans un poeme en
quatre chants, ayant pour titre _Les Moissons_, dont faisait partie
le lai de
_Margai_, qui est dans nos _Iles d'Or_. Cet essai de georgiques, qui
commencait ainsi :

	_Le mois de juin et les bles qui blondissent
	Et le grand-boire et la moisson joyeuse,
	Et de Saint Jean les feux qui etincellent,
	Voila de quoi parleront mes chansons_,

finissait par une allusion, dans la maniere de Virgile, a la
revolution de 1848.

	_Muse, avec toi, depuis la Madeleine,
	Si en cachette nous chantons en accord,
	Depuis le monde a fait pleine culbute:
	Et cependant que noyes dans la paix,
	Le long des ruisseaux nous melions nos voix
	Les rois roulaient pele-mele du trone
	Sous les assauts des peuples trop ployes
	Et, miserables, les peuples se hachaient
	Ainsi que les epis de ble sur l'aire_.

Mais ce n'etait pas la encore la justesse de ton que nous cherchions.
Voila pourquoi ce poeme ne s'est jamais publie. Une simple legende,
que nos bons moissonneurs redisaient tous les ans et qui trouve ici
sa place comme la pierre a la bague, valait mieux, a coup sur, que ce
millier de vers.

Les froments, cette annee-la, contait maitre Igoulen, avaient muri
presque tous a la fois, courant le risque d'etre haches par une
grele, egrenes par le mistral ou brouis par le brouillard, et les
hommes, cette annee-la, se trouvaient rares.

Et voila qu'un fermier, un gros fermier avare, sur la porte de sa
ferme etait debout, inquiet, les bras croises, et dans l'attente.

-- Non, je ne plaindrais pas, disait-il, un ecu par jour, un bel ecu
et la nourriture, a qui se viendrait louer.

Mais a ces mots le jour se leve, et voici que trois hommes s'avancent
vers le Mas, trois robustes moissonneurs: l'un a la barbe blonde,
l'un a la barbe blanche, l'un a la barbe noire. L'aube les accompagne
en les aureolant.

-- Maitre, dit le _capoulie_ (celui de la barbe blonde), Dieu vous
donne le bonjour: nous sommes trois _gavots_ de la montagne, et nous
avons appris que vous aviez du ble mur, du ble en quantite: maitre,
si vous voulez nous donner de l'ouvrage, a la journee ou a la tache,
nous sommes prets a travailler.

-- Mes bles ne pressent guere, le maitre repondit; mais pourtant,
pour ne pas vous refuser l'ouvrage, je vous baille, si vous voulez,
trente sous et la vie. C'est bien assez par le temps qui court.

Or c'etait le bon Dieu, saint Pierre avec saint Jean.

A l'approche des sept heures, le petit valet de la ferme vient, avec
l'anesse blanche, leur apporter le dejeuner et, de retour au Mas :

-- Valet, lui dit le maitre, que font les moissonneurs?

-- Maitre, je les trouvai, couches sur le talus du champ, qui
aiguisaient leurs faucilles; mais ils n'avaient pas coupe un epi.

A l'approche des dix heures, le petit valet de la ferme vient, avec
l'anesse blanche, leur apporter le _grand-boire_ et, de retour au
Mas:

-- Valet, lui dit le maitre, que font les moissonneurs?

-- Maitre, je les trouvai, couches sur le talus du champ, qui
aiguisaient leurs faucilles; mais ils n'avaient pas coupe un epi.

A l'approche de midi, le petit valet de la ferme vient, avec l'anesse
blanche, leur apporter le diner, et de retour au Mas:

-- Valet, lui dit le maitre, que font les moissonneurs?

-- Maitre, je les trouvai, couches sur le talus du champ, qui
aiguisaient leurs faucilles; mais ils n'avaient pas coupe un epi.

A l'approche des quatre heures, le petit valet de la ferme vient,
avec l'anesse blanche, leur apporter le gouter, et de retour au Mas:

-- Valet, lui dit le maitre, que font les moissonneurs?

-- Maitre, je les trouvai, couches sur le talus du champ, qui
aiguisaient leurs faucilles; mais ils n'avaient pas coupe un epi.

-- Ce sont la, dit le maitre, ce sont de ces faineants qui cherchent
du travail et prient Dieu de n'en point trouver. Pourtant il faut
aller voir.

Et cela dit, l'avare, pas a pas, vient a son champ, se cache dans un
fosse et observe ses hommes.

Mais alors le bon Dieu fait ainsi a saint Pierre:

-- Pierre, bats du feu.

-- J'y vais, Seigneur, repond saint Pierre.

Et saint Pierre de sa veste tire la cle du paradis, applique a un
caillou quelques fibres d'arbre creux et bat du feu avec la cle.

Puis le bon Dieu fait a saint Jean:

-- Souffle, Jean!

-- J'y vais, Seigneur, repond saint Jean.

Et saint Jean souffle aussitot les etincelles dans le ble avec sa
bouche; et d'une rive a l'autre un tourbillon de flamme, un gros
nuage de fumee enveloppe le champ. Bientot la flamme tombe, la fumee
se dissipe, et mille gerbes tout a coup apparaissent, coupees comme
il faut, comme il faut liees, et comme il faut aussi en gerbiers
entassees.

Et cela fait, le groupe remet aux carquois les faucilles et au Mas
lentement s'en revient pour souper, et tout en soupant:

--- Maitre, dit le chef des moissonneurs, nous avons termine le
champ... Demain pour moissonner, ou voulez-vous que nous allions?

-- _Capoulie_, repondit le maitre avaricieux, mes bles, dont j'ai
fait le tour, ne sont pas murs de reste. Voici votre payement; je ne
puis plus vous occuper.

Et alors les trois hommes, les trois beaux moissonneurs, disent au
maitre: adieu! Et chargeant leurs faucilles rengainees derriere le
dos, s'en vont tranquilles en leur chemin: le bon Dieu au milieu,
saint Pierre a droite, saint Jean a gauche, et les derniers rayons du
soleil qui se couche les accompagnent au loin, au loin.

Le lendemain le maitre de grand matin se leve et joyeusement se dit
en lui-meme:

-- N'importe! hier j'ai gagne ma journee en allant epier ces trois
hommes sorciers; maintenant j'en sais autant qu'eux.

Et appelant ses deux valets, dont un avait nom Jean et l'autre
Pierre, il les conduit a la plus grande des emblavures de la ferme.
Sitot arrives au champ, le maitre dit a Pierre :
-- Pierre, toi, bats du feu.
-- Maitre, j'y vais, repliqua Pierre.

Et Pierre de ses braies tire alors son couteau, applique a un silex
quelques fibres d'arbre creux et le couteau bat du feu. Mais le
maitre dit a Jean:

-- Souffle, Jean!

-- Maitre, j'y vais, repliqua Jean.

Et Jean avec sa bouche souffle au ble les etincelles... Aie! aie! aie
! la flamme en langues, une flamme affolee, enveloppe la moisson; les
epis s'allument, les chaumes petillent, le grain se charbonne; et
penaud, l'exploiteur, quand la fumee s'est dissipee, ne voit, au lieu
de gerbes, que braise et poussier noir!

CHAPITRE X

A AIX--EN-PROVENCE

Mlle Louise. -- L'amour dans les cypres. -- La ville d'Aix. --
L'ecole de droit -- L'ami Mathieu vient me rejoindre. -- La
blanchisseuse de la Torse. -- La baronne ideale. -- L'anthologie _Les
Provencales_.

Cette annee-la (1848), apres les vendanges, mes parents, qui me
voyaient baver a la chouette ou a la lune, si l'on veut, m'envoyerent
a Aix pour etudier le droit, car ils avaient compris, les braves
gens, que mon diplome de bachelier es lettres n'etait pas un brevet
suffisant de sagesse ni de science non plus. Mais, avant de partir
pour la cite Sextienne, une aventure m'arriva, sympathique et
touchante, que je veux conter ici.

Dans un Mas rapproche du notre etait venue s'etablir une famille de
la ville ou il y avait des demoiselles que nous rencontrions parfois
en allant a la messe. Vers la fin de l'ete, ces jeunes filles, avec
leur mere, nous firent une visite; et ma mere, avenante, leur offrit
le "caille" Car nous avions, au Mas, un beau troupeau de brebis et du
lait en abondance. C'etait ma mere elle-meme qui mettait la presure
au lait, des qu'on venait de le traire, et elle-meme qui, quand le
lait etait pris, faisait les petits fromages, ces jonchees du pays
d'Arles que Belaud de la Belaudiere, le poete provencal de l'epoque
des Valois, trouvait si bonnes :

	_A la ville des Baux, pour un florin vaillant,
	Vous avez un tablier plein de fromages
	Qui fondent au gosier comme sucre fin_.

Ma mere, chaque jour, telle que les bergeres chantees par Virgile,
portant sur la hanche la terrine pleine, venait dans le cellier avec
son ecumoire, et la, tirant du pot a beaux flocons le caille blanc,
elle en emplissait les formes percees de trous et rondes; et, apres
les jonchees faites, elle les laissait proprement s'egoutter sur du
jonc, que je me plaisais moi-meme a aller couper au bord des eaux.

Et voila que nous mangeames, avec ces demoiselles, une jatte de
caille. Et l'une d'elles, qui paraissait de mon age, et qui, par son
visage, rappelait ces medailles qu'on trouve a Saint-Remy, au ravin
des Antiques, avait de grands yeux noirs, des yeux langoureux, qui
toujours me regardaient. On l'appelait Louise.

Nous allames voir les paons, qui, dans l'aire, etalaient leur queue
en arc-en-ciel, les abeilles et leurs ruches alignees a l'abri du
vent, les agneaux qui belaient enfermes dans le bercail, le puits
avec sa treille portee par des piliers de pierre; enfin tout ce qui,
au Mas, pouvait les interesser. Louise, elle, semblait marcher dans
l'extase.

Quand nous fumes au jardin, dans le temps que ma mere causait avec la
sienne et cueillait a ses soeurs quelques poires beurrees, nous nous
etions, nous deux, assis sur le parapet de notre vieux Puits a roue.

-- Il faut, soudain me fit Mlle Louise, que je vous dise ceci: ne
vous souvient-il pas, monsieur, d'une petite robe, une robe de
mousseline, que votre mere vous porta, quand vous etiez en pension a
Saint-Michel-de-Frigolet?

-- Mais oui, pour jouer un role dans les _Enfants d'Edouard_.

-- Eh bien! cette robe, monsieur, c'etait ma robe.

-- Mais ne vous l'a-t-on pas rendue? repondis-je comme un sot.

-- Eh! si, dit-elle, un peu confuse... Je vous ai parle de cela, moi,
comme d'autre chose.

Et sa mere l'appela.

-- Louise!

La jouvencelle me tendit sa main glacee; et, comme il se faisait
tard, elles partirent pour leur Mas.

Huit jours apres, vers le coucher du soleil, voici encore a notre
seuil Louise, cette fois accompagnee seulement d'une amie.

-- Bonsoir, fit-elle. Nous venions vous acheter quelques livres de
ces poires beurrees que vous nous fites gouter, l'autre jour, a votre
jardin.

-- Asseyez-vous, mesdemoiselles, ma mere leur dit.

-- Oh! non! repondit Louise, nous sommes pressees, car il va etre
bientot nuit.

Et je les accompagnai, moi tout seul cette fois, pour aller cueillir
les poires.

L'amie de Louise, qui etait de Saint-Remy (on l'appelait Courrade),
etait une belle fille a chevelure brune, abondante, annelee sous un
ruban arlesien, que la pauvre demoiselle, si gentille qu'elle fut,
eut l'imprudence d'amener avec elle pour compagne.

Au jardin, arrives a l'arbre, pendant que j'abaissais une branche un
peu haute, Courrade, rengorgeant son corsage bombe et levant ses bras
nus, ses bras ronds, hors de ses manches, se mit a cueillir. Mais
Louise, toute pale, lui dit :

-- Courrade, cueille, toi, et choisis les plus mures.

Et, comme si elle voulait me dire quelque chose, s'ecartant avec moi,
qui etais deja trouble (sans trop savoir par laquelle), nous allames
pas a pas dans un kiosque de cypres, ou etait un banc de pierre. La,
moi dans l'embarras, elle me buvant des yeux, nous nous assimes l'un
pres de l'autre.

-- Frederic, me dit-elle, l'autre jour je vous parlais d'une robe
qu'a l'age de onze ans je vous avais pretee pour jouer la tragedie a
Saint-Michel-de-Frigolet... Vous avez lu, n'est- ce pas, l'histoire
de Dejanire et d'Hercule?

-- Oui, fis-je en riant, et aussi de la tunique que la belle Dejanire
donna au pauvre Hercule et qui lui brula le sang.

-- Ah! dit la jeune fille, aujourd'hui c'est bien le rebours : car
cette petite robe de mousseline blanche que vous aviez touchee, que
vous aviez vetue..., quand je la mis encore, je vous aimai a partir
de la... Et ne m'en veuillez pas de cet aveu, qui doit vous paraitre
etrange, qui doit vous paraitre fou! Ah! ne m'en veuillez pas,
continua-t-elle en pleurant, car ce feu divin, ce feu qui me vient de
la robe fatale, ce feu, o Frederic, qui me consume depuis lors, je
l'avais jusqu'a present, depuis sept annees peut-etre, tenu cache
dans mon coeur!

Moi, couvrant de baisers sa petite main fievreuse, je voulus aussitot
repondre en l'embrassant. Mais, doucement, elle me repoussa.

-- Non, dit-elle, Frederic, nous ne pouvons savoir si le poeme, dont
j'ai fait le premier chant, aura jamais une suite... Je vous laisse.
Pensez a ce que je vous ai dit, et, comme je suis de celles qui ne se
dedisent pas, quelle que soit la reponse, vous avez en moi une ame
qui s'est donnee pour toujours.

Elle se leva et, courant vers Courrade sa compagne :

-- Viens vite, lui dit-elle, allons peser et payer les poires.

Et nous rentrames. Elles reglerent, s'en allerent; et moi, le coeur
houleux, enchante et trouble de cette apparition de vierges -- dont
je trouvais chacune seduisante a sa facon, - longtemps sous les
derniers rayons du jour failli; longtemps entre les arbres, je
regardai la-bas s'envoler les tourterelles.

Mais, tout emoustille, tout heureux que je fusse, bientot, en me
sondant, je me vis dans l'imbroglio. Le _Pervigilium Veneris_ a beau
dire:

	_Qu'il aime demain, celui qui n'aima jamais:
	Et celui qui aima, qu'il aime encore demain_,

l'amour ne se commande pas. Cette vaillante jeune fille, armee
seulement de sa grace et de sa virginite, pouvait bien, dans sa
passion, croire remporter la victoire; elle pouvait, charmante
qu'elle etait, et charmee elle-meme par son long reve d'amour,
croire, conformement au vers de Dante,

	_Amor ch'a null' amato amor perdona_,

qu'un jeune homme, isole comme moi dans un Mas, a la fleur de l'age,
devait tressaillir d'emblee a son premier roucoulement. Mais l'amour
etant le don et l'abandon de tout notre etre, n'est-il pas vrai que
l'ame qui se sent poursuivie pour etre capturee fait comme l'oiseau
qui fuit l'appelant? N'est-il pas vrai, aussi, que le nageur, au
moment de plonger dans un gouffre d'eau profonde, a toujours une
passe d'instinctive apprehension?

Toujours est-il que, devant la chaine de fleurs, devant les roses
embaumees qui s'epanouissaient pour moi, j'allais avec reserve;
tandis que vers l'autre, vers la confidente qui, toute a son devoir
d'amie devouee, semblait eviter mon abord, mon regard, je me sentais
porte involontairement. Car, a cet age, s'il faut tout dire, je
m'etais forme une idee, et de l'amante et de l'amour, toute
particuliere. Oui, je m'etais imagine que, tot ou tard, au pays
d'Arles je rencontrerais, quelque part, une superbe campagnarde,
portant comme une reine le costume arlesien, galopant sur sa cavale,
un trident a la main, dans les _ferrades_ de la Crau, et qui,
longtemps priee par mes chansons d'amour, se serait, un beau jour,
laisse conduire a notre Mas, pour y regner comme ma mere
sur un peuple de patres, de _gardians_, de laboureurs et de
_magnanarelles_. Il semblait que, deja, je revais de ma Mireille; et
la vision de ce type de beaute plantureuse qui, deja, couvait en moi,
sans qu'il me fut possible ni permis de l'avouer, portait grand
prejudice a la pauvre Louise, un peu trop demoiselle au compte de ma
reverie.

Et alors, entre elle et moi, s'engagea une correspondance ou, plutot,
un echange d'amour et d'amitie qui dura plus de trois ans (tout le
temps que je fus a Aix): moi, galamment, abondant vers son faible,
pour la sevrer, peu a peu, si je pouvais; elle, de plus en plus
endolorie et ferme, me jetant de lettre en lettre ses adieux
desesperes... De ces lettres, voici la derniere que je recus. Je la
reproduis telle quelle :

"Je n'ai aime qu'une fois, et je mourrai, je le jure, avec le nom de
Frederic grave seul dans mon coeur. Que de nuits blanches j'ai
passees en songeant a mon mauvais sort! Mais, hier, en lisant tes
consolations vaines, je me fis tant de violence pour retenir mes
pleurs que le coeur me defaillit. Le medecin dit que j'avais la
fievre, que c'etait de l'agitation nerveuse, qu'il me fallait le
repos.

"-- La fievre! m'ecriai-je; ah! que ce fut la bonne!

"Et, deja, je me sentais heureuse de mourir pour aller t'attendre
la-bas ou ta lettre me donne rendez-vous... Mais ecoute, Frederic,
puisqu'il en est ainsi, lorsqu'on te dira, et va, ce n'est pas pour
longtemps, lorsqu'on t'annoncera que j'aurai quitte la terre,
donne-moi, je t'en prie, une larme et un regret. Il y a deux ans, je
te fis une promesse : c'etait de demander tous les jours a Dieu qu'il
te rendit heureux, parfaitement heureux... Eh bien ! je n'y ai jamais
manque, et j'y serai fidele, jusqu'a mon dernier soupir. Mais toi, o
Frederic, je te le demande en grace: lorsqu'en te promenant tu verras
des feuilles jaunes rouler sur ton passage, pense un peu a ma vie,
fletrie par les larmes, sechee par la douleur; et si tu vois un
ruisseau qui murmure doucement, ecoute sa plainte: il te dira comme
je t'aimais; et si quelque oisillon t'effleure de son aile, prete
l'oreille a son gazouillis, et il te dira, pauvrette! que je suis
toujours avec toi... O Frederic!
je t'en prie, n'oublie jamais Louise!"

Voila l'adieu supreme que, scelle de son sang, m'envoya la jeune
vierge -- avec une medaille de la Vierge Marie, qu'elle avait
couverte de ses baisers -- dans un petit porte- feuille de velours
cramoisi, sur la couverture duquel elle avait brode, avec ses cheveux
chatains, mes initiales au milieu d'un rameau de lierre.

	_Je me ferai la touffe de lierre,
	Je t'embrasserai_.

Pauvre et chere Louise! A quelque temps de la, elle prit le voile de
nonne et mourut peu d'annees apres. Moi, encore tout emu, au bout
d'un si long temps, par la melancolie de cet amour etiole, defleuri
avant l'heure, je te consacre, o Louise, ce souvenir de pitie et je
l'offre a tes manes errant peut-etre autour de moi!

La ville d'Aix (_cap de justice_, comme on disait jadis), ou nous
etions venu pour etudier le "droit ecrit" en raison de son passe de
capitale de Provence et de cite parlementaire, a un renom de gravite
et de tenue hautaine qui sembleraient faire contraste avec l'allure
provencale. Le grand air que lui donnent les beaux ombrages de son
Cours, ses fontaines monumentales et ses hotels nobiliaires, puis la
quantite d'avocats, de magistrats, de professeurs, de gens de robe de
tout ordre, qu'on y rencontre dans les rues, ne contribuent pas peu a
l'aspect solennel, pour ne pas dire froid, qui la caracterise. Mais,
de mon temps du moins, cela n'etait qu'en surface, et, dans ces
Cadets d'Aix, il y avait, s'il me souvient, une humeur familiere, une
gaiete de race, qui tenaient, auriez-vous dit, des traditions
laissees par le bon roi Rene.

Vous aviez des conseillers, des presidents de cour, qui, pour se
divertir, dans leurs salons, dans leurs bastides, touchaient le
tambourin. Des hommes graves, comme le docteur d'Astros, frere du
cardinal, lisaient a l'Academie des compositions de leur cru en
joyeux parler de Provence : maniere comme une autre de maintenir le
culte de l'ame nationale et qui, dans Aix, n'eut jamais cesse. Car le
comte Portais, un des grands jurisconsultes du Code Napoleon,
n'avait-il pas ecrit une comedie provencale? Et M. Diouloufet, un
bibliothecaire de l'Athenes du Midi, comme Aix s'intitule parfois,
n'avait-il pas, sous Louis XVIII, chante en provencal les _magnans_
ou vers a soie? M. Mignet, l'historien, l'academicien illustre,
venait tous les ans a Aix pour jouer a la boule. Il avait meme
formule la maxime suivante :

"Rien n'est plus propre a refaire un homme que de vivre au clair
soleil, parler provencal, manger de la brandade et faire tous les
matins une partie de boules."

M. Borely, un ancien procureur general, entrait dans la ville, a
cheval, guetre comme un riche toucheur, conduisant fierement un
troupeau de porcs anglais. Et de lui les gens disaient:

-- N'est pas porcher celui qui conduit ses porcs lui-meme.

Le lendemain de la Noel, nous allions a Saint-Sauveur entendre les
_Plaintes de saint Etienne_, recitees en provencal (comme on le fait
encore) par un chanoine du Chapitre et, dans cette cathedrale, on
executait, le jour des Rois (comme on y execute encore), avec une
admirable pompe, le Noel _De matin ai rescountra lou trin_.

Au Saint-Esprit, les dames se plaisaient a venir entendre les prones
provencaux de l'abbe Emery, et celles du grand monde, pour ne pas
laisser perdre les galantes coutumes, quand venait le carnaval et le
temps des soirees, se faisaient dodiner dans des chaises a porteurs,
accompagnees de torches qu'on eteignait, en arrivant, a l'eteignoir
des vestibules.

Point rare qu'il y eut, au courant de l'hiver, quelque esclandre
mondain, tel que l'enlevement d'une superbe juive avec M. de
Castillon, qui avait su depenser royalement une fortune, lorsqu'il
fut _Prince d'amour_ aux jeux de la Fete-Dieu.

A propos de ces jeux, nous eumes l'occasion, dans notre sejour a Aix,
de les voir sortir, je crois, pour une des dernieres fois: _le Roi de
la Basoche, l'Abbe de la Jeunesse_, les _Tirassons_, les _Diables_,
le _Guet_, la _Reine de Saba_, les _Chevaux-Frus_ en particulier,
avec leur rigaudon que Bizet a cueilli pour l'_Arlesienne_, de Daudet
:

_Madame de Limagne
Fait danser les Chevaux-Frus;
Elle leur donne des chataignes,
Ils disent qu'ils n'en veulent plus;
Et danse, o gueux! Et danse, o gueux!
Madame de Limagne
Fait danser les Chevaux-Frus_.

Cette resurrection du passe provencal, avec ses vieilles joies naives
(et surannees, helas !), nous impressionna vivement, comme vous
pourriez le voir au chant dixieme de _Calendal_, ou elles sont
decrites, telles que nous les vimes.

Or, figurez-vous qu'a Aix, quelques mois seulement apres mon arrivee,
faisant ma promenade une apres-midi sur le Cours, oh! charmante
surprise, je vis se profiler, pres de la Fontaine-Chaude, le nez de
mon ami Anselme Mathieu, de Chateauneuf.

-- Ca n'est pas une blague, me fit Mathieu en me voyant, avec son
flegme habituel; cette eau, mon cher, est vraiment chaude, et c'est
bien le cas de dire : "Celle-la fume."

-- Mais depuis quand a Aix? lui dis-je en lui serrant la main.

-- Depuis, fit-il, attends..., depuis avant-hier au soir.

-- Et quel bon vent t'amene?

-- Ma foi, repondit-il, je me suis dit : Puisque Mistral est alle
faire a Aix son droit, il faut y aller aussi et tu feras le tien."

-- C'est bien pense, lui dis-je, et tu peux croire, Anselme, que j'en
suis ravi, sais-tu? Mais as-tu passe bachelier?

-- Oui, dit-il en riant, j'ai passe, comme la piquette sur le marc de
vendange.

-- C'est que, mon pauvre Anselme, pour etre admis aux grades de la
Faculte de Droit, je crois qu'il faut avoir son baccalaureat es
lettres.

-- Bon enfant ! riposta le gentil ami Mathieu, supposons qu'on ne
veuille pas me diplomer comme les autres, pourra-t--on m'empecher de
prendre ma licence, voyons, en droit d'amour?... Tiens, pas plus tard
que tantot, en allant me promener dans une espece de vallon qu'on
appelle la Torse, j'ai fait la connaissance d'une jeune
blanchisseuse, un peu brune, c'est vrai, mais ayant bouche rouge,
quenottes de petit chien qui ne demandent qu'a mordre, deux frisons
folletant hors de sa coiffe blanche, la nuque nue, le nez en l'air,
les bras joliment poteles...

-- Allons, grivois, il me parait que tu ne l'as pas mal lorgnee.

-- Non, dit-il, Frederic, il ne faudrait pas croire que moi, un
rejeton des marquis de Montredon, si peu sense que je sois, j'aille
m'amouracher d'un minois de lavoir. Mais vois- tu je ne sais pas si
tu es comme moi: quand je fais la rencontre de quelque friand museau,
serait-ce un museau de chatte je ne puis m'empecher de me retourner
pour voir. Bref, en causant avec la petite, nous sommes convenus
qu'elle me blanchirait mon linge et qu'elle viendrait le prendre la
semaine prochaine.

-- Mathieu, tu es un gueusard, un friponneau, tu sens le roussi...

-- Non, mon ami, tu n'y es pas, laisse donc que j'acheve. Ayant ainsi
traite avec ma blanchisseuse, comme, tout en causant, je vis, a
travers l'ecume qui lui giclait entre les doigts, qu'elle froissait
et chiffonnait une chemise de dentelle: "Diable, quel linge fin!
dis-je a la jeune fille, cette chemise-la n'est pas faite pour
couvrir les fruits d'automne d'une gaupe!" "Il s'en faut!
repondit-elle. Ca, c'est la chemisette d'une des plus belles dames de
la rue des Nobles: une baronne de trente ans, mariee, la pauvrette, a
un vieux barbon d'homme qui est juge a la cour et jaloux comme un
Turc." "Mais elle doit transir d'ennui!" "Transir? ah! tant et tant
qu'elle est toujours a son balcon, comme en attente du galant, tenez,
qui viendra la distraire." "Et on l'appelle?" "Mais monsieur vous en
voulez trop savoir... Moi, voyez-vous je lave la lessive qu'on me
donne, mais je ne me mele pas de ce qui apres tout, ne me regarde
pas." Il ne m'a pas ete possible d'en tirer plus pour le moment...
Mais ajouta Matthieu, lorsqu'elle viendra chercher mon blanchissage
dans ma chambre, vois-tu, dusse-je bien lui faire deux et trois
caresses, il faut qu'elle soit fine si elle n'ouvre pas la bouche.

-- Et apres, quand tu sauras le nom de la baronne?

-- Eh ! mon cher, j'ai du pain sur la planche pour trois ans!
Cependant que vous autres, les pauvres etudiants en droit vous allez
vous morfondre a eplucher le Code, moi, tel que les troubadours de
l'antique Provence, je vais, sous le balcon de ma belle baronne,
etudier a loisir les douces _Lois d'Amour_.

Et, comme je vous le livre, telles furent, les trois ans que nous
restames a Aix, et la tache et l'etude du chevalier Mathieu.

Oh! les belles excursions, la-bas, au pont de l'Arc, sur la
grand'route de Marseille, dans la poussiere jusqu'a mi-jambe et les
parties au Tholonet, -- ou nous allions humer le vin cuit de
Langesse; et les duels entre etudiants, dans le vallon des Infernets,
avec les pistolets charges de crottes de chevre; et ce joli voyage
qu'avec la diligence nous fimes a Toulon, en passant par le bois de
Cuge et a travers les gorges d'Ollioules!

Un peu plus, un peu moins, nous faisions ce qu'avaient fait, mon
Dieu! les etudiants du temps des papes d'Avignon et du temps de la
reine Jeanne. Ecoutez ce qu'en ecrivait, du temps de Francois 1er, le
poete macaronique Antonius de Arena :

	_Genti gallantes sunt omnes Instudiantes
	Et bellas garsas semper amare soient;
	Et semper, semper sunt de bragantibus ipsi;
	Inter mignonos gloria prima manet:
	Banquetant, bragant, faciunt miracula plura,
	Et de bonitate sunt sine fine boni_.

	(De gentillessiis Instudiantium.)

Tandis qu'au Gai-Savoir, dans la noble cite des comtes de Provence,
nous nous initions ainsi, Roumanille, plus sage, publiait en Avignon,
dans un journal de guerre appele la _Commun, ces dialogues pleins de
sens, de saveur, de vaillance, tels que le _Thym, Un Rouge et un
Blanc_, les _Pretres_, qui mettaient en valeur et popularisaient la
prose provencale.
Puis, avec la decision, avec l'autorite que lui donnait deja le
succes de ses _Paquerettes_ et de ses hardis pamphlets, au
rez-de-chaussee de son journal, il convoquait, tant vieux que jeunes,
les trouveres de ce temps; et de ce ralliement sortait une
anthologie, les _Provencales_, qu'un professeur eminent, M.
Saint-Rene Taillandier, alors a Montpellier, presentait au public
dans une introduction chaleureuse et savante (Avignon, librairie
Seguin, 1852).

Ce precoce recueil contenait des poesies du vieux docteur d'Astros et
de Gaut, d'Aix; des Marseillais Aubert, Bellot, Benedit, Bourrelly et
de Barthelemy (celui de la _Nemesis_,); des Avignonnais Boudin,
Cassan, Giera; du Beaucairois Bonnet; du Tarasconais Gautier; de
Reybaud, de Dupuy, qui etaient de Carpentras; de Castil-Blaze, de
Cavaillon; de Crousillat,de Salon; de Garcin, "fils ardent du
marechal d'Alleins" (mentionne dans _Mireille_) ; de Mathieu, de
Chateauneuf; de Chalvet, de Nyons; et d'autres; puis un groupe du
Languedoc: Moquin-Tondon, Peyrottes, Lafare-Alais; et une piece de
Jasmin.

Mais les morceaux les plus nombreux etaient de Roumanille, alors en
pleine production et duquel Sainte-Beuve avait salue les Creches
comme "dignes de Klopstock". Theodore Aubanel, dans ses vingt-deux
ans, donnait la, lui aussi, ses premiers coups de maitre: _le 9
Thermidor, les Faucheurs, A la Toussaint_. Moi, enfin, enflamme de la
plus belle ardeur, j'y allais de mes dix pieces (_Amertume, le
Mistral, Une Course de Taureaux_) et d'un _Bonjour a Tous_ qui
disait, pour noter notre point de depart :

	_Nous trouvames dans les berges
	Revetue d'un mechant haillon,
	La langue provencale:
	En allant paitre les brebis,
	La chaleur avait bruni sa peau,
	La pauvre n'avait que ses longs cheveux
	Pour couvrir ses epaules.
	Et voila que des jeunes hommes,
	En vaguant par la
	Et la voyant si belle,
	Se sentirent emus.
	Qu'ils soient donc les bienvenus,
	Car ils l'ont vetue dument
	Comme une demoiselle_.

Mais revenons aux amours de Mathieu avec la baronne d'Aix, dont je
n'ai pas termine l'histoire.

Chaque fois que je rencontrais mon etudiant "en lois d'amour", je
l'interpellais ainsi:

-- Eh bien!, Mathieu, ou en sommes-nous?

-- Nous en sommes, me repondit-il un jour, que Lelette (c'etait le
nom de la blanchisseuse) a fini par m'indiquer l'hotel de la baronne;
que j'ai passe et repasse, mon ami, tant de fois sous les cariatides
de son balcon, que, rendons grace a Dieu, j'ai ete remarque... et la
dame, une beaute comme tu n'en vis oncques, la dame enjolee, charmee
de son cavalier servant, a daigne, l'autre soir, me laisser tomber du
ciel, tiens, une fleur d'oeillet.

Et, disant cela, Mathieu m'exhibait une fleur fanee et, faisant les
yeux tendres, lancait a la volee un baiser dans l'azur. Un mois, deux
mois passerent, je ne rencontrais plus Mathieu. Je dis:

-- Allons le voir.

Je monte donc a sa chambrette -- et qu'est-ce que je trouve? Mon
Anselme, qui, le pied sur une chaise, me fait:

-- Arrive vite, que je te conte mon accident... Figure-t-on, mon bon,
que j'avais trouve le joint, une nuit sur les onze heures, pour
entrer dans le jardin de ma divine baronne. Tout etait arrange.
Lelette, ma brave blanchisseuse, nous pretait la main... et je
pensais grimper, par un de ces rosiers qui, tu sais? fleurissent en
treillage, jusqu'a une fenetre ou devait ma souveraine tendre le bras
a mes baisers. J'escaladais deja. Le coeur, tu peux m'en croire, me
battait fortement... O ciel! tout a coup la fenetre s'entr'ouvre
doucement; les liteaux de la jalousie se haussent: une main,
Frederic, une main... (ah! je le connus vite, ce n'etait pas celle de
la baronne) me secoue sur le nez la cendre d'une pipe! Comme tu peux
imaginer, je n'attendis pas mon reste... Je glisse a terre, je
m'enfuis, je franchis le mur du jardin, et, patatras! morbleu, je me
foule le pied!

Vous pouvez penser si nous rimes a nous demonter la machoire!

-- Mais, au moins, tu as fait venir un medecin?

-- Oh! ca ne vaut pas la peine, dit-il... La mere de Lelette se
trouve une conjuratrice (tu les connais peut-etre elles tiennent un
bouchon vers la porte d'Italie). Elles m'ont fait tremper le pied
dans un baquet de saumure. La vieille, en marmottant quelques
execrations, m'y a fait trois signes de croix avec son gros orteil,
puis on me l'a serre de bandes...
Et, maintenant, j'attends, en lisant les _Paquerettes_ de l'ami
Roumanille, que Dieu y mette sa sainte main... Mais le temps ne me
dure pas: car Lelette m'apporte, deux fois par jour, mon ordinaire;
et, a defaut de grives, comme dit le proverbe, on mange des
merlettes.

Or ca, l'ami Mathieu, futur (et bien nomme) _Felibre des Baisers_,
qui fut toute sa vie le plus beau songe-fetes que j'aie jamais connu,
avait-il revasse l'histoire que je viens de dire? Je n'ai jamais pu
l'eclaircir, et j'ai raconte la chose telle qu'il me la narra.

CHAPITRE XI

LA RENTREE AU MAS

L'eclosion de Mireille. -- L'origine de ce nom. -- Le cousin
Tourette. -- Le moulin a l'huile. -- Le bucheron Siboul. --
L'herborisateur Xavier. -- Le coup d'Etat (1851). --  L'excursion
dans les astres, -- Le Congres des Trouveres: Jean Reboul. -- Le
Romevage d'Aix : Brizeux, Zola.

Une fois "licencie", ma foi, comme tant d'autres (et, vous avez pu le
voir, je ne me surmenai pas trop), fier comme un jeune coq qui a
trouve un ver de terre, j'arrivai au Mas a l'heure ou on allait
souper sur la table de pierre, au frais, sous la tonnelle, aux
derniers rayons du jour.

-- Bonsoir toute la compagnie!

-- Dieu te le donne, Frederic!

-- Pere, mere tout va bien... A ce coup, c'est bien fini!

-- Et belle delivrance! ajouta Madeleine, la jeune Piemontaise qui
etait servante au Mas.

Et lorsque, encore debout, devant tous les laboureurs, j'eus rendu
compte de ma derniere suee, mon venerable pere, sans autre
observation, me dit seulement ceci:

-- Maintenant, mon beau gars, moi j'ai fait mon devoir. Tu en sais
beaucoup plus que ce qu'on m'en a appris... C'est a toi de choisir la
voie qui te convient: je te laisse libre.

-- Grand merci! repondis-je.

Et la meme, -- a cette heure, j'avais mes vingt et un ans, -- le pied
sur le seuil du Mas paternel, les yeux vers les Alpilles, en moi et
de moi-meme, je pris la resolution: premierement, de relever, de
raviver en Provence le sentiment de race que je voyais s'annihiler
sous l'education fausse et antinaturelle de toutes les ecoles;
secondement, de provoquer cette resurrection par la restauration de
la langue naturelle et historique du pays, a laquelle les ecoles font
toutes une guerre a mort; troisiemement, de rendre la vogue au
provencal par l'influx et la flamme de la divine poesie.

Tout cela, vaguement, bourdonnait en mon ame; mais je le sentais
comme je vous dis. Et plein de ce remous, de ce bouillonnement de
seve provencale, qui me gonflait le coeur, libre d'inclination envers
toute maitrise ou influence litteraire, fort de l'independance qui me
donnait des ailes, assure que plus rien ne viendrait me deranger, un
soir, par les semailles, a la vue des laboureurs qui suivaient la
charrue dans la raie, j'entamai, gloire a Dieu! le premier chant de
_Mireille_.

Ce poeme, enfant d'amour, fit son eclosion paisible, peu a peu, a
loisir, au souffle du vent large, a la chaleur du soleil ou aux
rafales du mistral, en meme temps que je prenais la surveillance de
la ferme, sous la direction de mon pere qui, a quatre-vingts ans,
etait devenu aveugle.

Me plaire a moi, d'abord, puis a quelques amis de ma premiere
jeunesse, -- comme je l'ai rappele dans un des chants de _Mireille_:

	_O doux amis de ma jeunesse,
	Aerez mon chemin de votre sainte haleine_,

c'etait tout ce que je voulais. Nous ne pensions pas a Paris, dans
ces temps d'innocence. Pourvu qu'Arles -- que j 'avais a mon horizon,
comme Virgile avait Mantoue -- reconnut, un jour, sa poesie dans la
mienne, c'etait mon ambition lointaine. Voila pourquoi, songeant aux
campagnards de Crau et de Camargue, je pouvais dire:

_Nous ne chantons que pour vous, patres et gens des Mas_.

De plan, en verite, je n'en avais qu'un a grands traits, et seulement
dans ma tete. Voici:

Je m'etais propose de faire naitre une passion entre deux beaux
enfants de la nature provencale, de conditions differentes, puis de
laisser a terre courir le peloton, comme dans l'imprevu de la vie
reelle, au gre des vents!

Mireille, ce nom fortune qui porte en lui sa poesie, devait
fatalement etre celui de mon heroine: car je l'avais, depuis le
berceau, entendu dans la maison, mais rien que dans notre maison.
Quand la pauvre Nanon, mon aieule maternelle, voulait gracieuser
quelqu'une de ses filles:

-- C'est Mireille, disait-elle, c'est la belle Mireille, c'est
Mireille, mes amours.

Et ma mere, en plaisantant, disait parfois de quelque fillette:

-- Tenez! la voyez-vous, Mireille mes amours!

Mais, quand je questionnais sur Mireille, personne n'en savait
davantage: une histoire perdue, dont il ne subsistait que le nom de
l'heroine et un rayon de beaute dans une brume d'amour. C'etait assez
pour porter bonheur a un qui, peut-etre, -- sait-on? -- fut, par
cette intuition lui appartient aux poetes, la reconstitution d'un
roman veritable.

Le Mas du Juge, a cette epoque, etait un vrai foyer de poesie
limpide, biblique et idyllique. N'etait-il pas vivant, chantant
autour de moi, ce poeme de Provence avec son fond d'azur et son
encadrement d'Alpille? L'on n'avait qu'a sortir pour s'en trouver
tout ebloui. Ne voyais-je pas Mireille passer, non seulement dans mes
reves de jeune homme, mais encore en personne, tantot dans ces
gentilles fillettes de Maillane qui venaient, pour les vers a soie,
cueillir la feuille des muriers, tantot dans l'allegresse de ces
sarcleuses, ces faneuses, vendangeuses, oliveuses, qui allaient et
venaient, leur poitrine entrouvertes, leur coiffe cravatee de blanc,
dans les bles, dans les foins, dans les oliviers et dans les vignes?

Les acteurs de mon drame, mes laboureurs, mes moissonneurs, mes
bouviers et mes patres, ne circulaient-ils pas, du point de l'aube au
crepuscule, devant mon jeune enthousiasme? Vouliez-vous un plus beau
vieillard, plus patriarcal, plus digue d'etre le prototype de mon
maitre Ramon, que le vieux Francois Mistral, celui que tout le monde
et ma mere elle-meme n'appelaient que le "maitre"? Pauvre pere!
Quelquefois, quand le travail etait pressant, il fallait donner aide,
soit pour rentrer les foins, soit pour deriver l'eau de notre puits a
roue, il criait dehors:

-- Ou est Frederic?

Bien qu'a ce moment-la je fusse allonge sous un saule, paressant a la
recherche de quelque rime en fuite, ma pauvre mere repondait:

-- Il ecrit.

Et aussitot, la voix rude du brave homme s'apaisait en disant:

-- Ne le derange pas.

Car, pour lui, qui n'avait lu que l'Ecriture Sainte et _Don
Quichotte_ en sa jeunesse, ecrire etait vraiment un office religieux,
Et il montre bien ce respect pour le mystere de la plume, le debut
d'un recitatif, usite jadis chez nous, et dont nous reparlerons au
sujet du mot _Felibre_:

	_Monseigneur saint Anselme lisait et ecrivait.
	Un jour, de sa sainte ecriture,
	Il est monte au haut du ciel_.

Un autre personnage qui eut, sans le savoir, le don d'interesser ma
Muse epique, c'etait le cousin Tourrette, du village de Mouries: une
espece de colosse, membru et eclope, avec de grosses guetres de cuir
sur les souliers et connu a la ronde, dans les plaines de Crau, sous
le nom du _Major_, ayant, en 1815, ete tambour-major des gardes
nationaux qui, sous le commandement du duc d'Angouleme, voulaient
arreter Napoleon, a son retour de l'ile d'Elbe. Il avait, dans sa
jeunesse, dissipe son bien au jeu; et dans ses vieux jours, reduit
aux abois, il venait, tous les hivers, passer une quinzaine avec nous
autres, au Mas. Lorsqu'il repartait, mon pere lui donnait, dans un
sac, quelques boisseaux de ble. L'ete, il parcourait la Crau et la
Camargue, allant aider aux bergers, lorsqu'on tondait les troupeaux,
aux fermiers pour le depiquage, aux faucheurs de marais pour engerber
les roseaux ou, enfin, aux sauniers pour mettre le sel en meules.
Aussi connaissait-il la terre d'Arles et ses travaux, assurement,
comme personne. Il savait le nom des Mas, des paturages, des chefs de
bergers, des haras de chevaux et de taureaux sauvages, ainsi que de
leurs gardiens. Et il parlait de tout avec une faconde, un
pittoresque, une noblesse
d'expressions provencales, qu'il y avait plaisir d'entendre. Pour
dire, par exemple, que le comte de Mailly etait riche, fort riche en
proprietes baties:

-- Il possede, disait-il, sept arpents de toitures.

Les filles qui s'engagent pour la cueillette des olives -- a Mouries,
elles sont nombreuses -- le louaient pour leur dire des contes a la
veillee. Elles lui donnaient, je crois, un sou chacune par veillee.
Il les faisait tordre de rire, car il savait tous les contes, plus ou
moins croustilleux, qui, d'une bouche a l'autre, se transmettent dans
le peuple, tels que: _Jean de la Vache, Jean de la Mule, Jean de
l'Ours, le Doreur_, etc.

Une fois que la neige commencait a tomber :

-- Allons, disions-nous, le cousin apparaitra bientot.

Et il ne manquait jamais.

-- Bonjour, cousin!

-- Cousin, bonjour!

Et voila. La main touchee et son baton depose, humblement, derriere
la porte, et s'attablait, mangeait une belle tartine de fromage petri
et entamait, ensuite, le sujet de l'olivaison, Et il contait que les
meules, en son bourg de Mouries, ne pouvaient tenir pied a la recolte
des olives. Et il disait:

-- Comme on est bien, l'hiver, lorsqu'il fait froid, dans ces moulins
a huile! Ecarquille sur le marc tout chaud, on regarde, a la clarte
des caleils a quatre meches, les presseurs d'huile moitie nus qui,
lestes comme chats, poussent tous a la barre, au commandement du
chef:

-- Allons, ce coup! Encore un coup! Encore un bon coup! Houp! que
tout claque! La!

Etant, le cousin Tourrette, comme tous les songeurs, tant soit peu
faineant, il avait, toute sa vie, reve de trouver une place ou il y
eut peu de travail.

-- Je voudrais, nous disait-il, la place de compteur de mornes, a
Marseille par exemple, dans un de ces grands magasins ou, lorsqu'on
les debarque, un homme, etant assis, peut, en comptant les douzaines,
gagner (me suis-je laisse dire) ses douze cents francs par an.

Mon pauvre vieux Major! Il mourut comme tant d'autres, sans avoir vu
realiser sa reverie sur les mornes.

Je n'oublierai pas non plus, parmi mes collaborateurs, ou, tant vaut
dire, mes fauteurs de la poesie de _Mireille_, le bucheron Siboul :
un brave homme de Montfrin, habille de velours, qui venait tous les
ans, a la fin de l'automne, avec sa grande serpe, tailler joliment
nos bourrees de saule. Pendant qu'il decoupait et appareillait ses
rondins, que d'observations justes il me faisait sur le Rhone, sur
ses courants, ses tourbillons, sur ses lagunes, sur ses baies, sur
ses graviers et sur ses iles, puis sur les animaux qui frequentent
ses digues, les loutres qui gitent dans les arbres creux, les bievres
qui coupent des troncs comme la cuisse, et sur les pendulines qui,
dans les Segonnaux, suspendent leurs nids aux peupliers blancs, et
sur les coupeurs d'osier et les vanniers de Valiabregue!

Enfin, le voisin Xavier, un paysan herboriste, qui me disait les noms
en langue provencale et les vertus des simples et de toutes les
herbes de Saint-Jean et de Saint-Roch. Si bien que mon bagage de
botanique litteraire, c'est ainsi que je le formai... Heureusement!
car m'est avis, sans vouloir les mepriser, que nos professeurs des
ecoles, tant les hautes que les basses, auraient ete, bien sur,
entrepris pour me montrer ce qu'etait un chardon ou un laiteron.

Comme une bombe, dans l'entrefaite de ce prodrome de _Mireille_,
eclata la nouvelle du coup d'Etat du 2 decembre 1851.

Quoique je ne fusse pas de ces fanatiques chez qui la Republique
tient lieu de religion, de justice et de patrie, quoique les
Jacobins, par leur intolerance, par leur manie du niveau, par la
secheresse, la brutalite de leur materialisme, m'eussent decourage et
blesse plus d'une fois, le crime d'un gouvernant qui dechirait la loi
juree par lui m'indigna. Il
m'indigna, car il fauchait toutes mes illusions sur les federations
futures dont la Republique en France pouvait etre le couvain.

Quelques-uns des collegues de l'Ecole de Droit allerent se mettre a
la tete des bandes d'insurges qui se soulevaient dans le Var au nom
de la Constitution; mais le grand nombre, en Provence comme ailleurs,
les uns par degout de la turbulence des partis, les autres eberlues
par le reflet du premier Empire, applaudirent, il est vrai, au
changement de regime. Qui pouvait deviner que l'Empire nouveau dut
s'effondrer dans une effroyable guerre et l'ecroulement national ?

Pour conclure, je vais citer ce qui me fut dit un jour, apres 1870
par Taxile Delord, republicain pourtant et depute de Vaucluse, un
jour qu'en Avignon, sur la place de l'Horloge, nous nous promenions
ensemble:

-- La gaffe, disait-il, la plus prodigieuse qui se soit jamais faite
dans le parti avance, fut la Revolution de 1848. Nous avions au
gouvernement une belle famille, francaise, nationale, liberale entre
toutes et compromise meme avec la Revolution, sous les auspices de
laquelle on pouvait obtenir, sans trouble, toutes les libertes que le
progres comporte... Et nous l'avons bannie. Pourquoi? Pour faire
place a ce bas empire qui a mis la France en debacle!

Quoi qu'il en soit, en consequence, je laissai de cote -- et pour
toujours -- la politique inflammatoire, comme ces embarras qu'on
abandonne en route pour marcher plus leger, et a toi, ma Provence, et
a toi, poesie, qui ne m'avez jamais donne que pure joie, je me livrai
tout entier.

Et voici que, rentre dans la contemplation, un soir, me promenant en
quete de mes rimes, car mes vers, tant que j'en ai fait, je les ai
trouves tous par voies et par chemins, je rencontrai un vieux qui
gardait les brebis. Il avait nom "le galant jean". Le ciel etait
etoile, la chouette miaulait, et le dialogue suivant (que vous avez
lu peut-etre, traduit par l'ami Daudet) eut lieu dans cette
rencontre.

LE BERGER

Vous voila bien ecarte, monsieur Frederic?

MOI

Je vais prendre un peu l'air, maitre Jean.

LE BERGER

Vous allez faire un tour dans les astres?

MOI

Maitre Jean, vous l'avez dit. Je suis tellement soul, desabuse et
ecoeure des choses de la terre que je voudrais, cette nuit, m'enlever
et me perdre dans le royaume des etoiles.

LE BERGER

Tel que vous me voyez, j'y fais, moi, une excursion presque toutes
les nuits, et je vous certifie que le voyage est des plus beaux.

MOI

Mais comment faire pour y aller, dans cet abime de lumiere?

LE BERGER

Si vous voulez me suivre, pendant que les brebis mangent, tout
doucement, monsieur, je vous y conduirai et vous ferai tout voir.

MOI

Galant Jean, je vous prends au mot.

LE BERGER

Tenez, montons par cette voie qui blanchit du nord au sud: c'est le
chemin de Saint Jacques. Il va de France droit sur l'Espagne. Quand
l'empereur Charlemagne faisait la guerre aux Sarrasins, le grand
saint Jacques de Galice le marqua devant lui pour lui indiquer la
route.

MOI

C'est ce que les paiens designaient par Voie Lactee.

LE BERGER

C'est possible; moi je vous dis ce que j'ai toujours oui dire...
Voyez-vous ce beau chariot, avec ces quatre roues qui eblouissent
tout le nord? C'est le Chariot des Ames. Les trois etoiles qui
precedent sont les trois betes de l'attelage; et la toute petite qui
va pres de la troisieme, nous l'appelons le Charretier.

MOI

C'est ce que dans les livres on nomme la Grande Ourse.

LE BERGER

Comme il vous plaira... Voyez, voyez tout a l'entour les etoiles qui
tombent: ce sont de pauvres ames qui viennent d'entrer au Paradis.
Signons-nous, monsieur Frederic.

MOI

Beaux anges (comme on dit), que Dieu vous accompagne!

LE BERGER

Mais tenez, un bel astre est celui qui resplendit pas loin du
Chariot, la-haut: c'est le Bouvier du ciel.

MOI

Que dans l'astronomie on denomme Arcturus.

LE BERGER

Peu importe. Maintenant regardez la sur le nord, l'etoile qui
scintille a peine: c'est l'etoile Marine, autrement dit la
Tramontane. Elle est toujours visible et sert de signal aux marins--
lesquels se voient perdus, lorsqu'ils perdent la Tramontane.

MOI

L'etoile Polaire, comme on l'appelle aussi, se trouve donc dans la
Petite Ourse; et comme la bise vient de la, les marins de Provence,
comme ceux d'Italie, disent qu'ils vont a l'Ourse, lorsqu'ils vont
contre le vent.

LE BERGER

Tournons la tete, nous verrons clignoter la Poussiniere ou le
Pouillier, si vous preferez.

MOI

Que les savants nomment Pleiades et les Gascons Charrette des Chiens.

LE BERGER

C'est cela. Un peu plus bas resplendissent les Enseigres, -- qui,
specialement, marquent les heures aux bergers. D'aucuns les nomment
les Trois Rois, d'autres les Trois Bourdons ou le Rateau ou le Faux
Manche.

MOI

Precisement, c'est Orion et la ceinture d'Orion.

LE BERGER

Tres bien. Encore plus bas, toujours vers le midi, brille Jean de
Milan.

MOI

Sirius, si je ne me trompe.

LE BERGER

Jean de Milan est le flambeau des astres. Jean de Milan, un jour,
avec les Enseignes et la Poussiniere, avait ete, dit-on, convie a une
noce. (La noce de la belle Maguelone, dont nous parlerons tantot.) La
Poussiniere, matinale, partit, parait-il, la premiere et prit le
chemin haut. Les Enseignes, trois filles semillantes, ayant coupe
plus bas, finirent par l'atteindre. Jean de Milan, reste endormi,
prit, lorsqu'il se leva, le raccourci et, pour les arreter, leur
lanca son baton a la volee... Ce qui fait que le Faux Manche est
appele depuis le Baton de Jean de Milan.

MOI

Et celle qui, au loin, vient de montrer le nez et qui rase la
montagne?

LE BERGER

C'est le Boiteux. Lui aussi etait de la noce. Mais comme il boite,
pauvre diable, il n'avance que lentement. Il se leve tard du reste et
se couche de bonne heure.

MOI

Et celle qui descend, la-bas, sur le ponant, etincelante comme une
epousee?

LE BERGER

Eh bien ! c'est elle! l'etoile du Berger, 1'Etoile du Matin, qui nous
eclaire a l'aube, quand nous lachons le troupeau, et le soir, quand
nous le rentrons: c'est elle, l'etoile reine, la belle etoile,
Maguelone, la belle Maguelone, sans cesse poursuivie par Pierre de
Provence, avec lequel a lieu, tous les sept ans son mariage.

MOI

La conjonction, je crois, de Venus et de Jupiter ou de Saturne
quelquefois.

LE BERGER

A votre gout... mais tiens, Labrit! Pendant que nous causions, les
brebis se sont dispersees, tai! tai! ramene-les! Oh! le mauvais
coquin de chien, une vraie rosse... Il faut que j'y aille moi-meme.
Allons, monsieur Frederic, vous, prenez garde de ne pas vous egarer!

MOI

Bonsoir! Galant Jean.

Retournons aussi, comme le patre, a nos moutons. A partir des
_Provencales_, recueil poetique ou avaient collabore les trouveres
vieux et jeunes de cette epoque-la, quelques-uns, dont j'etais,
engagerent entre eux une correspondance au sujet de la langue et de
nos productions. De ces rapports, de plus en plus ardents, naquit
l'idee d'un congres de poetes
provencaux. Et, sur la convocation de Roumanille et de Gaut qui
avaient ecrit ensemble dans le journal _Lou Boui-Abaisse_, la reunion
eut lien le 29 aout 1852, a Arles, dans une salle de l'ancien
archeveche, sous la presidence de l'aimable docteur d'Astros, doyen
d'age des trouveres. Ce fut la qu'entre tous nous fimes connaissance,
Aubanel, Aubert, Bourrelly, Cassan, Crousillat, Desanat, Garcin,
Gaut, Gelu, Giera, Mathieu, Roumanille, moi et d'autres. Grace au bon
Carpentrassien, Bonaventure Laurent, nos portraits eurent les
honneurs de l'_Illustration_ (18 septembre 1852).

Roumanille, en invitant M. Moquin-Tandon, professeur a la faculte des
sciences de Toulouse et spirituel poete en son parler montpellierain,
l'avait charge d'amener Jasmin a Arles. Mais, quand Moquin-Tandon
ecrivit a l'auteur de _Marthe la folle_, savez-vous ce que repondit
l'illustre poete gascon: "Puisque vous allez a Arles, dites-leur
qu'ils auront beau se reunir quarante et cent, jamais ils ne feront
le bruit que j'ai fait tout seul."

-- Voila Jasmin de pied en cap, me disait Roumanille.

Cette reponse le reproduit beaucoup plus fidelement que le bronze
eleve a Agen, en son honneur. Il etait ce que l'on appelle, Jasmin,
un fier bougre.

D'ailleurs, le perruquier d'Agen, en depit de son genie, fut toujours
aussi maussade pour ceux qui, comme lui, voulaient chanter dans notre
langue. Roumanille, puisque nous y sommes, quelques annees
auparavant, lui avait envoye ses _Paquerettes_, avec la dedicace de
Madeleine, une des poesies les meilleures du recueil. Jasmin ne
daigna pas remercier le Provencal. Mais ayant, le Gascon, vers 1848,
passe par Avignon, ou il donna un concert avec Mlle Roaldes, qui
jouait de la harpe, Roumanile, apres la seance, vint avec quelques
autres saluer le poete qui avait fait couler les larmes en declamant
ses _Souvenirs_ :

	_-- Ou vas-tu grand-pere? -- Mon fils a l'hopital...
	C'est la que meurent les Jasmins_.

-- Qui etes-vous donc? fit l'Agenais au poete de Saint-Remy.

-- Un de vos admirateurs, Joseph Roumanille.

-- Roumanille? Je me souviens de ce nom... Mais je croyais qu'il fut
celui d'un auteur mort.

-- Monsieur, vous le voyez, repondit l'auteur des _Paquerettes_, qui
ne laissa jamais personne lui marcher sur le pied, je suis assez
jeune encore pour pouvoir, s'il plait a Dieu, faire un jour votre
epitaphe.

Qui fut bien plus gracieux pour la reunion d'Arles, ce fut ce bon
Reboul, qui nous ecrivit ceci: "Que Dieu benisse votre table... Que
vos luttes soient des fetes, que les rivaux soient des amis! Celui
qui fit les cieux a fait celui de notre pays si grand et si bleu
qu'il y a de l'espace pour toutes les etoiles."

Et cet autre Nimois, Jules Canonge, qui disait: "Mes amis, si vous
aviez un jour a defendre notre cause, n'oubliez pas qu'en Arles se
fit votre assemblee premiere et que vous futes etoiles dans la cite
noble et fiere qui a pour armes et pour devise: _l'epee et l'ire du
lion_."

Je ne me souviens pas de ce que je dis ou chantai la, mais je sais
seulement qu'en voyant le jour renaitre, j'etais dans le ravissement;
et, Roumanille l'a dit dans son discours de Montmajour, en 1889. Il
parait que, songeur, plonge dans ma pensee, dans mes yeux de jeune
homme "resplendissaient deja les sept rayons de l'Etoile".

Le Congres d'Arles avait trop bien reussi pour ne pas se renouveler.
L'annee suivante, 21 aout 1853, sous l'impulsion de Gaut, le jovial
poete d'Aix, a Aix se tint une assemblee (le Festival des Trouveres)
deux fois nombreuse comme l'assemblee d'Arles. C'est la que Brizeux,
le grand barde breton, nous adressa le salut et les souhaits ou il
disait:

	_Le rameau d'olivier couronnera vos tetes,
	Moi je n'ai que la lande en fleurs:
	L'un symbole riant de la paix et des fetes
	L'autre symbole des douleurs.

	Unissons-les, amis; les fils qui vont nous suivre
	De ces fleurs n'ornent plus leurs fronts:
	Aucun ne redira le son qui nous enivre,
	Quand nous, fideles, nous mourrons...

	Mais peut-elle mourir la brise fraiche et douce?
	L'aquilon l'emporte en son vol,
	Et puis elle revient legere sur la mousse
	Meurt-il le chant du rossignol?

	Non, tu ranimeras l'idiome sonore,
	Belle Provence, a son declin;
	Sur ma tombe longtemps doit soupirer encore
	La voix errante de Merlin_.

Outre ceux que j'ai cites comme figurant au Congres d'Arles, voici
les noms nouveaux qui emergerent au Congres d'Aix : Leon Alegre,
l'abbe Aubert, Autheman, Bellot, Brunet, Chalvet, l'abbe Emery,
Laidet, Mathieu Lacroix, l'abbe Lambert, Lejourdan, Peyrottes,
Ricard-Berard, Tavan, Vidal etc., avec trois trouveresses, Mlles
Reine Garde, Leonide Constans et Hortense Rolland.

Une seance litteraire, devant tout le beau monde d'Aix, se tint,
apres midi, dans la grande salle de la mairie, courtoisement ornee
des couleurs de Provence et des blasons de toutes les cites
provencales. Et sur une banniere en velours cramoisi etaient inscrits
les noms des principaux poetes provencaux des derniers siecles. Le
maire d'Aix, maire et depute, etait alors M. Rigaud, le meme qui plus
tard donna une traduction de _Mireio_ en vers francais.

Apres l'ouverture faite par un choeur de chanteurs,

	_Trouveres de Provence,
	Pour nous tous quel beau jour!
	Voici la Renaissance
	Du parler du Midi_,

dont Jean-Baptiste Gaut avait fait les paroles, le president d'Astros
discourut gentiment en langue provencale; puis, tour a tour, chacun y
alla de son morceau. Roumanille, tres applaudi, recita un de ses
contes et chanta la _Jeune Aveugle_; Aubanel devida sa piece des
_Jumeaux_, et moi _la Fin du Moissonneur_. Mais le plus grand succes
fut pour la chansonnette du paysan Tavan, _les Frisons de Mariette_,
et pour le macon Lacroix, qui fit tous frissonner avec sa _Pauvre
Martine_.

Emile Zola, alors ecolier au college d'Aix, assistait a cette seance
et, quarante ans apres, voici ce qu'il disait dans le discours qu'il
prononca a la felibree de Sceaux (1892) :

"J'avais quinze ou seize ans, et je me revois, ecolier echappe du
college, assistant a Aix, dans la grande salle de l'Hotel de Ville, a
une fete poetique un peu semblable a celle que j'ai l'honneur de
presider aujourd'hui. Il y avait la Mistral declamant la _Mort du
Moissonneur_, Roumanille et Aubanel sans doute, d'autres encore, tous
ceux qui, quelques annees plus tard, allaient etre les felibres et
qui n'etaient alors que les troubadours."

Enfin, au banquet du soir, ou l'on en dit, conta et chanta de toutes
sortes, nous eumes le plaisir d'elever nos verres a la sante du vieux
Bellot, qui s'etait, dans Marseille et toute la Provence, fait une
renommee, meritee assurement, de poete drolatique, et qui, ebahi de
voir ce debordement de seve, nous repondait tristement :

	_Je ne suis qu'un gacheur;
	J'ai dans ma pauvre vie, noirci bien du papier:
	Gaut, Mistral, Crousillat, qui, eux, n'ont pas la flemme,
	De notre provencal debrouilleront l'echeveau_.

CHAPITRE XII

FONT-SEGUGNE

Le groupe avignonnais. -- La fete de sainte Agathe. -- Le pere de
Roumanille. -- Crousiflat de Salon, -- Le chanoine Aubanel. -- La
famille Giera. -- Les amours d'Aubanel et de Zani. -- Le banquet de
Font-Segugne. -- L'institution du Felibrige. -- L'oraison de saint
Anselme. -- Le premier chant des felibres.

Nous etions, dans la contree, un groupe de jeunes, etroitement unis,
et qui nous accordions on ne peut mieux pour cette oeuvre de
renaissance provencale. Nous y allions de tout coeur.

Presque tous les dimanches, tantot dans Avignon, tantot aux plaines
de Maillane ou aux Jardins de Saint-Remy, tantot sur les hauteurs de
Chateauneuf-de-Gadagne ou de Chateauneuf-du-Pape, nous nous
reunissions pour nos parties intimes, regals de jeunesse, banquets de
Provence, exquis en poesie bien plus qu'en mets, ivres d'enthousiasme
et de ferveur, plus que de vin. C'est la que Roumanille nous chantait
ses Noels, la qu'il nous lisait les _Songeuses_, toutes fraiches, et
_la Part du Bon Dieu_ encore flambant neuve; c'est la que, croyant,
mais sans cesse rongeant le frein de ses croyances, Aubanel recitait
_le Massacre des Innocents_; c'etait la que _Mireille_ venait, de
loin en loin, devider ses strophes nouvellement surgies.

A Maillane, lors de la Sainte-Agathe, qui est la fete de l'endroit,
les "poetes" (comme on nous appelait deja) arrivaient tous les ans
pour y passer trois jours, comme les bohemiens. La vierge Agathe
etait Sicilienne : on la martyrisa en lui tranchant les seins. On dit
meme qu'a Arles, dans le tresor de Saint-Trophime, est conserve un
plat d'agate qui, selon la tradition, aurait contenu les seins de la
jeune bienheureuse. Mais d'ou pouvait venir aux Arlesiens et aux
Maillanais cette devotion pour une sainte de Catane? Je me
l'expliquerais de la facon suivante:

Un seigneur de Maillane, originaire d'Arles, Guillaume des
Porcellets, fut, d'apres l'histoire, le seul Francais epargne aux
Vepres Siciliennes, en consideration de sa droiture et de sa vertu.
Ne nous aurait-il pas, lui ou ses descendants, apporte le culte de la
vierge catanaise? Toujours est-il qu'en Sicile, sainte Agathe est
invoquee contre les feux de l'Etna et a Maillane contre la foudre et
l'incendie. Un honneur recherche par nos jeunes Maillanaises, c'est,
avant leur mariage, d'etre trois ans _prieuresses_ (comme on dirait
pretresses) de l'autel de sainte Agathe, et voici qui est bien joli:
la veille de la fete, les couples, la jeunesse, avant d'ouvrir les
danses, viennent, avec leurs musiciens, donner une serenade devant
l'eglise, a sainte Agathe.

Avec les galants du pays, nous venions, nous aussi, derriere les
menetriers, a la clarte des falots errants et au bruit des petards,
serpenteaux et fusees, offrir a la patronne de Maillane nos
hommages... Et, a propos de ces saints honores sur l'autel, dans les
villes et les villages, de-ci de-la, au Nord comme au Midi, depuis
des siecles et des siecles, je me suis demande, parfois: Qu'est-ce, a
cote de cela, notre gloire mondaine de poetes, d'artistes, de
savants, de guerriers, a peine connus de quelques admirateurs? Victor
Hugo lui-meme n'aura jamais le culte du moindre saint du calendrier,
ne serait-ce que saint Gent qui, depuis sept cents ans, voit, toutes
les annees, des milliers de fideles venir le supplier dans sa vallee
perdue! Et aussi, un jour qu'a sa table (les flatteurs avaient pose
cette question:

-- Y a-t-il, en ce monde, gloire superieure a celle du poete?

-- Celle du saint, repondit l'auteur des _Contemplations_.

Lors de la Sainte-Agathe, nous allions donc au bal voir danser l'ami
Mathieu avec Gango, Villette et Lali, mes belles cousines. Nous
allions, dans le pre du moulin, voir les luttes s'ouvrir, au
battement du tambour:

_Qui voudra lutter, qu'il se presente...
Qui voudra lutter...
Qu'il vienne au pre!_

les luttes d'hommes et d'ephebes ou l'ancien lutteur Jesette, qui
etait surveillant du jeu, tournait et retournait autour des lutteurs,
butes l'un contre l'autre, nus, les jarrets tendus, et d'une voix
severe leur rappelait parfois le precepte: _defense de dechirer les
chairs..._

-- O Jesette... vous souvient-il de quand vous fites mordre la
poussiere a Quequine?

-- Et de quand je terrassai Bel-Arbre d'Aramon, nous repondait le
vieil athlete, enchante de redire ses victoires d'antan. On
m'appelait, savez-vous comme? Le Petit Maillanais ou, autrement, le
Flexible. Nul jamais ne put dire qu'il m'avait renverse et, pourtant,
j'eus a lutter avec le fameux Meissonnier, l'hercule avignonnais qui
tombait tout le monde; avec Rabasson, avec Creste d'Apt... Mais nous
ne pumes rien nous faire.

A Saint-Remy, nous descendions chez les parents de Roumanille,
Jean-Denis et Pierrette, de vaillants maraichers qui exploitaient un
jardin vers le Portail-du-Trou. Nous y dinions en plein air, a
l'ombre claire d'une treille, dans les assiettes peintes qui
sortaient en notre honneur, avec les cuillers d'etain et les
fourchettes de fer; et Zine et Antoinette, les soeurs de notre ami,
deux brunettes dans la vingtaine, nous servaient, souriantes, la
blanquette d'agneau qu'elles venaient d'appreter.

Un rude homme, tout de meme, ce vieux Jean-Denis, le pere de
Roumanille. Il avait, etant soldat de Bonaparte (ainsi qu'assez
dedaigneux il denommait l'empereur), vu la bataille de Waterloo et
racontait volontiers qu'il y avait gagne la croix.

-- Mais, avec la defaite, disait-il, on n'y pensa plus.

Aussi, lorsque son fils, au temps de Mac-Mahon, recut la decoration,
Jean-Denis, fierement, se contenta de dire:

-- Le pere l'avait gagnee, c'est le garcon qui l'a.

Et voici l'epitaphe que Roumanille ecrivit sur la tombe de ses
parents, au cimetiere de Saint-Remy :

	A JEAN-DENIS ROUMANILLE
	JARDINIER, HOMME DE BIEN ET DE VALEUR (1791-1875)
	A PIERRETTE PIQUET, SON EPOUSE,
	BONNE, PIEUSE ET FORTE (1793-1895.
	ILS VECURENT CHRETIENNEMENT ET MOURURENT
	TRANQUILLES, DEVANT DIEU SOIENT-ILS!

Crousillat, de Salon, un devot de la langue et des Muses de Crau,
etait assez souvent de ces reunions d'amis et c'est au lendemain
d'une lecture poetique qu'il me gratifia du sonnet que je transcris:

	_J'entendis un echo de ta pure harmonie,
	Le jour que nous pumes, chez Roumanille,
	Cinq trouveres joyeux, francs de ceremonie,
	Manger, choquer le verre, chanter, rire en famille.

	Mais quand finiras-tu de tresser ton panier,
	Quand de nous attifer ta belle jeune fille?
	Que je m'ecrie content et jamais faconnier
	Ta Mireille, o Mistral, est une merveille!...

	Si donc, comme le vent dont le nom te convient,
	Fort est le souffle saint qui t'inspire, jeune homme,
	Allons, au monde avide epanche les accents:

	A tes flambants accords les monts vont s'emouvoir
	Les arbres tressaillir, les torrents s'arreter,
	Comme aux sons modules sur les lyres antiques_.

On allait, en Avignon, a la maison d'Aubanel, dans la rue Saint-Marc
(qui, aujourd'hui, porte le nom du glorieux felibre): un hotel a
tourelles, ancien palais cardinalice, qu'on a demoli depuis pour
percer une rue neuve. En entrant dans le vestibule, on voyait, avec
sa vis, une presse de bois semblable a un pressoir qui, depuis deux
cents ans, servait pour imprimer les livres paroissiaux et scolaires
du Comtat. La, nous nous installions, un peu intimides par le parfum
d'eglise qui etait dans les murs, mais surtout par Jeanneton, la
vieille cuisiniere, qui avait toujours l'air de grommeler:

-- Les voila encore!

Cependant, la bonhomie du pere d'Aubanel, imprimeur officiel de notre
Saint-Pere le Pape, et la jovialite de son oncle le chanoine nous
avaient bientot mis a l'aise. Et venu le moment ou l'on choque le
verre, le bon vieux pretre racontait.

-- Une nuit, disait-il, quelqu'un vint m'appeler pour porter
l'extreme-onction a une malheureuse de ces mauvaises maisons du preau
de la Madeleine. Quand j'eus administre la pauvre agonisante, et que
nous redescendions avec le sacristain, les dames, alignees le long de
l'escalier, decolletees et accoutrees d'oripeaux de carnaval, me
saluerent au passage, la tete penchee, d'un air si contrit qu'on leur
aurait donne, selon l'expression populaire, l'absolution sans les
confesser. Et la mere catin, tout en m'accompagnant, m'alleguait des
pretextes pour excuser sa vie... Moi, sans repondre, je devalais les
degres; mais des qu'elle m'eut ouvert la porte du logis, je me
retourne et je lui fais:

-- Vieille brehaigne! s'il n'y avait point de matrones, il n'y aurait
pas tant de gueuses!

Chez Brunet, chez Mathieu (dont nous parlerons plus tard) nous
faisions aussi nos frairies. Mais l'endroit bienheureux, l'endroit
predestine, c'etait, ensuite, Font-Segugne, bastide de plaisance pres
du village de Gadagne, ou nous conviait la famille Giera: il y avait
la mere, aimable et digne dame; l'aine qu'on appelait Paul, notaire a
Avignon, passionne pour la Gaie-Science; le cadet Jules, qui revait
la renovation du monde par l'oeuvre des
Penitents Blancs; enfin, deux demoiselles charmantes et accortes:
Clarisse et Josephine, douceur et joie de ce nid.

Font-Segugne, au penchant du plateau de Camp-Cabel; regarde le
Ventoux, au loin, et la gorge de Vaucluse qui se voit a quelques
lieues. Le domaine prend son nom d'une petite source qui y coule au
pied du castel. Un delicieux bouquet de chenes, d'acacias et de
platanes le tient abrite du vent et de l'ardeur du soleil.

"Font-Segugne, dit Tavan (le felibre de Gadagne), est encore
l'endroit ou viennent, le dimanche, les amoureux du village. La, ils
ont l'ombre, le silence, la fraicheur, les
cachettes; il y a la des viviers avec leurs bancs de pierre que le
lierre enveloppe; il y a des sentiers qui montent, qui descendent,
tortueux, dans le bosquet; il y a belle vue; il y a chants d'oiseaux,
murmure de feuillage, gazouillis de fontaine. Partout, sur le gazon,
vous pouvez vous asseoir, rever d'amour, si l'on est seul et, si l'on
est deux, aimer."

Voi1a ou nous venions nous recreer comme perdreaux, Roumanille Giera,
Mathieu, Brunet, Tavan, Crousillat, moi et autres, Aubanel plus que
tous, retenu sous le charme par les yeux de Zani (Jenny Manivet de
son vrai nom), Zani l'Avignonnaise, une amie et compagne des
demoiselles du castel.

"Avec sa taille mince et sa robe de laine,-- couleur de la grenade,
-- avec son front si lisse et ses grands yeux si beaux, -- avec ses
longs cheveux noirs et son brun visage, -- je la verrai tantot, la
jeune vierge, -- qui me dira: "Bonsoir." O Zani, venez vite!"

C'est le portrait qu'Aubanel, dans son _Livre de l'Amour_, en fit
lui-meme... Mais, a present, ecoutons-le, lorsque, apres que Zani eut
pris le voile, il se rappelle
Font-Segugne :

"Voici l'ete, les nuits sont claires. -- A Chateauneuf, le soir est
beau. -- Dans les bosquets la lune encore-- monte la nuit sur
Camp-Cabel. -- T'en souvient-il? Parmi les pierres, -- avec ta face
d'Espagnole, -- quand tu courais comme une folle, -- quand nous
courions comme des fous -- au plus sombre et qu'on avait peur?

"Et par ta taille deliee -- je te prenais: que c'etait doux! -- Au
chant des betes du bocage, -- nous dansions alors tous les deux. --
Grillons, rossignols et rainettes --
disaient, chacun, leurs chansonnettes; -- tu y ajoutais ta voix
claire... -- Belle amie, ou sont, maintenant, -- tant de branles et
de chansons?

"Mais, a la fin? las de courir, -- las de rire, las de danser, --
nous nous asseyions sous les chenes -- un moment pour nous reposer;
-- tes longs cheveux qui s'epandaient. -- mon amoureuse main aimait
-- a les reprendre; et toi, bonne, tu me laissais faire, tout doux,
-- comme une mere son enfant."

Et les vers ecrits par lui, au chatelet de Font-Segugne, sur les murs
de la chambre ou sa Zani couchait.

"O chambrette, chambrette, -- bien sur que tu es petite, mais que de
souvenirs! -- Quand je passe ton seuil, je me dis: "Elles viennent!"
-- Il me semble vous voir, o belles jouvencelles, -- toi, pauvre
Julia, toi, ma chere Zani! -- Et pourtant, c'en est fait! -- Ah! vous
ne viendrez plus dormir dans la chambrette! -- Julia, tu es morte!
Zani, tu es nonnain!"

Vouliez-vous, pour berceau d'un reve glorieux, pour l'epanouissement
d'une fleur d'ideal, un lieu plus favorable que cette cour d'amour
discrete, au belvedere d'un coteau, au milieu des lointains azures et
sereins, avec une volee de jeunes qui adoraient le Beau sous les
trois especes: Poesie, Amour, Provence, identiques pour eux, et
quelques demoiselles gracieuses, rieuses, pour leur faire compagnie!

Il fut ecrit au ciel qu'un dimanche fleuri, le 21 mai 1854, en pleine
primevere de la vie et de l'an, sept poetes devaient se rencontrer au
castel de Font-Segugne: Paul Giera, un esprit railleur qui signait
Glaup (par anagramme de Paul G.); Roumanille, un propagandiste qui,
sans en avoir l'air, attisait incessamment le feu sacre autour de
lui; Aubanel, que Roumanille avait conquis a notre langue et qui, au
soleil d'amour, ouvrait en ce moment le frais corail de sa _grenade_;
Mathieu, ennuage dans les visions de la Provence redevenue, comme
jadis, chevaleresque et amoureuse; Brunet, avec sa face de Christ de
Galilee, revant son utopie de Paradis terrestre; le paysan Tavan qui,
ploye sur la houe, chantonnait au soleil comme le grillon sur la
glebe; et Frederic, tout pret a jeter au mistral, comme les patres
des montagnes, le cri de race pour heler, et tout pret a planter le
gonfalon sur le Ventoux...

A table, on reparla, comme c'etait l'habitude, de ce qu'il faudrait
pour tirer notre idiome de l'abandon ou il gisait depuis que,
trahissant l'honneur de la Provence, les classes dirigeantes
l'avaient reduit, helas! a la domesticite. Et alors, considerant que,
des deux derniers Congres, celui d'Arles et celui d'Aix, il n'etait
rien sorti qui fit prevoir un accord pour la rehabilitation de la
langue provencale; qu'au contraire, les reformes, proposees par les
jeunes de l'Ecole avignonnaise, s'etaient vues, chez beaucoup, mal
accueillies et mal voulues, les Sept de Font-Segugne delibererent,
unanimes, de faire bande a part et, prenant le but en main, de le
jeter ou ils voulaient.

-- Seulement, observa Glaup, puisque nous faisons corps neuf, il nous
faut un nom nouveau. Car, entre rimeurs, vous le voyez, bien qu'ils
ne trouvent rien du tout, ils se disent tous _trouveres_. D'autre
part, il y a aussi le mot de _troubadour_. Mais, usite pour designer
les poetes d'une epoque, ce nom est decati par l'abus qu'on en a
fait. Et a renouveau enseigne nouvelle!

Je pris alors la parole.

-- Mes amis, dis-je, a Maillane, il existe dans le peuple, un vieux
recitatif qui s'est transmis de bouche en bouche et qui contient, je
crois, le mot predestine.

Et je commencai :

"Monseigneur saint Anselme lisait et ecrivait. -- Un jour de sa
sainte ecriture, -- il est monte au haut du ciel. -- Pres de l'Enfant
Jesus, son fils tres precieux, -- il a trouve la Vierge assise -- et
aussitot l'a saluee. -- Soyez le bienvenu, neveu! a dit la Vierge. --
Belle compagne, a dit son enfant, qu'avez-vous? -- J'ai souffert sept
douleurs ameres -- que je desire vous conter.

"La premiere douleur que je souffris pour vous, o mon fils precieux,
-- c'est lorsque, allant ouir messe de relevailles, au temple je me
presentai, -- qu'entre les mains de saint Simeon je vous mis. -- Ce
fut un couteau de douleur -- qui me trancha le coeur, qui me traversa
l'ame, - ainsi qu'a vous, -- o mon fils precieux!

"La seconde douleur que je souffris pour vous, etc. -- La troisieme
douleur que je souffris pour vous, etc. -- La quatrieme douleur que
je souffris pour vous, -- o mon fils precieux! -- c'est quand je vous
perdis, -- que de trois jours, trois nuits, je ne vous trouvai plus,
-- car vous etiez dans le temple, -- ou vous vous disputiez, avec les
scribes de la loi, -- avec les sept _felibres_ de la Loi (1)."

-- Les sept felibres de la Loi, mais c'est nous autres, ecria la
tablee. Va pour _felibre_.

Et Glaup ayant verse dans les verres tailles une bouteille de
chateauneuf qui avait sept ans de cave, dit solennellement:

-- A la sante des felibres! Et, puisque nous voici en train de
baptiser, adaptons au vocable de notre Renaissance tous les derives
qui doivent en naitre. Je vous propose donc d'appeler _felibrerie_
toute ecole de felibres qui comptera au moins sept membres, en
memoire, messieurs, de la pleiade d'Avignon.

-- Et moi, dit Roumanille, je vous propose, s'il vous plait, le joli
mot _felibriser_ pour dire "se reunir, comme nous faisons, entre
felibres".

	(1) Ce poeme populaire se dit aussi en Catalogne. Voici la
traduction du Catalan 	correspondant au provencal que nous venons de
citer: Le troisieme (couteau) fut 	quand vous eutes, -- pres de trois
jours, perdu votre Fils; -- vous le trouvates 	dans le temple, --
disputant avec des savants, -- prechant sous les voutes -- la
	celeste doctrine.

-- Moi, dit Mathieu, j'ajoute le terme _felibree_ pour dire "une
frairie de poetes provencaux".

-- Moi, dit Tavan, je crois que le mot _felibreen_ n'exprimerait pas
mal ce qui concerne les felibres.

-- Moi je dedie, fit Aubanel, le nom de _felibresse_ aux dames qui
chanteront en langue de Provence.

-- Moi, je trouve, dit Brunet, que le mot _felibrillon_ sierait aux
enfants des felibres.

-- Moi, dit Mistral, je clos par ce mot national: _felibrige,
felibrige_! qui designera l'oeuvre et l'association.

Et, alors, Glaup reprit:

-- Ce n'est pas tout, collegues! nous sommes les felibres de la
loi... Mais, la Loi, qui la fait?

-- Moi, dis-je, et je vous jure que, devrais-je y mettre vingt ans de
ma vie, je veux, pour faire voir que notre langue est une langue,
rediger les articles de loi qui la regissent.

Drole de chose! elle a l'air d'un conte et, pourtant, c'est de la, de
cet engagement pris un jour de fete, un jour de poesie et d'ivresse
ideale, que sortit cette enorme et
absorbante tache du _Tresor du Felibrige_ ou dictionnaire de la
langue provencale, ou se sont fondus vingt ans d'une carriere de
poete.

Et qui en douterait n'aura qu'a lire le prologue de Glaup (P. Giera)
dans _l'Almanach Provencal_ de 1885, ou cela est clairement consigne
comme suit:

"Quand nous aurons toute prete la Loi qu'un felibre prepare et qui
dit, beaucoup mieux que vous ne sauriez le croire, pourquoi ceci,
pourquoi cela, les opposants devront se taire."

C'est dans cette seance, memorable a juste titre et passee,
aujourd'hui, a l'etat de legende, qu'on decida la publication, sous
forme d'almanach, d'un petit recueil annuel qui serait le fanion de
notre poesie, l'etendard de notre idee, le trait d'union entre
felibres, la communication du Felibrige avec le peuple.

Puis, tout cela regle, l'on s'apercut, ma foi, que le 21 de mai, date
de notre reunion, etait le jour de sainte Estelle; et, tels que les
rois Mages, reconnaissant par la l'influx mysterieux de quelque haute
conjoncture, nous saluames l'Etoile qui presidait au berceau de notre
redemption.

L'_Almanach Provencal pour le Bel An de Dieu 1855_ parut la meme
annee avec ses cent douze pages. A la premiere, en belle place, tel
qu'un trophee de victoire, notre _Chant des Felibres_ exposait le
programme de ce reveil de seve et de joie populaire:

	--Nous sommes des amis, des freres,
	Etant les chanteurs du pays!
	Tout jeune enfant aime sa mere,
	Tout oisillon aime son nid:
	Notre ciel bleu, notre terroir
	Sont, pour nous autres, un paradis.

	Tous des amis, joyeux et libres,
	De la Provence tous epris,
	C'est nous qui sommes les felibres,
	Les gais felibres provencaux!

	En provencal ce que l'on pense
	Vient sur les levres aisement.
	O douce langue de Provence,
	Voila pourquoi nous t'aimerons!
	Sur les galets de la Durance
	Nous le jurons tous aujourd'hui!

	Tous des amis, etc...

	Les fauvettes n'oublient jamais
	Ce que leur gazouilla leur pere,
	Le rossignol ne l'oublie guere,
	Ce que son pere lui chanta;
	Et le langage de nos meres,
	Pourrions-nous l'oublier, nous autres?

	Tous des amis, etc...

	Cependant que les jouvencelles
	Dansent au bruit du tambourin,
	Le dimanche, a l'ombre legere,
	A l'ombre d'un figuier, d'un pin,
	Nous aimons a gouter ensemble,
	A humer le vin d'un flacon.

	Tous des amis, etc...

	Alors, quand le mout de la Nerthe
	Dans le verre sautille et rit,
	De la chanson qu'il a trouvee
	Des qu'un felibre lance un mot,
	Toutes les bouches sont ouvertes
	Et nous chantons tous a la loi.

	Tous des amis, etc...

	Des jeunes filles semillantes
	Nous aimons le rire enfantin;
	Et, si quelqu'une nous agree,
	Dans nos vers de galanterie
	Elle est chantee et rechantee
	Avec des mots plus que jolis.

	Tous des amis, etc.

	Quand les moissons seront venues,
	Si la poele frit quelquefois,
	Quand vous foulerez vos vendanges,
	Si le suc du raisin foisonne
	Et que vous ayez besoin d'aide,
	Pour aider, nous y courrons tous.

	Tous des amis, etc...

	Nous conduisons les farandoles;
	A la Saint-Eloi, nous trinquons;
	S'il faut lutter, a bas la veste;
	De saint Jean nous sautons le feu;
	A la Noel, la grande fete,
	Ensemble nous posons la Buche.

	Tous des amis, etc...

	Dans le moulin lorsqu'on detrite
	Les sacs d'olives, s'il vous faut
	Des lurons pour pousser la barre,
	Venez, nous sommes toujours prets
	Vous aurez la des gouailleurs comme
	Il n'en est pas dix nulle part.

	Tous des amis, etc...

	Vienne la rotie des chataignes
	Aux veillees de la Saint-Martin,

	Si vous aimez les contes bleus,
	Appelez-nous, voisins, voisines:
	Nous vous en dirons des brochees
	Dont vous rirez jusqu'au matin.

	Tous des amis, etc...

	A votre fete patronale
	Faut-il des prieurs, nous voici...
	Et vous, pimpantes mariees,
	Voulez-vous un joyeux couplet?
	Conviez-nous: pour vous, mignonnes,
	Nous en avons des cents au choix!

	Tous des amis, etc...

	Quand vous egorgerez la truie,
	Ne manquez pas de faire signe!
	Serait-ce par un jour de pluie,
	Pour la saigner on lie la queue:
	Un bon morceau de la fressure,
	Rien de pareil pour bien diner.

	Tous des amis, etc...

	Dans le travail le peuple ahane:
	Ce fut, helas! toujours ainsi...
	Eh! s'il fallait toujours se taire,
	Il y aurait de quoi crever!
	Il en faut pour le faire rire,
	Et il en faut pour lui chanter!

	Tous des amis, joyeux et libres,
	De la Provence tous epris,
	C'est nous qui sommes les felibres,
	Les gais felibres provencaux!_

Le Felibrige, vous le voyez, etait loin d'engendrer melancolie et
pessimisme. Tout s'y faisait de gaiete de coeur, sans arriere-pensee
de profit ni de gloire. Les collaborateurs des premiers almanachs
avaient tous pris des pseudonymes: le Felibre des Jardins
(Roumanille), le Felibre de la Grenade (Aubanel), le Felibre des
Baisers (Mathieu), le Felibre Enjoue (Glaup, Paul Giera), le Felibre
du Mas on bien de Belle-Viste (Mistral), le Felibre de l'Armee
(Tavan, pris par la conscription), le Felibre de l'Arc-en-Ciel (G.
Brunet, quietait peintre); tous ceux, ensuite, qui vinrent peu a peu
grossir le bataillon : le Felibre de Verre (D. Cassan), le Felibre
des Glands (T. Poussel), le Felibre de la Sainte-Braise (E. Garcin),
le Felibre de Lusene (Crousillat, de Salon), le Felibre de l'Ail
(J.-B. Martin, surnomme le Grec), le Felibre des Melons (V. Martin,
de Cavaillon), la Felibresse du Caulon (fille du precedent), le
Felibre Sentimental (B. Laurens), le Felibre des Chartes (Achard,
archiviste de Vaucluse), le Felibre du Pontias (B. Chalvet, de
Nyons), le Felibre de Maguelone (Moquin-Tandon), le Felibre de la
Tour-Magne (Roumieux, de Nimes), le Felibre de la Mer (M. Bourrelly),
le Felibre des Crayons (l'abbe Cotton) et le Felibre Myope (premier
nom du _Cascarelet_, qui a signe, plus tard, les faceties et contes
naifs de Roumanille et de Mistral).

CHAPITRE XIII

L'ALMANACH PROVENCAL

Le bon pelerin. -- Jarjaye au paradis. -- La Grenouille de Narbonne.
-- La Montelaise -- L'homme populaire.

L'_Almanach Provencal_, bien venu des paysans, goute par les
patriotes, estime par les lettres, recherche par les artistes, gagna
rapidement la faveur du public; et son tirage, qui fut, la premiere
annee, de cinq cents exemplaires, monta vite a douze cents, a trois
mille, a cinq mille, a sept mille, a dix mille, qui est le chiffre
moyen depuis quinze ou vingt ans.

Comme il s'agit d'une oeuvre de famille et de veillee, ce chiffre
represente, je ne crois guere me tromper, cinquante mille lecteurs.
Impossible de dire le soin, le zele, l'amour- propre que Roumanille
et moi avions mis sans relache a ce cher petit livre, pendant les
quarante premieres annees. Et sans parler ici des innombrables
poesies qui s'y sont publiees, sans parler de ses _Chroniques_, ou
est contenue, peut-on dire, l'histoire du Felibrige, la quantite de
contes, de legendes, de sornettes, de faceties et de gaudrioles, tous
recueillis dans le terroir, qui s'y sont ramasses, font de cette
entreprise une collection unique. Toute la tradition, toute la
raillerie, tout l'esprit de notre race se trouvent serres la dedans;
et si le peuple provencal, un jour, pouvait disparaitre, sa facon
d'etre et de penser se retrouverait telle quelle dans l'almanach des
felibres.

Roumanille a publie, dans un volume a part (_Li Conte Prouvencau et
li Cascareleto_), la fleur des contes et gais devis qu'il egrena a
profusion dans notre almanach populaire. Nous aurions pu en faire
autant; mais nous nous contenterons de donner, en specimen de notre
prose d'almanach, quelques-uns des morceaux qui eurent le plus de
succes et qui ont ete, du reste, traduits et repandus par Alphonse
Daudet, Paul Arene, E. Blavet, et autres bons amis.

LE BON PELERIN

Legende provencale.

I

Maitre Archimbaud avait pres de cent ans. Il avait ete jadis un rude
homme de guerre; mais a present, tout eclope et perclus par la
vieillesse, il tenait le lit toujours et ne pouvait plus bouger.

Le vieux maitre Archimbaud avait trois fils. Un matin, il appela
l'aine et lui dit :

-- Viens ici, Archimbalet! En me retournant dans mon lit et
revassant, car, va, au fond d'un lit, on a le temps de reflechir je
me suis rememore que, dans une bataille, me rencontrant un jour en
danger de perir je promis a Dieu de faire le voyage de Rome... Aie!
je suis Vieux comme terre et ne puis plus aller en guerre! Je
voudrais bien, mon fils, que tu fisses a ma place ce pelerinage-la,
car il me peine de mourir sans avoir accompli mon voeu.

L'aine repondit:

-- Que diable allez-vous donc vous mettre en tete, un pelerinage a
Rome et je ne sais ou encore! Pere, mangez, buvez, et puis dans votre
lit, autant qu'il vous plaira, dites des patenotres! Nous avons,
nous, autre chose a faire.

Maitre Archimbaud, le lendemain matin, appelle son fils cadet;

-- Cadet, ecoute, lui fait-il: en revassant et en calculant, car,
vois-tu, au fond d'un lit on a le loisir de rever, je me suis souvenu
que, dans une tuerie, me trouvant un jour en danger mortel, je me
vouai a Dieu pour le grand voyage de Rome... Aie! je suis vieux comme
terre! je ne puis plus aller en guerre! et je voudrais qu'a ma place
tu ailles faire, toi, le pelerinage promis.

Le cadet repondit:

-- Pere, dans quinze jours va venir le beau temps! Il faudra labourer
les chaumes, il faut cultiver les vignes, il faut faucher les
foins... Notre aine doit conduire le troupeau dans la montagne; le
jeune est un enfant... Qui commandera, si je m'en vais a Rome
faineanter par les chemins? Pere, mangez, dormez, et laissez-nous
tranquilles.

Le bon maitre Archimbaud, le lendemain matin appelle le plus jeune:

-- Esperit, mon enfant, approche, lui fait-il. J'ai promis au bon
Dieu de faire un pelerinage a Rome... Mais je suis vieux comme terre!
Je ne puis plus aller en guerre... Je t'y enverrais bien a ma place,
pauvret! Mais tu es un peu jeune, tu ne sais pas la route; Rome est
tres loin, mon Dieu! et s'il t'arrivait malheur...

-- Mon pere, j'irai, repondit le jeune. Mais la mere cria: Je ne veux
pas que tu y ailles! Ce vieux radoteur avec sa guerre, avec sa Rome,
finit par donner sur les nerfs: non content de grogner, de se
plaindre, de geindre, toute l'annee durant, il enverrait maintenant
ce bel enfant se perdre!

-- Mere, dit le jeune, la volonte d'un pere est un ordre de Dieu!
Quand Dieu commande, il faut partir.

Et Esperit, sans dire plus, alla tirer du vin dans une petite gourde,
mit un pain dans sa besace avec quelques oignons, chaussa ses
souliers neufs, chercha dans le bucher un bon baton de chene, jeta
son manteau sur l'epaule, embrassa son vieux pere, qui lui donna
force conseils, fit ses adieux a toute sa parente et partit.

II

Mais avant de se mettre en voie, il alla devotement ouir la sainte
messe; et n'est-ce pas merveille qu'en sortant de l'eglise, il trouva
sur le seuil un beau jeune homme qui lui adressa ces mots:

-- Ami, n'allez-vous pas a Rome?

-- Mais oui, dit Esperit.

-- Et moi aussi, camarade; si cela vous plaisait, nous pourrions
faire route ensemble.

-- Volontiers, mon bel ami.

Or cet aimable jouvenceau etait un ange envoye par Dieu.

Esperit avec l'ange prirent donc la voie romaine; et ainsi tout
gaiement, tantot au soleil, tantot a l'aiguail, en mendiant leur pain
et chantant des cantiques, la petite gourde au bout du baton, enfin
ils arriverent a la cite de Rome.

Une fois reposes, ils firent leurs devotions a la grande eglise de
Saint-Pierre, visiterent tour a tour les basiliques, les chapelles,
les oratoires, les sanctuaires, et tous les piliers sacres, baiserent
les reliques des apotres Pierre et Paul, des vierges, des martyrs et
de la vraie Croix; bref avant de repartir, ils furent voir le pape,
qui leur donna sa benediction.

Et alors Esperit avec son compagnon allerent se coucher sous le
porche de Saint-Pierre et Esperit s'endormit.

Or, voici qu'en dormant le pelerin vit en songe ses freres et sa mere
qui brulaient en enfer, et il se vit lui-meme avec son pere dans la
gloire eternelle des paradis de Dieu.

-- Helas! pour lors, s'ecria-t-il, je voudrais bien, mon Dieu,
retirer du feu ma mere, ma pauvre mere et mes freres!

Et Dieu lui repondit:

-- Tes freres, c'est impossible, car ils ont desobei mon
commandement; mais ta mere, peut-etre, si tu peux, avant sa mort, lui
faire faire trois charites.

Et Esperit se reveilla. L'ange avait disparu. Il eut beau l'attendre,
le chercher, le demander, il ne le retrouva plus et il dut tout seul
s'en retourner a Rome.

Il se dirigea donc vers le rivage de la mer, ramassa des coquillages,
en garnit son habit ainsi que son chapeau, et de la, lentement, par
voies et par chemins, par vallees et par montagnes, il regagna le
pays en mendiant et en priant.

III

C'est ainsi qu'il arriva dans son endroit et a sa maison.

Il en manquait depuis deux ans. Amaigri et chetif, hale, poudreux, en
haillons, les pieds nus, avec sa petite gourde au bout de son
bourdon, son chapelet et ses coquilles, il etait meconnaissable.
Personne ne le reconnut, et il s'en vint tout droit au logis paternel
et dit doucement a la porte:

-- Au pauvre pelerin, au nom de Dieu, faites l'aumone!

-- Ho! sa mere cria, vous etes ennuyeux! Tous les jours il en passe,
de ces garnements, de ces vagabonds, de ces truandailles.

-- Helas! epouse, fit au fond de son lit le bon vieil Archimbaud,
donne-lui quelque chose: qui sait si notre fils n'est pas a cette
meme heure dans le meme besoin!

Et, ma foi, en grommelant, la femme coupa un crouton et l'alla porter
au pauvre. Le lendemain, le pelerin retourne encore a la porte de la
maison paternelle en disant:

-- Au nom de Dieu, maitresse, faites un peu d'aumone au pauvre
pelerin.

-- Vous etes encore la! cria la vieille, vous savez bien qu'hier on
vous donna; ces gloutons mangeraient tout le bien du Chapitre!

-- Helas! epouse, dit Archimbaud le bon vieillard, hier as-tu pas
mange? et aujourd'hui toi-meme ne manges-tu pas encore? Qui sait si
notre fils ne se trouve pas aussi dans la meme misere!

Et voila que l'epouse, attendrie de nouveau, va couper un autre
crouton et le porte encore au pauvre.

Le lendemain enfin, Esperit revient a la porte de ses gens et dit:

-- Au nom de Dieu, ne pourriez-vous pas, maitresse, donner
l'hospitalite au pauvre pelerin?

-- Nenni, cria la dure vieille, allez-vous-en coucher ou l'on loge
les gueux!

-- Helas! epouse, dit le bon vieil Archimbaud, donne-lui
l'hospitalite: qui sait si notre enfant, notre pauvre Esperit, n'est
pas errant, a cette heure, a la rigueur du mauvais temps!

-- Oui, tu as raison, dit la mere, et elle alla aussitot ouvrir la
porte de l'etable et le pauvre Esperit, sur la paille, derriere les
betes, alla se giter dans un coin.

Au petit jour, le lendemain, la mere d'Esperit, les freres d'Esperit
viennent pour ouvrir l'etable... L'etable, mes amis, etait tout
illuminee: le pelerin etait mort, etait roidi et blanc, entre quatre
grands cierges qui brulaient autour de lui; la paille ou il gisait
etait etincelante; les toiles d'araignees, luisantes de rayons,
pendaient la-haut des poutres, telles que les courtines d'une
chapelle ardente; les betes de l'etable, les mulets et les boeufs,
chauvissaient effares avec de grands yeux pleins de larmes; un parfum
de, violette embaumait l'ecurie; et le pauvre pelerin, la face
glorieuse, tenait dans ses mains jointes un papier ou etait ecrit:
"Je suis votre fils."

Alors eclaterent les pleurs et tous en se signant tomberent a genoux:
Esperit etait un saint.

( _Almanach Provencal de 1879_.)

JARJAYE AU PARADIS

Jarjaye, un portefaix de Tarascon, vient a mourir et, les yeux
fermes, tombe dans l'autre monde. Et de rouler et de rouler!
L'eternite est vaste, noire comme la poix, demesuree, lugubre a
donner le frisson. Jarjaye ne sait ou gagner, il est dans
l'incertitude, il claque des dents et bat l'espace. Mais a force
d'errer il apercoit au loin une petite lumiere, la-bas au loin, bien
loin... Il s'y dirige ; c'etait la porte du bon Dieu.

Jarjaye frappe: pan! pan! a la porte.

-- Qui est la? crie saint Pierre.

--C'est moi.

-- Qui, toi?

-- Jarjaye.

-- Jarjaye de Tarascon?

-- C'est ca, lui-meme.

-- Mais, garnement, lui fait saint Pierre, comment as-tu le front de
vouloir entrer au saint paradis, toi qui jamais depuis vingt ans n'as
recite tes prieres; toi qui, lorsqu'on te disait: "Jarjaye, viens a
la messe" repondais: "Je ne vais qu'a celle de l'apres-midi"; toi
qui, par moquerie, appelais le tonnerre "le tambour des escargot";
toi qui mangeais gras, le vendredi quand tu pouvais, le samedi quand
tu en avais, en disant: "Qu'il en vienne! c'est la chair qui fait la
chair; ce qui entre dans le corps ne peut faire mal a l'ame"; toi
qui, quand sonnait l'angelus, au lieu de te signer comme doit faire
un bon chretien: "Allons, disais-tu, un porc est pendu a la cloche!";
toi qui, aux avis de ton pere: "Jarjaye, Dieu te punira"! ripostais
de coutume: "Le Bon Dieu qui l'a vu? Une fois mort on est bien
mort!"; toi enfin qui blasphemais et reniais chreme et bapteme, se
peut-il que tu oses te presenter ici, abandonne de Dieu?

Le pauvre Jarjaye repliqua:

-- Je ne dis pas le contraire, je suis un pecheur. Mais qui savait
qu'apres la mort il y eut tant de mysteres! Enfin, oui, j'ai failli,
et la piquette est tiree; s'il faut la boire, on la boira. Mais au
moins, grand saint Pierre, laissez-moi voir un peu mon oncle, pour
lui conter ce qui se passe a Tarascon.

-- Quel oncle?

-- Mon oncle Matery, qui etait penitent blanc.

-- Ton oncle Matery? Il a pour cent ans de purgatoire.

-- Malediction! pour cent ans! et qu'avait-il fait?

-- Tu te rappelles qu'il portait la croix aux processions. Un jour,
des mauvais plaisants se donnerent le mot, et l'un d'eux se met a
dire: "Voyez Matery qui porte la croix!" Un peu plus loin un autre
repete: "Voyez Matery qui porte la croix! " Un autre finalement lui
fait comme ceci: "Voyez, voyez Matery, qu'est-ce qu'il porte?" Matery
impatiente repliqua, parait-il: "Un viedaze comme toi". Et il eut un
coup de sang et mourut sur sa colere.

-- Alors, faites-moi voir ma tante Dorothee, qui etait tant, tant
devote.

-- Fi! elle doit etre au diable, je ne la connais pas...

-- Que celle-la soit au diable, cela ne m'etonne guere, car pour la
devotion si elle fut outree, pour la mechancete c'etait une vraie
vipere... Figurez-vous que...

-- Jarjaye, je n'ai pas loisir; il me faut aller ouvrir a un pauvre
balayeur que son ane vient d'envoyer au paradis d'un coup de pied.

-- O grand saint Pierre, puisque vous avez tant fait et que la vue ne
coute rien, laissez-moi voir un peu le paradis, qu'on dit si beau!

-- Oui, parbleu! tout de suite, vilain huguenot que tu es!

-- Allons, saint Pierre, souvenez-vous que par la-bas mon pere, qui
est pecheur, porte votre banniere aux processions, et les pieds
nus...

-- Soit, dit le saint, pour ton pere, je te l'accorde; mais vois,
canaille, c'est entendu, tu n'y mettras que le bout du nez.

-- Ca suffit.

Donc le celeste portier entrebaille sans bruit la porte et dit a
Jarjaye: "Tiens, regarde."

Mais celui-ci, tournant soudainement le dos, entre a reculons dans le
paradis.

-- Que fais-tu? lui demande saint Pierre.

-- La grande clarte m'offusque, repond le Tarasconnais; il me faut
entrer par le dos; mais selon votre parole, lorsque ne j'y aurai mis
le nez, soyez tranquille, je n'irai pas plus loin "Allons, pensa le
bienheureux, j'ai mis le pied dans la musette." Et le Tarasconnais
est dans le paradis.

-- Oh! dit-il, comme on est bien! comme c'est beau! quelle musique.

Au bout d'un certain moment, le porte-clefs lui fait:

-- Quand tu auras assez baye, voyons, tu sortiras, parce que je n'ai
pas le temps de te donner la replique...

-- Ne vous genez pas, dit Jarjaye, si vous avez quelque chose a
faire, allez a vos occupations... Moi je sortirai quand je
sortirai... Je ne suis pas presse du tout.

-- Mais tels ne sont pas nos accords.

-- Mon Dieu, saint homme, vous voila bien emu! Ce serait different
s'il n'y avait point de large; mais, grace a Dieu, la place ne manque
pas.

-- Et moi je te prie de sortir, car si le bon Dieu passait....

-- Ho! puis, arrangez-vous comme vous voudrez. J'ai toujours oui
dire: qui se trouve bien, qu'il ne bouge. Je suis ici, j'y reste.

Saint Pierre hochait la tete, frappait du pied. Il va trouver Saint
Yves.

-- Yves, lui fait-il, toi qui es avocat, tu vas me donner un conseil.

-- Deux, s'il t'en faut, repond saint Yves.

-- Sais-tu que je suis bien campe? Je me trouve dans tel cas, comme
ceci, comme cela... Maintenant que dois-je faire?

-- Il te faut, lui dit saint Yves, prendre un bon avoue et citer par
huissier le dit Jarjaye pardevant Dieu.

Ils cherchent un bon avoue; mais d'avoue en paradis, jamais personne
n'en avait vu. Ils demandent un huissier. Encore moins! Saint Pierre
ne savait plus de quel bois faire fleche.

Vient a passer saint Luc:

-- Pierre, tu es bien sourcilleux! Notre-Seigneur t'aurait-il fait
quelque nouvelle semonce?

-- Oh ! mon cher, ne m'en parle pas! Il m'arrive un embarras,
vois-tu, de tous les diables. Un certain nomme Jarjaye est entre par
une ruse dans le paradis et je ne sais plus comment le mettre dehors.

-- Et d'ou est-il, ce Jarjaye?

-- De Tarascon.

-- Un Tarasconnais? dit saint Luc. Oh! mon Dieu, que tu es bon? Pour
le faire sortir, rien, rien de plus facile... Moi, etant, comme tu
sais, l'ami des boeufs, le patron des toucheurs, je frequente la
Camargue, Arles, Beaucaire, Nimes, Tarascon, et je connais ce peuple:
je sais ou il lui demange et comment il faut le prendre... Tiens, tu
vas voir.

A ce moment voletait par la une volee d'anges bouffis.

-- Petits! leur fait saint Luc, psitt, psitt!

Les angelots descendent.

-- Allez en cachette hors du paradis; et quand vous serez devant la
porte, vous passerez en courant et en criant: "Les boeufs, les
boeufs!"

Sitot les angelots sortent du paradis et comme ils sont devant la
porte, ils s'elancent en criant: "Les boeufs, les boeufs! Oh tiens!
oh tiens! la pique!"

Jarjaye, bon Dieu de Dieu! se retourne ahuri.

-- Tron de l'air! quoi! ici on fait courir les boeufs! En avant!
s'ecrie-t-il.

Et il s'elance vers la porte comme un tourbillon et, pauvre imbecile,
sort du paradis.
Saint Pierre vivement pousse la porte et ferme a clef, puis mettant
la tete au guichet:

-- Eh bien! Jarjaye, lui dit-il goguenard, comment te trouves-tu a
cette heure?

-- Oh! n'importe, riposte Jarjaye. Si c'avait ete les boeufs, je ne
regretterais pas ma part de paradis.

Cela disant, il plonge, la tete la premiere, dans l'abime.

(_Almanach provencal de 1864._)

LA GRENOUILLE DE NARBONNE

I

Le camarade Pignolet compagnon menuisier, -- surnomme la "Fleur de
Grasse", -- par une apres-midi du mois de juin, revenait tout joyeux
de faire son Tour de France. La chaleur etait assommante et, sa canne
garnie de rubans a la main, avec son affutage (ciseaux, rabots,
maillet), plie derriere le dos dans son tablier de toile, Pignolet
gravissait le grand chemin de Grasse, d'ou il etait parti depuis
quelque trois ou quatre ans.

Il venait, selon l'usage des Compagnons du Devoir, de monter a la
Sainte-Baume pour voir et saluer le tombeau de maitre Jacques, pere
des Compagnons. Ensuite, apres avoir inscrit sur une roche son surnom
compagnonique, il etait descendu jusqu'a Saint-Maximin, pour prendre
ses couleurs chez maitre Fabre, le marechal qui sacre les Enfants du
Devoir. Et, fier comme un Cesar, le mouchoir sur la nuque, le chapeau
egaye d'un flot de faveurs multicolores et, pendus a ses oreilles,
deux petits compas d'argent, il tendait vaillamment la guetre dans un
tourbillon de poussiere. Il en etait tout blanc.

Quelle chaleur! De temps en temps, il regardait aux figuiers s'il n'y
avait pas de figues; mais elles n'etaient pas mures, et les lezards
bayaient dans les herbes havies; et les cigales folles, sur les
oliviers poudreux, sur les buissons et les yeuses, au soleil qui
dardait, chantaient rageusement.

-- Nom de nom, quelle chaleur! disait sans cesse Pignolet.

Ayant, depuis des heures, vide sa gourde d'eau-de-vie, il pantelait
de soif et sa chemise etait trempee.

-- Mais en avant! disait-il. Bientot, nous serons a Grasse.

Oh ! sacre nom de sort! Quel bonheur, quelle joie d'embrasser pere et
mere et de boire a la cruche l'eau des fontaines de Grasse, et de
conter mon Tour de France, et d'embrasser Mion sur ses joues
fraiches, et de nous marier, vienne la Madeleine, et ne plus quitter
la maison! En marche, Pignolet! Plus qu'une petite traite!

Enfin, le voila au portail de Grasse et, dans quatre enjambees, a
l'atelier de son pere.

II

-- Mon gars, o mon beau gars, cria le vieux Pignol en quittant son
etabli, sois le bien arrive! Marguerite, le petit!
Cours, va tirer du vin; mets la poele, la nappe... Oh! la
benediction! Comment te portes-tu?

-- Pas trop mal, grace a Dieu! Et vous autres, par ici, pere,
etes-vous tous gaillards?

-- Eh! comme de pauvres vieux... Mais s'est-il donc fait grand!

Et tout le monde l'embrasse, pere, mere, voisins, et les amis, et les
fillettes. On lui decharge son paquet, et les enfants manient les
beaux rubans de son chapeau et de sa longue canne. La vieille
Marguerite, les yeux larmoyants, allume vivement le feu avec une
poignee de copeaux; et, pendant qu'elle enfarine quelques morceaux de
merluche pour regaler le garcon, maitre Pignol, le pere, s'assied a
table avec Pignolet, et de trinquer: "A la sante!" Et l'on commence a
mouiller l'anche.

-- Par exemple, faisait le vieux maitre Pignol en frappant avec son
verre, toi, dans moins de quatre ans, tu as acheve ton Tour de France
et te voila deja, a ce que tu m'assures, passe et recu Compagnon du
Devoir! Comme tout change, cependant! De mon temps, il fallait sept
ans, oui, sept belles annees, pour gagner les _couleurs_... Il est
vrai, mon enfant, que la, dans la boutique, je t'avais assez degauchi
et que, pour un apprenti, tu ne poussais pas deja, tu ne poussais pas
trop mal le rabot et la varlope... Mais, enfin, l'essentiel est que
tu saches ton metier et que, je le crois du moins, tu aies vu et
appris tout ce que doit connaitre un luron qui est fils de maitre.

-- Oh! pere! pour cela, repondit le jeune homme, voyez, sans me
vanter, je ne crois pas que personne, dans la menuiserie, me passe la
plume par le bec.

-- Eh bien! dit le vieux, voyons, raconte-moi un peu, tandis que la
morue chante et cuit dans la poele, ce que tu remarquas de beau, tout
en courant le pays.

III

-- D'abord, pere, vous savez qu'en partant d'ici, de Grasse, je filai
sur Toulon, ou j'entrai a l'arsenal. Pas besoin de relever tout ce
qui est la-dedans: vous l'avez vu comme moi.

-- Passe, oui, c'est connu.

-- En partant de Toulon, j'allai m'embaucher a Marseille, fort belle
et grande ville, avantageuse pour l'ouvrier, ou les _coteries_ ou
camarades me firent observer, pere, un _cheval marin_ qui sert
d'enseigne a une auberge.

-- C'est bien.

-- De la, ma foi, je remontai sur Aix, ou j'admirai les sculptures du
portail de Saint-Sauveur.

-- Nous avons vu tout cela.

-- Puis, de la, nous gagnames Arles, et nous vimes la voute de la
commune d'Arles.

-- Si bien appareillee qu'on ne peut pas comprendre comment ca tient
en l'air.

-- D'Arles, pere, nous tirames sur le bourg de Saint-Gille, et la,
nous vimes la fameuse _Vis_...

-- Oui, oui, une merveille pour le _trait_ et pour la _taille_.

Ce qui fait voir, mon fils, qu'autrefois, tout de meme, aussi bien
qu'aujourd'hui, il y eut de bons ouvriers.

-- Puis, nous nous dirigeames de Saint-Gille a Montpellier, et la, on
nous montra la celebre _Coquille_...

-- Oui, qui est dans le Vignoble, et que le livre appelle la "trompe
de Montpellier".

-- C'est cela... Et, apres, nous marchames sur Narbonne.

-- C'est la que je t'attendais.

-- Quoi donc, pere? A Narbonne, j'ai vu les Trois-Nourrices, et puis
l'archeveche, ainsi que les boiseries de l'eglise Saint-Paul.

-- Et puis?

-- Mon pere, la chanson n'en dit pas davantage: "Carcassonne et
Narbonne -- sont deux villes fort bonnes -- pour aller a Beziers; --
Pezenas est gentille, -- mais les plus jolies filles -- n'en sont a
Montpellier."

-- Alors, bousilleur, tu n'as pas vu la Grenouille?

-- Mais quelle grenouille?

-- La Grenouille qui est au fond du benitier de l'eglise Saint-Paul.
Ah! je ne m'etonne plus que tu aies sitot fait, bambin, ton Tour de
France! La Grenouille de Narbonne! le chef-d'oeuvre des
chefs-d'oeuvre, que l'on vient voir de tous les diables. Et ce
saute-ruisseau! criait le vieux Pignol en s'animant de plus en plus,
ce mechant gate-bois qui se donne pour compagnon n'a pas vu seulement
la Grenouille de Narbonne! Oh! mais, qu'un fils de maitre ait fait
baisser la tete, dans la maison, a son pere, mignon, ca ne sera pas
dit! Mange, bois, va dormir, et, des demain matin, si tu veux qu'on
soit _coterie_, tu regagneras Narbonne pour voir la Grenouille.

IV

Le pauvre Pignolet, qui savait que son pere ne demordait pas aisement
et qu'il ne plaisantait pas, mangea, but, alla au lit, et le
lendemain, a l'aube, sans repliquer davantage, apres avoir muni de
vivres son bissac, il repartit pour Narbonne.

Avec ses pieds meurtris et enfles par la marche, avec la chaleur, la
soif, par voies et par chemins, va donc mon Pignolet!

Aussitot arrive, au bout de sept ou huit jours, dans la ville de
Narbonne, -- d'ou selon le proverbe, "ne vient ni bon vent ni bonne
personne", -- Pignolet qui, cette fois, ne chantait pas, je vous
l'assure, sans prendre le temps meme de manger un morceau ou boire un
coup au cabaret, s'achemine de suite vers l'eglise Saint-Paul et,
droit au benitier, s'en vient voir la Grenouille.

Dans la vasque de marbre, en effet, sous l'eau claire, une grenouille
rayee de roux, tellement bien sculptee qu'on l'aurait dite vivante,
regardait accroupie, avec ses deux yeux d'or et son museau narquois,
le pauvre Pignolet, venu de Grasse pour la voir.

-- Ah! petite vilaine, s'ecria tout a coup, farouche, le menuisier.
Ah! c'est toi qui m'as fait faire, par ce soleil ardent, deux cents
lieues de chemin! Va, tu te souviendras de Pignolet de Grasse!

Et voila le sacripant qui, de son baluchon, tire son maillet, son
ciseau, et pan! d'un coup, a la grenouille il fait sauter une patte.
On dit que l'eau benite, comme teinte de sang, devint rouge soudain,
et la vasque du benitier, depuis lors, est restee rougeatre.

(_Almanach Provencal de 1890_.)

LA MONTELAISE

I

Une fois, a Monteux, qui est l'endroit du grand saint Gent et de
Nicolas Saboly, il y avait une fillette blonde comme l'or. On lui
disait Rose. C'etait la fille d'un cafetier. Et, comme elle etait
sage et qu'elle chantait comme un ange, le cure de Monteux l'avait
mise a la tete des choristes de son eglise.

Voici que, pour la Saint-Gent, fete patronale de Monteux, le pere de
Rose avait loue un chanteur.

Le chanteur, qui etait jeune, tomba amoureux de la blondine; la
blondine, ma foi, devint amoureuse aussi. Puis, un beau jour, les
deux enfants, sans tant aller chercher, se marierent; la petite Rose
fut Mme Bordas.

Adieu, Monteux! Ils partirent ensemble. Ah! que c'etait charmant,
libres comme l'air et jeunes comme l'eau, de n'avoir aucun souci, que
de vivre en plein amour et chanter pour gagner sa vie!

La belle premiere fete ou Rose chanta, ce fut pour sainte Agathe, la
_vote_ des Maillanais.

Je m'en souviens comme si c'etait hier.

C'etait au cafe de la Place (aujourd'hui _Cafe du Soleil_): la salle
etait pleine comme un oeuf. Rose, pas plus effrayee qu'un passereau
de saule, etait droite, la-bas au fond, sur une estrade, avec ses
cheveux blondins, avec ses jolis bras nus, et son mari a ses pieds
l'accompagnant sur la guitare.

Il y avait une fumee! C'etait rempli de paysans, de Graveson, de
Saint-Remy, d'Eyrague et de Maillane. Mais on n'entendait pas une
mauvaise parole. Ils ne faisaient que dire:

-- Comme elle est jolie ! le galant biais! Elle chante comme un
orgue, et elle n'est pas de loin, elle n'est que de Monteux!

Il est vrai que Rose ne chantait que de belles chansons. Elle parlait
de patrie, de drapeau, de bataille, de liberte, de gloire, et cela
avec une passion, une flamme, un _tron de l'air_, qui faisaient
tressaillir toutes ces poitrines d'hommes. Puis, quand elle avait
fini, elle criait:

174

-- Vive saint Gent!

Des applaudissements a demolir la salle. La petite descendait,
faisait, toute joyeuse, la quete autour des tables; les pieces de
deux sous pleuvaient dans la sebile et, riante et contente comme si
elle avait cent mille francs, elle versait l'argent dans la guitare
de son homme, en lui disant:

-- Tiens! vois; si cela dure, nous serons bientot riches...

II

Quand Mme Bordas eut fait toutes les fetes de notre voisinage,
l'envie lui vint de s'essayer dans les villes.

La, comme au village, la Montelaise fit flores. Elle chantait la
Pologne avec son drapeau a la main; elle y mettait tant d'ame, tant
de frisson, qu'elle faisait fremir.

En Avignon, a Cette, a Toulouse, a Bordeaux, elle etait adoree du
peuple. Tellement qu'elle se dit:

-- Maintenant, il n'y a plus que Paris!

Elle monta donc a Paris. Paris est l'entonnoir qui aspire tout. La
comme ailleurs, et plus encore, elle fut l'idole de la foule.

Nous etions aux derniers jours de l'Empire; la chataigne commencait a
fumer, et Mme Bordas chanta la _Marseillaise_. Jamais cantatrice
n'avait dit cet hymne avec un tel enthousiasme, une telle frenesie;
les ouvriers des barricades crurent voir, devant eux, la liberte
resplendissante, et Tony Reveillon, un poete de Paris, disait, dans
la journal :

	_Elle nous vient de la Provence,
	Ou soufflent les vents de la mer,
	Ou l'on respire l'eloquence,
	Tout enfant, en respirant l'air.
	Tous les bras sont tendus vers elle...
	Nous te saluons, o Beaute:
	Pour suivre tes pas, immortelle,
	Nous quitterons notre Cite.
	Tu nous meneras aux frontieres,
	A ton moindre geste soumis,
	Car tous les peuples sont nos freres,
	Et les tyrans nos ennemis_.

III

Helas! a la frontiere, trop vite il fallut aller. La guerre, la
defaite, la revolution, le siege s'amoncelerent coup sur coup. Puis
vint la Commune et son train du diable.

La folle Montelaise, eperdue la-dedans comme un oiseau dans la
tempete, ivre d'ailleurs de fumee, de tourbillonnement, de
popularite, leur chanta _Marianne_ comme un petit demon. Elle aurait
chante dans l'eau; encore mieux dans le feu!

Un jour, l'emeute l'enveloppa dans la rue et l'emporta comme une
paille dans le palais des Tuileries.

La populace reine se donnait une fete dans les salons imperiaux. Des
bras noirs de poudre saisirent Marianne -- car Mme Bordas etait pour
eux Marianne -- et la camperent sur le trone, au milieu des drapeaux
rouges.

-- Chante-nous, lui crierent-ils, la derniere chanson que vont
entendre les voutes de ce palais maudit!

Et la petite de Monteux, avec le bonnet rouge coiffant ses cheveux
blonds, leur chanta... _la Canaille_.

Un formidable cri: "Vive la Republique!" suivit le dernier refrain.
Seulement, une voix perdue dans la foule repondit:

-- _Vivo sant Gent!_

La Montelaise n'y vit plus, deux larmes brillerent dans ses yeux
bleus, et elle devint pale comme une morte.

-- Ouvrez, donnez-lui de l'air! cria-t-on en voyant que le coeur lui
manquait...

Ah! non, pauvre Rose! ce n'etait pas l'air qui lui manquait: c'etait
Monteux, c'etait saint Gent dans la montagne, et l'innocente joie des
fetes de Provence.

La foule, cependant, avec ses drapeaux rouges, s'ecoulait en hurlant
par les portails ouverts.

Sur Paris, de plus en plus, tonnait la canonnade: des bruits sombres,
sinistres couraient dans les rues, de longues fusillades
s'entendaient au lointain, l'odeur du petrole vous coupait l'haleine,
et quelques heures apres, le feu des Tuileries montait jusqu'aux
nues.

Pauvre petite Montelaise: nul n'en a plus oui parler.

	(_Almanach Provencal de 1873_.)

L'HOMME POPULAIRE

Le maire de Gigognan m'avait invite, l'autre annee, a la fete de son
village. Nous avions ete sept ans camarades d'ecritoire aux ecoles
d'Avignon, mais depuis lors, nous ne nous etions plus vus.

-- Benediction de Dieu, s'ecria-t-il en m'apercevant, tu es toujours
le meme: frais comme un barbeau, joli comme un sou, droit comme une
quille... Je t'aurais reconnu sur mille.

-- Oui, je suis toujours le meme, lui repondis-je, seulement la vue
baisse un peu, les tempes rient, les cheveux blanchissent et, quand
les cimes sont blanches, les vallons ne sont guere chauds.

-- Bah! me fit-il, bon garcon, vieux taureau fait sillon droit et ne
devient pas vieux qui veut... Allons, allons diner.

Vous savez comme on mange aux fetes de village, et chez l'ami
Lassagne, je vous reponds qu'il ne fait pas froid; il y eut un diner
qui se faisait dire "vous": des coquilles d'ecrevisses, des truites
de la Sorgue, rien que des viandes fines et du vin cachete, le petit
verre du milieu, des liqueurs de toute sorte et, pour nous servir a
table, un tendron de vingt ans qui... Je n'en dis pas plus.

Arrives au dessert, nous entendons dans la rue un bourdonnement:
_vounvoun; vounvoun_; c'etait le tambourin. La jeunesse du lieu
venait, selon l'usage, toucher l'aubade au consul.

-- Ouvre la porte; Franconnette, cria mon ami Lassagne, va querir les
fouaces et, allons, rince les verres.

Cependant les menetriers battaient leur tambourinade. Quand ils
eurent fini, les abbes de la jeunesse, le bouquet a la veste,
entrerent dans la salle avec les tambourins, avec le valet de ville
qui portait fierement les prix des jeux au haut d'une perche, avec
les farandoleurs et la foule des filles.

Les verres se remplirent de bon vin d'Alicante. Tous les cavaliers,
chacun a son tour, couperent une corne de galette, on trinqua
pele-mele a la sante de M. le maire, et puis,

M. le maire, lorsque tout le monde eut bu et plaisante un moment,
leur adressa ces paroles :

-- Mes enfants, dansez tant que vous voudrez, amusez-vous tant que
vous pourrez, soyez toujours polis avec les etrangers; sauf de vous
battre et de lancer des projectiles, vous avez toute permission.

-- Vive monsieur Lassagne! s'ecria la jeunesse.

On sortit et la farandole se mit en train. Lorsque tous furent
dehors, je demandai a Lassagne:

-- Combien y a-t-il de temps que tu es maire de Gigognan?

-- Il y a cinquante ans, mon cher.

-- Serieusement? il y a cinquante ans?

-- Oui, oui, il y a cinquante ans. J'ai vu passer, mon beau, onze
gouvernements, et je ne crois pas mourir, si le bon Dieu m'aide, sans
en enterrer encore une demi-douzaine.

-- Mais comment as-tu fait pour sauver ton echarpe entre tant de
gachis et de revolutions?

-- Eh! mon ami de Dieu, c'est la le pont aux anes. Le peuple, le
brave peuple, ne demande qu'a etre mene. Seulement, pour le mener,
tous n'ont pas le bon biais. Il en est qui te disent: il le faut
mener raide. D'autres te disent: il le faut mener doux; et moi,
sais-tu ce que je dis? il le faut mener gaiement.

"Regarde les bergers: les bons bergers ne sont pas ceux qui ont
toujours le baton leve; ce n'est pas non plus ceux qui se couchent
sous un saule et dorment au talus des champs. Les bons bergers sont
ceux qui, devant leur troupeau, tranquillement cheminent en jouant du
chalumeau. Le betail qui se sent libre, et qui l'est effectivement,
broute avec appetit le paturin et le laiteron. Puis lorsqu'il a le
ventre plein et que vient l'heure de rentrer, le berger sur son fifre
joue l'air de la retraite et le troupeau content reprend la route du
bercail.

"Mon ami, je fais de meme, je joue du chalumeau, mon troupeau suit.

-- Tu joues du chalumeau: c'est bon a dire... Mais enfin, dans ta
commune, tu as des blancs, tu as des rouges, tu as des tetus et tu as
des droles, comme partout! allons, et quand viennent les elections
pour un depute, par exemple, comment fais-tu?

-- Comment je fais? Eh! mon bon, je laisse faire... Car, de dire aux
blancs: "Votez pour la republique" serait perdre sa peine et son
latin, comme de dire aux rouges: "Votez pour Henri V." autant cracher
contre ce mur.

-- Mais les indecis, ceux qui n'ont pas d'opinion, les pauvres
innocents, toutes les bonnes gens qui louvoient ou le vent les
pousse?

-- Ah! ceux-la, quand parfois, dans la boutique du barbier, ils me
demandent mon avis:

-- Tenez, leur dis-je, Bassaquin ne vaut pas mieux que Bassacan. Si
vous votez pour Bassaquin, cet ete vous aurez des puces; et si vous
votez pour Bassacan, vous aurez des puces cet ete. Pour Gigognan,
voyez-vous, mieux vaut une bonne pluie que toutes les promesses que
font les candidats... Ah! ce serait different, si vous nommiez des
paysans: tant que, pour deputes, vous ne nommerez pas des paysans,
comme cela se fait en Suede et en Danemark, vous ne serez pas
representes. Les avocats, les medecins, les journalistes, les petits
bourgeois de toute espece que vous envoyez la-haut ne demandent
qu'une chose: rester a Paris autant que possible pour traire la vache
et tirer au ratelier. Ils se fichent pas mal de notre Gigognan! Mais
si, comme je le dis, vous, vous deleguiez des paysans, ils
penseraient a l'epargne, ils diminueraient les gros traitements, ils
ne feraient jamais la guerre, ils creuseraient des canaux, ils
aboliraient les Droits-Reunis, et se hateraient de regler les
affaires pour s'en revenir avant la moisson... Dire pourtant qu'il y
a en France plus de vingt millions de _pieds-terreux_ et qu'ils n'ont
pas l'adresse d'envoyer trois cents d'entre eux pour representer la
_terre!_ Que risqueraient-ils d'essayer? Ce serait bien difficile
qu'ils fissent plus mal que les autres!

"Et chacun de me repondre: "Ah! ce M. Lassagne: tout en badinant, il
a raison peut-etre."

-- Mais revenons, lui dis-je; toi personnellement, toi Lassagne,
comment as-tu fait pour conserver dans Gigognan ta popularite et ton
autorite pendant cinquante ans de suite?

-- Ho! c'est la moindre des choses. Tiens, levons-nous de table, nous
irons prendre l'air et quand tu auras fait avec moi, une ou deux
fois, le tour de Gigognan, tu en sauras autant que moi.

Et nous nous levames de table, nous allumames un cigare et nous
allames voir les _joies_.

Devant nous, en sortant, une partie de boules etait engagee sur la
route. Le tireur enleva le but et le remplaca par sa boule. Du coup,
sans le vouloir, il donna deux points aux autres.

-- Sacre coquin de sort! cria M. Lassagne, voila qui s'appelle tirer!
Mes compliments, Jean-Claude, j'ai vu bien des parties, mais je
t'assure que jamais je ne vis enlever comme cela un cochonnet! Tu es
un fameux tireur!

Et nous filames. Peu apres, nous rencontrions deux jeunes filles qui
allaient se promener.

-- Regarde-moi donc ca, dit Lassagne a haute voix, si on ne croirait
pas deux reines! La jolie tournure! Quels fins minois! Et ces
pendants d'oreilles a la derniere mode! C'est la fleur de Gigognan.

Les deux fillettes tournerent la tete et souriantes nous saluerent.

En traversant la place, nous passames pres d'un vieillard qui etait
assis devant sa porte.

-- Eh bien! maitre Guintrand, lui dit M. Lassagne, cette annee-ci
luttons-nous pour homme ou demi-homme?

-- Ah! mon pauvre monsieur, nous ne luttons pour rien du tout,
repondit maitre Guintrand.

-- Vous rappelez-vous, maitre Guintrand, cette annee ou, sur le pre,
se presenterent Meissonier, Quequine, Rabasson, les trois plus fiers
lutteurs de la Provence, et que vous les renversates sur les epaules
tous les trois?

-- Vous ne voulez pas que je me rappelle? fit le vieux lutteur en
s'allumant: c'est l'annee ou l'on prit la citadelle d'Anvers. La
_joie etait de cent ecus, avec un mouton pour les demi-hommes. Le
prefet d'Avignon qui me toucha la main! Les gens de Bedarride qui
penserent se battre avec ceux de Courtezon, car qui etait pour moi,
qui etait contre... Ah! quel temps! a cote d'a present ou leurs
luttes... Mieux vaut n'en point parler, car on ne voit plus d'hommes,
plus d'hommes, cher monsieur... D'ailleurs ils s'entendent entre eux.

Nous serrames la main au vieux et continuames la promenade.
Justement, le cure sortait de son presbytere.

-- Bonjour, messieurs.

-- Bonjour; ah! tenez, dit Lassagne, monsieur le Cure, puisque je
vous vois, je vais vous parler de ceci: ce matin, a la messe, je
m'avisais que notre eglise se fait par trop etroite, surtout les
jours de fete... Croyez-vous que nous ferions mal de penser a
l'agrandir?

-- Sur ce point, monsieur le Maire, je suis en plein de votre avis:
vrai, les jours de ceremonie, on ne peut plus s'y retourner.

-- Monsieur le Cure, je vais m'en occuper; a la premiere reunion du
conseil municipal je poserai la question, nous la mettrons a l'etude,
et si a la prefecture on veut nous venir en aide...

-- Monsieur le Maire, je suis ravi et je ne peux que vous remercier.

Un moment apres, nous nous heurtames a un gros gars qui, la veste sur
l'epaule, allait entrer au cafe.

-- C'est egal, lui dit Lassagne, il parait, mon garcon, que tu n'es
pas moisi: on dit que tu l'as secoue, le marjolet qui en contait a
Madelon pour prendre ta place.

-- N'ai-je pas bien fait, monsieur le Maire?

-- Bravo, mon Joselet: ne te laisse pas manger ta soupe... Seulement,
une autre fois, vois-tu? ne tape pas si fort.

-- Allons, dis-je a Lassagne, je commence a comprendre: tu emploies
la savonnette.

-- Attends encore, me repondit-il.

Comme nous sortions des remparts, nous voyons venir un troupeau qui
tenait tout le chemin, et Lassagne cria au patre:

-- Rien qu'au bruit de tes sonnailles, j'ai dit: ce doit etre
Georges! Et je ne me suis pas trompe: le joli groupement d'ouailles!
les gaillardes brebis! Mais que leur fais-tu manger? J'en suis sur:
l'une portant l'autre, tu ne les donnerais pas pour dix ecus au
moins...

-- Ah! certes non, repliqua Georges... Je les achetai a la Foire
Froide, cet hiver: presque toutes m'ont fait l'agneau, et elles m'en
feront un second, m'est avis.

-- Non seulement un second, mais des betes pareilles pourront te
donner des jumeaux.

-- Dieu vous entende, monsieur Lassagne!

Nous finissions a peine de causer avec le patre que nous vimes venir,
cahin-caha un charretier, qui avait nom Sabaton.

-- Dis, Sabaton? l'interpella ainsi Lassagne, tu vas m'en croire ou
non: niais avec ta charrette tu etais encore, j'estime, a une
demi-lieue d'ici que j'ai devine ton coup de fouet.

-- Vraiment? monsieur Lassagne.

-- Mon ami, il n'y a que toi pour faire ainsi claquer la meche.

Et Sabaton, pour prouver que Lassagne disait vrai, decocha un coup de
fouet qui nous fendit les oreilles.

Bref, en nous avancant, nous atteignimes une vieille qui, le long des
fosses, ramassait de la chicoree.

-- Tiens, c'est toi, Berengere? lui dit Lassagne en l'accostant; eh
bien! par derriere, avec ton fichu rouge, je te prenais pour Tereson,
la belle-fille du Cacha: tu lui ressembles tout a fait!

-- Moi? oh! monsieur Lassagne, mais songez que j'ai septante ans!

-- Oh! va, va, par derriere, si tu pouvais te voir, tu ne montres pas
misere et l'on vendangerait avec de plus vilains paniers.

-- Ce monsieur Lassagne! il faut toujours qu'il plaisante, disait la
vieille en pouffant de rire. Puis se tournant vers moi, la commere me
fit:

-- Voyez, monsieur, ce n'est pas facon de parler, mais ce M. Lassagne
est une creme d'homme. Il est familier avec tous. Il parlerait,
voyez-vous, au dernier du pays, a un
enfant d'un an! Aussi il y a cinquante ans qu'il est maire de
Gigognan et il le sera toute sa vie.

-- Eh bien! collegue, me fit Lassagne, ce n'est pas moi, n'est-ce
pas? qui le lui ai fait dire. Tous, nous aimons les bons morceaux;
tous nous aimons les compliments; et nous nous complaisons tous aux
bonnes manieres. Que ce soit avec les femmes, que ce soit avec les
rois, que ce soit avec le peuple, qui veut regner doit plaire. Et
voila le secret du maire de Gigognan.

(_Almanach provencal de 1883_.)

CHAPITRE XIV

LE VOYAGE AUX SAINTES-MARIES

La caravane de Beaucaire. -- Le charretier Lamouroux. -- Les rouliers
de Provence. -- Alarde la folle. -- La Camargue en pataugeant. -- Les
filles sur le dos. -- La Mecque du golfe. -- La descente des chasses,
-- Le retour par Aigues-Mortes.

J'avais toute ma vie oui parler de la Camargue et des Saintes-Maries
et de leur pelerinage, mais je n'y etais jamais alle. Au printemps de
cette annee-la (1855), j'ecrivis a l'ami Mathieu, toujours pret pour
les excursions: "Veux- tu venir avec moi aux Saintes?"

"Oui," me repondit-il. L'on se donna rendez-vous a Beaucaire, au
quartier de la Condamine, d'ou tous les ans, le 24 mai, partait une
caravane pour les Saintes-Maries de la Mer; et avec une multitude de
femmes, de jeunes filles, d'enfants, d'hommes du peuple, tasses sur
des charrettes, un peu apres minuit nous nous mimes en route. Je vous
laisse a penser si les carrioles avaient leur charge: nous etions sur
la notre quatorze pelerins.

Le brave charretier, un nomme Lamouroux, de ces Provencaux diserts
qui ne sont entrepris sur rien, nous fit placer devant, assis sur le
brancard et les jambes pendantes. Lui, la moitie du temps, a la
gauche de sa bete, tout en battant du feu pour allumer sa pipe, nous
marchait cote a cote et le fouet sur la nuque. Lorsqu'il etait
fatigue, il se nichait dans un siege suspendu devant la roue et que
les charretiers nomment _porte-faineant_.

Derriere moi, embeguinee dans sa mante de laine, il y avait une
jeunesse qu'on appelait Alarde et qui, sur un matelas blottie avec sa
mere, me tenait ses pieds dans le dos. Mais n'ayant pas fait encore
connaissance avec nos voisines, qui entre elles babillaient, nous
causions, Mathieu et moi, avec le charretier.

-- Ainsi, vous autres, d'ou etes-vous, s'il n'y a pas d'indiscretion?
commenca maitre Lamouroux.

Nous repondimes:

-- De Maillane.

-- Ho! vous n'etes donc pas de loin... Je l'avais bien vu a votre
parler. _Charretier de Maillane verse en pays de plaine_.

-- Mais pas tous, mon bonhomme.

-- Allons, fit Lamouroux, c'est un dicton pour plaisanter... Et
tenez, j'ai connu, quand j'allais sur la route, un roulier de
Maillane qui etait equipe, vraiment, comme saint Georges: on
l'appelait l'Ortolan.

-- Vous parlez de quelques annees!

-- Ah! messieurs, je vous parle de l'epoque du roulage, avant, que
les mangeurs, avec leurs chemins de fer, nous eussent tous ruines. Je
vous parle, moi, de quand la foire de Beaucaire etait dans sa
splendeur, de quand la premiere tartane qui arrivait a la foire
gagnait la prime du mouton dont la peau etait pendue par les
mariniers vainqueurs au bout du grand mat du navire; je vous parle,
moi, de quand les chevaux de halage etaient insuffisants pour
remonter sur le Rhone les monceaux de marchandises qui a Beaucaire se
vendaient, et du temps ou les charretiers, -- vous ne vous en
souvenez pas, vous qui etes jeunes, -- les rouliers, les voituriers,
qui baffaient les grandes routes et s'en croyaient les maitres,
faisaient claquer leur fouet de Marseille a Paris et de Paris a Lille
en Flandre!

Et Lamouroux, une fois lance sur le chapitre du roulage, pendant
qu'au clair de lune sa bete cheminait tout doux, nous en tint de
taille jusqu'au lever du soleil.

-- Ah! disait-il, il fallait voir, vers le Pont de Bon-Pas ou a la
Viste de Marseille, sur ce grand chemin de vingt-quatre pas de large,
il fallait voir ces files de charrettes chargees, de carrioles
bachees, de haquets bien garrottes, lesquels se touchaient tous, ces
rangees d'attelages superbes, equipages de trois, de quatre, de six
betes, qui descendaient sur Marseille ou qui montaient sur Paris,
charriant le ble, le vin, les poches d'avoine, les ballots de morues,
les barils d'anchois ou les pains de savon, cahin-caha, bredi-breda,
et a la garde de Dieu, comme disaient alors les lettres de voiture!

Et quand nous traversions un village, messieurs, des tas de polissons
se pendaient au barreau de la queue de la charrette et s'y faisaient
trainasser, pendant que criaient les autres:

"Derriere, derriere, charretier!"

De loin en loin, le long de la route, il y avait pour le diner, pour
le souper ou le coucher une auberge celebre avec sa belle hotesse au
visage riant, avec sa grande cuisine et sa grande cheminee ou la
broche tournait des porcs entiers sut les landiers, avec sa porte
large ouverte, avec ses ecuries vastes comme des eglises, ou deux
rangees de creches allaient se prolongeant et ou sur la muraille
etait collee l'image coloriee de saint Eloi. Ces cabarets
s'appelaient: la Graille (en francais la _Corneille_), Saint-Martin,
le Lion- d'Or, le Cheval-Blanc, la Mule-Noire, le Chapeau-Rouge, la
Belle-Hotesse, le Grand-Logis, que sais-je, moi? et il se parlait
d'eux a cent lieues a l'entour.

De loin en loin, le long de la route, il y avait des bourreliers qui
mettaient en montre un collier neuf, des charrons qui au besoin
pouvaient reparer les roues, des forgerons machures qui pour enseigne
avaient un fer a cheval, de petits boutiquiers qui, derriere leurs
vitres, exposaient des paquets de cordelette a fouet ainsi que des
chapeaux de pipe; et de petites buvettes qui avaient devant leur
porte un treillage blanchi par la poussiere du chemin -- ou venaient
les charretiers siroter pour un sou leur goutte d'eau-de-vie.

Tanguant du dos, reglant leur pas sur le cahot des attelages, et
saluant du fouet tout ce monde connu, les fameux charretiers
marchaient arrogamment, une main a la rene et de l'autre le fouet,
avec la blouse bleue, la culotte de velours, le bonnet multicolore,
la limousine au vent, aux jambes les houseaux, tantot criant: "Hue!"
tantot criant: "Dia!"
tantot criant: "Hurhau!" Et quand la route etait luisante et que le
voyage allait bien et que les roues claquaient aux boites des moyeux,
ils chantaient, au pas des betes et au tintement des grelots, la
chanson des rouliers :

	_Un roulier qui est bien monte
	Doit avoir des roues
	De six pouces, a la Marlborough:
	Ca, c'est a la mode!
	Un essieu de dix empans
	Et un petit bidet blanc
	Pour le gouvernage
	De son equipage_.

Comment ne pas chanter? La voiture se payait bien: d'Arles a Lyon,
sept livres par quintal... Franc d'accident, un charretier avec sa
couple pouvait gagner sans peine son louis d'or par jour.

Aussi on portait beau sur les routes de France! Nos rouliers etaient
glorieux. Oh! les chevaux superbes! Quels mulets! Les gaillardes
betes! Les limoniers, les brancardiers, les cordiers, les chefs de
file, tout cela etait garni, harnache a faire plaisir. Les muselieres
avaient des franges, les licous avaient des clochettes, les bridons
avaient des houppes de toutes les couleurs. Les colliers redressaient
leurs chaperons cornus; les attelles des colliers, comme de grandes
pennes, tenaient en l'air la longe dans des anneaux de verre bleu; la
laine des housses moutonnait sur le dos de leurs betes; les
couvertures brodees avaient des emouchettes; les surdos, les
ventrieres, les croupieres, les harnais, tout etait contrepointe,
ajuste de main de maitre...

Comment n'auraient-ils pas chante?

	_En arrivant a Lyon,
	Ils nous cherchent noise
	Et nous font passer dessus
	Le pont a bascule:
	Tout cela, ce sont des gens
	Qui ne demandent qu'argent
	Pour faire des dentelles
	A leur demoiselles_.

De Marseille a Lyon, les charretiers marchaient a la gauche de leurs
betes, ou, pour parler comme eux, _a dia et de la main_, parce qu'en
ce temps-la la longe de la rene se tenait du cote gauche. Ils
nommaient _hors la main_ l'autre cote de l'attelage.

Mais l'usage de Provence ne depassait pas Lyon. A Lyon le climat, le
parler, tout changeait. Il fallait donc changer de main et tenir la
rene a la droite. Ensuite la pluie venait, la laide pluie
continuelle, avec sa fange et ses ornieres, ou il fallait cartayer,
si vous ne vouliez pas vous perdre. Puis les employes des bascules
qui vous cherchaient querelle en parlant _franchimand_... Alors en
vouliez-vous des mauvaises paroles, des "tonnerres" des "Sacre Dieu"!
Ils juraient, reniaient commue des charretiers: "Hue, Mouret! hue,
Robin! hue, charogne! haie donc, vieille rosse! ah monstre de
brigand, la charrette est embourbee."

Mais les renforts venaient, avec leurs conducteurs: on doublait
l'attelage, on doublait, on triplait, et l'epaule a la roue, on
depetrait la charrette... Nous voici a l'auberge. Au bruit des coups
de fouet, l'hotesse, la chambriere, et le valet d'ecurie la lanterne
a la main sortaient a la rencontre des charretiers crottes. On
rentrait l'equipage; les betes detelees, les mangeoires garnies, on
s'en venait souper.

Benediction de Dieu! avec trente sous par tete, on faisait, sur les
routes, des crevailles! Les charretiers mangeaient les coudes sur la
table. Sur la table bedonnait une bouteille de neuf pintes; et quand
ils avaient bu, ils jetaient derriere eux la derniere goutte du
verre. Au milieu du repas, ils se levaient, c etait l'usage, pour
abreuver leurs betes et leur donner l'avoine; puis ils s'attablaient
de nouveau pour le roti. Nous y voila! Et vous ne vouliez pas qu'ils
chantent:

	_Le matin a son lever
	La soupe au fromage:
	C'est la .un friand manger,
	Qui aime le laitage.
	Puis, ca nous reveillera,
	Un verre de ratafia,
	Et le long de la route
	La petite goutte!_

Ils appelaient cela "tuer le ver". Ayant battu la pierre a feu, ils
allumaient alors la pipe, passaient leur rude main sous le joli
menton de la gaie chambriere -- qui attendait sur la porte, donnaient
un tour de garrot a la liure du chargement, et derechef, en route!

Maintenant, s'il faut tout dire, la journee sur la route n'etait pas
toujours commode. Sans compter les fondrieres avec la boue jusqu'aux
moyeux, les montees a toute force, les descentes a enrayures, sans
compter le bris des rais, les essieux qui rompaient, les gendarmes a
moustaches qui epiaient la plaque des charretiers endormis et
dressaient, leurs verbaux, des fois, pour epargner ou gagner du
chemin, il fallait bruler l'etape, c'est-a-dire passer devant
l'auberge sans manger.

D'autres fois, deux charretiers, tetus comme leurs mulets, se
rencontraient sur la voie: "Coupe, toi! Coupe, moi! Tu ne veux pas
couper, capon?" Vlan! sur le mufle du limonier un coup de fouet qui
l'aveuglait et ruait la charrette contre un tas de cailloux! Alors de
courir aux pieux, aux billots en bois d'yeuse; et il y avait sur la
route des bagarres effroyables ou, d'un coup de roulon, on vous
decervelait un homme.

Pour la regle du train regnait pourtant un vieil usage qui etait
respecte de tous: le charretier dont le devant, la bete de devant,
avait les quatre pieds blancs, a la montee comme a la descente, avait
le droit, messieurs, de ne pas quitter la voie: "_Qui a les quatre
pieds blancs_, comme on dit, _peut passer partout_."

Enfin les charretiers arrivaient a Paris et allaient remiser a la
Grand'Pinte, quartier si populaire, disait mon pere-grand, qu'avec un
coup de sifflet le gouvernement, quand il veut, peut y lever cent
mille hommes!

	_En arrivant a Paris,
	Usances nouvelles:
	Des tailloles, n'y en a plus,
	Culottes a bretelles.
	Ce ne sont que franchimands
	Qui attellent a l'envers
	Et font tout au beurre...
	Sur eux le tonnerre!_

Mais en entrant au Grand Village, vive Dieu! c'est la qu'ils
s'appliquaient a faire claquer le fouet: c'etait un eclat repete, un
vacarme, un cliquetis qui ressemblait a la foudre.

-- Allons, disaient les Parisiens, en bouchant des deux mains leurs
oreilles qui cornaient, les Provencaux arrivent! et marche, _tron de
l'air!_ crains-tu que la terre te manque?

Il faut dire qu'en ce temps, pour faire peter le fouet, les rouliers
de Provence etaient les sans-pareils. Mangechair de Tarascon, dans
l'affaire d'une lieue, en faisant les coups quadruples, avait
consomme quatre livres de meche. Maitre Imbert de Beaucaire, rien que
d'un coup de fouet, mouchait une chandelle sans l'eteindre! Le
Puceron de Chateau-Renard debouchait une bouteille sans la jeter a
terre; enfin le gros Charlon de la
Pierre-Plantade, d'un coup de meche de son fouet, vous deferrait,
dit-on, un mulet des quatre pieds.

Bref, lorsque les rouliers avaient decharge leurs voitures, serre le
payement dans le ceinturon de cuir, recharge pour Marseille et fait
une tournee dans le Palais-Royal, ils entonnaient joyeux ce dernier
couplet:

	_Tiens, garcon, voila pour toi,
	Va mettre en cheville...
	Mais l'hotesse a repondu:
	Moi qui suis jolie,
	Moi qui te fais tant de bien,
	Tu ne me donnes donc rien?
	Par une caresse
	Calme ma tendresse_.

Ayant mis les colliers, ils attelaient alors, et dans vingt jours,
vingt-deux, vingt-quatre, au bruit regulier des grelots, ils
retournaient dans la Provence, pour venir triompher, le jour de la
Saint-Eloi, a la _Charrette de Verdure_: ... Et alors au cabaret, en
vouliez-vous des recits, avec des hableries et des mensonges gros
comme le mont Ventoux! L'un, en voyageant de nuit, avait vu le falot
du feu Saint-Elme, et le follet fantastique s'etait assis sur sa
charrette, peut-etre deux heures de chemin. Un autre, sur la route,
avait trouve une valise, qui pesait! Il devait y avoir dedans, pour
le moins, cent mille francs... Mais un cavalier masque etait venu a
bride abattue et l'avait reclamee au moment ou notre homme la
ramassait pour l'emporter. Un autre avait ete arrete a main armee;
heureusement pour lui qu'il avait lie ses louis dans le boudin de son
catogan, qui etait de mode a cette epoque, -- et les voleurs a
grandes barbes, avec stylets et pistolets doubles, eurent beau
visiter et fouiller le caisson, ils n'y trouverent que le _fiasque_
(bouteille clissee).

Un autre avait couche au pays des Polacres, qui en naissant ne sont
pas chretiens. Un autre avait passe au pays des Pelles de Bois. Il y
en a qui croient, racontait-il, que les pelles de bois se font comme
les sabots ou comme les cuillers, en taillant un morceau de bois.
Mais c'est la une erreur. Les pelles de bois, qui servent pour remuer
le ble, viennent sur des arbres toutes faites, comme ici les amandes
et les caroubes. Quand nous y passames, messieurs, la recolte etait
rentree et nous ne pumes pas les voir. Mais nous nous laissames dire
par des gens du pays que, lorsqu'elles sont sur les arbres, qu'elles
vont etre mures et que le mistral souffle, elles font un tintamarre
tel que celui des crecelles a l'office des Tenebres.

Un autre affirmait avoir vu, a Paris, une princesse, une belle
princesse qui avait un groin de porc; ses parents la promenaient
d'une grande ville a l'autre et la faisaient voir, la pauvre, dans la
lanterne magique et offraient des millions a celui qui l'epouserait.

-- Sacre coquin de Goi! disait le vieux Brayasse, tout cela est
beaucoup et tout cela n'est rien. Ce qui m'a le plus surpris, le plus
epate a Paris, je m'en vais vous le dire. Ici dans nos endroits, si
quelqu'un parle francais, c'est gens qui ont etudie, des bourgeois,
des avocats, des commissaires de police, qui ont passe peut-etre dix
ans et plus dans les ecoles... Mais la-haut, saprelotte! tous savent
le francais. Vous voyez des moutards qui n'ont pas encore sept ans,
des mioches pas plus haut que ca, avec la meche au nez, et qui
parlent francais comme de grandes personnes. Je ne sais comment
diable ils font.

Le brave Lamouroux, au trantran des charrettes, nous en aurait conte
encore. Seulement nous venions d'arriver au pont de Fourques, et au
soleil levant s'epandaient devant nous, dans le delta des deux
Rhones, les immenses plaines basses de la lisiere de Camargue.

Mais ce qui nous charma plus encore que le soleil (nous avions
vingt-cinq ans), ce fut la jeune fille qui, comme je l'ai dit, etait
derriere nous accroupie avec sa mere et qui, toute riante et se
debarrassant du capuce de sa mante, apparut au grand jour comme une
reine de Jouvence. Un ruban zinzolin entourait gentiment sa chevelure
cendree qui regorgeait de la coiffe: un regard de sibylle quelque peu
egare, le teint delicat et clair, la bouche arquee, ouverte au rire,
elle semblait une tulipe qui, le matin, sort de l'aiguail. Nous la
saluames, ravis. Mais elle, Alarde, sans faire attention a nous:

-- Mere, dit-elle, sommes-nous loin encore des Grandes Saintes?

-- Ma fille, nous en sommes, peut-etre bien, a neuf ou dix lieues.

-- Y sera-t-il mon cadet? y sera t-il?

-- Chut ! mignonne.

Et avec un baillement qui montra toutes ses dents, ses blanches dents
de lait, la jouvencelle dit:

-- Le temps me dure! j'ai une faim a n'y plus tenir... Dis, si nous
dejeunions?

Et elle deploya aussitot sur ses genoux un essuie-main de toile
ecrue; sa mere, d'un cabas sortit du pain, des figues, une orange,
des dattes, un peu de cervelas et sans ceremonie se mirent a manger.

-- Bon appetit leur dimes-nous.

-- Messieurs, a votre service, nous fit la gentille Alarde en
plantant ses quenottes dans un grignon de pain.

-- A condition, mademoiselle, que nous melerons nos vivres.

-- Volontiers.

Mathieu, dans sa gibeciere, avait apporte deux bouteilles de bon vin
de la Nerthe. Il en deboucha une, et, apres avoir pris chacun une
bouchee, a tour de role, tous, Alarde, sa mere, moi, Mathien et le
charretier, nous bumes, l'un apres l'autre, dans le meme coco, et
nous voila en famille.

Puis pour nous deroidir, etant descendus un moment:

-- Quelle est donc cette fille qui a si bonne facon? demandames-nous
a Lamouroux.

-- En la voyant, nous fit a demi-voix le charretier, vous ne diriez
pas, n'est-ce pas, qu'elle a une felure? Et, pourtant, depuis trois
mois que son "Cadet" l'a delaissee, il parait qu'elle n'a plus,
messieurs, la tete a elle.

-- Quoi ! cette jolie fille, abandonnee par son galant?

-- Le gredin l'avait enlevee; ensuite il l'a plantee la, pour en
aller voir une autre, laide comme peche, mais qui a beaucoup
d'argent. Et Alarde, la fleur de notre Condamine, --
vous la voyez avec sa mere, - qui la conduit aux Saintes,  la
distraire de son reve ou la guerir, si c'est possible.

-- Pauvre petite!

Nous arrivions aux Jasses d'Albaron, ou l'on fit une halte pour faire
manger les betes dans le drap au fourrage, devant la roue de la
charrette. Les filles de Beaucaire qui etaient avec nous, leurs tetes
enrubannees de toutes les couleurs vinrent pendant ce temps faire une
ronde autour d'Alarde :

	_Au branle de ma tante
	Le rossignol y chante:
	Oh! Que de roses! Oh! que de fleurs!
	Belle, belle Alarde, tournez-vous.
	La belle s'est tournee,
	Son beau l'a regardee:
	Oh! Que de roses! Oh! que de fleurs!
	Belle, belle Alarde, embrassez-vous_.

Et devant elle, la pauvrette partit, les bras leves, riant comme une
folle et criant: Mon cadet! mon cadet! mon cadet!

Mais le ciel qui, depuis l'aube, etait tachete de nuees, se couvrait
de plus en plus. Le vent de mer soufflait, faisant monter vers Arles
de grands nuages lourds qui
obscurcissaient peu a peu toute l'etendue celeste. Les grenouilles,
les crapauds coassaient dans les marais, et la longue trainee de
notre caravane s'espacait, se perdait dans les terrains a salicornes,
dans les landes salees a plaques blanchissantes, sur un chemin
mouvant, borde de tamaris a floraison rosee. La terre sentait le
relent. Des volees de halbrans, des volees de sarcelles et de canards
sauvages criaient en passant sur nos tetes.

-- Lamouroux, demandaient les femmes, serons-nous la pluie?

-- Ha! l'homme repondait, les yeux en l'air et soucieux, une fois les
nuages, dit-on, firent pleuvoir.

-- Eh bien! nous serons jolies, si l'averse nous prend au milieu de
la Camargue!

-- Vous mettrez, mes pauvres filles, les jupons sur les tetes.

Un gardien a cheval qui, le trident en main, ramenait ses taureaux
noirs disperses dans les friches, nous cria: "Vous serez mouilles!"

Les bruines commencaient; puis peu a peu la pluie s'y mit pour tout
de bon, et l'eau de tomber. En rien de temps ces plaines basses
furent transformees en mares. Et nous autres, assis sous la tente des
charrettes, nous voyions au lointain les troupes de chevaux
camargues, secouant leurs crinieres et leurs longues queues flasques,
gagner les levees de terre et les dunes sablonneuses. Et l'eau de
tomber! La route, noyee par le deluge, devenait impraticable. Les
roues s'embourbaient. Les betes s'arretaient. A la fin, a perte de
vue, ce ne fut qu'un etang immense, et les charretiers dirent:

-- Allons, il faut descendre! femmes, filles, a terre toutes, si vous
ne voulez coucher au milieu des tamaris!

-- Mais il faut donc marcher dans l'eau?

-- Marchant nu-pieds, les belles, vous gagnerez le Grand Pardon: car
vous en avez besoin, et vos peches diablement pesent!

Jeunes et vieux, filles et femmes, tout le monde descendit. Avec des
rires, des cris aigus, chacun pour patauger se dechaussa et se
troussa. Les charretiers prirent les enfants sur les epaules a
califourchon, et Mathieu, tendant le dos a la mere du tendron de
notre charretee!

-- Tenez, mettez-vous la brave femme, lui fit-il, je vous porterai a
la chevre-morte.

Celle-ci, une dondon qui avait peine a cheminer, ne dit non.

-- Et toi, ajouta-t-il en me guignant de l'oeil, charge-toi d'Alarde,
hein? Puis, pour nous soulager, nous changerons de temps en temps.

Et du coup, sur le dos, sans plus de formalite nous primes chacun la
notre, et tous les gars du pelerinage ayant comme nous autres endosse
chacun la sienne, figurez-vous la bonne farce!

Mathieu et sa gagui riaient comme des fous. Moi, autour de mon cou,
sentant ces bras frais et ronds, ces bras d'Alarde qui sur nos tetes
tenait ouvert le parapluie, quand j'eus sur les deux hanches, les
mollets de la petite qui, pauvrette, par pudeur n'osait pas les
serrer, je n'aurais pas donne (je l'avoue aujourd'hui encore), pas
donne pour beaucoup notre voyage de Camargue avec la pluie et le
gachis.

-- Mon Dieu! repetait Alarde, si mon cadet me voyait ainsi! mon cadet
qui ne me veut plus, mon beau cadet! mon beau cadet!

J'avais beau, moi, lui parler, lui faire en tapinois mes, petits
compliments, elle n'entendait pas et ne me voyait pas... Mais sa
bouche haletait sur mon cou, sur mon epaule et je n'aurais eu
vraiment qu'a tourner un peu la tete pour lui faire un baiser; sa
chevelure effleurait la mienne; l'odeur tiede de sa chair, de sa
chair jeune, m'embaumait; tremblante, sa poitrine etait agitee sur
moi; et, m'illusionnant comme elle qui etait toute a son cadet, moi
je croyais, comme Paul, porter aussi ma Virginie.

Au meilleur de mon reve, Mathieu qui s'ereintait sous sa grosse
maman, me dit: "Changeons un peu! je n'en puis plus, mon cher!" Et,
au pied d'une _agachole_ (c'est le nom qu'en Camargue on donne aux
tamaris laisses en baliveaux) ayant fait pose tous les deux, Mathieu
reprit la fille et moi helas! la mere. Et c'est ainsi qu'on pataugea
avec de l'eau jusqu a mi-jambes, durant plus d'une lieue, sans
eprouver trop de fatigue, et tour a tour nous delassant de la facon
que je vous dis, avec la reverie d'une intrigue ideale.

A la longue pourtant, nous parvinmes en vue du chateau d'Avignon: la
grosse pluie cessa, le temps se mit au clair, le chemin se ressuya;
on remonta sur les charrettes et, par la, vers les quatre heures,
nous vimes tout a coup s'elever, dans l'azur de la mer et du ciel,
avec les trois baies de son clocher roman, ses merlons roux, ses
contreforts, l'eglise des Saintes-Maries.

Il n'y eut qu'un cri: "O grandes Saintes!" car ce sanctuaire perdu,
la-bas au fond du Vacares, dans les sables du littoral, est, comme on
dirait, la Mecque de tout le golfe du Lion. Et ce qui frappe la, par
sa grandeur harmonieuse, par sa voute incommensurable, c'est cette
ample surface de terre et de mer ou l'oeil, mieux que partout
ailleurs, peut embrasser le cercle de l'horizon terrestre, l'_orbis
terrarum_ des anciens.

Et Lamouroux nous dit:

-- Nous arriverons a temps pour descendre les chasses, car,
messieurs, vous le savez, c'est nous, les Beaucairois, qui avons,
avant tous, le droit de tourner le treuil pour la descente des
Saintes.

Ce propos se rapporte a l'usage que voici:

Les reliques venerees de Marie Jacobe, de Marie Salome, et de Sara
leur servante sont renfermees, sous la voute du choeur et de
l'abside, dans une chapelle haute, d'ou, par un orifice qui donne
dans l'eglise, la veille de la fete et au moyen
d'un cable, on les descend lentement sur la foule enthousiaste.

Des qu'on eut detele, au milieu des dunes couvertes d'arroches et de
tamaris, qui entourent le bourg, nous courumes a l'eglise.

"Eclaire-les, ces Saintes cheries!" criaient des Montpellieraines qui
vendaient, devant la porte, des cierges, des bougies, des images et
des medailles.

L'eglise etait bondee de gens du Languedoc, de femmes du pays
d'Arles, d'infirmes, de bohemiennes, tous les uns sur les autres. Ce
sont d'ailleurs les bohemiens qui font bruler les plus gros cierges,
mais exclusivement a l'autel de Sara, qui, d'apres leur croyance,
etait de leur nation. C'est meme aux Saintes-Maries que ces nomades
tiennent leurs assemblees annuelles, y faisant de loin en loin
l'election de leur reine.

Pour entrer ce fut difficile. Des commeres de Nimes embeguinees de
noir, qui trainaient avec elles leurs coussins (le coutil pour
coucher dans l'eglise, se disputaient les chaises :

"Je l'avais avant vous! -- Moi je l'avais louee!" Un pretre faisait
baiser de bouche en bouche _le Saint Bras_; aux malades on donnait
des verres d'eau saumatre, de l'eau du puits des Saintes qui est au
milieu de la nef et qui, a ce qu'on dit, ce jour-la devient douce.
Certains, pour s'en servir en guise de remede, raclaient avec leurs
ongles la poussiere d'un marbre antique, sculpture encastree dans le
mur, qui fut "l'oreiller des Saintes". Une odeur, une touffeur de
cierges brulants, d'encens, d'echauffe, de faguenas, vous suffoquait.
Et chaque groupe, a pleine voix et pele-mele, y chantait son
cantique.

Mais en l'air, quand apparurent les deux chasses en forme d'arches,
aie! quels cris "Grandes Saintes Maries!" Et a mesure que la corde se
deroulait dans l'espace, les cris aigus, les spasmes s'exasperaient
de plus belle. Les fronts, les bras leves, la foule pantelante
attendait un miracle... Oh! du fond de l'eglise, soudain s'est
elancee, comme si elle avait des ailes, une superbe jeune fille,
blonde, dechevelee; et frolant de ses pieds les tetes de la foule,
elle vole, comme un spectre, au travers de la nef, vers les chasses
flottantes et crie: "O Grandes Saintes! Rendez-moi, par pitie,
l'amour de mon cadet! "

Tous se leverent. "C'est Alarde " criaient les Beaucairois. "C'est
sainte Madeleine qui vient visiter ses soeurs!" disaient d'autres
effares... Et en somme nous pleurions tous.

Pour finir, le lendemain, il y eut la procession sur le sable de la
plage, au mugissement, au souffle des ondes blanchissantes qui s'y
eclaboussaient. Au loin, sur la haute mer louvoyaient deux ou trois
navires qui avaient l'air en panne et les gens se montraient une
trainee resplendissante que le remous des vagues prolongeait sur la
mer: "C'est ce chemin, disait-on, que les Saintes Maries, dans leur
nacelle, tinrent pour aborder en Provence apres la mort de
Notre-Seigneur". Sur le rivage vaste, au milieu de ces visions
qu'illuminait un soleil clair, il nous semblait vraiment que nous
etions en paradis.

Alarde, la belle fille, un peu palie depuis la veille, portait sur
les epaules, avec d'autres Beaucairoises, la "Nacelle des Saintes" et
tous disaient: "Helas ! c'est une pauvre folle que son cadet a
delaissee."

Mais comme nous voulions aller voir Aigues-Mortes et qu'etait de
partance un omnibus qui y passait, aussitot que les Saintes eurent
(vers les quatre heures) remonte dans leur chapelle, nous nous
embarquames de suite avec un troupeau de commeres de Montpellier ou
de Lunel, revendeuses et tripieres a coiffes bouillonnees, qui, des
qu'ou fut en route, se mirent a chanter derechef a plein gosier:

	_Courons aux Saintes Maries
	Pour leur donner notre foi;
	Que nos coeurs se multiplient
	Pour Jesus et pour sa croix!_

et cet autre cantique si repete pendant la fete:

	_Desarmez le Christ, desarmez le Christ
	Par vos prieres
	Desarmez le Christ, desarmez le Christ
	Et soyez au ciel nos bonnes meres!_

-- C'est pourtant dame Roque, rien qu'elle et son mari, qui le
firent, ce joli chant, disait une poissarde en achevant ses
victuailles, et toute cette nuit on ne chante plus que ca.

Les femmes de Provence ne savaient rien chanter que les anciens
cantiques de leur _Ame devote_ (1):

	_J'ai vu sous de sombres voiles
	Onze etoiles,
	La lune avec le soleil_.

-- Ah ! combien sont plus beaux nos chants de Montpellier!

-- Et les langues d'aller. Nous passames sur un banc le petit Rhone,
a Sylve-Real. Il y avait la un fort, un joli petit fort, dore par le
soleil et bati par Vauban, que le Genie tres sottement a fait
detruire depuis lors.

Nous traversames le desert et la _pinede_ du Sauvage, et sur le soir
enfin, du milieu des marais, nous vimes emerger, noirs et farouches
dans la pourpre du couchant, les gigantesques tours, les creneaux,
les remparts de la ville d'Aigues-Mortes.

-- N'importe! fit alors une des bonnes femmes, si, pendant le voyage
de l'omnibus aux Saintes il y avait a Montpellier plus d'enterrements
qu'il ne faut, les croque-morts, peut-etre, seraient embarrasses.

-- Eh bien! on porterait a bras.

-- Oh! je crois qu'ils en ont deux, de voitures pour les morts...

A ces mots, nous apercevant que l'horrible guimbarde, aie! etait
peinte en noir:

-- Mais par hasard, demandames-nous, cet omnibus serait...

-- Le carrosse, messieurs, des pompes funebres de Montpellier.

-- Sacre coquin de sort!

Affoles, d'un coup de pied nous ouvrimes la portiere, nous sautames
sur la route, nous payames le conducteur et, ayant secoue nos hardes
au grand air, a pied et a notre aise nous gagnames Aigues-Mortes.

Une vraie ville forte de Syrie ou d'Egypte, cette silencieuse cite
des Ventres-Bleus (comme les gens d'Aigues--Mortes sont denommes
quelquefois, par allusion aux fievres endemiques du pays), avec son
quadrilatere de remparts formidables calcines au soleil, qu'on dirait
de tantot abandonne par saint Louis, avec sa tour de Constance, ou,
sous Louis XIV, apres les dragonnades, furent emprisonnees quarante
protestantes qui y resterent oubliees dans une horrible detention,
jusqu'a la fin du regne, durant peut-etre quarante ans.

(1) Titre d'un recueil de cantiques fort populaires autrefois, oeuvre
d'un pretre de Provence.

Un jour, longtemps apres, avec deux belles dames du monde protestant
de Nimes, nous retournions visiter la grosse tour d'Aigues-Mortes, et
en lisant les noms des malheureuses prisonnieres, graves par
elles-memes dans les pierres du donjon: "Poete, nous dirent-elles,
suffocantes d'emotion, ne vous etonnez pas de nous voir pleurer
ainsi: pour nous autres huguenotes, ces pauvres femmes, martyres de
leur foi, sont nos Saintes Maries! "

CHAPITRE XV

JEAN ROUSSIERE

L'adroit laboureur. -- Le char de verdure. -- La legende de saint
Eloi -- L'air de _Magali_. -- La mort de mon pere. -- Les
funerailles, -- Le deuil. -- Le partage.

-- Bonjour, monsieur Frederic.

-- Ha! bonjour.

-- Que m'a-t-on dit? que vous avez besoin d'un homme a gages!

-- Oui... D'ou es-tu?

-- De Villeneuve, le pays des "lezards", pres d'Avignon.

-- Et que sais-tu faire?

-- Un peu tout. J'ai ete valet aux moulins a huile, muletier,
carrier, garcon de labour, meunier, tondeur, faucheur lorsqu'il le
faut, lutteur a l'occasion, emondeur de peupliers, un metier eleve!
et meme cureur de puits, qui est le plus bas de tous.

-- Et l'on t'appelle?

-- Jean Roussiere, et Rousseyron (et Seyron pour abreger ).

-- Combien veux-tu gagner? C'est pour mener les betes.

-- Dans les quinze louis.

-- Je te donne cent ecus.

-- Va donc pour cent ecus!

Voila comment je louai le laboureur Jean Roussiere, celui-la qui
m'apprit l'air populaire de _Magali_: un luron jovial et taille en
hercule, qui, la derniere annee que je passai au Mas, avec mon pere
aveugle, dans les longues veillees de notre solitude savait me garder
d'ennui, en bon vivant qu'il etait.

Fin laboureur, il avait toujours aux levres quelque chanson joyeuse:

_"L'araire est compose -- de trente et une pieces; -- celui qui
l'inventa -- devait en savoir long! -- Pour sur, c'est quelque
monsieur."_

Et naturellement adroit ou artiste, si l'on veut, quoi qu'il fit,
soit le comble d'une meule de paille ou une pile de fumier, ou
l'arrimage d'un chargement, il savait donner la ligne harmonieuse ou,
comme on dit, le galbe. Seulement, il avait le defaut de son maitre:
il aimait quelque peu a dormir et a faire la meridienne.

Charmant causeur, du reste. Et il fallait l'entendre lorsqu'il
parlait du temps ou, sur le chemin de halage, il conduisait les
grands chevaux qui remorquaient, attachees l'une a l'autre, les
gabares du Rhone, a Valence, a Lyon.

-- Croyez-vous, disait-il, qu'a l'age de vingt ans, j'ai mene
bravement le plus bel equipage des rivages du Rhone? Un equipage de
quatre-vingts etalons, couples quatre par quatre, qui trainaient six
bateaux! Que c'etait beau, pourtant, le matin, quand nous partions,
sur les digues du grand fleuve, et que, silencieuse, cette flotte,
lentement, remontait le cours de l'eau!

Et Jean Roussiere enumerait tous les endroits des deux rives: les
auberges, les hotesses, les rivieres, les palees, les paves et les
gues, d'Arles au Revestidou, de la Coucourde a l'Ermitage.

Mais son bonheur, mais son triomphe, a notre brave Rousseyron,
c'etait lors de la Saint-Eloi.

-- A vos Maillanais, disait-il, s'ils ne l'ont pas vu encore, nous
montrerons comment on monte une petite mule.

Saint-Eloi est, en Provence, la fete des agriculteurs. Par toute la
Provence, les cures, comme vous savez, ce jour-la, benissent les
betes, anes, mulets et chevaux, et les gens aux bestiaux font gouter
le pain benit, cet excellent pain benit, parfume avec l'anis et dore
avec des oeufs, qu'on appelle _tortillades_. Mais chez nous, ce
jour-la, on fait courir la charrette, un chariot de verdure attele de
quarante ou cinquante betes, caparaconnees comme au temps des
tournois,
harnachees de sous-barbes, de housses brodees, de plumets, de miroirs
et de lunes de laiton, et on met le fouet a l'encan, c'est-a-dire
qu'a l'enchere on met publiquement la charge de Prieur:

-- A trente francs le fouet! a cent francs! a deux cents francs! Une
fois, deux fois, trois fois!

Au plus offrant echoit la royaute de la fete. La _Charrette Ramee_ va
a la procession, avec la cavalcade de laboureurs allegres qui
marchent fierement, chacun pres de sa bete, en faisant claquer son
fouet. Sur la charrette, accompagnes d'un tambour et d'un fifre, les
Prieurs sont assis. Sur les mulets, les peres enfourchent leurs
petits qui s'accrochent heureux aux attelles des colliers. Les
colliers, a leur chaperon, ont tous une _tortillade_ (gateau en forme
de couronne) et un fanion en papier avec l'image de saint Eloi. Et,
porte sur les epaules des Prieurs de l'an passe, le saint, en pleine
gloire, tel qu'un eveque d'or, s'avance la crosse a la main.

Puis, la procession faite, la Charrette emportee par les cinquante
mulets ou mules, roule autour du village, dans un tourbillon, avec
les garcons de labour courant eperdument a cote de leurs betes, tous
en corps de chemise, le bonnet sur l'oreille, aux pieds les souliers
minces et la ceinture aux flancs.

C'est la que Jean Roussiere, montant, cette annee-la, notre mule
"Falette" a la croupe d'amande, epata les spectateurs. Preste comme
un chat, il sautait sur la bete, descendait, remontait, tantot assis
d'un seul cote, tantot se tenant debout sur la croupe de la mule et
tantot sur son dos faisant le pied de grue, l'arbre fourchu ou la
grenouille, en un mot la fantasia, comme les cavaliers arabes.

Le plus joli, c'est la que je voulais en venir, fut au repas de
Saint-Eloi (car, apres la charrette, les Prieurs paient le festin).
Lorsqu'on eut mange et bu et que le ventre plein, chaque convive dit
la sienne, Roussiere se leva et fit a la tablee:

-- Camarades! vous voila tout un peuple de _pieds-poudreux_ et de
belitres, qui faites la Saint-Eloi depuis mille ans peut-etre et vous
ne connaissez pas, j'en suis a peu pres sur, l'histoire de votre
grand patron.

-- Non, dirent les convives... N'etait-il pas marechal?

-- Si, mais je vais vous conter comment il se convertit.

Et tout en trempant dans son verre, plein de vin de Tavel, la
_tortillade_ fine qu'il croquait a mesure, mon laboureur commenca:

"Notre Seigneur Dieu le pere, un jour, en paradis, etait tout
soucieux. L'enfant Jesus lui dit:

-- Qu'avez-vous? pere.

-- J'ai, repondit Dieu, un souci qui me tarabuste... Tiens, regarde
la-bas.

-- Ou? dit Jesus.

-- Par la-bas, dans le Limousin, droit de mon doigt: tu vois bien,
dans ce village, vers le faubourg, une boutique de marechal ferrant,
une belle grande boutique?

-- Je vois, je vois.

-- Eh bien! mon fils, la est un homme que j'aurais voulu sauver: on
l'appelle maitre Eloi. C'est un gaillard solide, observateur fidele
de mes commandements, charitable au pauvre monde, serviable a
n'importe qui, d'un bon compte avec la pratique, et martelant du
matin au soir sans mal parler ni blasphemer... Oui, il me semble
digne de devenir un rand saint.

-- Et qui empeche? dit Jesus.

-- Son orgueil, mon enfant. Parce qu'il est bon ouvrier, ouvrier de
premier ordre, Eloi croit que sur terre nul n'est au-dessus de lui,
et presomption est perdition.

-- Seigneur Pere, fit Jesus, si vous me vouliez permettre de
descendre sur la terre, j'essaierais de le convertir.

-- Va, mon cher fils.

Et le bon Jesus descendit. Vetu en apprenti, son baluchon derriere le
dos, le divin ouvrier arrive droit dans la rue ou demeurait Eloi. Sur
la porte d'Eloi, selon l'usage etait l'enseigne, et l'enseigne
portait: _Eloi le marechal, maitre sur tous les maitres, en deux
chaudes forge un fer_.

Le petit apprenti met donc le pied sur le seuil et, otant son
chapeau:

-- Dieu vous donne le bonjour, maitre, et a la compagnie: si vous
aviez besoin d'un peu d'aide?

-- Pas pour le moment, repond Eloi.

-- Adieu donc, maitre: ce sera pour une autre fois.

Et Jesus, le bon Jesus, continue son chemin. Il y avait, dans la rue,
un groupe d'hommes qui causaient et Jesus dit en passant:

-- Je n'aurais pas cru que dans une boutique telle, ou il doit y
avoir, ce semble, tant d'ouvrage, on me refusat le travail.

-- Attends un peu, mignon, lui fait un des voisins. Comment as-tu
salue en entrant chez maitre Eloi?

-- J'ai dit comme l'on dit: "Dieu vous donne le bonjour, maitre, et a
la compagnie!"

-- Ha! ce n'est pas ainsi qu'il fallait dire... Il fallait l'appeler
_maitre sur tous les maitres_... Tiens, regarde l'ecriteau.

-- C'est vrai, dit Jesus, je vais essayer de nouveau.

Et de ce pas il retourne a la boutique.

-- Dieu vous le donne bon, maitre sur tous les maitres! N'auriez-vous
pas besoin d'ouvrier?

-- Entre, entre, repond Eloi, j'ai pense depuis tantot que nous
t'occuperions aussi... Mais ecoute ceci pour une bonne fois: quand tu
me salueras, tu dois m'appeler _maitre_, vois-tu? _sur tous les
maitres_, car ce n'est pas pour me vanter, mais d'hommes comme moi,
qui forgent un fer en deux chaudes, le Limousin n'en a pas deux!

-- Oh! repliqua l'apprenti, dans notre pays, a nous, nous forgeons ca
en une chaude!

-- Rien que dans une chaude? Tais-toi donc, va, gamin, car cela n'est
pas possible...

-- Eh bien! vous allez voir, maitre sur tous les maitres!

Jesus prend un morceau de fer, le jette dans la forge, souffle,
attise le feu; et quand le fer est rouge, rouge et incandescent, il
va le prendre avec la main.

-- Aie! mon pauvre nigaud! le premier compagnon lui crie, tu vas te
roussir les doigts!

-- N'ayez pas peur, repond Jesus, grace a Dieu, dans notre pays, nous
n'avons pas besoin de tenailles. Et le petit ouvrier saisit avec la
main le fer rougi a blanc, le porte sur l'enclume et avec son
martelet, pif! paf! patati! patata! en un clin d'oeil l'etire,
l'aplatit, l'arrondit et l'etampe si bien qu'on le dirait moule.

-- Oh! moi aussi, fit maitre Eloi, si je voulais bien.

Il prend donc un morceau de fer, le jette dans la forge, souffle,
attise le feu; et quand le fer est rouge, il vient pour le saisir
comme son apprenti et l'apporter a l'enclume... Mais il se brule les
doigts: il a beau se hater, beau faire son dur a cuire, il lui faut
lacher prise pour courir aux tenailles. Le fer de cheval cependant
froidit... Et allons, pif! et paf! quelques etincelles jaillissent...
Ah! pauvre maitre Eloi! il eut beau frapper, se mettre tout en nage,
il ne put parvenir a l'achever dans une chaude.

-- Mais chut! fit l'apprenti, il m'a semble ouir le galop d'un
cheval...

Maitre Eloi aussitot se carre sur la porte et voit un cavalier, un
superbe cavalier qui s'arrete devant la boutique. Or c'etait saint
Martin.

-- Je viens de loin, dit celui-ci, mon cheval a perdu une couple de
fers et il me tardait fort de trouver un marechal.

Maitre Eloi se rengorge, et lui parle en ces termes:

-- Seigneur, en verite, vous ne pouviez mieux rencontrer. Vous etes
chez le premier forgeron de Limousin, de Limousin et de France, qui
peut se dire maitre au-dessus de tous les maitres et qui forge un fer
en deux chaudes... Petit, va tenir le pied.

-- Tenir le pied! repartit Jesus. Nous trouvons, dans notre pays, que
ce n'est pas necessaire.

-- Par exemple! s'ecria le maitre marechal, celle-la est par trop
drole: et comment peut-on ferrer, chez toi, sans tenir le pied?

-- Mais rien de si facile, mon Dieu! vous allez le voir.

Et voila le petit qui saisit le boutoir, s'approche du cheval et,
crac! lui coupe le pied. Il apporte le pied dans la boutique, le
serre dans l'etau, lui cure bien la corne, y applique le fer neuf
qu'il venait d'etamper, avec le brochoir y plante les clous; puis,
desserrant l'etau, retourne le pied au cheval, y crache dessus,
l'adapte; et n'ayant fait que dire avec un signe de croix: "Mon Dieu!
que le sang se caille", le pied se trouve arrange, et ferre et
solide, comme on n'avait jamais vu, comme on ne verra plus jamais.

Le premier compagnon ouvrait des yeux comme des paumes, et maitre
Eloi, collegues, commencait a suer.

-- Ho! dit-il enfin, pardi! en faisant comme ca, je ferrai tout aussi
bien.

Eloi se met a l'oeuvre: le boutoir a la main, il s'approche du cheval
et, crac, lui coupe le pied. Il l'apporte dans la boutique, le serre
dans l'etau et le ferre a son aise comme avait fait le petit. Puis,
c'est ici le hic! il faut le remettre en place! Il s'avance pres du
cheval, crache sur le sabot, l'applique de son mieux au boulet de la
jambe... Helas! l'onguent ne colle pas: le sang ruisselle et le pied
tombe.

Alors l'ame hautaine de maitre Eloi s'illumina: et, pour se
prosterner aux pieds de l'apprenti, il rentra dans la boutique. Mais
le petit avait disparu et aussi le cheval avec le cavalier. Les
larmes debonderent des yeux de maitre Eloi; il reconnut qu'il avait
un maitre au-dessus de lui, pauvre homme! et au-dessus de tout, et il
quitta son tablier et laissa sa boutique et il partit de la pour
aller dans le monde annoncer la parole de notre Seigneur Jesus."

Ah! il y en eut un, de battement de mains, pour saint Eloi et Jean
Roussiere! Baste! voici pourquoi je me suis fait un devoir de
rappeler ce brave Jean dans ce livre de _Memoires_. C'est lui qui
m'avait chante, mais sur d'autres paroles que je vais dire tout a
l'heure, l'air populaire sur lequel je mis l'aubade de _Magali_, air
si melodieux, si agreable et si caressant, que beaucoup ont regrette
de ne plus le retrouver dans la _Mireille_ de Gounod.

Ce que c'est que l'heur des choses! La seule personne au monde a
laquelle, dans ma vie, j'ai entendu chanter l'air populaire en
question, c'a ete Jean Roussiere, qui etait apparemment le dernier
qui l'eut retenu; et il fallut qu'il vint, par hasard, me le chanter,
a l'heure ou je cherchais la note provencale de ma chanson d'amour,
pour que je l'aie recueilli, juste au moment ou il allait, comme tant
d'autres choses, se perdre dans l'oubli.

Voici donc la chanson, ou plutot le duo, qui me donna le rythme de
l'air de _Magali_:

	_-- Bonjour, gai rossignol sauvage,
	Puisqu'en Provence te voila!
	Tu aurais pu prendre dommage
	Dans le combat de Gibraltar:
	Mais puisqu'enfin je t'ai oui,
	Ton doux ramage.
	Mais puisqu'enfin je t'ai oui,
	M'a rejoui.

	Vous avez bonne souvenance,
	Monsieur, pour ne pas m'oublier;
	Vous aurez donc ma preference,
	Ici je passerai l'ete,
	Je repondrai a votre amour
	Par mon ramage
	Et je vais chanter nuit et jour
	Aux alentours.

	_-- Je te donne la jouissance,
	L'avantage de mon jardin;
	Au jardinier je fais defense
	De te donner aucun chagrin,
	Tu pourras y cacher ton nid
	Dans le feuillage
	Et tu te trouveras fourni
	Pour tes petits.

	-- Je le connais a votre mine,
	Monsieur, vous aimez les oiseaux;
	J'inviterai la cardeline.
	Pour vous chanter des airs nouveaux
	La cardeline a un beau chant,
	Quand elle est seule;
	Elle a des airs sur le plain-chant
	Qui sont charmants.

	Jusque vers le mois de septembre
	Nous serons toujours vos voisins.
	Vous aurez la joie de m'entendre
	Autant le soir que le matin.
	Mais lorsqu'il faudra s'envoler
	Quelle tristesse!
	Tout le bocage aura le deuil
	Du rossignol.

	-- Monsieur, nous voici de partance;
	Helas! c'est la notre destin.
	Lorsqu'il faut quitter la Provence,
	Certes, ce n'est pas sans chagrin.
	Il nous faut aller hiverner
	Dedans les Indes;
	Les hirondelles, elles aussi,
	Partent aussi.

	-- Ne passez pas vers l'Amerique.
	Car vous pourriez avoir du plomb
	Du cote de la Martinique
	On tire des coups de canon.
	Depuis longtemps est assiege
	Le roi d'Espagne:
	De crainte d'y etre arretes,
	Au loin passez_.

Oeuvre de quelque illettre contemporain de l'Empire et, a coup sur,
indigene de la rive du Rhone, ces couplets naifs ont du moins le
merite d'avoir conserve l'air que _Magali_ a fait connaitre. Quant au
theme mis en vogue par l'aubade de _Mireille_, les metamorphoses de
l'amour, nous le primes expressement dans un chant populaire qui
commencait comme suit:

	_--Marguerite, ma mie,
	Marguerite, mes amours,
	Ceci, sont les aubades
	Qu'on va jouer pour vous.
	-- Nargue de tes aubades
	Comme de tes violons:
	Je vais dans la mer blanche
	Pour me rendre poisson_.

Enfin, le nom de Magali, abreviation de Marguerite, je l'entendis un
jour que je revenais de Saint-Remy. Une jeune bergere gardait
quelques brebis le long de la Grande Roubine. -- "O Magali! tu ne
viens pas encore?" lui cria un garconnet qui passait au chemin; et
tant me parut joli ce nom limpide que je chantai sur-le-champ:

	_O Magali, ma tant aimee,
	Mets ta tete a la fenetre.
	Ecoute un peu cette aubade
	De tambourins et de violons:
	Le ciel est la-haut plein d'etoiles,
	Le vent est tombe...
	Mais les etoiles paliront
	En te voyant_.

C'est quelque temps apres que, premiere brouee de ma claire jeunesse,
j'eus la douleur de perdre mon pere. Aux dernieres Calendes (1), --
lui que la fete de Noel emplissait toujours de joie, maintenant
devenu aveugle, nous l'avions vu d'une tristesse qui nous fit mal
augurer. C'est en vain que, sur la table et sur la nappe blanche,
luisaient, comme d'usage, les chandelles sacrees; en vain, je lui
avais offert le verre de vin cuit pour entendre de sa bouche le
sacramentel: "Allegresse!"  En tatonnant, helas! avec ses grands bras
maigres, il s'etait assis sans mot dire. Ma mere eut beau lui
presenter, un apres l'autre, les mets de Noel: le plat d'escargots,
le poisson du Martigue, le nougat d'amandes, la galette a l'huile. Le
pauvre vieux, pensif, avait soupe dans le silence. Une ombre
avant-courriere de la mort etait sur lui. Ayant totalement perdu la
vue, il dit:

-- L'an passe,  a la Noel, je voyais encore un peu le mignon des
chandelles; mais cette annee, rien, rien! Soutenez-moi, o sainte
Vierge!

(1) Nom de la Noel, en Provence.

A l'entree de septembre de 1855, il s'eteignit dans le Seigneur, et,
lorsqu'il eut recu les derniers sacrements avec la candeur, la foi,
la bonne foi des ames simples, et que, toute la famille, nous
pleurions autour du lit:

-- Mes enfants, nous dit-il, allons! moi je m'en vais... et a Dieu je
rends grace pour tout ce que je lui dois: ma longue vie et mon
bonheur, qui a ete beni.

Ensuite, il m'appela et me dit:

-- Frederic, quel temps fait-il?

-- Il pleut, mon pere, repondis-je.

-- Eh bien! dit-il, s'il pleut, il fait beau temps pour les
semailles.

Et il rendit son ame a Dieu. Ah! quel moment! On releva sur sa tete
le drap. Pres du lit, ce grand lit ou, dans l'alcove blanche, j'etais
ne en pleine lumiere, on alluma un cierge pale. On ferma a demi les
volets de la chambre. On manda aux laboureurs de deteler tout de
suite. La servante, a la cuisine, renversa sur la gueule les
chaudrons de l'etagere. Autour des cendres du foyer, qu'on eteignit,
toute la maisonnee, silencieusement, nous nous assimes en cercle. Ma
mere au coin de la grande cheminee, et, selon la coutume des veuves
de Provence, elle avait, en signe de deuil, mis sur la tete un fichu
blanc; et toute la journee, les voisins, les voisines, les parents,
les amis vinrent nous apporter le salut de condoleance en disant,
l'un apres l'autre:

-- Que Notre Seigneur vous conserve!

Et, longuement, pieusement eurent lieu les complaintes en l'honneur
du "pauvre maitre".

Le lendemain, tout Maillane assistait aux funerailles. En priant Dieu
pour lui, les pauvres ajoutaient:

-- Autant de pains il nous donna, autant d'anges puissent-ils
l'accompagner au ciel!

Derriere le cercueil, porte a bras avec des serviettes, et le
couvercle enleve pour qu'une derniere fois les gens vissent le
defunt, les mains croisees, dans son blanc suaire, -- Jean Roussiere
portait le cierge mortuaire qui avait veille son maitre.

Et moi, pendant que les glas sonnaient dans le lointain, j'allai
verser mes larmes, tout seul, au milieu des champs, car l'arbre de la
maison etait tombe. Le Mas du Juge, le Mas de mon enfance, comme s'il
eut perdu son ombre haute, maintenant, a mes yeux etait desole et
vaste. L'ancien de la famille, maitre Francois mon pere, avait ete le
dernier des patriarches de Provence, conservateur fidele des
traditions et des coutumes, et le dernier, du moins pour moi, de
cette generation austere, religieuse, humble, disciplinee, qui avait
patiemment traverse les miseres et les affres de la Revolution et
fourni a la France les desinteresses de ses grands holocaustes et les
infatigables de ses grandes armees.

Une semaine apres, au retour du _service_, le partage se fit. Les
denrees et les feurres, betes de trait, brebis, oiseaux de
basse-cour, tout cela fut loti. Le mobilier, nos chers vieux meubles,
les grands lits a quenouilles, le petrin a ferrures, le coffre du
blutoir, les armoires cirees, la huche au pain sculptee, la table, le
verrier, que, depuis ma naissance, j'avais vus a demeure autour de
ces murailles; les douzaines d'assiettes, la faience fleurie, qui
n'avait jamais quitte les etageres du dressoir; les draps de chanvre,
que ma mere de sa main avait files; l'equipage agricole, les
charrettes, les charrues, les harnais, les outils, ustensiles et
objets divers, de toute sorte et de tout genre: tout cela deplace,
transporte au dehors dans l'aire de la ferme, il fallut le voir
diviser, en trois parts, a dire d'expert.

Les domestiques, les serviteurs a l'annee ou au mois, l'un apres
l'autre, s'en allerent. Et au Mas paternel, qui n'etait pas dans mon
lot, il fallut dire adieu. Une apres-midi, avec ma mere, avec le
chien, -- et Jean Roussiere, qui sur le camion, charriait notre part,
-- nous vinmes, le coeur gros, habiter desormais la maison de
Maillane qui, en partage, m'etait echue. Et maintenant, ami lecteur,
tu peux comprendre la nostalgie de ce vers de _Mireille_:

_Comme au Mas, comme au temps de mon pere, helas! helas!

CHAPITRE XVI

MIREILLE

Adolphe Dumas a Maillane. -- Sa soeur Laure. -- Mon premier voyage a
Paris. Lecture de _Mireille_ en manuscrit. -- La lettre de Dumas a la
_Gazette de France_. -- Ma presentation a Lamartine. -- Le
quarantaine "Entretien de litterature". -- Ma mere et l'etoile.

L'annee suivante (1856) lors de la Sainte-Agathe, fete votive de
Maillane, je recus la visite d'un poete de Paris que le hasard (ou,
plutot, la bonne etoile des felibres) amena, a son heure, dans la
maison de ma mere. C'etait Adolphe Dumas: une belle figure d'homme de
cinquante ans, d'une paleur ascetique, cheveux longs et
blanchissants, moustache brune avec barbiche, des yeux noirs pleins
de flamme et, pour accompagner une voix retentissante, la main
toujours en l'air dans un geste superbe. D'une taille elevee, mais
boiteux et trainant une jambe percluse, lorsqu'il marchait, on aurait
dit un cypres de Provence agite par le vent.

-- C'est donc vous, monsieur Mistral, qui faites des vers provencaux?
me dit-il tout d'abord et d'un ton goguenard, en me tendant la main.

-- Oui, c'est moi, repondis-je, a vous servir, monsieur!

-- Certainement, j'espere que vous pourrez me servir. Le ministre,
celui de l'Instruction publique, M. Fortoul, de Digne, m'a donne la
mission de venir ramasser les chants populaires de Provence, comme
_le Mousse de Marseille, la Belle de Margoton, les Noces du
Papillon_, et, si vous en saviez quelqu'un, je suis ici pour les
recueillir.

Et, en causant a ce propos, je lui chantai ma foi, l'aubade de
_Magali_, toute fraiche arrangee pour le poeme de _Mireille_.

Mon Adolphe Dumas, enleve,epate, s'ecria:

-- Mais ou donc avez-vous peche cette perle?

-- Elle fait partie, lui dis-je, d'un roman provencal (ou, plutot,
d'un poeme provencal en douze chants) que je suis en train d'affiner.

-- Oh! ces bons Provencaux! Vous voila bien toujours les memes,
obstines a garder votre langue en haillons, comme les anes qui
s'entetent a longer le bord des routes pour y brouter quelque
chardon... C'est en francais, mon cher ami, c'est dans la langue de
Paris que nous devons aujourd'hui, si nous voulons etre entendus,
chanter notre Provence. Tenez! ecoutez ceci:

	_J'ai revu sur son roc, vieille, nue, appauvrie,
	La maison des parents, la premiere patrie,
	L'ombre du vieux murier, le banc de pierre etroit.
	Le nid que l'hirondelle avait au bord du toit,
	Et la treille, a present sur les murs egaree,
	Qui regrette son maitre et retombe eploree;
	Et, dans l'herbe et l'oubli qui poussent sur le seuil,
	J'ai fait pieusement agenouiller l'orgueil,
	J'ai rouvert la fenetre ou me vint la lumiere,
	Et j'ai rempli de chants la couche de ma mere_.

Mais allons, dites-moi, puisque poeme il y a, dites-moi quelque chose
de votre poeme provencal.

Et je lui lus alors un morceau de _Mireille_, je ne me souviens plus
lequel.

-- Ah! si vous parlez comme cela, met fit Dumas apres ma lecture, je
vous tire mon chapeau, et je salue la source d'une poesie neuve,
d'une poesie indigene dont personne ne se doutait. Cela m'apprend, a
moi, qui, depuis trente ans, ai quitte la Provence et qui croyais sa
langue morte, cela m'apprend, cela me prouve qu'en dessous de ce
_patois_ usite chez les farauds, les demi-bourgeois et les demi-dames
existe une seconde langue, celle de Dante et de Petrarque. Mais
suivez bien leur methode, qui n'a pas consiste, comme certains le
croient, a employer tels quels, ni a fondre en macedoine les
dialectes de Florence, de Bologne ou de Milan. Eux ont ramasse
l'huile et en ont fait la langue qu'ils rendirent parfaite en la
generalisant. Tout ce qui a precede les ecrivains latins du grand
siecle d'Auguste, a l'exception de Terence, c'est le "Fumier
d'Ennius". Du parler populaire ne prenez que la paille blanche avec
le grain qui peut s'y trouver. Je suis persuade qu'avec le gout, la
seve de votre juvenile ardeur, vous etes fait pour reussir. Et je
vois deja poindre la renaissance d'une langue provignee du latin, et
jolie et sonore comme le meilleur italien.

L'histoire d'Adolphe Dumas etait un vrai conte de fees. Enfant du
peuple, ses parents tenaient une petite auberge entre Orgon et
Cabane, a la Pierre-Plantee. Et Dumas avait une soeur appelee Laure,
belle comme le jour et innocente comme l'eau qui nait: et voici que
sur la route passerent une fois des comediens ambulants qui, dans la
petite auberge, donnerent, a la veillee, une representation. L'un
d'eux y jouait un role de prince. Les oripeaux de son costume qui
scintillait sous les falots lui donnaient sur les treteaux
l'apparence d'un fils de roi, si bien que la pauvre Laure, naive,
helas! comme pas une, se laissa, a ce que racontent les vieillards de
la contree, enjoler et enlever par ce prince de grand chemin. Elle
partit avec la troupe, debarqua a Marseille, et ayant reconnu bientot
son erreur folle, et n'osant plus rentrer chez elle, elle prit a tout
hasard la diligence de Paris, ou elle arriva un matin par une pluie
battante. Et la voila sur le pave, seule et denuee de tout. Un
monsieur qui passait en landau, et qui vit tout en larmes la jeune
Provencale, fit arreter sa voiture et lui dit:

-- Belle enfant, mais qu'avez-vous a tant pleurer?

Laure naivement conta son equipee. Le monsieur, qui etait riche, emu,
epris soudain, la fit monter dans sa voiture, la conduisit dans un
couvent, lui fit donner une education soignee et l'epousa ensuite.
Mais la belle epousee, qui avait le coeur noble, n'oublia pas ses
parents. Elle fit venir a Paris son petit frere Adolphe, lui fit
faire ses etudes, et voila comment Dumas Adolphe, deja poete de
nature et de nature enthousiaste, se trouva un jour mele au mouvement
litteraire de 1830. Vers de toute facon, drames, comedies, poemes,
jaillirent, coup sur coup, de son cerveau bouillonnant: _la Cite des
hommes, la Mort de Faust et de Don Juan, le Camp des Croises,
Provence, Mademoiselle de la Valliere, l'Ecole des Familles, les
Servitudes volontaires_, etc. Mais vous savez, dans les batailles,
bien qu'on y fasse son devoir, tout le monde n'est pas porte pour la
Legion d'honneur; et malgre sa valeur et des succes relatifs dans le
theatres de Paris, le poete Dumas, comme notre Tambour d'Arcole,
etait reste simple soldat, ce qui lui faisait dire plus tard en
provencal:

_A quarante ans passes, quand tout le monde peche -- dans la soupe
des gueux on y trempe son pain, -- Nous devons etre heureux d'avoir
-- L'ame en repos, le coeur net et la main lavee. -- Et qu'a-t-il?
dira-t-on. -- Il a la tete haute. -- Que fait-il? Il fait son
devoir_.

Seulement, s'il n'etait pas devenu capitaine, il avait conquis
l'estime de ses plus fiers compagnons d'armes; et Hugo, Lamartine,
Beranger, de Vigny, le grand Dumas, Jules Janin, Mignet, Barbey
d'Aurevilly, etaient de ses amis.

Adolphe Dumas, avec son temperament ardent, avec on experience de
vieux lutteur parisien et tous ses souvenirs d'enfant de la Durance,
arrivait donc a point nomme pour donner au Felibrige le billet de
passage entre Avignon et Paris.

Mon poeme provencal etant termine enfin, mais non imprime encore, un
jeune Marseillais qui frequentait Font-Segugne, mon ami Ludovic
Segre, me dit, un jour:

-- Je vais a Paris... Veux-tu venir avec moi?

J'acceptai l'invitation, et c'est ainsi qu'a l'improviste, et pour la
premiere fois, je fis le voyage de Paris, ou je passai une semaine.
J'avais, bien entendu, porte mon manuscrit, et, quand nous eumes
quelques jours couru et admire, de Notre-Dame au Louvre, de la place
Vendome au grand Arc de Triomphe, nous vinmes, comme de juste, saluer
le bon Dumas.

-- Eh bien! cette _Mireille_, me fit-il, est-elle achevee?

-- Elle est achevee, lui dis-je, et la voici... en manuscrit.

-- Voyons donc; puisque nous y sommes, vous allez m'en lire un chant.

Et quand j'eus lu le premier chant:

-- Continuez, me dit Dumas.

Et je lus le second, puis le troisieme, puis le quatrieme.

-- C'est assez pour aujourd'hui, me dit l'excellent homme. Venez
demain a la meme heure, nous continuerons la lecture; mais je puis,
des maintenant, vous assurer que, si votre oeuvre s'en va toujours
avec ce souffle, vous pourriez gagner une palme plus blle que vous ne
pensez.

Je retournai, le lendemain, en lire encore quatre chants, et le
surlendemain, nous achevames le poeme.

Le meme jour (26 aout 1856), Adolphe Dumas adressa au directeur de la
_Gazette de France_ la lettre que voici:

"_La Gazette du Midi_ a deja fait connaitre a la _Gazette de France-
l'arrivee du jeune Mistral, le grand poete de la Provence. Qu'est-ce
que Mistral? On n'en sait rien. On me le demande et je crains de
repondre des paroles qu'on ne croira pas, tant elles sont
inattendues, dans ce moment de poesie d'imitation qui fait croire a
la mort de la poesie et des poetes.

"L'Academie francaise viendra dans dix ans consacrer une gloire de
plus, quand tout le monde l'aura faite. L'horloge de l'Institut a
souvent de ces retards d'une heure avec les siecles; mais je veux
etre le premier qui aura decouvert ce qu'on peut appeler,
aujourd'hui, le Virgile de la Provence, le patre de Mantoue arrivant
a Rome avec des chants dignes de Gallus et des Scipion...

"On a souvent demande, pour notre beau pays du Midi, deux fois
romain, romain latin et romain catholique, le poeme de sa langue
eternelle, de ses croyances saintes et de ses moeurs pures. J'ai le
poeme dans les mains, il a douze chants. Il est signe Frederic
Mistral, du village de Maillane, et je le contresigne de ma parole
d'honneur, que je n'ai jamais engagee a faux, et de ma
responsabilite, qui n'a que l'ambition d'etre juste."

Cette lettre ebouriffante fut accueillie par des lazzi: "Allons,
disaient certains journaux, le mistral s'est incarne, parait-il, dans
un poeme. Nous verrons si ce sera autre chose que du vent."

Mais Dumas, lui, content de l'effet de sa bombe, me dit en me serrant
la main:

-- Maintenant, cher ami, retournez a Avignon pour imprimer votre
_Mireille_. Nous avons, en plein Paris, lance le but au caniveau, et
laissons courir la critique: il faudra bien qu'elle y ajoute les
boules de son jeu, toutes, l'une apres l'autre.

Avant mon depart, mon devoue compatriote voulut bien me presenter a
Lamartine, son ami, et voici comment le grand homme raconta cette
visite dans son _Cours familiers de Litterature_ (quarantieme
entretien, 1859):

"Au soleil couchant, je vis entrer Adolphe Dumas, suivi d'un beau et
modeste jeune homme, vetu avec un sobre elegance, comme l'amant de
Laure, quand il brossait sa tunique noire et qu'il peignait sa lisse
chevelure dans les rues d'Avignon. C'etait Frederic Mistral, le jeune
poete villageois, destine a devenir, comme Burns le laboureur
ecossais, l'Homere de la Provence.

"Sa physionomie simple, modeste et douce, n'avait rien de cette
tension orgueilleuse des traits ou de cette evaporation des yeux qui
caracterise trop souvent ces hommes de vanite plus que de genie,
qu'on appelle les poetes populaires. Il avait la bienseance de la
verite; il plaisait, il interessait, il emouvait; on sentait, dans sa
male beaute, le fils d'une de ces belles Arlesiennes, statues
vivantes de la Grece, qui palpitent dans notre Midi.

"Mistral s'assit sans facon a ma table d'acajou de Paris, selon les
lois de l'hospitalite antique, comme je me serais assis a la table de
noyer de sa mere, dans son Mas de Maillane. Le diner fut sobre,
l'entretien a coeur ouvert, la soiree courte et causeuse, a la
fraicheur du soir et au gazouillement des merles, dans mon petit
jardin grand comme le mouchoir de Mireille.

"Le jeune homme nous recita quelques vers dans ce doux et nerveux
idiome provencal, qui rappelle tantot l'accent latin, tantot la grace
attique, tantot l'aprete toscane. Mon habitude des patois latins,
parles uniquement par moi jusqu'a l'age de douze ans dans les
montagnes de mon pays, me rendait ce bel idiome intelligible.
C'etaient quelques vers lyriques; ils me plurent mais sans m'enivrer.
Le genie du jeune homme n'etait pas la, le cadre etait trop etroit
pour son ame; il lui fallait, comme a Jasmin, cet autre chanteur sans
langue, son epopee pour se repandre. Il retournait dans son village
pour y recueillir, aupres de sa mere et a cote de ses troupeaux, ses
dernieres inspirations. Il me promit de m'envoyer un des premiers
exemplaires de son poeme; il sortit."

Avant de repartir, j'allai saluer Lamartine, qui habitait au
rez-de-chaussee du numero 41 de la rue Ville-L'Eveque. C'etait dans
la soiree. Ecrase par ses dettes et assez delaisse, le grand homme
somnolait dans un fauteuil en fumant un cigare, pendant que quelques
visiteurs causaient a voix basse, autour de lui.

Tout a coup, un domestique vint annoncer qu'un Espagnol, un harpiste
appele Herrera, demandait a jouer un air de son pays devant M. de
Lamartine.

-- Qu'il entre, dit le poete.

Le harpiste joua son aire, et Lamartine, a demi-voix, demanda a sa
niece, Mme de Cessia, s'il y avait quelque argent dans les tiroirs de
son bureau.

-- Il reste deux louis, repondit celle-ci.

-- Donnez-les a Herrera, fit le bon Lamartine.

Je revins donc en Provence pour l'impression de mon poeme, et la
chose s'etant faite a l'imprimerie Seguin, a Avignon, j'adressai le
premier exemplaire a Lamartine, qui ecrivit a Reboul la lettre
suivante:

"Jai lu _Mireio..._ Rien n'avait encore paru de cette seve nationale,
feconde, inimitable du Midi. Il y a une vertu dans le soleil. J'ai
tellement ete frappe a l'esprit et au coeur que j'ecris un
_Entretien_ sur ce poeme. Dites-le a M. Mistral. Oui, depuis les
Homerides de l'Archipel, un tel jet de poesie primitive n'avait pas
coule. J'ai crie, comme vous: c'est Homere."

Adolphe Dumas m'ecrivait, de son cote:

(mars 1859).

"Encore une lettre de joie pour vous, mon cher ami. J'ai ete, hier au
soir, chez Lamartine. En me voyant entrer, il m'a recu avec des
exclamations et il m'en a dit autant que ma lettre a la _Gazette de
France_. Il a lu et compris, dit-il, votre poeme d'un bout a l'autre.
Il l'a lu et relu trois fois, il ne le quitte plus et ne lit pas
autre chose. Sa niece, cette belle personne que vous avez vue, a
ajoute qu'elle n'avait pas pu le lui derober un instant pour le lire,
et il va faire un _Entretien_ tout entier sur vous et _Mireio_. Il
m'a demande des notes biographiques sur vous et sur Maillane. Je les
lui envoie ce matin. Vous avez ete l'objet de la conversation
generale toute la soiree et votre poeme a ete detaille par Lamartine
et par moi depuis le premier mot jusqu'au dernier. Si son _Entretien_
parle ainsi de vous, votre gloire est faite dans le monde entier. Il
dit que vous etes "un Grec des Cyclades". Il a ecrit a Reboul: "C'est
un Homere!" Il me charge de vous ecrire _tout ce que je veux_ et il
ajoute que je ne puis trop vous en dire, tant il est ravi. Soyez donc
bien heureux, vous et votre chere mere, dont j'ai garde un si bon
souvenir."

Je tiens a consigner ici un fait tres singulier d'intuition
maternelle. J'avais donne a ma mere une exemplaire de _Mireio_, mais
sans lui avoir parle du jugement de Lamartine, que je ne connaissais
pas encore. A la fin de la journee, quand je crus qu'elle avait pris
connaissance de l'oeuvre, je lui demandai ce qu'elle en pensait et
elle me repondit, profondement emue:

-- Il m'est arrive, en ouvrant ton livre, une chose bien etrange: un
eclat de lumiere, pareil a une etoile, m'a eblouie sur le coup, et
j'ai du renvoyer la lecture a plus tard!

Qu'on en pense ce qu'on voudra; j'ai toujours cru que cette vision de
la bonne et sainte femme etait un signe tres reel de l'influx de
sainte Estelle, autrement dit de l'etoile qui avait preside a la
fondation du Felibrige.

Le quarantieme Entretien du _Cours Familier de Litterature_ parut un
mois apres (1859), sous le titre "Apparition d'un poeme epique en
Provence". Lamartine y consacrait quatre-vingt pages au poeme de
_Mireille_ et cette glorification etait le couronnement des articles
sans nombre qui avaient accueilli notre epopee rustique dans la
presse de Provence, du Midi et de Paris. Je temoignai ma
reconnaissance dans ce quatrain provencal que j'inscrivis en tete de
la seconde edition:

A LAMARTINE

_Je te consacre Mireille; c'est mon coeur et mon ame,
C'est la fleur de mes annees,
C'est un raisin de Crau qu'avec toutes ses feuilles
T'offre un paysan_.

8 septembre 1859

Et voici l'elegie que je publiai a la mort du grand homme (1):

SUR LA MORT DE LAMARTINE

_Quand l'heure du declin est venue pour l'astre -- sur les collines
envahies par le soir, les patres -- elargissent leurs moutons, leurs
brebis et leurs chiens; -- et dans les bas-fonds des marais, -- tout
ce qui grouille rale en braiment unanime:
-- Ce soleil etait assommant!"

Des paroles de Dieu magnanime epancheur, -- ainsi, o Lamartine, o mon
maitre, o mon pere, -- en cantiques, en actions, en larmes
consolantes, -- quand vous eutes a notre monde -- epanche sa satiete
d'amour et de lumiere, -- et que le monde fut las,

Chacun jeta son cri dans le brouillard profond, -- chacun vous
decocha la pierre de sa fronde, -- car votre splendeur nous faisait
mal aux yeux, -- car une etoile qui s'eteint, -- car un dieu crucifie
plait a la foule, -- et les crapauds aiment la nuit...

Et l'on vit en ce moment des choses prodigieuses! Lui, cette grande
source de pure poesie -- qui avait rajeuni l'ame de l'univers, -- les
jeunes poetes rirent -- de sa melancolie de prophete et dirent --
qu'il ne savait pas l'art des vers.

Du Tres-Haut Adonai lui sublime grand pretre, -- qui dans ses hymnes
saints eleva nos croyances -- sur les cordes d'or de la harpe de
Sion, -- en attestant les Ecritures -- les devots pharisiens crierent
sur les toits -- qu'il n'avait point de religion.

Lui, le grand coeur emu, qui, sur la catastrophe -- de nos anciens
rois, avait verse ses strophes, -- et en marbre pompeux leur avait
fait un mausolee, -- les ebahis du Royalisme -- trouverent qu'il
etait un revolutionnaire, -- et tous s'eloignerent vite.

Lui, le grand orateur, la voix apostolique, -- qui avait fulgure le
mot de Republique -- sur le front, dans le ciel des peuples
tressaillants, -- par une etrange frenesie, -- sous les chiens
enrages de la Democratie -- le mordirent en grommelant.

Lui, le grand citoyen, qui dans le cratere embrase -- avait jete ses
biens, et son corps et son ame, -- pour sauver du volcan la patrie en
combustion, -- lorsque, pauvre, il demanda son pain, -- les bourgeois
et les gros l'appelerent mangeur -- et s'enfermerent dans leur bourg.

Alors, se voyant seul dans sa calamite, -- dolent, avec sa croix il
gravit son Calvaire... -- Et quelques bonnes ames, vers la tombee du
jour, -- entendirent un long gemissement, -- et puis, dans les
espaces, ce cri supreme_: Eli, lamma sabacthani!

_Mais nul ne s'aventura vers la cime deserte. -- Avec les yeux fermes
et les deux mains ouvertes, -- dans un silence grave il s'enveloppa
donc; -- et, calme comme sont les montagnes, au milieu de sa gloire
et de son infortune, -- sans dire mot il expira_.

_21 mars 1869_

Me voila arrive au terme de _l'elucidari_ (comme auraient dit les
troubadours) ou explication de mes origines. C'est le sommet de ma
jeunesse. Desormais, mon histoire, qui est celle de mes oeuvres,
appartient, comme tant d'autres, a la publicite.

Je terminerai ces _Memoires_ par quelques episodes des l'existence
franche et libre que s'etaient faite, en Avignon, les musagetes ou
coryphees de notre Renaissance, pour montrer comme, au bord du Rhone,
on pratiquait le Gai-Savoir.

CHAPITRE XVII

AUTOUR DU MONT VENTOUX

Courses felibreennes avec Aubanel et Grivolas. -- L'ascension et la
descente. -- Les gendarmes nous arretent. -- La fete de Montbrun. --
Le devineur de sources. -- Le cure de Monieux. -- La Nesque et les
Bessons. -- Le maire de Methamis. -- Le charron de Venasque.

Avec Theodore Aubanel, qui etait toujours dispos, pour organiser les
courses, et notre camarade le peintre avignonnais Pierre Grivolas,
qui etait de toutes nos fetes, voici comment nous fimes, un beau jour
de septembre, l'ascension du mont Ventoux.

Partis, vers minuit, du village de Bedoin, au pied de la montagne,
nous atteignimes le sommet une demi-heure environ avant le lever du
soleil. Je ne vous dirai rien de l'escalade, que nous fimes a l'aise,
sur le bat de mulets que conduisaient des guides, a travers les
rochers, escarpements et mamelons de la Combe-Fillole.

Nous vimes le soleil surgir, tel qu'un superbe roi de gloire, d'entre
les cimes eblouissantes des Alpes couvertes de neige, et l'ombre du
Ventoux elargir, prolonger, la-bas dans l'etendue du Comtat
Venaissin, par la-bas sur le Rhone et jusqu'au Languedoc, la
triangulation de son immense cone.

En meme temps, de grosses nues blanchatres et fuyantes roulaient
au-dessous de nous, embrumant les vallees; et, si beau que fut le
temps, il ne faisait pas chaud.

Vers les neuf heures, -- mais, cette fois, a pied, avec les batons
ferres et le havresac au dos, -- apres un leger dejeuner, nous primes
la descente. Seulement, nous devalames par le cote oppose,
c'est-a-dire par les Ubacs, ainsi qu'on nomme le versant nord de
toutes nos montagnes et du Ventoux en particulier.

Or, tellement est apre et tellement est raide ce revers du mont
Ventoux, que le pere Laval raconte ce qui suit:

Les montagnards qui, de son temps (au dix-huitieme siecle), le 14
septembre, montaient en pelerinage a la chapelle qui est en haut,
redescendaient par les Ubacs, rien qu'en se laissant glisser, assis a
croupetons sur une double planche de trois empans carres, qu'ils
enrayaient soudain en plantant leur baton devant, lorsqu'elle allait
trop vite ou qu'elle frolait un precipice.

Ils descendaient par ce moyen dans moins d'une demi-heure; et il faut
songer que le mont Ventoux a dix-neuf cent soixante metres d'altitude
sur la mer!

Desireux, nous aussi, de raccourcir notre descente, mais ignorant les
chemins, nous allames nous fourvoyer dans une ravine ardue, la
Loubatiere du Ventoux, si encombree de rocailles et si perilleuse
aussi que, pour arriver en bas, nous mimes le jour entier.

Le ravin de la Loubatiere, comme son nom le dit, n'est frequente que
par les loups, et il se rue subitement, du sommet au pied du mont,
entre des berges si scabreuses qu'il est presque impossible, une fois
qu'on y est rentre, d'en sortir pour changer de route.

Nous y voila, arrive qui plante! Dans les rocs detaches et dans les
eboulis, a travers les troncs d'arbres, pins, hetres et melezes,
arraches, entraines par la fureur des orages et qui, a tous les pas,
entravaient notre marche, nous descendions, nous devalions, quand,
tout a coup, le lit du torrent, coupe a pic devant nos pas, montre a
nos yeux, beant, un precipice de cent toises peut-etre en contrebas.

Comment faire? Remonter? C'etait fort difficile, d'autant plus que,
sur nos tetes, nous voyions s'avancer de gros nuages noirs qui, s'ils
eussent creve, nous auraient submerges sous l'irruption des eaux...
Il fallait donc, de facon ou d'autre, descendre par la gorge, cette
epouvantable gorge ou nous etions perdus. Et alors, dans l'abime,
nous jetames la-bas nos cabans et nos sacs et, ma foi, recommandant a
Dieu notre vie, en rampant, en nous trainant, mais surtout par
glissades, nous nous laissames couler sur la paroi presque verticale
ou, seules, quelques racines de buis ou de lavande nous empecherent
de degringoler, la tete la premiere.

Rendus au fond du precipice, nous croyions etre hors de danger, et,
remettant nos hardes, nous avions, guillerets, recommence de
descendre dans le ravin du torrent, lorsqu'une cataracte, encore plus
forte et plus rapide, vint nous arreter de nouveau, et, au peril de
nos vies, il fallut de nouveau glisser en se cramponnant, et puis une
troisieme fois apres les autres ci-dessus.

Au crepuscule, enfin nous atteignimes Saint-Leger, pauvre petit
village qui est au pied du Ventoux, habite par des charbonniers, tout
jonche de lavande en guise de litiere. Nous ne pumes trouver a nous y
heberger.

Malgre la nuit, haletants, harasses, il nous fallut encore marcher
une couple d'heures jusqu'au village de Brantes, perche sur les
rochers, en face du Ventoux, ou nous fumes fort heureux de pouvoir
nous faire faire une omelette au lard et dormir, ensuite, au grenier
a foin.

Le plus joli, -- car il parait qu'on n'avait pas tres bonne mine, -
fut que notre hotelier, de peur qu'on n'emportat ses draps, nous
avait enfermes sous cle... Aussi, le lendemain, ayant appris que
c'etait fete au village de Montbrun, et a peu pres remis des suees de
la veille, nous partimes joyeux du pays qui _branle sans vent_ (comme
l'appellent ses voisins) et nous fimes le tour des Ubacs du Ventoux
par Savoillants et Reillanette.

Mais, pendant que, sur le bord de la riviere gazouilleuse qui a nom
le Toulourenc, nous admirions la hauteur des escarpes effrayantes,
des roches sourcilleuses qui touchaient les nuees, deux gendarmes,
qui venaient sur la route apres nous, et auxquels l'hotelier de
Brantes avait donne peut-etre notre signalement, nous accostent:

-- Vos papiers?

Nous avions echappe aux loups, aux orages, aux precipices; ais,
croyez-m'en, qui que vous soyez, si vous etes jamais force de vous
garer devant les happe-chair, evitez toujours les routes.

-- Vos papiers? D'ou venez-vous? Ou allez-vous, voyons?

Moi, je sortis de ma poche un gribouillage provencal et, pendant
qu'un des archers, pour pouvoir dechiffrer ce que ca voulait dire, se
desorbitait les yeux en tordant sa moustache:

-- Nous sommes, disait Aubanel, des felibres, qui venons faire le
tour du Ventoux.

-- Et des artistes, ajoutait Grivolas, qui etudions la beaute du
paysage...

-- Ah! oui, c'est bon! nous faire accroire qu'on est venu dans le
Ventoux pour etudier ses agrements! repliqua le gendarme qui
essayait, mais vainement, de lire mon provencal; vous irez, mes
farceurs, dire cela demain a M. le procureur imperial a Nyons... Et
suivez-nous pour le quart d'heure.

Nous rappelant le mot du general Philopemen: "qu'il faut porter la
peine de sa mauvaise mine", et, en effet, reconnaissant qu'avec nos
grands chapeaux de feutre aux bords retrousses arrogamment, nos
batons ferres et nos havresacs, nous etions faits comme des brigands,
-- et comme d'autre part, cela nous amusait, nous suivimes les
chasse-coquins.

Chemin faisant, un bon fermier, portant la veste sur l'epaule, nous
atteignit et nous dit:

-- Que Dieu vous donne le bonjour! Ces messieurs vont, sans doute, a
la fete de Montbrun?

-- Ah! oui, une jolie fete! lui repondimes-nous. Nous descendions du
Ventoux, de la cime du mont Ventoux, pour voir s'il est reel que le
soleil, en se levant, y fait trois sauts, comme on affirme, et voila
que les gendarmes, parce que nous avions oublie nos papiers, nous ont
pris pour des voleurs et nous emmenent a Nyons...

-- Par exemple! Mais ne voyez-vous pas, a leur facon de s'exprimer,
dit aux gendarmes le brave homme, que ces messieurs ne sont pas de
loin? qu'ils parlent provencal? qu'ils sentent leur bonne maison? Eh
bien! je n'hesite pas, moi, a repondre pour eux et je les invite
meme, quand nous serons a Montbrun, a venir boire un coup a la
maison, et vous aussi, messieurs du gouvernement, si vous voulez,
pourtant, me faire cet honneur!

-- En ce cas-la, nous dit la marechaussee dauphinoise, apres avoir
delibere, messieurs, vous pouvez aller. Et, mais, voyons, est-ce
positif, ce que vous disiez tout a l'heure, que le soleil, la-haut,
vu du sommet du Ventoux, fait trois sauts en se levant?

-- Ca, repliquames-nous, il faut le voir pour le croire... Mais
autrement, c'est vrai comme vous etes de braves gens.

Et, les laissant sur ce gout (nous venions d'entrer a Montbrun), avec
l'honnete paysan qui avait repondu pour nous, nous fumes tout droit a
l'auberge nous restaurer quelque peu.

Rien qui fasse plaisir, lorsqu'on cour le pays et qu'on est fatigue,
comme une auberge indigene, ou l'on arrive un jour de fete patronale.
Or, songez qu'a Montbrun, des notre entree au cabaret, nos yeux
virent par terre un monceau de poulardes, de poulets, de dindons, de
lapins, de levrauts et de perdrix, vous dis-je, qui n'annoncaient pas
misere! Qui plumait d'ici, qui saignait de la. Une paire de longues
broches, toutes chargees de lardoires et de gibier odorant,
tournaient et degouttaient sur le carre des lechefrites,
doucettement, devant le feu. L'hotelier, l'hoteliere, en mouvement,
posaient sur chaque table les bouteilles, les couteaux, les
fourchettes qu'il fallait. Et tout cela pour les premiers qui
demanderaient a diner, c'est-a-dire pour nous autres. Oh! coquin de
bon sort! Une benediction. Et, chose pardessus qui ne coutait pas
davantage, les filles de l'hotesse avaient si gentille accortise que
nous restames la tant que dura la fete, rien que pour l'agrement
d'etre servis par elles.

A _Montbrun_, disait-on autrefois en Dauphine, _arrive a deux heures,
a trois on est pendu_. Cela montre qu'un proverbe n'est pas toujours
veridique, mais ca devait se rapporter (je le crois) au renom du
terrible Montbrun, le capitaine huguenot qui fut seigneur de ce
village. C'est lui, Charles du Puy, dit "le brave Montbrun", qui fit
face au roi de France, alleguant pour raison que "les armes et le jeu
rendaient les hommes egaux". C'est le meme qui, au siege de Mornas,
place catholique, lorsqu'il eut pris le chateau, en precipita la
garnison sur la pointe, la-bas, des hallebardes de sa troupe (1562).
D'ou les gens de Mornas ont garde jusqu'a nos jours le sobriquet de
_saute-remparts_, et voici ce qu'on raconte:

Un de ces malheureux, dont le tour etait venu de faire le plongeon,
reculait pour prendre elan, mais arrive au bord de l'affreux
casse-cou, il s'arretait epouvante. Il revenait prendre sa course, et
chose facile a comprendre, il lachait pied de nouveau.

-- O poltron, lui cria le farouche Montbrun, en deux fois que tu pris
escousse, tu ne peux pas faire le saut?

-- Monseigneur, repliqua le pauvre catholique, s'il vous plait
d'essayer, je vous le donne en trois.

Et pour la repartie, Montbrun, a ce qu'on dit, lui accorda sa grace.

Nous allames visiter le chateau du baron - que Francois II fit
demolir. -- Il y reste quelques fresques, attribuees a Andre del
Sarto. Sur la terrasse, on nous montra l'endroit d'ou parfois, pour
s'amuser, le seigneur huguenot abattait d'un coup d'arquebuse les
moines qui, la-bas, lisaient leur breviaire, dans le jardin d'un
couvent qu'il y avait en dessous.

Enfin, derriere le Ventoux, le long du Toulourenc, riviere qui separe
le Dauphine de la Provence, ayant repris notre tournee, nous vimes en
passant au pied du Ventouret et en longeant le Gourg des Oules
deboucher dans une vallee, la riante vallee de Sault.

-- Faisons la meridienne? dimes-nous.. Et tous trois, a l'oree d'une
prairie limitrophe avec la route, nous nous couchames pour dormir et
laisser passer la chaleur.

-- Adieu, Ventoux! s'ecria Aubanel, tu nous fis, o gueusard, assez
suer et essouffler!

Grivolas regardait les ombres et les clairs que remuaient entre eux
les noyers et les chenes, et moi, epiant l'heure qu'il etait au
soleil, je tetais a la gourde une gorgee d'eau-de-vie.

A ce moment, dans le grand hale, nous vimes sur la route blanche
s'acheminer avec sa blouse, ses gros souliers a clous, son chapeau a
larges bords, un vieillard qui tenait une houssine a la main. Quelque
chose d'imposant et de particulier dans sa figure ouverte, rotie par
le soleil, attira, comme il passait, notre attention vers lui et nous
lui dimes bonjour.

-- Bonjour, toute la compagnie, nous fit-il d'une voix douce, vous
faites un peu halte?

-- Eh oui! brave homme; a vous d'en faire autant, si vous voulez.

-- Eh bien! je ne dis pas non... Je viens de la ville de Sault, ou
j'avais quelques affaires et je commencais d'etre las. Ce n'est plus,
mes amis, comme quand j'avais votre age! Berthe filait alors, et
maintenant Marthe devide.

Et il s'assit en causant a cote de nous sur l'herbe.

-- Je suis bien curieux peut-etre, poursuivit-il, mais par hasard ne
seriez-vous pas herboristes?

Ah! parbleu, si nous connaissions la vertu des simples que nos pieds
foulent, nous n'aurions jamais besoin d'apothicaires ni de medecins.

-- Non, repondimes-nous, nous venons du mont Ventoux.

-- _Sage qui n'y retourne pas, mais fou celui qui y retourne!_ dit le
vieillard sentencieusement...  "Allons, je vois, je vois, vous etes
peut-etre bien des triacleurs de Venise.

-- Triacleurs? Qu'est-ce que c'est?

--Vous n'ignorez pas, messieurs, qu'un remede souverain est ce qu'on
nomme la _theriaque_, qui se fait a ce qu'on dit, avec de la graisse
de vipere... Et, ici, dans nos montagnes, au Ventoux, au Ventouret,
et, dans cette vallee meme, les viperes ne manquent pas. Si c'est
elles que vous cherchiez...

-- Ah! les cherche qui voudra! nous ecriames-nous.

-- Veuillez m'excuser, reprit le bonhomme, si je vous ai offenses,
mais il n'est pas de sot metier:

	_Comme dit le renard
	Chacun joue de son art_.

Le bon Dieu, que je salue, a repandu sa lumiere, voyez-vous un peu a
tous. Pris a part, l'homme ne sait rien; entre tous, nous savons
tout... Et, sans aller plus loin, moi, je suis devineur d'eau.

-- Ah! tonnerre de nom de nom!

-- Oui, tel que vous me voyez, par la vertu de la baguette que je
tiens entre mes mains, je deniche les veines d'eau.

-- Par exemple, et a notre tour, s'il n'y a pas d'indiscretion,
comment faites-vous donc pour decouvrir les sources qu'il y a dans la
terre?

-- Comment je fais? De vous le dire, repondit l'hydroscope, ce serait
malaise peut-etre... C'est affaire de bonne foi. Il m'arrive, tenez,
quand le soleil est ardent, de voir fumer les eaux, de les voir
s'evaporer, a sept lieues de distance... je les vois, oui, je les
vois (mon Dieu! je vous rends graces!) aspirees, colorees par
l'ardeur du soleil. Ensuite la baguette, qui tourne d'elle-meme et se
tord entre mes doigts, acheve le restant... Mais il faut, comme je
vous le dis, sentir cela pour le comprendre: c'est a la bonne foi.
Vous pouvez d'ailleurs parler de moi a Sault, a Villes, a Verdolier,
dans tous les villages qui avoisinent: je suis d'Aurel (que vous
voyez la), mon nom est Fortune Aubert. On vous montrera partout les
sources que j'ai mises en vue.

Nous lui dimes en plaisantant:

-- Compere Fortune, si vous pouviez, avec la baguette, trouver un
jour la Chevre d'Or?

-- Et pourquoi non? Si Dieu voulait, je n'aurais pas plus de peine a
cela, voyez-vous, que d'etre assis sur ce talus... Mais Celui de
la-haut a plus de sens que nous tous. Une
fontaine d'eau, quand on a soif, ne vaut-elle pas mieux qu'une
fontaine d'or? Et ce pre!  Ne croyez-vous pas que la moindre rosee
fasse plus de bien a son herbe, -- que si la traversait le carrosse
d'un roi, charge d'or et d'argent? Rendre service, quand on peut, a
notre frere prochain, comme il nous est recommande, mes amis, voila,
voila ou le bon Dieu vient en aide! Et pour preuve, permettez que je
vous conte encore ceci:

"L'an passe, la servante de notre cure d'Aurel (qui vous le
certifierait) me fit appeler a la cure.

"-- Maitre Fortune, me dit-elle, vous me voyez en grand souci. M. le
cure, ce matin, est alle a Carpentras, ou l'on juge aux assises un
jeune parent a lui, inculpe comme incendiaire. Il devait, me l'ayant
promis, retourner de bonne heure, et la nuit deja descend, et je ne
vois venir personne: je ne sais que m'imaginer. Si au moyen de votre
science vous pouviez me rendre instruite de ce qui la-bas se passe,
ah! que vous me feriez plaisir!

"-- Nous essayerons, repondis-je... Donnez-moi quelques oublies, ce
avec quoi les hosties se font.

Et alors, sur la table, je placai les oublies, en representation de
Celui qu'on ne voit pas, l'Amour supreme, le bon Dieu.

"A cote des oublies, je mis un verre de vin pur, pour representer la
Justice.

"Devant l'Amour et la Justice, je mis un verre d'eau -- qui
representait l'inculpe. Et derriere l'inculpe je posai un gobelet de
vin trouble avec de l'eau: ca representait
l'avocat.

"Je saisis la baguette et, a la bonne foi, humblement, je demande a
Dieu, l'Amour supreme, si l'accuse etait condamne.

"La baguette, mes amis, ne branla pas plus que ces pierres.

"Bon! je demandai alors si on l'avait acquitte. La baguette entre mes
doigts tourna joyeuse, comme en danse.

"-- Mademoiselle, dis-je pour lors a la servante, vous pouvez dormir
tranquille: l'inculpe est acquitte.

"-- Puisque nous y voila, me fit la demoiselle, Fortune informez-vous
un peu sur les temoins.

"Je reprends en main la baguette et je demande au vin pur ou, pour
mieux dire, a la Justice, si les temoins retournaient et s'ils
etaient en chemin.

"La verge demeura muette.

"Humblement, je demande s'ils etaient poursuivis. ..Il me fut repondu
qu'ils etaient poursuivis tres serieusement... Eh bien! n'est-il pas
vrai que le lendemain, messieurs, le cure d'Aurel vint nous confirmer
tout ce que nous avions vu la veille avec la verge! On avait a
Carpentras acquitte l'inculpe et retenu les temoins.

"-- Mais, allons, vous devez dire que je suis un franc bavard. A Dieu
soyez, dit le vieillard en se relevant du talus, et prenez garde, la
au frais, prenez garde de vous morfondre.

Le devineur, avec sa baguette, gagna du cote des collines, vers ces
quartiers d'Aurel, de Saint-Trinit, chantes plus tard par Felix Gras
dans son grand et frais poeme qui a nom _Les charbonniers_, et nous
allames, nous autres, par un raidillon de chemin, prendre notre logis
a Sault, la ville des _Etrangleurs de truie_.

Apres avoir salue, dans le chateau fort en ruine, le blason et la
gloire de ses anciens seigneurs, les grands barons d'Agoult (qui est
Wolf en allemand et qui signifie loup) et le nom historique de cette
comtesse de Sault qui, au temps (de la Ligue, maitrisait la Provence,
nous descendimes sur Monieux, dont le cure figure dans le gai
repertoire des contes populaires.

Ce cure avait une vache... Et voici qu'un pauvre homme, qui avait un
tas d'enfants, vola et tua la vache, la fit manger a ses marmots et,
apres la bombance, en maniere de graces, leur fit dire la petite
priere que voici:

	_Nous rendons graces, mon Dieu,
	Au bon cure de Monieux:
	Nous avons bien soupe, Dieu merci et sa vache!_

Mais les enfants repetent tout. Le cure en eut vent, et ayant
questionne un des petits mangeurs, il lui dit:

-- Est-ce vrai, mignon, que votre pere vous a appris pour vos graces
une priere si jolie? Comment est-elle? voyons un peu...

Et le petit repeta:

	_Nous rendons graces, mon Dieu,
	Au bon cure de Monieux:
	Nous avons bien soupe, Dieu merci et sa vache!_

-- Oh ! la galante priere! fit le pretre au petit. Eh bien ! sais-tu,
mignon, ce qu'il faut faire? Demain, jour de dimanche, tu viendras me
trouver a la premiere messe; tu monteras en chaire avec moi, n'est-ce
pas, mignon? et devant tous, pour que tout le monde l'apprenne, tu
diras la priere que ton pere vous fait dire.

-- Il suffit, monsieur le cure.

Et l'enfant, tout de suite, va conter a son pere le propos du cure;
et le pere, un fin matois, dit alors a l'enfant:

-- Ah! oui, venir parler de vache en pleine chaire! Mais tu les
ferais rire tous... Je vais t'en apprendre une autre, mon fils,
d'action de graces, qui est bien plus belle encore:

	_Je rends grace au bon Dieu!
	Les hommes de Monieux
	Ont tous porte du bois de leur cure joyeux:
	Mais lui tout seul, mon pere
	Ne s'est pas laisse faire_.

"T'en souviendras-tu demain?

-- Je m'en souviendrai, pere.

Le cure, le lendemain, au prone de la messe, monte donc a la chaire,
accompagne du petit, et commence:

-- Mes freres, vous l'avez tous appris, on nous a vole notre vache...
Je ne veux pas vous en parler; seulement la verite est toujours bonne
a connaitre, et toujours la verite sort de la bouche innocente...
Allons, mignon, dis ce que tu sais.

Et le petit alors:

	_Je rends grace au bon Dieu!
	Les hommes de Monieux
	Ont tous porte du bois de leur cure joyeux_:
	_Mais lui tout seul, mon pere
	Ne s'est pas laisse faire_.

Je vous laisse a penser le rire...

Nous primes a Monieux la combe de la Nesque, petit cours d'eau
sauvage, qui bondit, comme dit Gras,

	_Entre deux falaises a pic, couvertes de halliers,
	Ou les bergers pendent l'appat
	Pour attraper les merles_.

et nous marchames la dans les rochers, a tout hasard, pour gagner, si
nous pouvions, le meme jour, Venasque. Mais qui compte sans l'hote,
dit-on, compte deux fois: le soleil se couchait que nous errions
encore parmi les precipices, au pied d'un haut escarpement qu'on
nomme le Rocher du Cire, ou plus tard nous placames l'episode de
_Calendal_ lorsqu'il denicha les ruches d'abeilles,

	_La Nesque, par-dessous, affreuse,
	Ouvrait sa tenebreuse gorge_

et, la nuit nous couvrant peu a peu de son ombre, voici qu'a un
endroit appele le Pas de l'Ascle, un veritable labyrinthe, nous n'y,
voyions plus devant nous, en danger, a tout pas, de glisser et
tomber, la tete la premiere, par la-bas je ne sais ou.

-- Mes amis, dis-je alors, ce serait une sottise que de laisser nos
os ici dans quelque gouffre, avant d'avoir accompli notre oeuvre
felibreenne. Je serais d'avis de retourner.

-- He! en avant, fit Grivolas, nous venons tout a l'heure "les effets
de la lune" sur les roches de la Nesque.

-- Si tu veux te precipiter, lui cria Aubanel, libre a toi, mon ami
Pierre! Pour moi, je ne me sens nulle envie de me faire devorer par
les loups.

Et la-dessus nous remontames, en tatonnant de-ci de-la, pour nous
sortir des precipices, harasses, defaillants, tout en nage. Nous
vimes alors par bonheur, dans l'obscurite, au loin, poindre une
petite lumiere.

Nous y allames. C'etait une masure ecartee dans la montagne, qu'on
appelait les Bessons. Nous frappames. On nous ouvrit; et de leur
mieux ces braves gens (une famille de chevriers) nous firent
l'hospitalite et ils nous dirent:

"Vous avez certes bien fait de retourner sur vos pas; l'autre annee,
une nuit d'hiver, nous avions entendu des cris, sans savoir ce qui
arrivait...

"Quand le matin nous allames voir, nous trouvames mort dans la
Nesque, la-bas vers le Pas de l'Ascle, un pauvre pretre qui s'etait
decroche et tout meurtri."

-- Eh bien! tu vois, nigaud, si nous t'avions suivi? fit Aubanel a
Grivolas.

-- Bah! repartit le peintre, vous etes des soldats du pape.

La menagere, en meme temps, avait mis la marmite sur le feu, avec de
l'ail, de la sauge, et une poignee de sel, tout asperge d'huile. Elle
nous trempa bientot une odorante eau bouillie, si bonne qu'Aubanel,
tout petit homme qu'il fut, en vida onze assiettees, et le grand
felibre garda un tel souvenir de cette savoureuse soupe et du bon
sommeil que nous fimes a la grange des Bessons que, dans son _Livre
de l'Amour_, il y fait l'allusion suivante:

_La femme vivement avec le tranchoir -- Taille le beau pain brun, va
querir de l'eau fraiche -- Avec son broc de cuivre; ensuite sur le
seuil -- Elle sort et appelle ses gens qui rentrent a la maison. --
Et la soupe est versee; pendant qu'elle s'imbibe,-- L'hote amical
vous fait boire un coup de sa piquette; -- Puis, chacun a son tour,
aieul, mari, femme et enfants, -- Tirent une assiettee et apaisent
leur faim. -- Et vous mangez la soupe et etes de la famille. -- Mais,
le repas fini, deja chacun sommeille: -- L'hotesse avec une lampe va
vous querir un drap, -- Un beau drap de toile blonde, tout rude et
tout neuf. -- Du corps la lassitude est un baume pour l'ame. -- Ah!
qu'il fait bon dormir, dans les bergeries, sur le feuillage, --
Dormir sans reves, au milieu des troupeaux, -- N'etre ensuite
reveille que par les grelots -- Des chevres, le matin, et aller avec
les platres -- Se coucher tout le jour et sentir le marrube!_

Le lendemain, ayant repris la gorge de la Nesque, toute bourdonnante
d'abeilles, des abeilles en essaims qui y humaient le miel des
fleurs, nous arrivames enfin, et par une chaleur qui faisait beer les
lezards, au village de Methamis. Nous demandames l'auberge. Mais
va-t'en voir s'ils viennent! Nous y trouvames porte close; l'hote et
l'hotesse
moissonnaient.

Nous entrames au cafe, pour voir si en payant on voudrait nous
appreter quelque chose pour diner.

-- Cela m'est defendu, nous dit le cafetier, comme de tuer un homme!

-- Et pourquoi?

-- C'est que l'auberge, appartenant a la commune, s'afferme sous
condition que personne autre n'ait le droit de donner a manger aussi.

-- Il nous faut donc crever de faim?

-- Allez trouver M. le Maire... Je ne puis, moi, vous offrir autre
chose qu'a boire.
Nous bumes un coup pour nous rafraichir, et de la, tout poussiereux,
nous allames chez M. le Maire de Methamis.

Le maire, un grand rustaud, moricaud et grele comme une poele a
chataignes, croyant avoir affaire a des batteurs d'estrade, nous fait
brutalement, comme quelqu'un que l'on derange:

-- Que voulez-vous?

-- Nous voudrions, lui dis-je, que vous donniez au cafe-tier
l'autorisation necessaire pour nous servir a manger, du moment,
monsieur le Maire, que votre auberge est fermee...

-- Avez-vous des papiers?

-- Que diable! nous sommes d'ici d'Avignon: si l'on ne peut plus
faire un pas, ni manger une omelette dans le departement, sans avoir
des papiers...

-- Ca, point tant de raisons! vous irez vous expliquer, accompagnes
de mes deux gardes, devant le commissaire de police du canton.

-- Mais peste! vous voulez rire? nous voila n'en pouvant plus...

-- Oh! je vous ferai charrier sur ma charrette; j'ai un bon mulet.

Cela commencait, parbleu! a ne plus tant nous amuser, d'autant plus,
saperlotte! que nous n'avions rien dans le ventre.

-- Monsieur le Maire, dit Aubanel, si vous vouliez nous conduire chez
M. le cure, je suis sur qu'il nous connaitra.

-- Allons-y, allons-y, fit le maire hargneux.

Et arrives au presbytere, en presence du pretre:

-- Voyez, lui dit-il, monsieur le Cure, si vous connaissez ces
individus.

Le cure de Mathamis, dans son petit salon, nous offrit d'abord des
chaises, et puis tournant autour de nous et examinant nos visages:

-- Non, dit-il, monsieur le Maire, je ne connais pas ces messieurs.

-- Mais regardez-moi bien, monsieur le cure, fit Aubanel, ne vous
souvient-il pas de m'avoir vu en Avignon, dans ma librairie?

-- Ah! monsieur Aubanel?

-- Precisement.

-- Monsieur Aubanel, cria le cure de Methamis, libraire et imprimeur
de notre Saint Pere le Pape! Jacomone, Jacomone! apporte vite les
petits verres, que nous buvions une goutte de ratafia de Gouit a la
sante de l'Almanach provencal et des felibres!

Et comme nous tournions la tete, pour voir un peu la mine du maire de
Methamis, celui-ci, en cherchant la porte qu'il ne pouvait retrouver,
grommelait:

-- Je ne bois pas, je ne bois pas, monsieur le Cure. Il faut que
j'aille mettre au joug.

C'est bien. Quand nous sortimes, au bout d'un moment, l'aubergiste
sur son seuil, le cafetier devant sa porte, nous appelaient:

-- Messieurs, messieurs, vous pouvez venir... M. le Maire vient de
dire que si vous desiriez manger...

Mais depites et dedaigneux, nous, tels que des apotres qui ont ete
meconnus, en resserrant nos ceintures nous secouames sur Methamis la
poussiere de nos souliers et nous reprimes clopin-clopant la descente
de la Nesque.

-- Eh bien! mon vaillant Pierre, disait Aubanel a Grivolas, tu vois
que les soldats du Pape sont encore bons a quelque chose?

-- Je ne dis pas, mais a Venasque, repondait notre artiste en se
lechant la barbe, si nous tombions sur un monceau de lapins, de
poulets, de levrauts et de dindes, comme a la fete de Montbrun, il me
semble que tout a l'heure, mes amis, nous y taperions.

Helas! les jours se suivent, mais ne se ressemblent pas. A Venasque,
l'aubergiste, charron de son metier, nous fit souper, l'animal, avec
un epais ragout de pommes de terre au plat, rissolees dans de l'huile
infecte, que nous ne pumes avaler.

Non content de cela, le pendard nous fit coucher sur une pile de bois
d'yeuse, avec, pour matelas, quelques fourchees de paille qui, dans
la nuit, s'eparpillerent, et, a cause des buches anguleuses et
noueuses qui nous entraient dans le dos, nous ne pumes fermer l'oeil.

Bref, les habits fripes, les chaussures trouees, le visage hale, mais
allegres, mais pleins de la saveur de la Provence, nous revinmes a
travers une croupe de montagnes pelees qui a pour nom la Barbarenque,
en passant par Vaucluse, l'abbaye de Senanque, Gordes et le Calavon
(non sans autres aventures dont le recit serait trop long), nous
revinmes de la aux plaines d'Avignon.

CHAPITRE XVIII

LA RIBOTE DE TRINQUETAILLE

Alphonse Daudet dans sa jeunesse. -- La descente en Arles. -- La
Roquette et les Roquettieres. -- Le patron Gafet. -- Le souper chez
Le Counenc. -- Les chansons de table. -- Le registre du cabaret. --
Le pont de bateaux. -- La noce arlesienne. -- Le spectre des
Aliscamps. -- Une lettre de Daudet pendant le siege de Paris.

I

Alphonse Daudet, dans ses souvenirs de jeunesse (_Lettres de mon
Moulin et Trente Ans de Paris_), a raconte, a fleur de plume,
quelques echappees qu'il fit, avec les premiers felibres, a Maillane,
en Barthelasse, aux Baux, a Chateauneuf; je dis avec les felibres de
la premiere pousse, qui, en ce temps, couraient sans cesse le pays de
Provence, pour le plaisir de courir, de se donner du mouvement,
surtout pour retremper le Gai-Savoir nouveau dans le vieux fonds du
peuple. Mais il n'a pas tout dit, de bien s'en faut, et je veux vous
conter la joyeuse equipee que nous fimes ensemble, il y a quelque
quarante ans.

Daudet, a cette epoque, etait secretaire du duc de Morny, secretaire
honoraire, comme vous pouvez croire, car tout au plus si le jeune
homme allait, une fois par mois, voir si le president du Senat, son
patron, etait gaillard et de bonne humeur. Et sa vigne de cote, qui
depuis a donne de si belles pressees, n'etait qu'a sa premiere
feuille. Mais entre autres choses exquises, Daudet avait compose une
poesie d'amour, piece toute mignonne, qui avait nom: _les Prunes_.
Tout Paris la savait par coeur, et M. de Morny, l'ayant ouie dans son
salon, s'etait fait presenter l'auteur, qui lui avait plu, et il
l'avait pris en grace.

Sans parler de son esprit qui levait la paille, comme on dit des
pierres fines, Daudet etait joli garcon, brun, d'une paleur mate,
avec des yeux noirs a longs cils qui battaient, une barbe naissante
et une chevelure drue et luxuriante qui lui couvrait la nuque,
tellement que le duc, chaque fois que l'auteur de la chanson des
_Prunes_ lui rendait visite au Senat, lui disait, en lui touchant les
cheveux de son doigt hautain:

-- Eh bien! poete, cette perruque, quand la faisons-nous abattre?

-- La semaine prochaine, monseigneur! en s'inclinant repondait le
poete.

Et ainsi, tous les mois, le grand duc de Morny faisait au petit
Daudet la meme observation, et toujours le poete lui repondait la
meme chose. Et le duc tomba plus tot que la criniere de Daudet.

A cet age, devons-nous dire, le futur chroniqueur des aventures
prodigieuses de _Tartarin de Tarascon_ etait deja un gaillard qui
voyait courir le vent: impatient de tout connaitre, audacieux en
boheme, franc et libre de langue, se lancant a la nage dans tout ce
qui etait vie, lumiere, bruit et joie, et ne demandant qu'aventures.
Il avait, comme on dit, du vif-argent dans les veines.

Je me souviens d'un soir ou nous soupions au _Chene-Vert_, un
plaisant cabaret des environs d' Avignons. Entendant la musique d'un
bal qui se trouvait en contrebas de la terrasse ou nous etions
attables, Daudet, soudainement, y sauta (je puis dire de neuf ou dix
pieds de haut) et tomba, a travers les sarments d'un treille, au beau
milieu des danseuses, qui le prirent pour un diable.

Une autre fois, du haut du chemin qui passe au pied du Pont du Gard,
il se jeta, sans savoir nager, dans la riviere du Gardon, pour voir,
avait-il dit, s'il y avait beaucoup d'eau. Et, ma foi, sans un
pecheur qui l'accrocha avec sa gaffe, mon pauvre Alphonse a coup sur,
buvait bouillon de onze heures.

Une autre fois, au pont qui conduit d'Avignon a l'ile de la
Barthelasse, il grimpait follement sur le parapet mince et, y courant
dessus au risque de culbuter, par la-bas, dans le Rhone, il criait,
pour epater quelques bourgeois qui l'entendaient:

-- C'est de la, tron de l'air! que nous jetames au Rhone le cadavre
de Brune, oui, du marechal Brune! Et que cela serve d'exemple aux
Franchimands et Allobroges qui reviendraient nous embeter!

II

Donc, un jour de septembre, je recus a Maillane une petite lettre du
camarade Daudet, une de ces lettres menues comme feuille de persil,
bien connues de ses amis, et dans laquelle il me disait:

"Mon Frederic, demain mercredi, je partirai de Fontvieille pour venir
a ta rencontre jusqu'a Saint-Gabriel. Mathieu et Grivolas viendront
nous y rejoindre par le chemin de Tarascon. Le rendez-vous est a la
buvette, ou nous t'attendons vers les neuf heures ou neuf heures et
demie. Et la, chez Sarrasine, la belle hotesse du quartier, ayant
ensemble bu un coup, nous partirons a pied pour Arles. Ne manque pas!
Ton

Chaperon Rouge."

Et, au jour dit, entre huit et neuf heures, nous nous trouvames tous
a Saint-Gabriel, au pied de la chapelle qui garde la montagne. Chez
Sarrasine, nous croquames une cerise a l'eau-de-vie, et en avant sur
la route blanche.

Nous demandames au cantonnier:

-- Avons-nous une longue traite, pour arriver d'ici a Arles?

-- Quand vous serez, nous repondit-il, droit a la Tombe de Roland,
vous en aurez encore pour deux heures.

-- Et ou est cette tombe?

-- La-bas, ou vous voyez un bouquet de cypres, sur la berge du
Vigueirat.

-- Et ce Roland?

-- C'etait, a ce qu'on dit, un fameux capitaine du temps des
Sarasins... Les dents, allez, bien sur, ne doivent pas lui faire mal.

Salut, Roland! Nous n'aurions pas soupconne, des nous mettre en
chemin, de rencontrer vivantes, au milieu des guerets et des chaumes
du Trebon, la legende et la gloire du compagnon de Charlemagne. Mais
poursuivons. Allegrement nous voila descendant en Arles, ou l'Homme
de Bronze frappait midi, quand, tout blancs de poussiere, nous
entrames a la porte de la Cavalerie. Et, comme nous avions le ventre
a l'espagnole, nous allames aussitot, dejeuner a l'hotel Pinus.

III

On ne nous servit pas trop mal... Et, vous savez, quand on est jeune,
que l'on est entre amis et heureux d'etre en vie, rien de tel que la
table pour decliquer le rire et les folatreries.

Il y avait cependant quelque chose d'ennuyeux. Un garcon en habit
noir, la tete pommadee, avec deux favoris herisses comme des
houssoirs, etait sans cesse autour de nous, la serviette sous le
bras, ne nous quittant pas de l'oeil et, sous pretexte de changer nos
assiettes, ecoutant bonnement toutes nos paroles folles.

-- Voulez-vous, dit enfin Daudet impatiente, que nous fassions partir
cette espece de patelin?... Garcon!

-- Plait-il, monsieur?

-- Vite, va nous chercher un plateau, un plat d'argent.

-- Pour de quoi mettre? demanda le garcon interloque.

-- Pour y mettre un _viedase!_ repliqua Daudet d'une voix tonnante.

Le changeur d'assiettes n'attendit pas son reste et, du coup, nous
laissa tranquilles.

-- Ce qu'il y a aussi de ridicule dans ces hotels, fit alors le bon
Mathieu, c'est que, remarquez-le, depuis qu'aux tables d'hote les
commis voyageurs ont introduit les gouts du Nord, que ce soit en
Avignon, en Angouleme, a Draguignan ou bien a Brive-la-Gaillarde, on
vous sert, aujourd'hui, partout les memes plats: des brouets de
carottes, du veau a l'oseille, du rosbif a moitie cuit, des
choux-fleurs au beurre, bref, tant d'autres mangeries qui n'ont ni
saveur ni gout. De telle sorte qu'en Provence, si l'on veut retrouver
la cuisine indigene, notre vieille cuisine appetissante et
savoureuse,  il n'y a que les cabarets ou va manger le peuple.

-- Si nous y allions ce soir? dit le peintre Grivolas.

-- Allons-y, criames-nous tous.

IV

On paya, sans plus tarder. Le cigare allume, on alla prendre se
demi-tasse dans un _cafeton_ populaire. Puis, dans les rues etroites,
blanches de chaux et fraiches, et bordees de vieux hotels, on flana
doucement jusqu'a la nuit tombante, pour regarder sur leurs portes ou
derriere le rideau de canevas transparent ces Arlesiennes reines qui
etaient pour beaucoup dans le motif latent de notre descente en
Arles.

Nous vimes les Arenes avec leurs grands portails beants, le Theatre
Antique avec son couple de majestueuses colonnes, Saint-Trophime et
son cloitre, la Tete sans nez, le palais du Lion, celui des
Porcelets, celui de Constantin et celui du Grand-Prieur.

Parfois, sur les paves, nous nous heurtions a l'ane de quelque
_barraliere_ qui vendait de l'eau du Rhone. Nous rencontrions aussi
les _tibanieres_ brunes qui rentraient en ville, la tete chargee de
leurs faix de glanes, et les _cacalausieres_ qui criaient:

-- Femmes, qui en veut des colimacons de chaumes?

Mais, en passant a la Roquette, devers la Poissonnerie, voyant que le
jour declinait, nous demandames a une femme en train de tricoter son
bas:

-- Pourriez-vous nous indiquer quelque petite auberge, ne serait-ce
qu'une taverne, ou l'on mange proprement et a la bonne apostolique?

La commere, croyant que nous voulions railler, cria aux autres
Roquettieres, qui, a son eclat de rire, etaient sorties sur leurs
seuils, coquettement coiffees de leurs cravates blanches, aux bouts
noues en crete:

-- He! voila des messieurs qui cherchent une taverne pour souper: en
auriez-vous une?

-- Envoie-les, cria l'une d'elles, dans la rue Pique-Moute.

-- Ou chez la Catasse, dit une autre.

-- Ou chez la veuve Viens-Ici.

-- Ou a la porte des Chataignes.

-- Pardon, pardon, leur dis-je, ne plaisantons pas, mes belles: nous
voulons un cabaret, quelque chose de modeste, a la portee de tous, et
ou aillent les braves gens.

V

-- Eh bien! dit un gros homme qui fumait la sa pipe assis sur une
borne, la trogne enluminee comme une gourde de mendiant, que ne
vont-ils chez le Counenc? Tenez, messieurs, venez, je vous y
conduirai, poursuivit-il en se levant et en secouant sa pipe, il faut
que j'aille de ce cote. C'est sur l'autre bord du Rhone, au faubourg
de Trinquetaille... Ce n'est pas une hotellerie, mon Dieu! de premier
ordre; mais les gens de riviere, les _radeliers_, les bateliers qui
viennent de condrieu y font leur gargotage et n'en sont pas
mecontents.

-- Et d'ou vient, dit Grivolas, qu'on l'appelle le Counenc?

-- L'hotelier? Parce qu'il est de Combs, un village pres de
Beaucaire, qui fournit quelques mariniers... Moi-meme, qui vous
parle, je suis patron de barque, et j'ai navigue ma part.

-- Etes-vous alle loin?

-- Oh! non, je n'ai fait voile qu'au petit cabotage, jusqu'au
Havre-de-Grace... Mais.

	_Pas de marinier
	Qui ne se trouve en danger_.

Et, allez, si n'etaient les grandes Saintes Maries qui nous ont
toujours garde, il y a beau temps, camarades, que nous aurions sombre
en mer.

-- Et l'on vous nomme?

-- Patron Gafet, tout a votre service, si vous vouliez, quelque
moment, descendre au Sambruc ou au Graz, vers les ilots de
l'embouchure, pour voir les batiments qui y sont ensables.

VI

Et au pont de Trinquetaille, qui, encore a cette epoque, etait un
pont de bateaux, tout en causant nous arrivames. Lorsqu'on le
traversait sur le plancher mouvant, entable sur des bateaux plats
juxtaposes bord a bord, on sentait sous soi, puissante et vivante, la
respiration du fleuve, dont le poitrail houleux vous soulevait en
s'elevant, vous abaissait en s'abaissant.

Passe le Rhone, nous primes a gauche, sur le quai, et, sous un vieux
treillage, courbee sur l'auge de son puits, nous vimes, comment
dirai-je? une espece de gaupe, et borgne par-dessus, qui raclait et
ecaillait des anguilles fretillantes. A ses pieds, deux ou trois
chats rongeaient, en grommelant, les tetes qu'elle leur jetait.

-- C'est la Counenque, nous dit soudain maitre Gafet.

Pour des poeetes qui, depuis le matin, ne revions que de belles et
nobles Arlesiennes, il y avait de quoi demeurer interdits... Mais,
enfin, nous y etions.

-- Counenque, ces messieurs voudraient souper ici.

-- Oh! ca, mais, patron Gafet, vous n'y pensez pas, sans doute? Qui
diable nous charriez-vous? Nous n'avons rien, nous autres, pour des
gens comme ca...

-- Voyons, nigaude, n'as-tu pas la un superbe plat d'anguilles!

-- Ah! si un _catigot_ d'anguilles peut faire leur felicite... Mais,
voyez, nous n'avons rien autre.

-- Ho! s'ecria Daudet, rien que nous aimions tant que le  _catigot_.
Entrons, entrons, et vous maitre Gafet, veuillez bien vous attabler,
nous vous en prions, avec nous autres.

-- Grand merci! vous etes bien bons.

Et bref, le gros patron s'etant laisse gagner, nous entrames tous les
cinq au cabaret de Trinquetaille.

VII

Dans une salle basse, dont le sol etait couvert d'un corroi de
mortier battu, mais dont les murs etaient bien blancs, il y avait une
longue table o mu l'on voyait assis quinze ou vingt mariniers en train
de manger un cabri, et le Counenc soupait avec eux.

Aux poutres du plafond, peint en noir de fumee, etaient pendus des
_chasse-mouches_ (faisceaux de tamaris ou viennent se poser les
mouches, qu'on prend ensuite avec un sac), et, vis-a-vis de ces
hommes qui, en nous voyant entrer, devinrent silencieux, autour d'une
autre table, nous primes place sur des bancs.

Mais, pendant qu'au potager se cuisinait le _caligot_, la Counenque,
pour nous mettre en appetit, apporta deux oignons enormes (de ceux de
Bellegarde), un plat de piments vinaigres, du fromage petri, des
olives confites, de la boutargue du Martigue, avec quelques morceaux
de merluche braisee.

-- Et tu reviendras dire que tu n'avais rien? s'ecria patron Gafet
qui chapelait du pain avec son couteau crochu; mais c'est un festin
de noces!

-- Dame! repartit la borgne, si vous nous aviez prevenus, nous
aurions pu tout de meme vous appreter une blanquette a la mode des
_gardians_ ou quelque omelette baveuse... Mais quand les gens vous
tombent la, entre chien et loup, comme cheveux sur une soupe,
messieurs, vous comprendrez qu'on leur donne ce qu'on peut.

C'est bien. Daudet, qui de sa vie ne s'etait vu a pareille gogaille
de Camargue, saisit un des oignons, de ces beaux oignons epates,
dores comme un pain de Noel, et hardi! a belles dents, et feuillet a
feuillet, il le croque et l'avale, tantot l'accompagnant du fromage
petri, tantot de la merluche. Il est juste d'ajouter que, pour le
seconder, tous nous faisions notre possible.

Patron Gafet, lui soulevant de temps en temps la cruche pleine d'un
vin de Crau, flambant comme on n'en voit plus:

-- Ca, jeunesse, disait-il, si nous abattions un bourgeon? L'oignon
fait boire et maintient la soif.

En moins d'une demi-heure, on aurait enflamme sur nos joues une
allumette. Puis, arriva le _catigot_, ou le baton d'un patre se
serait tenu droit, -- sale comme mer, poivre comme diable...

-- Salaison et poivrade, disait le gros Gafet, font trouver le vin
bon... Allume et trinque, Antoine, puisque ton pere est prieur!

VIII

Les mariniers, pourtant, ayant acheve leur cabri, terminaient leur
repas, ainsi que c'est l'usage des bateliers de Condrieu, avec un
plat de soupe grasse. Chacun, a son bouillon melait un grand verre de
vin; puis, portant des deux mains leurs assiettes a la bouche, tous
ensemble viderent d'un seul trait le melange, savoureusement, en
claquant des levres.

Un conducteur de radeau, qui portait la barbe en collier, chanta
alors une chanson qui, s'il m'en souvient bien, finissait comme ceci:

	_Quand notre flotte arrive
	En rade de Toulon,
	Nous saluons la ville
	A grands coups de canon_.

Daudet nous dit:

-- Tonnerre! n'allons-nous pas aussi faire craquer la notre?

Et il entama celle-ci (du temps ou l'on faisait la guerre aux Vaudois
du Leberon):

	_Chevau-leger, mon bon ami,
	A Lourmarin, l'on s'eventre!
	Chevau-leger, mon bon ami,
	Mon coeur s'evanouit_.

Mais les gens de riviere, ne voulant pas etre en reste, chanterent
lors en choeur:

	_Les filles de Valence
	Ne savent pas faire l'amour:
	Celles de la Provence
	Le font la nuit, le jour.

-- A nous autres, collegues, criames-nous aux chanteurs. Et tous a
l'unisson, nous servant de nos doigts comme de castagnettes, nous
repliquions superbement:

	_Les filles d'Avignon
	Sont comme les melons:
	Sur cent cinquante
	N'y en a pas de mur;
	La plus galante...

-- Chut! nous fit la borgnesse, car si passait la police, elle vous
dresserait "verbal" pour tapage nocturne.

-- La police? criames-nous, on se fiche pas mal d'elle.

-- Tenez, ajouta Daudet, allez nous querir le registre ou vous
inscrivez ceux qui logent dans l'auberge.

La Counenque apporta le livre, et le gentil secretaire de M. de Morny
ecrivit aussitot de sa plus belle plume:

A. Daudet, secretaire du president du Senat;
F. Mistral, chevalier de la Legion d'Honneur;
A. Mathieu, le felibre de Chateauneuf-du-Pape;
P. Grivolas, maitre peintre de l'Ecole d'Avignon.

-- Et si quelqu'un, poursuivit-il, si quelqu'un, o Counenque, venait
jamais te chercher noise, que ce soit commissaire, gendarme ou
sous-prefet, tu n'auras qu'a lui mettre ces pattes de mouches sous la
moustache, et puis, si l'on t'embete, tu nous ecriras a Paris, et,
va, moi je me charge de les faire danser.

IX

Nous soldames, et, accompagnes de la veneration publique, nous
sortimes tels que des princes qui viennent de se reveler.

Parvenus au marchepied du pont Trinquetaille:

-- Si nous faisions, sur le pont, un brin de farandole? proposa
l'infatigable et charmant nouvelliste de la _Mule du Pape_, les ponts
de la Provence ne sont faits que pour ca...

Et en avant! au clair limpide de la lune de septembre, qui se mirait
dans l'eau, nous voila faisant le branle sur le pont en chantant:

	_La farandole de Trinquetaille,
	Tous les danseurs sont des canailles!
	La farandole de Saint-Remy,
	Une salade de pissenlits!

Tout a coup - nous arrivions sur le milieu du Rhone, -- voici que,
dans la penombre, au-devant de nous autres, nous voyons s'avancer une
rangee d'Arlesiennes, de delicieuses Arlesiennes, chacune avec son
cavalier, qui lentement cheminaient, tout en babillant et riant... Le
frolement des jupes, le frou-frou de la soie, le gazouillis des
couples qui se parlaient a voix basse dans la nuitee pacifique, dans
le tressaillement du Rhone qui se glissait entre les barques, c'etait
vraiment chose suave.

-- Une noce, dit le gros patron Gafet, qui ne nous avait pas quittes.

-- Une noce? fit Daudet, qui avec sa myopie, ne se rendait pas bien
compte de cette agitation, une noce arlesienne! Une noce a la lune!
Une noce en plein Rhone!

Et, pris d'un vertigo, notre luron s'elance, saute au cou de la
mariee, et en veux-tu des baisers...

Aie! quelle melee, mon Dieu! Si jamais de la vie nous nous vimes en
presse, ce fut bien cette fois-la... Vingt gars, le poing leve, nous
entourent et nous serrent:

-- Au Rhone, les marauds!

-- Qu'est-ce donc? Qu'est-ce donc? s'ecria patron Gafet, en refoulant
la troupe; mais ne voyez-vous pas que nous venons de boire, de boire
en Trinquetaille, a la sante de l'epousee, et que de reboire nous
ferait du mal?

-- Vivent les maries! nous ecriames-nous. Et, grace a la poigne de ce
brave Gafet, qui etait connu de tous, et a sa presence d'esprit, les
choses en resterent la.

X

Maintenant, ou allons-nous? L'Homme de Bronze venait de frapper onze
heures... Et nous dimes:

-- Il faut aller faire un tour aux Aliscamps.

Nous prenons les Lices d'Arles, nous contournons les remparts, et, au
clair de la lune, nous voila descendant l'allee de peupliers qui mene
au cimetiere du vieil Arles romain. Et, ma foi, en errant au milieu
des sepulcres eclaires par la lune et des auges mortuaires alignees
sur le sol, voici que, gravement, nous repetions entre nous
l'admirable ballade de Camille Reybaud:

	_Les peupliers du cimetiere
	Ont salue les trepasses.
	As-tu peur des pieux mysteres?
	Passe plus loin du cimetiere!_

	MOI

	_Des blancs lombeaux du cimetiere
	Le couvercle s'est renverse._

	TOUS

	_As-tu peur des pieux mysteres?
	Passe plus loin du cimetiere._

	MOI

	_Sur le gazon du cimetiere
	Tous les defunts se sont dresses._

	TOUS

	__As-tu peur des pieux mysteres?
	Passe plus loin du cimetiere._

	MOI

	_Freres muets, au cimetiere
	Tous les morts se sont embrasses.

	TOUS

	__As-tu peur des pieux mysteres?
	Passe plus loin du cimetiere._

	MOI

	_C'est la fete du cimetiere,
	Les morts se mettent a danser._

	TOUS

	__As-tu peur des pieux mysteres?
	Passe plus loin du cimetiere._

	MOI

	_La lune est claire: au cimetiere,
	Les vierges cherchent leurs fiances._

	TOUS

	__As-tu peur des pieux mysteres?
	Passe plus loin du cimetiere._

	MOI

	_Leurs amoureux, au cimetiere,
	Ne sont plus la, si empresses.

	TOUS

	__As-tu peur des pieux mysteres?
	Passe plus loin du cimetiere._

	MOI

	_Oh! ouvrez-moi le cimetiere,
	Mon amour va les caresser..._

XI

Le croirez-vous? Soudain, d'une tombe beante, a trois pas de nous
autres, mes chers amis, une voix sombre, dolente, sepulcrale, nous
fait entendre ces mots:

_-- Laissez dormir ceux qui dorment!_

Nous restames petrifies, et a l'entour, sous la lune, tout retomba
dans le silence.

Mathieu disait doucement a Grivolas:

-- As-tu entendu?

-- Oui, repondit le peintre, c'est la-bas, dans ce sarcophage.

-- Cela, dit patron Gafet en crevant de rire, c'est un couche-vetu,
un de ces _galimands_, comme nous les nommons en Arles, qui viennent
se giter, la nuit, dans ces auges vides.

Et Daudet:

-- Quel dommage, pourtant, que ca n'ait pas ete une apparition
reelle! Quelque belle Vestale, qui, a la voix des poetes, eut
interrompu son somme, et, o mon Grivolas, fut venue t'embrasser!

Puis, d'une voix retentissante, il chanta et nous chantames:

	_De l'abbaye passant les portes,
	Autour de moi, tu trouverais
	Des nonnes l'errante cohorte,
	Car en suaire je serais!
	-- O Magali, si tu te fais
	La pauvre morte,
	La terre alors je me ferai:
	La je t'aurai_.

La-dessus, au patron Gafet nous serrames tous la main, et nous
allames vite, de ce pas, au chemin de fer, prendre le train pour
Avignon.

Sept ans apres, helas! l'annee de la catastrophe, je recus cette
lettre:

Paris, 31 decembre 1870.

"Mon Capoulie, je t'envoie par le ballon monte un gros tas de
baisers. Et il me fait plaisir de pouvoir te les envoyer en langue
provencale; comme ca je suis assure que les Allemands, si le ballon
leur tombe dans les mains, ne pourront par lire mon ecriture et
publier ma lettre dans le _Mercure de Souabe_.

"Il fait froid, il fait noir; nous mangeons du cheval, du chat, du
chameau, de l'hippopotame (ah! si nous avions les bons oignons, le
_catigot_ et la _cachat_ de la Ribote de Trinquetaille!) Les fusils
nous brulent les doigts. Le bois se fait
rare. Les armees de la Loire ne viennent pas. Mais cela ne fait rien.
Les gens de Berlin s'ennuieront quelque temps encore devant les
remparts de Paris ....................................................
......................................................................
......................................................................
"Adieu, mon Capoulie, trois gros baisers: un pour moi, l'autre pour
ma femme, l'autre pour mon fils. Avec ca, bonne annee, comme toujours
d'aujourd'hui a un an.

Ton felibre,
Alphonse DAUDET."

Et puis, on viendra me dire que Daudet n'etais pas un excellent
Provencal! Parce qu'en plaisantant il aura ridiculise les Tartarin,
les Roumestan et les Tante Portal et tous les imbeciles du pays de
Provence qui veulent franciser le parler provencal, pour cela
Tarascon lui garderait rancune?

Non! la mere lionne n'en veut pas, n'en voudra jamais au lionceau
qui, pour s'ebattre, l'egratigne quelquefois.

							FIN






End of the Project Gutenberg EBook of Mes Origines. Memoires et Recits
by Frederic Mistral

*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK MES ORIGINES. MEMOIRES ET RECITS ***

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